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DIALOGUE AVEC STALINE (I)


Content :

Dialogue avec Staline – Première journée
Demain et Hier
Marchandise et socialisme
L’économie russe
Anarchie et despotisme
État et reculade
Notes
Source



Sur le fil du temps

Dialogue avec Staline

Première journée

Demain et Hier

Les thèmes traités par Staline dans son écrit « Les Problèmes économiques du Socialisme en U.R.S.S. » sont tous des points-clés du marxisme. Or, ce sont justement aussi ces « clous » – là qu’il faut enfoncer bien solidement avant de se prétendre les artisans de l’avenir.

Naturellement, ce qui a frappé la grande masse des badauds politiques des divers bords n’a pas été le significatif retour en arrière auquel Staline s’est livré et devait se livrer, mais ses anticipations sur un avenir incertain. C’est sur cette pâture, qui fait toujours recette, que partisans et adversaires se sont jetés : ils n’en ont d’ailleurs pas compris le premier mot et on ont donné des versions fantaisistes et aberrantes.

La perspective voilà l’obsession ! Mais si les « observateurs » ne sont qu’une bande d’ânes il n’en va guère mieux pour le « meneur de jeu » : tirant les ficelles du haut de ces prisons que sont les organes du pouvoir, il se trouve justement dans la position qui permet le moins de voir autour de soi – et de prévoir ! Aussi, tandis que tout le monde s’excite sur des prévisions suggestives, nous préférons recueillir les conclusions que son retour en arrière a dictées à Staline.

Dans la ligne existentialiste, tout le monde obéit à cet impératif imbécile : « se distraire » ! Or, c’est quand elle ouvre une fenêtre sur l’avenir et relate les prophéties qu’un grand « nom » a daigné faire que le presse politique distrait le public ! Cette fois la prédiction était inattendue : plus de révolution mondiale, plus de paix, mais pas davantage de « guerre sainte » entre la Russie et le reste du monde. Staline l’a dit : ce sera inévitablement la guerre entre États capitalistes, une guerre qui tout d’abord ne comprendra pas la Russie ! Ce n’est certainement pas là chose nouvelle, mais c’est intéressent, même pour nous qui n’avons pas un goût bien vif pour le cinéma politique, car au cinéma le spectateur ne s’occupe pas de savoir si ce qu’il voit « est la réalité » (et dire que sous peu, avec le Cinérama, il sera transporté en pleine action !). Une fois dissipée l’illusion du paysage exotique, des appartements de grand luxe, des étreintes des super-Vénus du film, le spectateur, pauvre petit employé ou prolétaire réduit en esclavage, s’en retourne, tout content dans son taudis et il se frotte contre sa femme que la fatigue a déformée, à moins qu’il ne la remplace par une beauté du trottoir…

Pour en revenir à la brochure de Staline, tout le monde s’est précipité sur le point d’arrivée, alors que c’était le point de départ qui était fondamental. Il faudrait renvoyer à l’étude du passé toute cette bande de demi-imbéciles qui se précipitent pour sonder l’avenir. Ce serait une tâche beaucoup plus aisée, mais ils n’y pensent même pas ! On ne comprend pas la page que l’on a sous les yeux, mais on ne résiste pas à la tentation de la tourner, dans l’espoir d’être éclairé par la suivante : c’est ainsi qu’on s’abêtit toujours davantage !

En Russie, la définition du stade social atteint et de l’économie actuellement en vigueur est une question qui s’impose d’elle-même – et quoi qu’il en soit, par ailleurs, de cette fameuse police qui oblige au silence et dont l’Occident se scandalise, bien que les ressources pour imbéciliser et standardiser les cerveaux y soient dix fois plus grandes et plus répugnantes. Cette question conduit au dilemme suivant : devons-nous continuer à dire que notre économie est socialiste ou au premier stade du communisme – ou bien nous faut-il reconnaître que, malgré l’industrialisme d’État, elle est régie par la loi de la valeur propre au capitalisme ?

Staline semble vouloir discuter cette dernière thèse et freiner les économistes et les chefs d’entreprises trop pressés de l’adopter. En réalité, il prépare l’aveu qui va suivre, et qui est utile même aux révolutionnaires. Mais l’imbécillité organisée du monde libre y lit l’annonce du passage au stade supérieur du communisme intégral !

