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L’ÉPÉE ET VENDREDI, LA BOMBE ATOMIQUE ET MAO


Content :

L’épée et Vendredi, la bombe atomique et Mao
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Aujourd’hui
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Sur le fil du temps

L’épée et Vendredi, la bombe atomique et Mao

Des vagues de nouvelles, dans tous les idiomes parlés et écrits, tombent en se chevauchant sur les hommes stupéfaits. Radios et journaux se renvoient la balle (occasionnant ainsi la tachycardie de deux milliards de sujets) avec un art qui atteint toujours plus le sommet du raffinement et le comble de la prostitution. Par vague et contre-vague, l’émission de 8 heures et celle de 12 heures, l’édition de l’après-midi et celle du soir, alternent – avec science – optimisme et pessimisme, défaite et victoire, guerre et paix, exerçant de la sorte une attraction maximale sur une clientèle déboussolée.

C’est surtout cette suite de hauts et de bas qui donne le vertige à toute l’humanité multicolore : décision militaire ou décision diplomatique ? Verdict suprême sur le tapis vert ou sur les champs de bataille rouges de sang ? Et deux milliards de torticolis, la plus grande épidémie de tous les temps, nous font tourner seize fois par jour vers Lake Succes ou vers Séoul.

Qui fait l’histoire, l’épée ou la toge ?

Hier

L’avalanche de la mobilisation et de la guerre générale nous laisse peut-être le temps de revenir là-dessus avec un certain calme, en passant en revue l’expérience de notre espèce millénaire, et en remontant un peu en arrière, jusqu’au père Adam. Ce n’est pas notre faute si nous allons chercher aussi loin, pas plus que celle du docteur Engels à l’exposé si clair et à qui nous faisons appel d’habitude, mais c’est la faute de M. Dühring, quelqu’un de très abusif; et ce personnage est si commode que nous permettrons aux plus jeunes de croire que Friedrich l’a vraiment inventé.

La construction balourde et professorale de L’économie politique de Dühring donna l’occasion à Engels d’écrire trois chapitres sur la théorie de la violence, au sujet de laquelle nous, qui sommes demeurés ensevelis dans une bibliothèque qui comprend les trois quarts du siècle passé, ne connaissons rien de meilleur. Toujours prêts à faire, une fois de plus, humble confession de notre ânerie.

Et précisément, Adam avait suffi à Dühring pour qu’il construise l’édifice de sa doctrine économique. La cause de l’exploitation, de l’appropriation des produits du travail d’autrui, réside dans le premier acte malchanceux de violence et d’oppression, commis en portant atteinte au droit sacré et naturel d’autrui. Depuis l’instant où Adam fit la rencontre (non pas de miss Eve, mise en scène par Lucifer, comme le rappelle Engels par moquerie) mais de son semblable, et le força à travailler pour lui, depuis lors « le jeu est fait »[l].

Malgré notre passéisme, nous prendrons dans le texte l’exemple le plus frais, qu’Engels trouva commode de prendre lui-même : Robinson et Vendredi. Nous nous souvenons tous que, dans le roman de Defoe [De Foe], le naufragé Robinson Crusoë, seul dans son île déserte, y organise sa vie, puis s’associe finalement à un esclave indigène auquel il donne, en raison du jour où il le rencontra, le nom de Vendredi.

Alors que Marx, le compliqué, avait besoin de l’histoire entière de la société humaine, Dühring se contente de ce couple. Et il ricane si, avec Engels, on lui lit un passage du Capital
« Le capital n’a point inventé le surtravail. Partout où une partie de la société possède le monopole des moyens de production, l’ouvrier, libre ou non (lire forcé ou non) doit ajouter au temps de travail nécessaire à son propre entretien un surplus destiné à produire la subsistance du possesseur des moyens de production. Que ce propriétaire soit kaloskagatos athénien, théocrate étrusque, civus romanus, baron normand, maître d’esclaves américain, boyard valaque, seigneur foncier ou capitaliste moderne, peu importe ! ».
Au passage, ô mines renfrognées, encaissez la limpide mise en parallèle historique et social du seigneur foncier avec le bourgeois, et non avec le « baron ».

La « théorie de l’épée » n’y va pas par quatre chemins. Selon cette dernière, c’est un bobard que les rapports économiques soient les fondements des rapports politiques : au contraire, c’est la violence politique qui est l’élément primordial de l’asservissement des hommes, et les faits économiques n’en sont qu’un effet dérivé et de second ordre.

