BIGC - Bibliothèque Internationale de la Gauche Communiste
[home] [content] [end] [search] [print]


PARTICULARITÉS DE L’ÉVOLUTION HISTORIQUE CHINOISE


Content :

Particularités de l’évolution historique chinoise
Continuité ethnique de l’État
Précocité du féodalisme
Passage du féodalisme aristocratique au féodalisme d’état
L’aube de l’Europe moderne
La merveilleuse renaissance de l’Asie
Repli du capitalisme asiatique
Source


Particularités de l’évolution historique chinoise

Afin de jeter les bases organiques d’une étude du « phénomène chinois » nous croyons utile de fournir un ensemble de données historiques fondamentales sur les particularités de l’évolution chinoise qui ont un poids direct et immédiat sur les problèmes actuels.

Continuité ethnique de l’État

En Europe, l’État n’a conservé, au travers du bouleversement révolutionnaire de ses formes, qu’une même base raciale. Depuis la préhistoire, le continent a appartenu au même rameau indo-européen, dont la prépondérance ne fut jamais entamée par les incursions dévastatrices d’hommes appartenant à des races extra-européennes, comme les Mongols, les Arabes, les Turcs. Mais la continuité raciale de l’État ne s’y accompagne pas d’une continuité nationale. En fait, nous voyons alterner diverses nations dans les mêmes lieux géographiques. Des peuples nomades chassent les populations autochtones de leurs territoires, ou bien encore les absorbent par la suite, d’autres nations conquérantes envahissent les anciens envahisseurs et un nouvel État s’élève sur les ruines de l’État vaincu. C’est dire que l’État change à la fois de forme politique et de contenu ethnique, quand ce ne sont pas les rapports de production eux-mêmes qui changent. La défaite et la destruction physique de la nation qui disparaît en cédant son territoire aux vainqueurs se produit alternativement dans chaque secteur géographique du continent mais, malgré la superposition des différentes dominations, l’élément racial reste le même. Les nations naissent et périssent, la race demeure.

L’histoire des Amériques est encore plus violente. Sur ce continent la continuité raciale de l’État fut violemment brisée par l’invasion des « conquistadores » espagnols, qui abattirent définitivement les monarchies théocratiques précolombiennes. Depuis lors le pouvoir politique est passé aux mains de la race conquérante. La défaite de la nation coïncidait avec la défaite, totale et irrémédiable, de la race. L’Afrique et même l’Asie – si l’on excepte l’Extrême-Orient – représentent un cas intermédiaire. A l’époque des invasions barbares et à l’époque plus récente de la colonisation européenne, nous assistons à l’écroulement des bases nationales et raciales de l’État. On sait qu’en Afrique (et non pas seulement sur sa façade méditerranéenne) l’État, en tant que fruit de la division de la société en classes, existait depuis l’Antiquité classique. Mais, contrairement à ce qui se produisit pour les races autochtones des deux Amériques, l’Asie et l’Afrique sont en train d’être reconquises par les races que la domination coloniale chassa de l’État.

La Chine est le seul cas historique où la zone géographique, la race, la nation et l’État ont coïncides de la préhistoire à nos jours, pendant plusieurs millénaires. Il n’existe pas, en fait, d’autre exemple d’un édifice étatique qui, malgré de profonds bouleversements internes et des invasions de peuples étrangers, ait conservé la base territoriale, nationale et raciale sur laquelle il s’était élevé alors. La nation chinoise n’a jamais changé de demeure au cours de son existence plurimillénaire les dynasties étrangères – mongoles et mandchoues – ne réussirent qu’à s’emparer d’une manière transitoire des sommets de l’État. Chaque fois, l’immense océan physiologique de la nation a englouti ses hôtes gênants, qui disparurent sans réussir à altérer les traits distinctifs – physiques et culturels – du peuple envahi.

La stabilité ininterrompue de la nation chinoise s’explique sans que l’on ait recours le moins du monde à la mythologie héroïque des souverains et des demi-dieux qui dicteraient leur foi au peuple qui les adore. Les facteurs essentiels de la sédentarité extraordinaire de la nation chinoise sont au nombre de deux. Le premier est d’ordre géologique, c’est l’extrême fertilité de la plaine chinoise. Comme pour la Mésopotamie ou le bassin du Gange, la puissante civilisation agraire chinoise plante ses racines dans les formations géologiques du continent asiatique. Les Chinois, peuple d’heureux cultivateurs, purent sortir de la Barbarie et donner naissance à une civilisation millénaire grâce au loess jaune avec lequel le Hoang-Ho (Fleuve Jaune) construisit la « Grande Plaine » qui va du Hou-Nan au Ho-Pé.

