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PHYSIONOMIE SOCIALE DES RÉVOLUTIONS ANTI-COLONIALISTES


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Physionomie sociale des révolutions anti-colonialistes
Russie tsariste et colonies
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Physionomie sociale des révolutions anti-colonialistes

Les bouleversements qui se produisirent dans les colonies, pendant et après la deuxième guerre mondiale, ont été l’objet d’interprétations nombreuses et discordantes – dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles n’ont rien de commun avec une véritable analyse marxiste de ces évènements historiques. Quoi qu’il en soit l’importance, pour le mouvement prolétarien futur, d’une évaluation exacte de la portée des mouvements anticolonialistes – sur le triple plan économique, social et politique – n’est pas à démontrer.

Une mise en place théorique de notre interprétation et son intégration à notre conception générale de l’histoire, seront l’objet de travaux ultérieurs. Aujourd’hui nous voudrions simplement répondre à un certain nombre d’objections, émises dans le camp révolutionnaire lui-même, à notre thèse centrale : les mouvements démocratiques-révolutionnaires dans les colonies sont révolutionnaires et, là où ils ont pu prendre le pouvoir politique, nous avons assisté à une révolution sociale; mais cette révolution constitue le passage d’une économie féodale ou même pré-féodale contenant bien sur les embryons d’une production salariale et mercantile à une économie capitaliste et doit donc être qualifiée clairement de révolution bourgeoise.

La principale objection concerne l’appréciation du rôle joué par la bourgeoisie indigène au cours des bouleversements coloniaux. Outre la fondation d’États indépendants, la libération de l’occupation colonialiste n’a-t-elle pas déterminé une mise en branle de la révolution sociale ? De la réponse que l’on apportera à cette question dépendra la réponse que l’on donnera à cette autre question, non moins importante : quelle part a joué la bourgeoisie indigène dans ces bouleversements ? Il est évident que si l’on accepte la thèse suivant laquelle la liquidation. du colonialisme historique et la fondation de l’État national ont ouvert la voie à une révolution sociale, il faut aussi admettre que la bourgeoisie, ou plutôt la proto-bourgeoisie indigène, a joué un rôle révolutionnaire à la tête de la révolte anti-colonialiste. Nous estimons, quant à nous, que la désagrégation des empires coloniaux a provoqué, dans les ex-colonies, et surtout dans celles d’Asie, une révolution sociale de nature à avoir une grande influence sur la lutte finale que le prolétariat mondial devra affronter pour mettre fin à la domination capitaliste dans le monde entier.

La thèse selon laquelle la bourgeoisie coloniale serait incapable de jouer un rôle révolutionnaire ne fait que généraliser arbitrairement la position prise par Marx et Engels au lendemain de la chute de la Commune de Paris en 1871. La bourgeoisie européenne se liguant contre le prolétariat révolutionnaire, par dessus les frontières nationales et même par dessus les fronts militaires, avait ainsi mis fin à la période historiquement nécessaire, et partant positive, de la confluence révolutionnaire de la bourgeoisie démocratique et du prolétariat socialiste.

La thèse de Marx niait que la bourgeoisie fût encore capable d’action révolutionnaire, ce qui entraînait cette conséquence que le prolétariat ne devait plus lui fournir son appui. Après l’écrasement de la Commune obtenu grâce à l’accolade du républicanisme démocratique de Thiers et de l’absolutisme militaire allemand le rôle révolutionnaire de la bourgeoisie européenne pouvait être considéré comme définitivement épuisé. Le cycle historique révolutionnaire de la bourgeoisie ouvert, sur le plan historique et critique, par la victoire des « encyclopédistes » réalisée par la révolution de 1789 et complétée par les révolutions de 1850 et 1848, se termina au cimetière du Père Lachaise, sur le lieu du massacre des derniers défenseurs de la Commune.

La position marxiste pourrait se traduire ainsi : l’expérience de la Commune a prouvé que l’Europe bourgeoise est divisée par une frontière de classe bien plus réelle et déterminée que les frontières entre les États. La frontière de classe qui sépare la révolution de la conservation sociale passe irrémédiablement entre la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat, la réaction féodale ayant désormais cessé d’exister comme force historique. Il s’ensuit que tout mouvement révolutionnaire, c’est à dire chaque bouleversement social capable de changer le cours de l’histoire, ne peut plus être que l’action du prolétariat, dirigé par le parti communiste, contre la bourgeoisie.