L’épée était celle que Robinson, qui se l’était procurée en aiguisant un morceau de fer sauvé du naufrage, employa pour intimider le malheureux Vendredi sans défense, à qui il n’eut par la suite que le temps d’enseigner l’Évangile et les principes de la morale, et du droit, éternels.

Dühring trouve donc la cause première dans l’« épée », à savoir dans la force, dans la violence politique, et non dans un besoin économique, dans un « but alimentaire ». Nous voyons Vendredi se soumettre au travail pour son maître et extraire des patates de la terre pour tous deux, uniquement par crainte des éclairs produits par l’épée.

C’est ici que nous avons un Engels plus limpide et plus clair que jamais, et malheureusement nous ne pouvons citer tout le passage.
« L’idée que les actions politiques de premier plan sont le facteur décisif en histoire est aussi vieille que l’historiographie elle-même, et c’est la raison principale qui fait que si peu de chose nous a été conserve de l’évolution des peuples qui s’accomplit silencieusement à l’arrière-plan des scènes bruyantes et pousse réellement les choses de l’avant… ». « Admettons pour un instant que … toute l’histoire jusqu’à ce jour puisse se ramener à l’asservissement de l’homme par l’homme … On se demande de prime abord : comment Robinson a-t-il pu en arriver à asservir Vendredi ? Pour son simple plaisir ? Absolument pas !… Robinson a seulement asservi Vendredi pour que Vendredi travaille au profit de Robinson. Et comment Robinson peut-il tirer profit pour lui-même du travail de Vendredi ? Uniquement du fait que Vendredi produit par son travail plus de moyens de subsistance que Robinson n’est forcé de lui en donner pour qu’il reste capable de travailler ».
Donc, ce que la théorie de l’épée appelle « groupement politique qu’établissait l’asservissement de Vendredi », apparaît précisément « pour des fins alimentaires »; ce que nient les « épéistes ».

« Dans la mesure où le but est plus fondamental que le moyen…, dans la même mesure le côté économique du rapport est plus fondamental dans l’histoire que le côté politique ».
« Mais retournons à nos deux bonshommes. Robinson, l’épée à la main, fait de Vendredi son esclave. Mais pour y parvenir, Robinson a besoin d’autre chose encore que de l’épée. Un esclave ne fait pas l’affaire de tout le monde. Pour pouvoir en utiliser un, il faut disposer de deux choses : d’abord des outils et des objets nécessaires au travail de l’esclave et, deuxièmement, des moyens de l’entretenir petitement. Donc, avant que l’esclavage soit possible, il faut déjà qu’un certain niveau dans la production ait été atteint et qu’un certain degré d’inégalité soit intervenu dans la répartition ».
Ici, Engels explique comment la production associée volontaire a, en tant que fait économico-social, précédé le travail forcé. Ce dernier apparaît quand celui qui assujettit peut déjà disposer d’une masse appréciable de moyens de travail qu’il s’est procurés bien sûr parfois par la violence, mais aussi par d’autres voies : travail personnel, commerce, escroquerie, etc. Robinson possédait la technique qu’il avait apprise dans son pays d’origine, et par lui-même, avant de rencontrer Vendredi, il ne s’est pas fabriqué seulement une épée, mais aussi une pioche, une cabane où il abrita ensuite également son esclave, lequel, mort de froid, ne produisait plus, une palissade qui entourait son potager, et ainsi de suite.

La violence n’est donc pas le point de départ, et Marx a démontré comment l’exploitation capitaliste naît de la nécessité des choses sitôt que, sur une grande échelle, les produits du travail ne servent plus à la consommation directe du producteur mais sont échangés avec d’autres produits, prenant ainsi la forme de marchandises. Et Engels retrace d’une main heureuse l’histoire de la naissance de la bourgeoisie et démontre qu’il serait faux de la voir comme une « appropriation violente » générale qu’on admettrait comme cause première. En admettant aussi que chaque travailleur disposait pacifiquement au début de son produit, et que l’échange s’effectuait initialement entre valeurs égales,
« nous obtenons nécessairement … le mode actuel de la production capitaliste, la monopolisation des moyens de production et de subsistance entre les mains d’une seule classe peu nombreuse, l’abaissement de l’autre classe, … l’alternance périodique de production vertigineuse et de crise commerciale, et toute l’anarchie actuelle de la production ».

