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LES SOCIALISTES ET LES CONSTITUTIONS


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Les socialistes et les constitutions
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Sur le fil du temps

Les socialistes et les constitutions

Hier

Les Chartes statutaires sont une des caractéristiques de la fondation des divers régimes bourgeois, la superstition et le fétichisme constitutionnels un trait invariable de la politique bourgeoise.

Les anciens régimes pré-bourgeois, jusqu’aux plus lointains eurent leurs tables, mais les bourgeois sceptiques s’en moquèrent parce qu’elles étaient fondées sur la révélation des prophètes et sur le principe de l’origine divine du pouvoir. La classe capitaliste, porteuse de vérité, de raison et de science, fonda au contraire ses documents historiques sur la prétention d’avoir finalement découvert les bases éternelles du droit naturel, et maquilla sous des doctrines libérales ampoulées la contrebande de la sauvegarde de ses intérêts économiques.

Les divers systèmes et rapports juridiques et d’organisation publique, qui sont fondés sur la stabilité des déclarations, des chartes et des constitutions, ne sont pas des garanties pour l’Homme, le Citoyen ou le Sujet transformé étrangement en souverain par ces bouts de papier (de telle sorte qu’il ne sait plus où il se trouve, au-dessus ou au-dessous), mais ils représentent des garanties pour la continuité de la domination conquise par les bourgeois, pour la sécurité de la propriété privée et de l’ordre fondé sur celle-ci.

Toute la masse des autres couches sociales non possédantes et non capitalistes doit non seulement se réjouir et se délecter de ces conquêtes, doit non seulement confirmer dans les consultations électorales la souveraineté déléguée aux satrapes de l’économie bourgeoise, mais elle doit aussi être prête à se battre jusqu’à la dernière goutte de sang si certains, d’où qu’ils viennent, faisaient mine de menacer une des garanties que la constitution assure, de tenter de déchirer un bout du papier sacré.

La bourgeoisie française, hantée par le retour des ci-devant nobles, prêtres et roi dans le but de reprendre les privilèges qu’elle leur avait enlevés, forme non seulement les armées de défense de son pouvoir dans la police de l’état, mais elle veut aussi une garde, naturellement nationale, et comme le dit Marx, elle est constituée par les boutiquiers de Paris. Mais cela est insuffisant : si le Roi Soleil se contentait de quelques mousquetaires, il faut au capital souverain des forces plus importantes, et même les ouvriers industriels sont invités à former une Garde de la liberté bourgeoise.

Un des bardes ineffables de la révolution des boutiquiers, Victor Hugo, a dit que le fusil dans les mains de l’ouvrier est la garantie de la liberté. C’est un grand honneur pour la classe prolétarienne d’être appelée, chaque fois que le capital sent le terrain lui brûler les pieds, à combattre pour défendre la constitution libre de l’état.

Jacobinisme désormais démodé, histoire et littérature en retard d’un siècle ? Si seulement il en était ainsi ! Mais le socialisme de droite dégénéré, amateur de blocs et d’alliances, s’alimente de ce contenu : considérer la classe ouvrière comme une réserve de combat de la légalité statutaire bourgeoise. Il n’y a plus qu’à chanter désespérément la sotte ritournelle : Et nous sommes toujours là...

De vieux oncles à moustaches du temps de Pelloux qui, dans les répressions des mouvements populaires, avaient violé les lois constitutionnelles, bien qu’ils soient nourris des préceptes de l’Arche libérale britannique et de la sagesse de Gladstone et de Disraëli, tout en étant de fiers conservateurs donc, étaient saisis d’horreur que le gouvernement puisse soutenir : « avec la majorité de la chambre, on peut violer la constitution ». Puis tous se réjouissaient en disant : « l’extrême gauche a traité ces violations d’hérésies ! ». Il n’y avait pas besoin de marxisme, des études de petit collégien suffisaient, pour se dire : cette extrême gauche doit être extrêmement bête !

