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SOUS LE POIDS DU LÉVIATHAN


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Sous le poids du Léviathan
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Sur le fil du temps

Sous le poids du Léviathan

Les journaux racontent que le maréchal Tito, ce bel exemple de génération spontanée dans l’histoire, fit en juillet 1950, à l’époque où se déclenchait le conflit de Corée, un discours de 12 000 mots, destiné non à l’actualité politique du moment, mais à l’exposition de son interprétation du communisme, celui de Marx et de Lénine. 624 députés l’écoutèrent, n’y ajoutèrent pas un douze-mille-unième mot, et en votèrent l’approbation à l’unanimité.

Il va de soi que la version titiste du marxisme-léninisme s’opposait ouvertement à la version de Staline, étant donné que l’époque était révolue où, en Yougoslavie, celui qui aurait brisé la « troïka » officielle Marx-Lénine-Staline aurait été fusillé, et il faut entendre par là : fusillé sur ordre de Tito, approuvé par 625 voix sur 624.

Malheureusement, il n’y a en Europe et dans le monde que des groupes peu nombreux et dispersés qui se placent sur la ligne de la condamnation des déviations de Staline par rapport à Lénine et à Marx; et personne n’a envie ou intérêt à les connaître ou à discuter avec eux, de sorte que, pour la « grande opinion », ils demeurent dans une ombre épaisse. La polémique serait pour les experts d’aujourd’hui difficile et malaisée, car ils ne sont entraînés à se battre avec le contradicteur qu’au moyen de motions d’horreur, et non plus sur le terrain de la réalité et de l’examen scientifique.

Il arrive alors que tout s’agite quand, face à Staline et à son système, se lève un accusateur qui parle au nom du communisme pur et qui définit les kominformistes comme des renégats d’une foi ancienne. Et tu vois alors les libéraux, les trotskistes, les anarchistes, et les autres espèces de la zoologie politique, acclamer le contradicteur et le stigmatiseur du tyran sanguinaire de Moscou, ne se rendant même pas compte qu’ils se passent ainsi eux-mêmes la corde au cou.

A l’époque dont nous parlons, cela fait deux ans et demi, Staline, ou tout autre parlant pour lui, avait déjà, dans les énonciations de principe peu fréquentes et mesurées qui étaient émises de temps en temps, théorisé que la doctrine du vieil Engels sur l’affaissement de l’État consécutif à la victoire de la révolution, devait être révisée. C’était une affirmation manifeste de révisionnisme. La thèse marxiste est claire : conformément aux exposés classiques de Engels et de Lénine, après la révolution et la dictature prolétarienne, avec l’abolition des classes et la construction de l’économie socialiste, la machine d’État se vide progressivement et disparaît.

Lorsque la propagande officielle kominformiste dispose d’un moment perdu soustrait à l’argumentation ad hominem (celui-là a tort ! C’est un ennemi de la paix, de la démocratie, de la patrie ! C’est un fasciste ! et donc, s’il écrit une phrase, sa syntaxe est erronée, s’il fait un petit calcul, son arithmétique est faussée, sans autre preuve !) et qu’elle s’attarde sur la théorie des grandes questions historiques, elle n’a que le choix entre deux thèses : ou bien en Russie, étant donné que l’État s enfle au lieu de se vider, et se raidit au lieu de s’affaisser, il n’y a pas de révolution socialiste – ou bien la prévision de Engels mérite d’être abandonnée. Pas de panique ![1] il ne manquerait plus que ça que, pour une velléité de cohérence doctrinale, ou pour prendre à la lettre le cri surexcité de papa Marx repris par tonton Vladimir : surtout ne faites pas commerce des principes !, nous nous mettions à démonter des pans de la grosse machine étatique moscovite, le Sovnarkom ou le NKVD.

Et c’est alors qu’on saisit l’ombre de Friedrich par l’oreille et qu’on lui dit avec patience : qu’est-ce qui t’a pris de contracter des engagements pour nous, les descendants ? Et comment ferions-nous pour payer ?