Y a-t-il eu emploi de la violence dans ce processus ? Sans aucun doute ! Dans le sens de Marx pour lequel la violence est l’accoucheuse de toute nouvelle société ! On ne pointa pas les armes sur chaque ouvrier qui entrait comme salarié en usine : il y alla de plein gré en chantant des hymnes à la liberté. La violence bourgeoise fut dirigée – et de cela, on ne peut que la louer et non l’injurier – contre le vieil État féodal, et elle
« jeta de côté le vieux bric-à-brac politique pourri et créa les conditions politiques dans lesquelles le nouvel « état économique » pouvait subsister et se développer ».

Nous devons maintenant nous rendre à la conclusion du premier chapitre sur la violence.
« Et si les bourgeois en appellent maintenant à la violence pour sauver de la catastrophe « l’état économique » qui s’écroule, ils prouvent seulement par là qu’ils sont victimes de l’illusion selon laquelle « les conditions politiques sont la cause déterminante de l’état économique »; qu’ils se figurent capables de transformer, avec les « moyens primitifs », avec la « violence politique immédiate », ces « faits de second ordre », l’état économique et son évolution inéluctable, et donc. de débarrasser le monde, grâce au feu des canons Krupp et des fusils Mauser, des effets sociaux du machinisme moderne, du commerce mondial et du développement actuel de la banque et du crédit ».

Nous avons là en plein le problème des effets sociaux provoqués par la force militaire, par l’action armée; et le rôle des armées, des armes et des guerres, dans l’histoire agitée de l’humanité, des peuples et des classes.

L’arme est à son tour un instrument. « Même dans les îles imaginaires, les épées ne poussent pas sur les arbres … nous pouvons tout aussi bien admettre que Vendredi apparaît un beau matin avec un revolver chargé à la main, et alors tout le rapport de violence se renverse ».
Engels s’en excuse, et nous aussi avec lui, nous abandonnons Vendredi. Il s’agit de tout autre chose que du revolver.
« La violence n’est pas un simple acte de volonté, mais exige pour sa mise en œuvre des conditions préalables très réelles, notamment des instruments, dont le plus parfait l’emporte sur le moins parfait; qu’en outre ces instruments doivent être produits, ce qui signifie aussi que la production d’instruments de violence plus parfaits, grossièrement parlant des armes, l’emporte sur la production des moins parfaits et qu’en un mot la victoire de la violence repose sur la production en général, donc sur la puissance économique, sur l’état économique, sur les moyens matériels qui sont à la disposition de la violence ».
« La violence, ce sont aujourd’hui l’armée et la flotte de guerre, et toutes deux coûtent, comme nous le savons tous à nos dépens, un argent fou. Mais la violence ne peut pas faire de l’argent, elle peut tout au plus rafler celui qui est déjà fait… L’argent doit donc être fourni par le moyen de la production économique… Mais cela ne suffit pas… Armement, composition, organisation, tactique et stratégie dépendent avant tout du niveau atteint par la production dans chaque cas, ainsi que des communications. Ce ne sont pas les ‹ libres créations de l’intelligence › des capitaines de génie qui ont eu en cette matière un effet de bouleversement, c’est l’invention d’armes meilleures et la modification du matériel humain, le soldat ».

S’ensuit une revue synthétique de la technique militaire que l’on ne peut résumer rapidement et encore moins prolonger jusqu’à aujourd’hui. L’auteur commence par l’invention de la poudre à canon au XVe siècle (pour l’Europe) et met en relation les progrès des armes a feu avec ceux de la tactique de l’infanterie, de l’arquebuse au fusil chargé par la culasse, de l’action en blocs, en colonnes à celle en ordre dispersé. L’artillerie évoluait parallèlement. Les données d’Engels s’arrêtent à la guerre franco-prussienne de 1870 et à la formation des grandes armées permanentes. Il examine également les navires de l’époque de la guerre de Crimée marchant encore de préférence à la voile, construits en bois, à deux ou trois ponts avec 60 à 100 canons au calibre limité, pesant chacun de 25 à 50 quintaux, et arrive aux cuirassés de son époque qu’il définit comme des machines colossales du fait de leur jauge de 9 mille tonneaux et de leur puissance de 8 mille chevaux; il fait mention des canons de 100 tonnes, et de l’information que l’Italie a construit un navire (peut-être le Lepanto), avec un blindage de trois pieds d’épaisseur.