Dans ses écrits de jeunesse de 1842, Marx analyse les Déclarations des droits américaine et française et souligne déjà que celles-ci garantissent surtout la sécurité de la propriété et des affaires de la classe aisée. Puis, dans la préface de 1859 à la « Critique de l’économie », il décrit lui-même le développement de ses recherches. Il avait fait des études universitaires de droit mais s’était occupé surtout d’histoire et de philosophie. En écrivant dans « La Gazette rhénane », il fut amené à étudier des questions économiques, et dans le même temps, il se trouva en contact avec des courants socialistes et communistes à base vaguement idéologique. Cela le conduisit, non pas encore à l’étude approfondie de la science économique, mais à une critique et une révision complètes de la « Philosophie du droit » de Hegel. Et nous y trouvons martelée une première conclusion (à l’évidence, les marteaux ne suffisent même pas pour les têtes de générations entières de « socialistes ») : « … les rapports juridiques – ainsi que les formes de l’état – ne peuvent être compris ni par eux-mêmes, ni par la prétendue évolution générale de l’esprit humain, mais (…) prennent au contraire leurs racines dans les conditions d’existence matérielles… ».

C’est immédiatement après qu’on trouve la synthèse magnifique et bien connue de la méthode du matérialisme historique qui conclut au caractère transitoire du système de production bourgeois et de toutes ses superstructures juridiques, et donc à la conséquence directe que la classe prolétarienne, vivant dans une société antagoniste, ne doit pas lutter pour la défense mais pour la destruction de ses formes de production.

Les chartes constitutionnelles ne sont qu’une de ces « formes de production » bourgeoises que la révolution prolétarienne balaiera.

Toujours à citer ce Marx et à prétendre que lui seul savait ces choses ! Ce sont en vérité des choses d’une telle évidence pour les militants du socialisme et de la cause prolétarienne, choses battues et rebattues par l’expérience sociale de tous les jours, que nous pourrions parfaitement nous passer de citer monsieur Marx Karl, ou le changer de nom, l’indiquer à l’aide d’un simple symbole ou rapporter ces belles énonciations comme si la paternité en revenait au « père Machin ». Elles n’en resteraient pas moins vraies et évidentes. Si le dénommé Marx n’était non seulement pas né mais si ses livres s’étaient également perdus, les mange-tout de la bourgeoisie et leurs multiformes cireurs de bottes auraient eu, de par l’histoire, les mêmes embêtements, et ils en auront, sans avoir besoin de « ipse dixit » et sans faire de réserves sur la volonté de Dieu et du peuple, toujours plus grands. D’autre part, pour ce que nous en savons, Marx n’était ni prétentieux ni encombrant, il n’a ni demandé ni même obtenu une croix de chevalier, la plus petite miette aux repas – et quels appétits ! – du pouvoir. Le docteur Marx se considérait, avec ses diplômes et ses études menées à la sueur de son front pendant toute sa vie, dans le droit fil des paroles du manifeste : « au moment où la lutte des classes approche de l’heure décisive, le processus de décomposition inhérent à la classe dominante de la vieille société tout entière prend un caractère si violent et si aigu qu’une petite fraction de la classe dominante s’en détache et se rallie à la classe révolutionnaire, celle qui tient l’avenir entre ses mains ». Rien de plus qu’un symptôme, une confirmation expérimentale de la loi étudiée; un symptôme, non seulement lui mais aussi le commerçant aisé Friedrich Engels qui lui procurait quelques shillings afin qu’il achète des pommes de terre pour le dîner sur le marché pantagruélique de Londres. Pour le matérialisme, il n’y a plus de Héros, et, au grand dam de toute poésie de la vie, quelques déserteurs peu nombreux en prennent la place. Hôte de la libre Angleterre, il en fit par gratitude la description que tout le monde connaît; et cela ne lui servit même pas à obtenir un poste de ministre dans des gouvernements fantoches ou d’être admis aux réceptions des Exilés et des Réfugiés des révolutions bourgeoises et patriotiques. De caractère intraitable enfin, il se fichait comme d’un Kuusinen d’être cité et publié.

Nous pourrions donc ne pas citer le nom en question et faire passer pour nôtres ces mots qu’il maniait si bien, d’autant plus que nous ne les amenons pas au marché puisque le copyright n’a aucune valeur pour les héritiers.

Mais le fait est que nous sommes, de par notre petit nombre, entourés, noyés et totalement perdus dans une multitude, dans un déluge, dans une inondation de gens qui se déclarent marxistes et qui se dédient, se fatiguent et se consacrent depuis des années et des années et dans tous les pays du monde à dire et à faire le contraire de ce que Marx, lui, pensait et écrivait.

Si donc l’autorité de Marx ne doit pas compter puisqu’il est évident qu’aucune conclusion ne peut se fonder sur l’autorité de textes, on voudrait au moins que toute cette bande écœurante oublie ce nom et se débarrasse une fois pour toutes des théories, des écrits et des traditions qui se rattachent à l’œuvre de Marx. Traitez-le de dépassé et même d’imbécile, vous en avez la faculté; mais vous n’avez pas celle de le trahir de façon éhontée et de le falsifier dix fois par jour à des fins contraires à celles auxquelles il consacra son œuvre et sa vie.