Le tort de ceux qui nous critiquent réside en ce qu’ils universalisent d’une façon arbitraire une position qui, en fait était discriminatoire, en ce sens qu’elle ne s’appliquait pas à tout l’espace géo-social de la planète, mais seulement à une partie – et précisément aux pays où la lutte de classe avait définitivement atteint le « stade bourgeois », c’est à dire à une forme de société dans laquelle le pouvoir bourgeois dominant, débarrassé de tout danger de retour offensif du féodalisme, se trouve déjà devant un prolétariat organisé en classe.

À quel stade se situe la lutte des classes dans les pays coloniaux à l’époque de la lutte anti-colonialiste ? Certainement pas au stade bourgeois. Les bouleversements historiques qui ont abouti à la liquidation de l’occupation coloniale dans presque toute l’Asie et une partie de l’Afrique, se sont déroulés dans une ambiance historique qui était et reste encore, dans certains cas, le point de départ et non d’arrivée du mouvement qui tend précisément à introduire en Asie et en Afrique un « stade bourgeois ». Ce qui revient à dire que, dans les pays afro-asiatiques, nous sommes encore loin d’avoir atteint l’équivalent historique de ce que représenta l’année 1871 pour l’Europe occidentale. Les frontière qui délimitent les nouveaux États indépendants sont encore bien plus importantes et plus profondes que les frontières sociales qui séparent la bourgeoisie naissante des premiers éléments du prolétariat industriel. C’est tout le contraire de ce qui se passe en Europe où, pour la bourgeoisie, le problème de la défense nationale passe définitivement au second plan, pour laisser la place au front de conservation de la « fédération » des bourgeoisies dominantes contre le prolétariat.

L’ occupation étrangère avait pratiquement conduit, dans les pays coloniaux, à la pétrification de. rapports sociaux archaïques. Il est vrai que le colonialisme capitaliste (semblable, en cela, à toutes les formes historiques du colonialisme) a été contraint d’« importer », dans les colonies, le mode de production capitaliste : l’exploitation des matières premières des pays d’outre-mer, nécessaires pour les industries métropolitaines, a imposé l’introduction du travail salarié dans les colonies ou semi-colonies (comme par exemple les pays producteurs de pétrole dans le Moyen-Orient). Ce qui signifie que l’évolution historique aux colonies a poussé l’impérialisme des Blancs à introduire, dans un milieu historique pré-bourgeois le mode de production capitaliste et ensuite, par la force des choses, à semer les germes d’une bourgeoisie indigène.

Mais l’impérialisme colonialiste obéit à des intérêts contradictoires qui le poussent à industrialiser les colonies dans la mesure seulement où cela correspond aux intérêts nationaux des métropoles; ces intérêts seraient menacés et le processus s’élargissait jusqu’à comprendre toute l’économie locale de la colonie.

Que l’on prenne le cas de l’Inde, où pourtant l’impérialisme britannique avait bien jeté les bases de la révolution capitaliste industrielle (construction de chemins de fer, par exemple), mais n’avait pas déterminé le développement des industries fondamentales : ce n’est que maintenant qu’apparaît une industrie sidérurgique et il est facile de comprendre pourquoi les monopoles sidérurgiques britanniques ne pouvaient tolérer l’affirmation d’entreprises concurrentes dans les colonies, tant que ces dernières restaient soumises à la Couronne britannique.

Le colonialisme, en comprimant le processus d’industrialisation qu’il avait pourtant fait naître, déterminait une convergence entre les intérêts des classes dirigeantes de la métropole et ceux des couches conservatrices des colonies dont l’existence en tant que classe était menacée par les progrès de l’industrialisation elle-même. Autrement dit, dans les pays coloniaux et ex-coloniaux, le camp de conservation sociale et de la contre-révolution ne se basait pas seulement sur l’impérialisme colonialiste, mais s’appuyait aussi sur la réaction féodale indigène.