Pour défricher le terrain, Staline emploie la méthode classique. Il lui serait facile d’abattre ses cartes et de se libérer de toute obligation à l’égard de l’école de Marx et de Lénine, théoriciens; mais à cette phase du jeu la banque elle-même pourrait sauter ! C’est pourquoi, il repart de l’A.B.C. de la doctrine. Bon, nous ne demandons pas mieux, nous qui n’avons pas de mise à faire fructifier au jeu de roulette de l’histoire et qui avons appris, dès les premiers balbutiements, que notre cause était celle du prolétariat qui n’a rien à y perdre.

Staline déclare donc qu’« un texte d’étude de l’économie marxiste » est nécessaire (en 1952 !) et pas seulement pour la jeunesse soviétique, mais aussi pour les camarades des autres pays : attention donc, impubères et gens sans mémoire !

Il précise tout de suite qu’insérer dans un tel livre des chapitres sur Lénine et sur Staline, en tant que créateurs de l’économie politique socialiste, n’apporterait rien de nouveau. Fort bien, s’il veut signifier par là ce qui est déjà bien connu, c’est-à-dire qu’ils ne l’ont pas inventée, mais apprise – et que le premier l’a toujours revendiquée.

Marchandise et socialisme

La référence de Staline aux premiers éléments de la doctrine économique marxiste lui sert à discuter du « système de production de marchandises en régime socialiste ». Nous soutenons (nous gardant bien de dire quoi que ce soit de nouveau !) que tout système de production de marchandises est un système de production non-socialiste et c’est ce que nous allons développer. Si Staline (en réalité il ne s’agit pas de se personne, car un Comité remplaçant un Staline défunt ou discrédité aurait pu tout aussi bien écrire l’article dont il est question) avait parlé d’un système de production de marchandises après la conquête du pouvoir par le prolétariat[1], (et non en régime socialiste !) ce ne serait pas encore une énormité.

Selon toute évidence, quelques « camarades » russes ont énoncé, se référant à Engels, que conserver le système de production des marchandises (ou le caractère de marchandises aux produits) après la nationalisation des moyens de production signifie avoir conservé le système économique capitaliste.

Ce n’est certainement pas Staline qui pourra prouver qu’ils ont tort théoriquement. Mais quand ils disent (s’ils le disent) qu’étant en mesure d’abolir la production mercantile, on a négligé ou oublié de le faire, alors il est certain qu’ils se trompent !

Staline, lui, veut prouver que dans un « pays socialiste » (terminologie suspecte) la production de marchandises est possible et il se réfère aux définitions de Marx et à la claire synthèse que Lénine en a faite dans une brochure de propagande, peut-être pas tout à fait irréprochable cependant.

Selon Joseph Staline, il est possible, tout en conservant la production marchande, de dicter des plans sans avoir à craindre que le terrible Maelström du mercantilisme n’attire le pilote imprudent au milieu du gouffre et ne l’engloutisse dans les abîmes du capitalisme. Mais à celui qui lit en marxiste, l’article révèle qu’en réalité ses tourbillons se resserrent et s’accélèrent – comme la théorie l’a déjà établi.

Ainsi que le rappelle Lénine, la marchandise est un objet qui possède deux caractères : celui d’être utile à l’homme – celui de pouvoir s’échanger contre un autre objet. Mais les lignes qui, dans l’original, précèdent le passage cité par notre grand personnage disent simplement ceci :

« Dans la société capitaliste domine la production des marchandises et c’est pourquoi Marx commence par l’analyse de la marchandise. »

Donc, le marchandise possède ces deux qualités et elle ne devient justement marchandise que lorsque le seconde se juxtapose à la première. La première, c’est la valeur d’usage, une notion tout à fait compréhensible, même pour de plats matérialistes comme nous, même pour un enfant : elle tombe sous les sens : nous léchons du sucre une fois : et ensuite nous étendons la main pour en avoir un autre petit morceau. Mais il y a bien du chemin à faire[2] avant que ce sucre ne revête une valeur d’échange et se voit fixer une équivalence grain-coton à laquelle il ne s’attendait pas ! Ce n’est qu’alors que peut se poser le délicat problème soulevé par Staline.