C’est ici que se lève le grand professeur de marxisme pur ainsi que sa classe parlementaire balkanique et il épluche avec condescendance le travail de Staline et de son puissant réseau de propagande et de diffusion, lequel l’a désormais révoqué de son poste de représentant dans la petite Slavie et lui a retiré les commissions qui y étaient attachées.

Vous voulez voir le marxisme pur et le communisme authentique ? Venez donc à Belgrade : nous avons fait justice du centralisme exacerbé, nous sommes fédéralistes et nous tolérons toute une série infinie d’autonomies dans la vie économique et sociale de même que dans la vie politique ! Nous laissons au Moustachu la honte du despotisme, de l’Autorité sans limites, de l’oppression tyrannique sur les peuples et les classes. Et on exhibe le plan complet des réformes yougoslaves.

Etant donné que la question est qu’on se vante de démanteler le Léviathan étatique, ce monstre effrayant qui assujettit tout à sa volonté irrésistible, à tel point que, selon Hobbes, l’homme n’a qu’une voie pour lui échapper : lui abandonner le domaine de la réalité matérielle et se réfugier (à condition de mettre dans le nécessaire de voyage le totem de la personnalité humaine sacrée) dans les sphères de l’idéalisme, nous commencerons au début.

La Yougoslavie est un État fédéral composé de six républiques autonomes et toute une série de bureaux gouvernementaux aurait été transférée de Belgrade vers la périphérie du pays. Cela constituerait pour l’orateur une « réduction drastique des pouvoirs de l’État ». Ce dernier (précisa-t-il avec une habile coquetterie léniniste) conserve toutefois la tâche de maintenir en état de subordination la minorité d’exploiteurs et d’ennemis de la Yougoslavie nouvelle. Evidemment, l’armée et la gendarmerie sont prêtes à agir contre n’importe quels perturbateurs, par exemple les « guerilleros » et naturellement les « patriotes » que, affirme-t-on, le Kominform aurait déjà mis en mouvement.

Si l’on excepte cette répression des prévaricateurs, on va beaucoup plus loin : décentralisation non seulement économique mais aussi politique et culturelle, qui marque la première apparition du recul de l’État comme moyen de coercition. Vous le voyez bien, c’est de l’Engels réincarné !

La partie économique est la plus brillante : les fonctions économiques de l’État doivent être transférées entre les mains des travailleurs (pourquoi ne pas y transférer en même temps l’État, qui se trouve aux mains des Tito ?), et la législation avait déjà atteint à ce jour l’objectif de donner vraiment l’usine aux ouvriers. Nous y sommes au marxisme véritable ! Nos fabriques et nos mines (dit Tito) seront administrées par les ouvriers eux-mêmes. Ces derniers détermineront eux-mêmes les temps et les modalités du travail : un véritable modèle de traitement de la classe laborieuse pour le monde entier !

Nous en sommes arrivés au grand cri démagogique : l’entreprise à ses salariés ! Et Tito se met ainsi à la queue d’une bien longue série : le trivial Proudhon et l’ascétique Mazzini, le confus Bakounine et le cérébral Sorel, le renégat Bombacci et l’intègre Malatesta.

En enfourchant cette formule, dont nous n’avons pas encore vu un seul exemple concret d’application pratique qui ait échappé à échec et au ridicule, au grand bénéfice du capitalisme, le désinvolte patron balkanique pense être sur la bonne estrade pour donner une leçon de marxisme aux Moscovites.

Et de s’écrier : le Kremlin se permet de suivre une voie diamétralement opposée à la nôtre ! Et il assume une autorité incontrôlable comme l’était celle des anciennes divinités, dans le monde primitif, lequel était fondé sur la vénération de l’invisible et de l’incompréhensible : ce monde est aujourd’hui terminé, aujourd’hui, on veut voir et entendre (eh bien tourne-toi un peu de l’autre côté) !