Tout ce qu’on peut rappeler sur l’énorme puissance de l’armement moderne pour ce qui concerne les calibres, la rapidité de tir et la portée; sur la multiplication par quatre de la jauge, de la puissance motrice et de la vitesse des navires de guerre; sur les sous-marins, qui se sont joints aux torpilleurs dont Engels signale l’existence future; sur l’aviation militaire utilisée sur terre et sur mer, sur les porte-avions, et sur les cent autres nouveaux instruments de destruction, des gaz asphyxiants jusqu’à la bombe atomique, ne viendrait là que pour fournir une base encore plus solide à l’argumentation d’Engels sur le rapport inséparable entre développement productif en quantité et en qualité et potentiel militaire. La citation peut maintenant continuer.

« On voit là de la façon la plus palpable comment la ‹ violence politique immédiate ›, qui d’après M. Dühring est la ‹ cause décisive de l’état économique ›, est, au contraire, entièrement assujettie à l’état économique… Qu’est- ce qui apparaît précisément comme ‹ élément primitif › de la violence elle-même ? La puissance économique, le fait de disposer des moyens de puissance de la grande industrie. La violence politique sur mer (et aujourd’hui nous dirions sur terre et dans l’air), qui repose sur les navires (et les machines) de guerre modernes, se révèle comme n’étant absolument pas immédiate, mais précisément due à la médiation de la puissance économique, du haut développement de la métallurgie, de l’autorité exercée sur des techniciens habiles et des mines de charbon abondantes ».

Le troisième et dernier chapitre sur la Théorie de la Violence est destiné à réfuter la doctrine erronée selon laquelle la domination sur les forces naturelles s’est réalisée par l’intermédiaire de la domination de l’homme par l’homme. Ce sont au contraire les modes de contrôle sur les forces de la nature qui expliquent la dépendance entre classes dominantes et classes dominées, qui expliquent, dans presque tous les exemples historiques, comment les oppresseurs sont une petite minorité et les opprimés la grande majorité. C’est là que nous passons du domaine de la puissance militaire des États organisés à celui de leur puissance interne en tant qu’organismes de classe. Toute forme organisée naît comme une nécessité sociale, justement pour qu’elle contrôle de façon adéquate les ressources de la nature; par exemple, une culture plus active que la récolte antérieure de produits qui ont poussé d’eux-mêmes. Cette première forme d’État devient, au cours du développement, l’héritage et le monopole d’une minorité; elle se place à l’extérieur de, contre et au-dessus de la société des gens vivant ensemble, et c’est alors qu’elle repose sur la violence et l’oppression, qu’elle se fonde justement sur le monopole de la machine productive. En revenant au domaine des heurts militaires entre les peuples, Engels tire de cette esquisse essentielle du marxisme une constatation qui nous tient toujours tant à cœur, à nous marxistes de la gauche, dans la polémique sur les guerres récentes et contre le « croisadisme ». La voilà :
« Dans l’énorme majorité des cas de conquête durable, le conquérant plus grossier est forcé de s’adapter à l’‹ état économique › plus élevé tel qu’il ressort de la conquête; il est assimilé par le peuple conquis et obligé même, la plupart du temps, d’adopter sa langue ».

Si, dans certains cas, le pouvoir militaire a marché parallèlement à l’évolution des formes économiques, dans aucun cas il n’a pu en violenter de façon définitive et générale le développement, et les faire revenir dans des formes plus anciennes.

A part donc le cas des conquêtes, des invasions et des « agressions » nationales (très à la mode aujourd’hui), quand
« la violence intérieure de l’État entre en opposition avec son évolution économique, la lutte s’est chaque fois terminée par le renversement du pouvoir politique ».

« Sans exception et sans pitié, l’évolution économique s’est ouvert la voie ».

La conclusion marxiste classique, celle qui nous intéresse ici, est donc double. La première s’énonce ainsi : on ne doit pas craindre que la forme la plus haute, celle de l’économie socialiste, ait à succomber face à la forme la plus basse, la forme capitaliste, pour le seul motif que les pouvoirs organisés étatico-militaires capitalistes vaincraient dans une grande guerre. Et cela précisément pour la même raison qui ne permit pas aux victoires militaires des armées légitimistes d’arrêter la révolution bourgeoise. La seconde est la suivante : dans un heurt militaire entre deux puissances modernes, quelles que soient ses apparences de heurt entre deux peuples ou deux nations, l’emporte celle qui dispose de l’équipement, économique et productif, le plus puissant, en qualité et en quantité. C’est ce second point qui nous intéresse aujourd’hui.