La profession journalistique bourgeoise a, pour ne citer qu’une chose parmi cent, utilisé l’adjectif « marxiste » pour désigner l’ensemble informe de tous ceux qui luttaient contre Franco dans la tragique guerre civile espagnole : trotskistes, staliniens, socio-démocrates, fourrant aussi dans le même panier libertaires, syndicalistes et radicaux bourgeois. En Italie, dans la baraque foraine de Montecitorio, si l’on mettait aux voix la motion : nous sommes marxistes, la majorité absolue serait certaine avec la consigne de vote positif de Togliatti, Nenni, Saragat, Romita, Silone, de la récente recrue Lussu et de divers auxiliaires de peu de poids dont les noms nous échappent.

Combien en comptons-nous ? C’est vite fait : aucun.

Ce qui nous choque, ce n’est pas seulement la prétention de tous ces gens-là à être marxistes, mais c’est aussi la publicité qu’en fait d’un commun accord la grande presse « anti-marxiste ». Quand celle-ci veut mettre en valeur son horreur de voir attribuer le moindre dollar à l’aile extrême pro-Moscou, elle débite et expédie à pleins gaz le titre de marxisme pur, de marxisme orthodoxe, de marxisme intransigeant.

Elle accrédite ainsi ces partis auprès des masses ouvrières en faisant leur jeu, eux qui ont intérêt à se couvrir des grandes ombres de Marx et de Lénine. Elle accepte de définir avec cet autre terme nouveau et harmonique de déviationnisme le désaccord qu’ont avec le centre du Kominform des figures comme Tito; comme la Pasionaria. Et à l’inverse, la tolérance que montre ce centre depuis des années et des années pour des figures, des positions et des activités comme celles, véritablement, de style grossièrement bourgeois, patriotard et hugolien, n’est qu’une nouvelle preuve de sa trahison du marxisme, de déviationnisme s’étendant à tout l’horizon de la part du mouvement stalinien qui, dans son ensemble, a consommé jusqu’à la damnation le péché de nationalisme militaire et d’alliance avec le capitalisme occidental. Que les Tito et les Pasionaria, figures hors du marxisme depuis leur naissance, puissent être des exemples de déviation par rapport à une ligne qu’ils n’ont jamais eue, nous fait donc bien rire; comme nous ferait rire encore plus leur volonté d’ennoblir leur désaccord avec leurs patrons d’hier en prétendant à une sensibilité de gauche vis-à-vis de la dégénérescence stalinienne.

Aujourd’hui

Tout cela nous ramène à la question qu’une fonction de défense de la constitution est le renversement de ce que le parti marxiste devrait faire, et que c’est toujours sous cet aspect qu’a éclaté l’épidémie de la trahison opportuniste.

Le mal, traité au fer rouge par Vladimir Lénine, prit naissance dans le vacarme d’indignation mondial suscité par les paroles du chancelier allemand Bethmann-Hollweg : « les traités ne sont que des bouts de papier », à propos du passage des troupes germaniques au travers de la « petite Belgique », dont un traité international garantissait la neutralité. Au lieu de reconnaître l’exactitude de la thèse marxiste, à savoir que c’est la force brute qui fonde le droit, les socialistes s’empressèrent d’accuser le régime allemand d’être féodal et pré-bourgeois. Ils s’émurent en Italie par exemple – les socialistes interventionnistes, pas tous heureusement – aux paroles prononcées en réponse par Salandra : « Moi, modeste bourgeois, fais observer au comte Bethmann-Hollweg… ». Des deux côtés, des ruffians !