Le cas de la Jordanie est flagrant à cet égard. L’alignement féodalisme-impérialisme s’y est montré en pleine lumière au cours de la crise de l’année dernière. Les soulèvements organisés par les nationalistes et conduits par les masses prolétariennes ont automatiquement mobilisé les forces du camp de la conservation sociale. Et qui a-t-on vu dans ce camp ? La VIe flotte américaine et les bédouins du désert, c’est à dire les représentants militaires de la puissance bourgeoise la plus évoluée et les survivants du féodalisme asiatique.

Les évènements d’aujourd’hui ne doivent pas non plus nous faire oublier ceux d’hier. Rappelons qu’avant l’octroi de l’indépendance près de la moitié de l’Inde était territoire britannique : le reste, avec une population égale à environ un cinquième du total, était subdivisé en 562 ( nous disons bien 562 ) États et sous-États d’importances diverses. Les rapports entre la Couronne et les États étaient réglementés par les traités ou chartes de l’ancienne Compagnie des Indes, ou tout simplement par des ententes fondées sur la coutume.

Depuis la grand révolte des Cipayes en 1857, la souveraineté était partagée, en proportions différentes, entre la Couronne britannique, la Compagnie des Indes et les princes : mais à l’égard de tous, indistinctement, le gouvernement britannique, en tant que « Paramount Power », conservait le contrôle exclusif sur les relations diplomatiques, la politique étrangère et la défense de ces États. Ceci confirme la thèse selon laquelle le colonialisme ne subsistait et ne subsiste encore que sur la base d’une alliance féodalo-impérialiste.

Dans l’Inde ancienne, cette souveraineté était incarnée dans la Couronne britannique, représentant du capitalisme d’outre-mer, et dans la champignonnière des princes intéressés à la conservation des rapports pré-capitalistes locaux. Une Situation semblable est toujours en vigueur en Malaisie, où le pouvoir est divisé entre la Couronne britannique et les princes féodaux. L’essentiel du problème posé par les révolutions afro-asiatiques se ramène toujours à ceci : il faut reconnaître le fait indéniable de l’existence, dans les colonies et les pays ayant quitté depuis peu le stade colonial d’un double front ou se soudent les deux remparts réactionnaires suivants : la conservation impérialiste et la conservation féodale.

Si ceci est admis, aucun doute n’est plus possible en ce qui concerne la nature des révolutions afro-asiatiques. En luttant contre l’occupant impérialiste ou contre son retour offensif, le camp démocratique indépendant lutte en même temps contre la réaction féodale interne, qui trouve son soutien dans l’impérialisme. La lutte anti-colonialiste tend donc à réaliser un passage de formes historiques de la production et de l’organisation sociale : ce passage est synonyme de révolution sociale (que, par la suite, les nouveaux États bourgeois, nés dans les pays coloniaux, et leurs bourgeoisies, s’allient à leur tour à l’impérialisme, ceci constitue un autre problème qui posera à nouveau bientôt, dans cet espace, le schéma marxiste de l’Europe d’après 1870.).

Dans de telles circonstances historiques, il est impossible de s’en tenir à la discrimination opérée par Marx et Engels à propos de la bourgeoisie de l’Europe occidentale. La bourgeoisie naissante de couleur, celle que nous avons appelée la proto-bourgeoisie indigène, organisée dans le mouvement national démocratique, se trouve agir dans des conditions comparables à celles dans lesquelles opérait la bourgeoisie de l’Europe occidentale, pendant la période de sa montée au pouvoir. Dans les pays afro-asiatiques, le mouvement démocratique bourgeois s’est engagé a fond dans la lutte contre la réaction féodale, celle-ci restant tenacement enracinée depuis des siècles, dans des rapports de production, vestiges d’un monde révolu.

Ce n’est donc pas le prolétariat qui représente l’ennemi immédiat dans les nouveaux États démocratiques bourgeois, mais les couches sociales qui tendant à conserver les vieux rapports de production. Et cela non seulement parce que le prolétariat industriel asiatique est encore en gestation, mais aussi (et c’est précisément pour cela) parce que les agglomérats de prolétariats existants n’ont pu encore exprimer, dans leur sein, des programmes comparables à celui que réalisa un autre parti prolétarien qui se trouva lui aussi avoir à lutter dans un milieu historique dominé par une alliance féodale-impérialiste : le parti bolchevique.