Aujourd’hui

La péninsule coréenne a une certaine analogie avec la péninsule italienne. Son territoire représente environ les trois quarts du nôtre, sa population un peu plus de la moitié, et donc sa densité est inférieure à la nôtre mais elle est quand même élevée : 100 habitants par kilomètre carré. De la même façon elle s’étend entre deux mers intérieures, possède une dorsale montagneuse et est située à peu près à la même latitude. L’analogie est aussi historique : toutes deux furent des champs de bataille pour les puissances voisines plus importantes, ont été envahies par terre et par mer, et la guerre récente les a divisées en deux États ennemis : ici la ligne gothique, là-bas le célèbrissime 38e parallèle. Nous avons été ensuite réunis, eux non, mais si nous philosophions bien, nous devrions conclure également que le diable emporte les deux adversaires : n’avaient-ils pas d’autre endroit pour se taper dessus ? Au contraire, les deux bords opposés nous ont dit avec autorité, à nous les blancs et à eux les jaunes : votre guerre est une guerre civile, une guerre idéologique, une guerre sainte qui doit décider entre deux principes d’organisation du monde. Abasourdis dans les deux cas, sudistes et nordistes n’ont pour ainsi dire pas su résoudre ce dilemme de cocu; ils n’ont même pas osé traduire leur ignorance et leur insuffisance dans la banalité du dicton que celui qui le veut, choisisse un pouce de mon sol.

Comment l’affaire commença-t-elle ? Eh bien, ici en Italie, si personne n’avait attaqué, nous serions encore deux moignons, et grâce à l’indignation des rouges et des noirs, tout enflés de revendications unitaires et nationales ! Le devoir sacré des sudistes italiens était d’envahir le nord, et celui des nordistes, pour les chefs et les alliés d’alors, d’envahir le sud : dans cette situation, le mérite revenait à celui qui réutilisa la fort brillante initiative de Jules César lorsqu’il passa le Rubicon. Les pauvres Coréens au contraire ont été traités de criminels des deux côtés, car on les a accusés de ne pas avoir voulu passer le parallèle. On ne sait donc pas qui a jeté les dés, étant donné que Syngman Rhee et Kim Il-sung ont oublié de forger des phrases historiques.

Quoiqu’il en soit, les républicains de Salo avaient les Allemands sur le dos, et les libérationnistes sudistes, les Américains; et le front terrestre et aérien se promenait de façon remarquable avec les conséquences que nous connaissons bien, et que les Coréens aujourd’hui ne connaissent pas moins. Nous sommes déjà en mesure de faire un bilan sur les deux principes qui se sont succédé historiquement sur notre terre glorieuse : le régime social d’avant la promenade était affameur et répugnant, celui d’après la promenade est répugnant et affameur. Ce n’est pas nous, extrémistes doctrinaires butés, qui le disons nous nous en remettons à l’avis des nordistes militants : MSI parlez ! – et à celui des sudistes militants : PCI et PSI parlez !

En Corée, les sudistes ont reçu une aide conséquente de l’armée américaine et ils allèrent vers le nord à marches forcées. Ensuite, les nordistes ont reçu l’aide de l’armée chinoise et ils sont descendus vers le sud, de manière non moins irrésistible. Ligne Gustave ? Ligne gothique ? Personne ne sait où cela s’arrêtera.

Naturellement, nous nous sommes exprimés comme des imbéciles que nous sommes, avec des plumes qui ne sont pas à louer car trop pointues. Nous devions dire Armée des Nations Unies Libres, d’une part, Armée Partisane Volontaire Populaire de l’autre. Messieurs des deux Omnipotences, veuillez nous pardonner et laissez-nous bredouiller de confusion étant donné que, pour un tel usage de majuscules, le rédacteur veut une augmentation de salaire…

Insuccès stratégique, insuccès de propagande, queue basse en Amérique, leçon donnée au plus grand impérialisme moderne, hégémonie mondiale pour Mao Tse-tung avec ses 500 millions d’hommes et quatre-vingts millions et plus de baïonnettes, puissant bloc sino-russe à cheval sur le monde, expulsion hors de l’Asie des Blancs occidentaux (bien entendu il s’agit des Blancs qui viennent de la mer, et de la dictature de ceux qui viennent de la terre). Tout est grandiose, tout est splendide, tout est facile; pour le seul motif que quelques divisions de marines se sont comportés dans les montagnes coréennes de façon moins fanfaronne que dans les quartiers italiens « out of bounds ».