Dans toutes les questions concernant l’action prolétarienne et socialiste, débattues dans divers développements, le problème s’est posé de la façon suivante. Ceux de droite qui s’opposaient à l’initiative et à la violence révolutionnaires pour renverser ou tenter d’ébranler la domination bourgeoise, revendiquèrent au contraire l’action de rue, l’usage des armes, la révolte pour le cas où les gouvernements agiraient en marge des règles constitutionnelles. C’est en cela qu’on reconnaît celui qui trahit le marxisme, à savoir par l’effronterie avec laquelle, après avoir éliminé la violence comme moyen propre de l’action prolétarienne autonome, il l’accepte et l’invoque quand les ouvriers doivent assumer cette fonction de défense des garanties instituées par le régime bourgeois et libéral. Ils sont donc en deçà, car beaucoup plus défaitistes, des partisans d’un socialisme pacifiste sur tous les fronts, tel que les socialismes fabien, christianisant, ou gandhiste et tolstoïen. Et c’est cette position historique qui a caractérisé la campagne antifasciste, véritable naufrage des traditions classistes en Italie. Tant que les fascistes détruisaient les sections communistes et les Chambres du Travail et consolidaient ainsi les garanties de conservation bourgeoise, libéraux-démocrates et sociaux-démocrates se seraient plus et volontiers adaptés à faire partie du nouvel engrenage. Mais tout le scandale fut que le fascisme se permettait de déchirer le statut albertin… D’où le grand bloc bourgeois-prolétarien qui a dialectiquement réalisé le programme mussolinien : libérer la classe dominante italienne d’un mouvement extrémiste tourné vers la lutte pour lui arracher le pouvoir.

Et n’assistons-nous pas aujourd’hui à la énième représentation de cette basse comédie lorsqu’on accuse De Gasperi de violer la Constitution ? N’est-ce pas le contenu de toutes les manœuvres d’opposition de l’« Unità », de « l’Avanti ! » ? Défense de bel (…) de république et de constitution démo-socialo-communo-chrétienne vierge, née violée, née dans le besoin de ce régime de maison réglementée que la sénateur Merlin veut abolir.

Toute une bataille parlementaire consacrée à ce thème pitoyable : la désignation de deux ou trois ministres représente-t-elle ou non une violation des normes parlementaires orthodoxes et des articles de la Constitution ? La raison en est qu’on se sert de cela pour la fin suprême qui est de hâter le prochain chahut électoral, dans l’espoir, sans issue, d’arracher à De Gasperi la majorité et le pouvoir. Et en échange de cet avantage, complètement illusoire même à des fins directement partisanes les plus basses, on rend à la bourgeoisie italienne l’infini service d’accréditer dans les masses la conviction qu’en procédant dans le cadre de la constitution actuelle, on peut tout obtenir par la voie progressive pour ce qui concerne les intérêts et les aspirations des travailleurs. Ceux-ci n’ont donc pour avancer aucun besoin des moyens ne respectant pas la légalité.

Mais si le statut de la république était menacé, alors bien sûr le mouvement respectueux de la légalité deviendrait soudain insurrectionnel et les ouvriers seraient appelés à se battre. à se battre en tant que partisans, encore et toujours, pour les garanties que la classe bourgeoise a instituées comme instrument de sa domination, non seulement à l’encontre du passé féodal, spectre désormais évanoui, mais aussi et surtout à l’encontre de l’avenir révolutionnaire, à l’encontre du spectre du communisme qui est né depuis un siècle et est devenu palpable, et est une réalité armée.

Que de menaces et de prescriptions Pietro Nenni n’a-t-il pas adressées au gouvernement italien, en l’injuriant pour la soumission du capital national au capital étranger, comme si l’exploitation du capital national n’était pas pour les travailleurs une exploitation de classe, comme si, sans les investissements de guerre du capital étranger, monsieur Nenni aurait pu franchir de nouveau les frontières d’Italie et le seuil du parlement.

Quand un type à la Nenni parle de marxisme, on dirait qu’on entend l’écho lugubre du pas du voleur sur le plancher de la maison cambriolée.[1]

Notes :
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  1. Notes des traducteurs :
    La baraque foraine de Montecitorio : il s’agit du siège de la Chambre des députés italiens.
    Le statut albertin : c’est celui rédigé par Charles-Albert de Savoie, père de Victor-Emmanuel II. Ce statut parut le 5/3/1848 et était d’essence libérale; peu après Charles-Albert déclara la guerre à l’Autriche et abdiqua en faveur de son fils Victor-Emmanuel II (première guerre d’indépendance italienne). Ce statut fut la base de l’Italie pré-fasciste.
    La sénateur Merlin est celle qui fit fermer les maisons closes en Italie à la fin des années 50.
    Kuusinen : leader de la IIe Internationale, chef du parti social-démocrate finlandais, principal dirigeant de l’éphémère gouvernement révolutionnaire finlandais, un des fondateurs du parti communiste finlandais, fidèle stalinien jusqu’à sa mort en 1964. [⤒]


Source : « Battaglia Comunista » Nr. 44 – 23–30 novembre 1949. Traduction incertaine, se reporter au texte original.

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