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C’est à dessein que nous avons cité le cas du parti bolchevique. Il faut en parler car il constitue l’argument dont se servent nos critiques pour nous accuser de lèse marxisme (!) devant notre affirmation du caractère révolutionnaire des mouvements anti-colonialistes, bien que nous sachions que la direction de tels mouvements reste entre les mains de la bourgeoisie indigène.

L’alliance féodalo-impérialiste n’est pas un fait nouveau ni localisable aux seuls pays afro-asiatiques. On la retrouve aussi dans les pays non soumis à la domination coloniale. En effet, une alliance typique féodalo-impérialiste était celle qui liait l’État tsariste de Russie, lequel s’appuyait politiquement sur des structures sociales pré-bourgeoises, aux grandes puissances impérialistes de l’Europe Occidentale : la France, l’Angleterre, la Belgique, etc… Et cette alliance était si solide que le Gouvernement tsariste n’hésitait pas, en 1914, à se jeter dans une guerre pour la défense des intérêts mondiaux de ces puissances. Bien avant le cas des ex-colonies, l’exemple de la Russie de Nicclas II prouve combien était historiquement possible une alliance entre des classes dominantes, qui tendent à conserver, chacune pour soi, des modes de production et d’organisation sociale diamétralement opposés. Il faut toutefois expliquer pourquoi la bourgeoisie russe, contrairement à la bourgeoisie des colonies, fut incapable de jouer un rôle indépendant et refusa de diriger la révolution anti-féodale. Pour abattre le pouvoir tsariste, il fallut la révolution du prolétariat communiste. La bourgeoisie démocratique qui, pourtant, avait « tout un monde à gagner » sur les ruines du tsarisme semi-féodal, se révéla absolument incapable d’une action révolutionnaire; au contraire, elle a fait front contre la révolution, lui opposant une attitude invariablement défaitiste. Pendant des dizaines d’années, elle invoqua, au travers de ses intellectuels et de ses politiciens, le renouvellement de la société, mais chaque fois que la nécessité historique la poussait à l’action, elle reculait. Se trouvant chaque fois en contact avec le prolétariat révolutionnaire, elle reniait ses propres programmes et s’abritait derrière le pouvoir tsariste. Ceci fit qu’à l’alliance féodalo-impérialiste on ne put jamais opposer l’alliance insurrectionnelle démocratique socialiste. En fin de compte, le prolétariat dut se charger de tout le poids de la révolution et la faire seul, d’abord contre le pouvoir tsariste et ensuite, celui-ci étant tombé, contre la bourgeoisie russe.

La différence entre le comportement politique de la bourgeoisie, respectivement dans la Russie tsariste et dans les colonies où le milieu historique était le même, caractérisé substantiellement par la domination de l’alliance féodale-impérialiste, est à rechercher dans les degrés différents de préparation politique du prolétariat. Ce qui a privé le prolétariat des pays coloniaux de toute possibilité d’action indépendante dans les révolutions anti-colonialistes, et a permis aux partis bourgeois et petits-bourgeois d’y assumer la direction des mouvements a été, et reste encore, l’absence – par suite de causes historiques que nous ne pouvons analyser ici – d’un parti prolétarien éduqué au travers du marxisme révolutionnaire.

Autrement dit, il manquait, dans les révolutions anticolonialistes, un parti de type bolchevique, c’est à dire un parti marxiste capable d’agir dans un milieu historique dans lequel la voie vers la révolution sociale était barrée par un pouvoir féodal, s’appuyant sur un impérialisme étranger. Malheureusement le prolétariat afro-asiatique a dû subir la direction des faux partis communistes, fidèles à Moscou, qui ont cessé depuis des dizaines d’années d’appliquer le marxisme et le léninisme, même si leur littérature est remplie de citations de Marx et de Lénine.