Nous savons fort bien, comme Marx, Lénine et Staline, quel diable est lâché dès qu’apparaît la valeur d’échange ! Là où les économistes bourgeois voyaient des rapports entre les choses, Marx découvre des rapports entre les hommes. Et que démontrent donc les trois tomes de Marx et les soixante-dix-sept petites pages de Lénine, si ce n’est que là où économie courante voit les objets permutés dans l’échange, nous voyons, nous, les hommes engagés dans le mouvement des rapports sociaux : là où elle voit la parfaite équivalence de ces objets, nous découvrons la duperie.

Karl Marx parle d’un petit démon qui donne à la marchandise ce caractère miraculeux et à première vue incompréhensible. Lénine, comme tout autre marxiste, aurait été horrifié d’entendre dire qu’il est possible de produire et d’échanger des marchandises tout en exorcisant et en expulsant le démon qui les habite. Est-ce que Staline se l’imaginerait par hasard ? Ou bien veut-il seulement nous dire que le démon en question est plus fort que lui ?

Les fantômes des chevaliers médiévaux se sont vengés de la révolution en infestant les châteaux anglais, bourgeoisement cédés aux landlords. De même le feu follet de la marchandise court par les salles du Kremlin sans qu’on puisse l’arrêter, se moquant bien, lui, des flots de paroles déversés par les haut-parleurs au 19e Congrès.[3]

Voulant établir que mercantilisme et capitalisme ne sont pas absolument identiques, Staline recourt de nouveau à notre méthode. Remontant le cours de l’histoire, il rappelle avec Marx que « dans certains régimes (esclavagiste, féodal, etc.), la production de marchandise a existé sans conduire au capitalisme ». Effectivement, c’est bien ce que Marx a dit dans un passage de son vigoureux raccourci historique, mais dans un tout autre but et avec de tout autres conclusions. L’économiste bourgeois affirme qu’il ne pourra jamais exister d’autre mécanisme que celui de l’échange pour relier la production à la consommation, il sait bien, en effet, que tant que l’échange sera en vigueur, le Capital restera le maître du monde. Marx riposte : voyons maintenant quelle est la tendance de l’évolution historique; pour commencer, vous êtes bien obligés d’admettre comme une donnée irrécusable du passé que l’acheminement du produit du travail jusqu’aux consommateurs n’a pas toujours été assuré par le mécanisme mercantile. Il cite à l’appui l’exemple des économies primitives fondées sur la cueillette et la consommation immédiate, le clan et la famille antiques, le système féodal de consommation directe à l’intérieur d’unités fermées où les produits n’ont donc pas besoin de revêtir la forme de marchandise. Avec le développement et la complication de la technique et des besoins, se créent des secteurs alimentés par le troc d’abord, par le commerce proprement dit ensuite. Cela prouve que le système mercantile n’est pas plus « naturel » que la propriété privée, qu’il n’est pas permanent et éternel comme le bourgeois le prétend. Or cette tardive apparition du mercantilisme (ou système de production des marchandises, comme Staline l’appelle) et son existence en marge d’autres systèmes servent justement à Marx pour démontrer comment, devenu universel avec l’extension du système capitaliste de production, il devra disparaître en même temps que lui.

Il serait trop long de citer les passages de Marx contre Proudhon, Lassalle, Rodbertus et cent autres, qui sont uniquement consacrés à dénoncer la tentative de concilier mercantilisme et émancipation socialiste du prolétariat.

Pour Lénine, c’est là la pierre angulaire du marxisme, avec laquelle il est difficile de faire cadrer la thèse actuelle de Staline affirmant :

« Il n’y a aucune raison pour, qu’au cours d’une période déterminée, la production de marchandises ne puisse également être mise au service d’une société socialiste », et « c’est seulement lorsque les moyens de production sont aux mains d’intérêts privés et que l’ouvrier, ne disposant pas d’eux, est contraint de vendre sa force de travail, que la production de marchandises revêt un caractère capitaliste. »

L’hypothèse est évidemment absurde, car dans l’analyse marxiste, chaque fois qu’une masse de marchandises apparaît, c’est justement parce que les prolétaires privés de toutes réserves ont dû vendre leur force de travail. Si dans le passé la production marchande était limitée à quelques secteurs, c’est que la force de travail n’était pas vendue spontanément comme aujourd’hui, mais extorquée par la force à des prisonniers réduits en esclavage ou à des serfs liés par des rapports de dépendance personnelle.