Nous constatons que l’on dérange bien trop souvent ces anciens dieux; nous pensons que le pouvoir extraordinaire d’un fantôme inexistant est une charge moins lourde que celui d’une bande physique de charlatans, sacerdotaux ou étatiques. Le Léviathan qui pèse sur nous, et qui nous écrase les os et les jointures, est fait d’une masse pesante, plus que visible et palpable; il s’agit de le faire sauter et non de fuir dans les brumes de l’idéal. L’appareil de Staline est donc très moderne et physique, et il est soutenu par les canons des armes et non par la mystique; même si les organisations des intérêts de classe ont toujours couvert le tintement de l’or et de l’acier par une série infinie de mystiques.

Staline a tort, mais non pas parce qu il aurait fait des « saloperies » qu’il faudrait présenter devant le tribunal de l’histoire ou de l’éthique. Inutile de crier depuis certaines chaires : il a arraché des millions de citoyens soviétiques à leurs maisons en les déportant avec d’horribles conséquences dans le climat mortel de la Sibérie (dans de nombreuses zones des Balkans, le climat est bien pire) – les ouvriers russes sont opprimés par une bureaucratie monstrueuse et par une force policière intérieure toujours plus pressante.

Non, nous ne chercherons pas le nœud de cette question en recourant à un tribunal impalpable, pour abus de pouvoir, et nous ne le trouverons pas plus dans les salles de la Skouptchina[2] ou dans celles de l’ex-Reggia de Milan et de la Draga.

Hier

Il s’agit de mettre, au sens vrai de l’expression, les points sur les i, pour y voir plus clair dans cette affaire qui sent le rance des « unions autonomes des producteurs libres » et du « pouvoir dans l’usine » contre le « pouvoir dans l’État », et sans perdre plus de temps à se moquer de l’idée que les Tito puissent céder spontanément un morceau de leur pouvoir.

Le passage célèbre de Engels, contenu dans son œuvre rappelée maintes fois : « L’origine de la famille, de la propriété et de l’État », est rapporté ainsi dans des reproductions récentes :
« La société, qui organisera la production sur la base d’associations de producteurs libres et égaux, reléguera toute la machine de l’État là où sera dorénavant sa place : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze ».
C’est ainsi que Togliatti traduit ce passage à partir de la citation donnée par Lénine dans son écrit sur Karl Marx.

Il serait possible de l’interpréter dans le sens que ce qui importe pour pouvoir voir la disparition de la grosse machine étatique, ce soit un système de production basé ou bien sur la liberté et l’égalité des producteurs individuels, ou bien sur la liberté et l’autonomie des nombreuses associations de producteurs. On s’éloignerait ainsi clairement du sujet et on se dirigeait vers le titisme.

Nous ne sommes pas en mesure de comparer, ni dans le texte d’Engels ni dans celui de Lénine, le genre, le nombre et le cas des substantifs en jeu, mais il est sûr que, pour des raisons de principe, la traduction juste est celle que nous trouvons dans une autre édition à peu près de la même origine :
« La société qui réorganisera la production sur la base d’une association libre et égalitaire des producteurs, reléguera la machine de l’État où sera dorénavant sa place, etc… ».

Dans le concept marxiste, il y a la lutte pour la libération d’une classe et non de l’homme : libération qui se produit au travers de la lutte entre les classes et tend à l’abolition des classes. Celles-ci une fois abolies, étant donné que 'État est l’organe de la domination d’une classe sur une autre, il disparaît :
« Au lieu du gouvernement sur les hommes, on aura l’administration des choses et la direction des processus de production » (« Anti-Dühring »)

Avec le concept marxiste de la société socialiste, on n’a que faire de la prétendue autonomie administrative des entreprises de production, gérées par un conseil démocratique de ceux qui y travaillent.

Nous ne nous lasserons pas de répéter les citations de base. Le deuxième chapitre du « Manifeste » se termine ainsi : à la place de l’ancienne société divisée en classes, surgit une association générale où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous. La phrase est doctrinalement correcte, mais elle est avant tout une conclusion polémique : vous, les bourgeois et les libéraux, vous concevez la revendication du libre développement de l’individu surtout comme un droit à étouffer le développement d’un autre ou de nombreux autres chacun. Nous, nous revendiquons au contraire que toute la société prévue forme une association productive.