Russie tsariste et colonies

En Russie, le mouvement marxiste, en tant que théorie et organisation du parti, surgit en même temps que les principaux courants idéologiques et politiques de la démocratie bourgeoise. Le communisme russe naquit dans des circonstances favorables, ayant derrière lui l’expérience encore fraîche du socialisme français de la Commune et de la production théorique colossale des révolutionnaires sociaux-démocrates austro-allemands. C’était l’époque où s’amorçait ce vaste « raz de marée » du mouvement prolétarien révolutionnaire d’Europe. Grâce à l’émigration russe, de puissantes lames de fond pénétrèrent jusqu’aux confins de l’empire tsariste. Dans de telles conditions, le communisme russe guidé par Lénine, était en mesure de talonner et même de dépasser avec vigueur les partis démocratiques bourgeois.

Le fait que la bourgeoisie tente de s’en servir, en l’adaptant à ses exigences, sous d’habiles falsifications ( tel le struvisme ) prouve combien fut puissante l’emprise du marxisme sur les masses. Dans la Russie tsariste se produisit un évènement qui ne s’était encore jamais vérifié dans les précédentes révolutions anti-colonialistes : la bourgeoisie ne fut pas la seule classe munie d’un programme révolutionnaire. Au contraire, elle fut largement dépassée, tant sur le plan politique que doctrinaire, par le prolétariat. C’est une réalité dont on s’était déjà aperçu au moment de la faillite de la révolution anti-tsariste de 1905 La bourgeoisie dut alors constater que la révolution se mettait en mouvement non comme elle l’aurait voulu, mais par l’effet de l’utilisation d’une arme exclusivement prolétarienne : la grève générale insurrectionnelle; et elle se convainquit avec terreur qu’au moindre ébranlement de l’échafaudage tsariste apparaîtrait l’instrument du pouvoir révolutionnaire ouvrier : le Soviet.

Quiconque sait que toute révolution est une guerre armée entre les classes comprend pourquoi la bourgeoisie russe hésita longuement et enfin refusa d’engager une guerre sociale contre le tsarisme, sachant qu’elle avait dans son dos un prolétariat aguerri qui allait se transformer, par l’action des organisations marxistes, en ennemi mortel.

Il est vrai que, pour la bourgeoisie russe, le tsarisme constituait une diminution grave de ses chances de domination sociale et un obstacle sur son chemin vers le pouvoir politique; sais le communisme marxiste représentait la négation de son existence en tant que classe. Dans ces conditions, l’alliance bourgeoisie- prolétariat contre le pouvoir tsariste devenait impossible – alliance qui avait cependant été possible en France, durant la Grande Révolution – et ce fut le mérite impérissable des bolcheviques et de Lénine en particulier, de combattre et de disperser les mencheviks qui croyaient à une telle alliance.

Par contre, quelle est la situation des mouvements ouvriers dans la révolution anti-colonialiste ? Le prolétariat des pays coloniaux – nous le répétons – ne pouvait pas s’exprimer dans un parti véritablement marxiste, et il est resté prisonnier de la dégénérescence idéologique du stalinisme. Loin de nous l’idée de mettre on accusation le prolétariat des colonies. Ce qui serait ridicule, surtout parce que le phénomène ne s’explique ni par des causes subjectives, ni par suite de circonstances locales. L’essentiel consiste dans le fait que la révolution anti-féodale russe et la révolution anti-féodale dans les colonies ont mûri dans des conditions mondiales de lutte de classe absolument différentes.

Tandis que la révolution russe apparaissait dans une période d’ascension du mouvement marxiste international – c’était l’époque où les Kautsky et les Plekhanov, non seulement n’avaient pas encore trahi, mais enrichissaient au contraire le mouvement ouvrier de précieuses contributions doctrinales, et où la IIme Internationale promettait ce qu’elle ne tint pas par la suite – la révolution anti-colonialiste a éclaté dans une période de déclin épouvantable du mouvement ouvrier.