Trop facile ! Trop beau, si vous voulez. La presse inspirée par la Russie ne chante pas cet hymne, même pas en sourdine, elle n’exploite pas de succès de propagande sur sa gauche, dans les rangs des masses prolétariennes, encore sous l’illusion, et que la perspective d’un coup dans les parties vitales de l’Amérique de Truman devrait à juste titre galvaniser. Sa propagande frappe à droite. Nous constatons depuis des décennies que lorsqu’on a un bloc gauche-droite, on se bat sur la méthode et sur l’intérêt de la droite, dix fois sur neuf. Par conséquent, aucun hymne à la Chine, qui n’y est pour rien, aucune menace de rejeter MacArthur dans la Mer du Japon, puis dans le Pacifique, mais continuation sur le motif, qui séduit les petits-bourgeois, de la paix, de la coexistence, du désarmement européen et mondial; visage tendu en direction d’Attlee qui, au lieu de freiner Truman, a donné l’assurance que, pendant qu’on augmentait l’effort en Asie, on n’oubliait pas de l’augmenter encore plus en Europe, étant donné que c’est Moscou et non Pékin qu’il importait de se payer.

Étrange sourdine, et musique jouée avec les cordes, pauvres de nous, des élections administratives, de la cour constitutionnelle et de la loi fiscale. Pour les boutiques obscures[2], ce n’est pas le moment où il faut se réfugier dans les abris anti-aériens, mais c’est celui où l’on peut sortir jouer la sérénade au clair de lune.

Et Vychinski s’en vient tout tranquillement, avec l’autorité indiscutable de l’ONU, qu’on ordonne à toutes les troupes étrangères, y compris les chinoises, d’évacuer la Corée. Manœuvre on ne peut plus subtile, ou bien explication très simple : cela aurait-il arrangé Vychinski que les troupes régulières chinoises ne soient pas intervenues ?

L’histoire des deux dernières guerres n’a donc rien enseigné sur l’effet des grandes percées sensationnelles et centrifuges, même si elles sont victorieuses ? Les Russes sont ceux qui n’en ont fait aucune. Mais ce n’est pas de la stratégie de table de café que nous voulons faire ici. Pour prévoir quelle sera l’issue de la politique et aussi de l’action militaire du gouvernement actuel de Pékin, le meilleur guide nous est fourni par les facteurs économiques. Peut-on exclure complètement que se répète la fin de l’allié Tchang Kaï-chek, qui profita du bloc national-populaire pour accomplir le massacre des communistes révolutionnaires chinois ? Peut-on exclure que fonctionne encore une petite touche cachée sous le châssis des linotypes, des téléscripteurs … et de la caisse enregistreuse : touche qui change l’épithète de Héros Populaire Révolutionnaire en celui de Chef de bande Monarcho-fasciste, ou autre ?

Cela, on ne le sait pas, mais ce qu’on peut dire est que la Chine n’est pas l’élément décisif. Elle est immense et très peuplée, mais pour l’armer et la faire combattre, il faut un potentiel économique industriel que seule peut-être l’Amérique possède, tandis que le potentiel russe, même s’il a augmenté rapidement, ne peut organiser tout au plus que la masse russe, et encore sur un rayon pas trop éloigné du centre russe.

La Chine est quarante fois plus grande que la Corée; son peuple est vingt fois plus nombreux; eh bien, la Chine a moins d’industrie que la Corée, qui a été occupée pendant un demi-siècle par les Japonais et est accessible, du fait de sa configuration, par la mer. La Chine n’a pratiquement pas de sidérurgie, elle n’a pas la plus petite industrie mécanique. Prenons un indice, rappelé par le texte d’Engels, concernant le facteur « communications », d’un poids militaire primordial. Les chemins de fer chinois sont à peine le double des chemins de fer coréens ! Prenons un carré de dix kilomètres sur dix, c.-à-d. cent kilomètres-carrés. Ce carré est parcouru en Corée par trois kilomètres de lignes ferroviaires en moyenne, et en Chine par cent cinquante mètres !