La centralisation administrative, économique et productive, non seulement demeure mais elle prédomine par opposition au désordre chaotique de la production bourgeoise. Dans la mesure où : – on réduit en miettes la machine étatique capitaliste, – on met en œuvre le pouvoir prolétarien, – on abolit les classes sociales, – on n’aura plus à parler de coercition sur des groupes ou sur des individus, pas plus que sur une administration d’intérêts, mais on parlera d’une centralisation absolue qu’il suffira d’appeler technique, ou également physique, de la production toute entière.

Nous avons défini dans nos classiques le socialisme comme le passage du monde de la nécessité à celui de la liberté : dans notre doctrine, l’homme isolé, même lorsqu’il a l’illusion d’une liberté philosophique, est l’esclave de déterminations extérieures, de la domination de classe et de leviers de la machine inexorable de gouvernement : comme collectivité sociale, comme classe révolutionnaire, comme parti de classe, il acquiert les conditions et les forces pour l’émancipation du joug social et pour la fondation d’une libre société organisée selon des normes conscientes.

Mais avant d’arriver à tendre à cette limite suprême, il est nécessaire d’employer le pouvoir de gouvernement et de coercition aussi bien sur les ennemis de classe que sur les groupes et les individus qui s’y opposent – une fois cette limite atteinte, la centralisation de la technique sociale demeure et constitue le pivot de tout le système :

Le « Manifeste » : le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de l’État, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante… (quelle sorte de lecteur d’évangile du dimanche est ce maréchal qui tourne le dos à l’État pour aller vers le pouvoir aux prolétaires…).

Le « Capital » : la centralisation des moyens de production et la socialisation du travail parviennent à un tel degré qu’ils ne peuvent plus être contenus dans leur enveloppe capitaliste. Celle-ci éclate. C’est donc la grande conquête de la centralisation et de la socialisation qu’il s’agit de « libérer » de l’enveloppe capitaliste, qui, au début, permet de les réaliser, mais, à la fin du cycle, les étouffe et les étrangle. La libération n’est pas, pour nous marxistes déterministes, la permission donnée à n’importe quel candidat imbécile ou loufoque à l’existentialisme de faire des caprices (pour lui, il subsistera toujours un institut de soins adéquat), mais la fracture, la rupture ou l’explosion des enveloppes, sans lesquelles, malgré la maturité donnée des conditions, les processus naturels ne mènent pas au résultat final : cela se passe ainsi lors de l’éclatement du bourgeon, lors du bouleversement des liens du squelette de la parturiente, ou lors d’un cataclysme se produisant dans les cieux d’où naît une étoile supernova.

Si on ne place pas ces anciens concepts en pleine lumière, on ne peut rien comprendre à la lutte historique entre Marx et Bakounine dans la Première Internationale. Là se heurtèrent centralisme et fédéralisme, méthode autoritaire et libertaire; mais, pour de nombreuses décennies, on se méprit généralement sur le contenu de la querelle, en faisant passer les anarchistes pour des extrémistes et les marxistes pour des révolutionnaires qui se sont attiédis si ce n’est carrément pour des réformistes. La discussion sur la liberté et l’autorité fut comprise comme une discussion entre liberté et égalité; par exemple, on mit en avant, comme point central de la division en Italie, au Congrès de Gènes de 1892, la méthode électorale, avec la locution impropre de « conquête des pouvoirs publics »; et la véritable contradiction resta dans l’ombre. Selon les libertaires, la révolution devait être, bien sûr, la destruction du pouvoir d’État (et jusque là, comme Lénine l’expliquait, nous sommes d’accord avec eux et nous considérons la distance qui nous en sépare bien moins importante que celle qui nous sépare des opportunistes social-démocrate), mais d’autre part, elle ne devait pas être la constitution d’un nouveau pouvoir et d’un nouvel État, d’une dictature des révolutionnaires.