Dans la période la plus obscure de la longue histoire du communisme, les courants de gauche des partis communistes ayant été déracinés et dispersés, la IIIe Internationale totalement stalinisée et châtrée, le bolchevisme écrasé et massacré en Russie, le prolétariat des pays les plus évolués du mondé a été irréparablement empoisonné par les idéologies des « partisans » et des « libérateurs ». En outre, il existait en Russie une classe ouvrière concentrée dans de grands complexes industriels urbains avec, donc, un potentiel révolutionnaire très élevé. Ce qui n’est nullement le cas pour la majorité des nouveaux États apparus en Asie depuis la dernière guerre.

Dans de telles conditions, la révolution anti-féodale dans les colonies ne pouvait pas répéter le modèle bolchevique, mais était condamnée à rester sur le modèle bourgeois et démocratique des révolutions des années 1700 et 1800. Derrière la bourgeoisie indigène, munie d’un programme, même si celui-ci devait emprunter les expressions de l’idéologie fumeuse de la démocratie bourgeoise, s’alignait un prolétariat qui n’avait pas de programme, ou s’il en avait un, il n’était qu’une pâle imitation du programme bourgeois que les partis russo-communistes lui présentaient sous l’étiquette marxiste. Ceci devait inévitablement déterminer l’impuissance politique de la classe ouvrière, l’impossibilité d’une action politique indépendante capable de le porter à la direction du mouvement révolutionnaire. Par voie de conséquence, le rôle directeur dans la révolution anti-colonialiste devait rester entre les mains de la bourgeoisie indigène.

Venons-en à la conclusion : Pour défendre leurs principes, nos critiques prétendent que, non seulement en Europe et on Amérique, mais aussi dans tout le reste du monde, une révolution qui ne serait pas conduite par le prolétariat est impensable, allant jusqu’à nier que les bouleversements qui se sont vérifiés dans les colonies, et qui se vérifient encore, aient un contenu révolutionnaire .

Mais ceci revient à fermer les yeux sur la réalité. Quant à notre position au sujet du rôle des partis bourgeois et crypto-bourgeois que sont les partis « communistes » asiatiques, elle sonnerait comme un démenti à la position prise par Marx à l’époque de l’écrasement de la Commune en 1871 ! C’est tout le contraire qui est vrai. La discrimination de Marx se rapportait aux pays à capitalisme accompli, c’est à dire aux pays dans lesquels le cycle historique bourgeois pouvait être considéré comme définitivement clos, l’État bourgeois étant complètement instauré et tout danger de retour offensif du féodalisme définitivement écarté. Dans ces pays, toute révolution future ne pouvait être que l’œuvre du prolétariat, et du prolétariat seulement; pour les pays où la révolution bourgeoise devait encore venir, le problème restait posé. Il incombait au déterminisme de la lutte de classe de le résoudre dans l’aire qui en 1871 était encore en-dehors de la zone géo-sociale comprise dans la discrimination de Marx, c’est à dire la Russie tsariste et l’énorme espace contrôlé par le colonialisme.

Si le marxisme est la science de la réalité, il est antimarxiste de nier le caractère et la portée révolutionnaire des bouleversements afro-asiatiques. Que des forces bourgeoises et petites bourgeoises les aient encadrées c’est là une chose que le marxiste explique sans de voir procéder à une refonte ou à un réajustement de sa doctrine et des traditions du mouvement. Au contraire, le fait que la révolution sociale qui est férocement a refoulée depuis quarante ans dans les entrailles profondes de la société bourgeoise d’Europe et d’Amérique, débouche et éclate dans l’aire afro-asiatique est une réalité qui renforce les convictions du marxiste et accroît sa capacité à persister, à résister et à attendre. Il signifie que l’impérialisme, malgré ses armées et ses engins apocalyptiques, n’est pas en mesure d’enfermer le monde dans les mailles de fer de la conservation et d’arrêter le cours de l’histoire.

Si ce qui est vieux et démodé croule et disparaît en Asie, si les vieilles structures sociales cèdent la place à de nouveaux rapports de production, même s’il s’agit de rapports de production bourgeois, tout cela ne fait que confirmer la loi générale de la dialectique historique. Même en Europe ou en Amérique, le vieux monde révolu devra, tôt ou tard, s’effondrer.


Source : Programme Communiste, 1958, Nr. 2

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