Faudra-t-il citer encore une fois les deux premières lignes du Capital :
« La richesse de la société dans laquelle domine le mode capitaliste de production se présente comme une immense accumulation de marchandises. »

L’économie russe

Après avoir témoigné, avec plus ou moins d’habileté, d’un respect ostentatoire pour les sources doctrinales, le texte aborde la question de l’économie russe actuelle. Il vise à faire taire des gens qui auraient, paraît-il, affirmé qu’un système de production de marchandises conduit inévitablement à la restauration du capitalisme et du même coup nous aussi qui disons plus clairement : le système de la production mercantile ne survit que dans la mesure où l’on est en plein capitalisme.

Dans la fameuse brochure de Staline, on trouve cet aveu sur l’économie russe : si les grandes fabriques industrielles sont étatisées, les petites et moyennes industries, par contre, ne sont pas expropriées, et le faire « aurait été un crime. » Selon l’auteur il faudrait les orienter vers des coopératives de production.

Il y a en Russie deux secteurs de production de marchandises : le premier est celui de la production nationale d’État. Dans les entreprises étatiques les moyens de production et la production elle-même, c’est-à-dire les produits, sont propriété nationale. C’est simple, en France même, les manufactures de tabac et donc les cigarettes qu’elles produisent appartiennent à l’État. Mais cela suffit-il à nous donner le droit de dire que nous sommes dans une phase de « liquidation du salariat » et que l’ouvrier « n’est pas contraint » de vendre se force de travail dans cette branche ? Certainement pas.

Passons à l’autre secteur, celui de l’agriculture : dans les kolkhozes, dit la brochure, même si la terre et les machines sont propriété d’État, le produit du travail appartient non pas à 'État, mais au kolkhoze lui-même.[4] Ce dernier ne les écoule pas autrement que comme des marchandises qu’il échange contre les biens dont il a besoin. Il n’existe pas, entre les kolkhozes et les villes, d’autres liens que cet échange. « Aussi », affirme Staline, « la production marchande et les échanges sont-ils pour nous, à l’heure actuelle, une nécessité pareille à celle d’il y a trente ans. »

Laissons de côté, pour l’instant, l’argument que la possibilité existe, encore que très lointaine, de dépasser cette situation, mais notons qu’il n’est plus question désormais de dire, comme Lénine en 1922 : « Nous avons en main le pouvoir politique : militairement nous nous maintenons, mais dans le domaine économique nous devons retourner aux formes mercantiles purement capitalistes », constatation qui avait alors le corollaire suivant : suspendons pour l’instant la construction de l’économie socialiste, sous y reviendrons après la révolution européenne. Ce que l’on dit aujourd’hui est tout autre et même l’opposé. On ne cherche même plus à établir une thèse comme la suivante par exemple : « dans le passage du capitalisme au socialisme, une certaine partie de la production reste quelque temps production de marchandises ». On va jusqu’à dire que tout est marchandise, et qu’il n’existe pas d’autre cadre économique possible que l’échange mercantile et, par voie de conséquence, l’achat de la force de travail salariée, même dans les grandes entreprises d’État. Et, en effet, les moyens de subsistance, où donc l’ouvrier de l’usine les trouve-t-il ? C’est le kolkhoze qui les lui vend par l’intermédiaire de marchands privés ou encore qui les cède à l’État à qui il achète de l’outillage, des engrais, etc. L’ouvrier va se ravitailler dans les magasins d’État et paye en monnaie. L’État peut-il distribuer directement à ses ouvriers les produits dont il est propriétaire ? Certainement pas, étant donné que le travailleur (surtout russe) ne consomme pas de tracteur, d’automobiles, de locomotives et encore moins de… canons et de mitrailleuses. Les vêtements et l’ameublement sont évidemment produits par ces entreprises, petites et moyennes, auxquelles l’État n’a pas touché.