Cela conduit, dit l’anarchiste, à piétiner la libre volonté des individus et des groupes. Bien sûr, répond le marxiste, et cela ne me préoccupe pas, soit parce que je n’ai établi aucune thèse qui soit contredite par ce fait, soit parce qu’au contraire il est démontré que par l’autre voie, on n’extirpera jamais le pouvoir de la classe sociale dominante. Mais cela, dit l’anarchiste, conduit aussi à réprimer la libre initiative d’individus ou de groupes qui ne font pas partie de la classe dominante mais des classes pauvres ou du prolétariat lui-même. Cela est également inévitable, lui répond-on, car cela découle des influences séculaires de l’appareil de domination, sous toutes ses formes, sur les composantes de la classe assujettie.

C’est donc une grosse méprise que de dire : les socialistes marxistes n’étaient pas libertaires mais égalitaires, dans la mesure où, non seulement ils allaient aux élections, mais ils pensaient que c’est par cette voie qu’ils parviendraient au pouvoir prolétarien.

Cette déviation très grave eut lieu bien longtemps après la crise de la Première Internationale (1871) et atteignit son point culminant à l’époque de la première guerre mondiale. Que les élections parlementaires ne puissent pas conduire le prolétariat au pouvoir, fut toujours un point cardinal de la méthode marxiste. Les thèses anarchistes contre lesquelles Marx se battit dans une polémique incomparable ne consistèrent pas dans la proposition de ne pas aller au parlement électif, mais dans les très graves erreurs contre-révolutionnaires suivantes : le prolétariat doit être indifférent au mouvement politique – le prolétariat ne doit pas s’organiser en parti politique – le prolétariat ne doit pas constituer un État politique après la révolution.

La thèse non moins importante était que les coalitions qui surgissaient des luttes pour les revendications économiques devaient fournir une base à la lutte politique prolétarienne contre les exploiteurs. A cette époque, les libertaires écartaient, non seulement l’organisation politique, mais même l’organisation économique et les grèves; ensuite, au contraire, ils admirent ces dernières, et depuis le début du siècle, ils sont sur le même plan que les syndicalistes révolutionnaires; en commettant malgré tout la non moins grave erreur de considérer le syndicat, ou tout autre organe économique, comme capable de conduire la lutte révolutionnaire sans le parti.

Que partout où il existe encore une lutte politique, un parti politique et un État politique, il y ait coercition sur des individus et sur des groupes sociaux, et refus d’autonomie périphérique, c’est difficile à comprendre, c’est chose étrange pour les divers Tito et Perón, et pour les libérateurs exaspérés de la Personne, parce qu’ils y voient la violation des fameuses idées innées : la Liberté; l’Egalité; la Justice. Cet argument n’a jamais été pris réellement au sérieux par les marxistes; et c’est à travers de féroces sarcasmes que Marx publia et commenta les statuts bakouninistes.
« La constitution d’une société sur la base unique du travail uniquement associé ( ?), en prenant pour point de départ la propriété collective, l’égalité et la justice… »; « une révolution franchement socialiste, qui détruira l’État et créera la liberté avec l’égalité et la justice… »; « la confiscation (comment confisques-tu, Michel, sans le fisc ?) de tous les capitaux productifs et instruments de travail au profit des associations de travailleurs, qui devront les faire produire collectivement ».

Il est évident que cette conception économique est nettement arriérée et, dans un certains sens, au-dessous de celle du capitalisme lui-même; mais Marx s’acharne sur des bévues autrement importantes : il y aura une Alliance fédérale de toutes les Associations ouvrières, il y aura la Commune, la fédération des barricades en permanence, un Conseil de la Commune… l’autonomie fédérée d’Associations, provinces et communes… Tito pensait avoir lu Engels, il avait en réalité lu Bakounine à sa Skouptchina : qu’ensuite Tito soit en train de l’appliquer, cela nous ferait enrager même si, au lieu d’être des partisans d’Engels, nous étions des anarchistes de la plus belle eau.