En Europe, cet indice est de quatre kilomètres. En Russie d’Europe, il est de un et un tiers; en Europe moins la Russie, de pratiquement huit. Aux États-Unis, ils ont en moyenne cinq kilomètres de voie ferrée pour cent kilomètres-carrés, mais, étant donné leur faible densité de population par rapport à l’Europe et à la Chine, ils possèdent le record évocateur de 27 kilomètres de voie ferrée pour dix mille habitants; indice qui en Europe n’est que de huit, et en Chine de 0,3…

L’Allemagne, qui, par deux fois à elle seule, a affronté militairement tous les autres, avait 15 kilomètres de voie ferrée par cent kilomètres-carrés de territoire, indice même supérieur à l’indice anglais, le seul au monde qui permette, qu’on nous concède cette image, de traverser ce petit carré de part en part sans faire à pied … les neuf kilomètres et 850 mètres qu’il faut faire en Chine.

La Chine, avec son immense masse humaine, est plus passive qu’active dans le militarisme actuel et dans le conflit possible des continents et des océans. On ne peut avaler que Tchang Kaï-chek y ait encore des armées de partisans, mais que la guerre entre lui et Mao Tsé-toung soit une affaire différente de celle qui se profilerait aujourd’hui, c’est une chose sûre.

Pour le grand capitalisme américain, non seulement ce n’est pas une gêne mais c’est une magnifique spéculation que de transférer quelques divisions outre-mer à vingt mille kilomètres; et ce sera magnifique quand il trouvera à recruter des millions d’imbéciles dans les formations de l’ONU sur tous les continents. Vychinski – qui n’est pas un imbécile – est préoccupé par le fait qu’on puisse gaspiller une armée chinoise (dotée d’un armement plus américain que russe, dans les deux cas non renouvelable) qui se trouve à l’extrémité des six mille kilomètres du transsibérien, pratiquement l’unique moyen de liaison.

Le pouvoir sur l’homme est moins décisif que le pouvoir sur la matière et le capitalisme tient ce dernier étroitement en mains, directement pour les quatre cinquièmes, et en totalité tout compte fait.

Il faut le frapper dans la lutte sociale, qui modifie les rapports de la domination humaine sur les choses. Il ne sert à rien de commander 474 millions d’hommes qui ne possèdent que leurs pieds, quand les autres, au nombre de 150 millions, possèdent cinquante millions de moyens mécaniques.

Maréchal Staline : avec ceux qui vont à pied, même s’ils sont dominés avec fermeté, la partie est perdue. Vous ne voudrez pas soutenir la doctrine de Dühring contre celle d’Engels, vous ne nous contraindrez pas à donner raison à un semblable charlatan présomptueux, et vous ne comptez certainement pas résoudre la lutte avec la théorie de l’épée. S’il en était ainsi, si nous devions vraiment reconnaître que tout notre bagage de cent ans de marxisme est à balancer, si telle devait être la mortification pour nous qui sommes marxistes et pour ceux qui le furent un tant soit peu, permettez nous au moins, maréchal Staline, de ne pas tous glisser vers une théorie plus idiote que celle de Robinson, c.-à-d. vers la théorie de l’épée saisie par la pointe.

Mao, de la même façon que Vendredi, tournera les talons.[3]

Notes :
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  1. En français dans le texte. [⤒]

  2. Référence au PCI dont le siège se trouve rue des Boutiques Obscures à Rome. [⤒]

  3. Note des traducteurs :
    Andreï Ianouarievitch Vychinski (1883–1954), juriste, était un menchévik avant la guerre de 1914, il se rallia au parti bolchévik en 1920. Il se range rapidement sur les positions de Staline. Nommé par celui-ci procureur de l’URSS, il est l’organisateur des procès de Moscou des années 30. Il devient ministre des affaires étrangères en 1949 et représentant de l’URSS aux Nations Unies. [⤒]


Source : « Battaglia Comunista » Nr. 24, 1950. Traduit dans Invariance, Mai 1993. Traduction incertaine, se reporter au texte original.

About the romanisation of chinese names etc. consult our page « A Non-Exhaustive Euro-Hannic Transcription Engine »

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