L’État ne peut donc faire autrement que de donner un salaire en monnaie à ceux qui dépendent de lui et qui, avec cet argent, achètent ce qu’ils veulent (formule bourgeoise qui signifie : le peu qu’ils peuvent). Le fait que le patron qui distribue les salaires soit un État qui, « idéalement » ou « légalement », représente les ouvriers eux-mêmes, ne change rien tant que cet État n’a même pas pu commencer à distribuer quoi que ce soit de numériquement appréciable en dehors du mécanisme mercantile.

Anarchie et despotisme

Staline a voulu rappeler quelques objectifs marxistes que nous avons si souvent exhumés de l’oubli : diminuer la distance et l’antithèse entre ville et campagne, dépasser la division sociale du travail, réduire de façon draconienne la journée du travail (à cinq ou six heures immédiatement), seul moyen pour éliminer la division entre travail manuel et travail intellectuel et extirper les restes de l’idéologie bourgeoise.

Pour sortir du capitalisme, il faut détruire, en même temps que le système de production mercantile, la division sociale du travail, et – Staline le rappelle – la division même technique par entreprises qui entraîne l’abrutissement de l’ouvrier et sur laquelle repose le despotisme de fabrique.

Les deux pivots du système bourgeois sont l’anarchie sociale et le despotisme de fabrique. Chez Staline, on voit encore un effort de lutte contre la première mais il ne dit mot du second. Rien dans la Russie d’aujourd’hui ne va dans le sens des conquêtes programmatiques qu’il rappelle dans son discours, et à plus forte raison, de celles qu’il laisse dans l’ombre.

Fabrique d’État et kolkhoze sont séparés par une barrière qui ne se lève que pour les affaires qu’ils font l’un contre l’autre : dans ces conditions, il n’y a aucune chance pour qu’elle soit abattue demain plutôt qu’aujourd’hui ! Mais alors, qui est-ce qui atténuera la division sociale du travail entre ouvrier et paysan ? Qu’est-ce qui pourra libérer le premier de la nécessité de vendre trop d’heures de travail pour trop peu d’argent et de nourriture, en lui permettant ainsi de disputer le monopole de la science et de la culture à la tradition bourgeoise ?

Non seulement nous ne sommes pas dans la première phase du socialisme. mais nous n’avons même pas atteint au capitalisme d’État intégral, économie où toute la production composée de marchandises circulant au moyen de l’argent, où chaque produit est à la disposition de l’État, si bien que celui-ci peut fixer centrale ment tous les rapports d’équivalence, y compris celui de la force de travail et du salaire. Un tel État fonctionnerait au service du Capital devenu anonyme et souterrain et la classe ouvrière ne pourrait ni le contrôler économiquement et politiquement ni le conquérir : mais, de toute façon, en Russie, on en est encore loin : tout ce qu’on y trouve est l’industrialisme d’État d’après la révolution anti-féodale. Grâce aux investissements de l’État dans de vastes travaux publics, ce système permet le développement et l’extension rapide de la mécanisation et du capitalisme. Il accélère donc la transformation de l’économie agraire et des rapports juridiques de la campagne dans un sens bourgeois : mais les entreprises agricoles « collectives » n’ont rien d’étatique ni, c’est bien clair, de socialiste. Elles sont au niveau des coopératives gérant la production agraire sur la base du louage, sinon de l’achat de terrains qui peuvent même appartenir au Domaine, telles qu’on en trouvait en Italie dans la vallée du Pô. La seule différence est qu’on vole cent fois plus dans les kolkhozes que dans ces modestes, mais honnêtes coopératives : ce que Staline ne peut pas savoir, dans son Kremlin…

L’État industriel obligé de négocier l’achat de vivres à la campagne sur le terrain du « marché libre » maintient la rémunération de la force et du temps de travail au même niveau que l’industrie capitaliste privée, On peut même dire que, du point de vue de l’évolution économique, l’Amérique, par exemple, est plus proche que la Russie du capitalisme d’État intégral. Car, en fin de compte, alors que l’ouvrier russe consacre peut-être les ⅗ de son salaire à l’achat de produits agricoles, l’ouvrier américain, lui, les destine aux produits industriels; en outre, les produits alimentaires eux-mêmes lui sont livrés bien souvent par l’industrie sous forme de boîtes de conserve (le malheureux !).