Âne ! est le mot le plus gentil que Marx intercale. Ecoutez par exemple son commentaire relatif à ces phrases de Bakounine :
« S’il y a un État, il y a inévitablement domination et par conséquent aussi esclavage, et voilà pourquoi nous sommes des ennemis de l’État… Tout le peuple gouvernera et il n’y aura pas de gouvernants ».

Marx : « Si un homme se gouverne par lui-même, il ne se gouverne pas, parce qu’il est seulement lui-même, et non un autre. Alors il n’y aura pas de gouvernement, d’État; mais s’il y a un État, il y aura aussi des gouvernants et des esclaves ! Cela ne peut avoir qu’une signification : quand la domination de classe disparaîtra, il n’existera plus d’État dans le sens politique actuel ».

Quant à Engels, que Tito prétendait protéger contre les révisions du Kremlin, il n’est pas moins brillant lorsqu’il réfute l’horreur freudienne pour l’autorité dans son petit article limpide paru pour la première fois en 1874 en Italie, dans lequel il explique avec calme et avec grâce, à la lumière de l’organisation moderne de la production, que
« partout l’action combinée, la complexité des procédés qui dépendent les uns des autres, remplace l’action indépendante des individus. Mais qui dit action combinée dit organisation; est-il possible maintenant d’avoir une organisation sans autorité ? ».
Suivent les exemples faciles d’une filature de coton; d’un chemin de fer…
« Il est donc absurde de parler du principe d’autorité comme d’un principe absolument mauvais, et du principe d’autonomie comme d’un principe absolument bon ».
Et l’écrivain distingue ici entre la méthode d’autorité dans la production et dans la politique, il explique qu’il faut également l’employer dans cette dernière lors de la révolution, avec la phrase célèbre : ces messieurs n’ont-ils jamais vu une révolution ? Une révolution est la chose la plus autoritaire qui soit. Et il fait encore une fois allusion au fameux concept de la fin de l’État : « les fonctions publiques perdront leur caractère politique et se changeront en de simples fonctions administratives qui veilleront aux véritables intérêts sociaux ».

En moins de douze mille mots, nous avons aligné de très nombreuses citations, presque toutes très connues. C’est le moment de récapituler la frappe du clou. Pour Marx, Engels et Lénine, l’affaire se présente de la façon suivante :

Premièrement : le prolétariat organisé en parti politique attaque l’État bourgeois et le détruit.

Deuxièmement : le prolétariat fonde son État de classe, sa dictature, son gouvernement; bien entendu avec un réseau d’hommes et de « gouvernants ».

Troisièmement : l’État prolétarien intervient despotiquement dans l’économie sociale en brisant les enveloppes capitalistes, secteur par secteur et entreprise par entreprise, en abolissant le système de classe du salariat, et en augmentant le caractère combiné, entrelacé, centralisé, organisé, planifié de la technique de production.

Quatrièmement : au fur et à mesure de la maturation de ce processus, l’État en tant qu’appareil politique se vide et devient inutile, et enfin disparaît.

C’est une erreur grossière que de penser que cet affaiblissement prévu par Engels, ou mieux formulé par lui de façon évocatrice sur la base de la construction marxiste, conduise à la dissolution de l’entrelacement organisé de la production sur tout le territoire et internationalement, alors qu’au contraire le processus va dans le sens opposé. L’enveloppe bourgeoise fut condamnée, attaquée et détruite, non pas parce qu’elle centralisait, en offensant le principe d’autonomie, mais précisément parce qu’elle empêchait désormais le développement rationnel de la centralisation générale des activités de production.

C’est une erreur grossière de dire : nous revenons de Staline à Engels en lançant le cri : les usines aux ouvriers, les champs aux paysans, les pompes à incendie aux pompiers ! Cela signifie revenir à Proudhon, à l’« oracle de ces docteurs en science sociale », c’est le nec plus ultra des cris propriétaires, petits-bourgeois, et contre-révolutionnaires. Les anti-autoritaires, concluait Engels, sont ou bien des gens confus ou bien des traîtres au prolétariat : dans les deux cas, ils servent la réaction.