État et reculade

Ici se pose une autre grande question : Staline avoue ne prévoir aucune intervention dans le système des rapports entre agriculture et industrie pour les rapprocher davantage – ce qui ne serait pas du socialisme, mais un étatisme plus poussé et cela alors que, après le grand développement industriel en Russie, ces rapports restent tout à fait de type bourgeois.

Cette nouvelle reculade se retranche habilement derrière la doctrine. Que pouvons-nous faire ? Exproprier brutalement les kolkhozes ? Pour cela il faudrait recourir à la force de l’État. Et voilà que Staline se met, à invoquer l’abolition future de l’État, revendication dont, en d’autres occasions, il parlait comme d’une plaisanterie, d’une chose bonne à jeter à la ferraille.

Évidemment, la thèse selon laquelle l’État ouvrier doit désarmer à une époque où tout le secteur agricole est encore organisé selon des formes mercantiles et de propriété privée ne se défend pas; car même si l’on admettait, pour un instant, la thèse que nous avons discutée plus haut et selon laquelle la production de marchandises peut subsister à l’époque du socialisme, elle serait pourtant inséparable de cette autre : tant que le mercantilisme ne sera pas éliminé partout, on ne pourra pas parler de suppression de l’État.

Ceci établi, il ne reste plus qu’à conclure une chose. En Russie la solution du rapport fondamental entre ville et campagne (qui, au cours d’une évolution dramatique, a perdu ses caractéristiques asiatiques et féodales millénaires) se présente exactement comme en régime capitaliste, et Staline la formule dans les termes classiques que les pays bourgeois lui ont toujours donnés : s’efforcer de bien régler l’échange entre les produits de l’ industrie et ceux de la terre.

« Ce système réclamera donc une augmentation notable de la production industrielle. » Nous y voilà ! Si l’on fait un moment abstraction de l’État, c’est même une solution « libérale » ! On confesse que pour résoudre la question du rapport de l’agriculture et de l’industrie, on ne peut faire autre chose qu’industrialiser et accroître la production : cette solution intervient donc au détriment des ouvriers.

Nous en arrivons maintenant à l’autre grande question du rapport entre État et entreprise et des rapports entre les entreprises elles-mêmes. Elle s’est présentée à Staline sous la forme suivante : la loi de la valeur propre à la production capitaliste est-elle valable en Russie, même dans le secteur de la grande industrie étatique ? Selon cette loi, l’échange se produit toujours entre équivalents : mais Marx a abattu cette façade trompeuse de « liberté, égalité et Bentham »[5] en montrant que le capitalisme produit non pas pour le produit, mais pour le profit. Le manifeste de Staline louvoie de telle façon entre le double écueil de la nécessité des lois économiques et de la possibilité de les dominer qu’il confirme notre thèse : dans sa forme la plus puissante, le capitalisme s’assujettit l’État, alors même que celui-ci apparaît juridiquement comme le patron de toutes les autres entreprises.

Notes :
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  1. Allusion à la toute première phase de la dictature du prolétariat qui, du point de vue économique, n’est pas encore le socialisme. Cf. Troisième Journée. Matinée, chapitre : XIXe et XXe siècle. [⤒]

  2. Marx la parcourt d’une seule envolée dons le magnifique chapitre 1° du « Capital ». [⤒]

  3. Ou a été tenu le discours ici discuté de Staline. [⤒]

  4. « Problèmes économiques du socialisme », p. 17. [⤒]

  5. Jeremy Bentham, (1748–1832), juriste anglais et philosophe de l’« utilitarisme ». Ce qui donne la signification exacte de la devise bourgeoise, plaisamment modifiée par Marx. [⤒]


Source : « Programme Communiste », № 8, juillet-septembre 1959. Changement 11/2022 : numérotation continue des notes de bas de page sur les quatre parties du texte.

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