Aujourd’hui

Chaque examen de la technique de production de 1952 comparée à celle de 1874 n’apporte que d’immenses contributions pour confirmer la démonstration d’Engels sur la progression de l’interdépendance de toutes les activités de travail. Du producteur isolé du Moyen-Âge aux producteurs associés sous la domination du capital, et puis : négation de la négation ! Ce n’est pas une coquetterie : lorsqu’on nie l’association de type bourgeois, cela ne fait pas retomber l’entreprise dans la production fragmentaire de l’artisan ou de la guilde autonome, mais cela l’élève jusqu’à la société unitaire sans classes, ou tout le monde travaille durant les deux heures et demi du vieux sage Bebel.

Dans le procès du prévenu Djougatchvili Joseph, après avoir entendu le procureur de l’accusation Tito (vous ne vous rappellerez comment diable il s’appelait que si vous avez couché avec[3]), le recours pour abus de pouvoir despotique et excès d’autorité est rejeté, et l’accusation de s’être défait des entreprises industrielles et agricoles russes pour les faire administrer par des conseils internes n’est pas retenue; cela, après avoir lu la thèse d’un certain Oulianov en la matière, 1920, et rappelé les codes Karl-Friedrich.

Sous la pression de l’internationalisation de la technique et du marché, et de l’effet combiné de deux facteurs dialectiquement complémentaires : concurrence et monopole, dans les zones en retard, la centralisation des moyens de production et la socialisation des forces de travail ne peut se faire sur la vieille musique de vaudeville[3] démocratico-illuministe : les gants de Moscou ne peuvent être des gants jaunes, ou des gants de Paris.

Le prévenu ne répondra pas non plus de l’accusation d’avoir douloureusement arrêté l’horloge de l’histoire, étant donné qu’elle ne marquait pas l’heure Engels. L’heure Engels n’est pas encore venue.

Elle ne peut sonner tant que restent debout les grandes centrales étatiques du Léviathan capitaliste. Ces dernières devront tomber, avant qu’une dictature prolétarienne mondiale n’expérimente des méthodes plus rigoureuses que celles de Staline.

L’heure Engels sonnera beaucoup plus loin et elle ne choisira pas des chronométreurs balkaniques. Même s’il ne s’agissait pas d’un pays où l’exigence historique est encore de construire le capitalisme, mais d’un pays où la technique de base est prête pour construire le socialisme, l’heure de la démobilisation de l’État ne sonnerait jamais tant que dans d’autres pays la révolution de classe serait encore à mener, avec toutes les forces ouvrières mondiales.

Et que le gouvernement russe, à la lumière non pas des méthodes, qui ne sont jamais bonnes ou mauvaises dans l’absolu, mais à celle des fonctions historiques, fût véritablement un gouvernement prolétarien occupé à construire le capitalisme, au lieu d’être devenu un gouvernement capitaliste occupé à le construire et occupé à le conserver chez lui et à l’extérieur, on ne le constaterait pas seulement sur la déclaration que la démobilisation à la Engels est prématurée en Russie et dans le monde, mais cela apparaîtra fermement dans notre programme à la place des révisions proposées.

On le constaterait au fait que, au lieu de flâner avec une caravane de la paix, on enverrait à l’extérieur les avant-gardes de la guerre de classes et de l’offensive révolutionnaire.

Ce n’est qu’après avoir mis à feu et à sang la paix mondiale des bourgeois que les rêveurs libertaires peuvent espérer, après relecture d’Engels, que la Révolution laisse tomber les armes rouges et se passe des soldats rouges et des sbires rouges.

Nous avons rompu avec Staline. Et nous avons choisi l’autorité.

Notes :
[prev.] [content] [end]

  1. En napolitain dans le texte; [⤒]

  2. La Skouptchina est la chambre des députés yougoslave. [⤒]

  3. En français dans le texte. [⤒]


Source : « Battaglia Comunista », no. 4, 1952.

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