Aujourd’hui qu’il est prouvé, contrairement à ce que l’on croyait auparavant, que les Chinois n’entrèrent pas en conquérants dans le bassin inférieur du Fleuve Jaune, mais qu’ils y habitaient depuis la préhistoire, on peut dire que l’histoire nationale des Chinois est le prolongement de l’histoire géologique de l’Extrême-Orient. On est vraiment impressionné par l’extraordinaire vitalité d’une nation qui, en se tournant vers son passé, peut voir ses origines se confondre avec celles du territoire qu’elle habite depuis des millénaires. Mais, ce qui compte plus, l’histoire passée démontre qu’il existe un gigantesque potentiel créateur au sein de la nation chinoise, que la révolution industrielle devra transformer en puissantes réalisations historiques.

Le second facteur auquel nous avons fait allusion est, lui aussi, d’ordre matériel : c’est la position géographique de. l’Extrême-Orient. D’autres peuples furent contraints d’abandonner leur territoire parce qu’ils manquaient de frontières sûres pouvant arrêter les envahisseurs. Au contraire la grande plaine chinoise eut pour frontières naturelles des barrières infranchissables : le semi-désert de sable du bassin du Tarim, qui forme le Turkestan chinois actuel; l’immense « désert » de l’océan Pacifique à l’est. La forteresse chinoise était encore complétée par le. plateau du Thibet, délimité au Sud par la formidable chaîne de l’Himalaya et au Nord par les chaînes du Kouen-Loun et de l’Altyn-Tagh en pleine Asie Centrale par les Thian-Chan, dans l’Altaï. Seule la frontière septentrionale était « découverte » et c’est là que se pressaient des populations nomades que l’extrême pauvreté du sol contraignait à se nourrir des produits de l’élevage, mais qui, lorsque la sécheresse ou le gel décimaient leurs troupeaux, étaient poussées par la faim à tenter l’aventure de la guerre de rapine contre les bonnes terres des agriculteurs chinois.

Précocité du féodalisme

Le féodalisme accomplit entièrement son cycle historique en Chine alors que l’esclavagisme dominait encore le reste du monde civilisé. Avec l’avènement de la dynastie des Tsin, au IIIe siècle av. J.-C., se produit déjà le passage violent du féodalisme aristocratique primitif (organisé dans les formes qui réapparaîtront an Europe occidentale plusieurs siècles plus tard) à une forme que l’on peut définir comme un « féodalisme d’État », c’est-à-dire qui ne s’appuie plus sur le pouvoir périphérique d’une aristocratie terrienne, mais sur un appareil bureaucratique d’État, centralisé.

Depuis le siècle dernier on s’est tellement habitué, en Europe, à considérer la Chine comme un pays arriéré – et, certes, il l’est vraiment si l’on se place au point de vue du capitalisme – que l’on ne sait pas toujours qu’il fut un temps où le développement historique s’accomplit an Chine sur un rythme plus rapide que dans les splendides civilisations de la Méditerranée et de l’Asie occidentale. La mise au pas des princes féodaux en guerres continuelles les uns contre les autres, la réduction de l’aristocratie terrienne au rang de pur instrument – sinon de pur ornement – de la Cour Impériale, la suppression de l’éparpillement du pouvoir politique et la formation de l’État unitaire – en somme, les conditions historiques qui permirent la naissance des États capitalistes modernes – ne furent réalisées, en Europe, qu’à la fin du moyen âge. Dans les autres États d’Asie et d’Afrique, surtout ceux qui se sont formés récemment, le processus est encore en cours : voyez l’Inde qui, dix ans environ après avoir obtenu son indépendance, est encore aux prises avec les tendances centrifuges des diverses nationalités. En Chine, au contraire, lorsque la dernière dynastie – celle des Tsing – fut détrônée par la révolution de 1911, l’État unitaire était vieux de plusieurs siècles et il n’existait plus l’ombre d’une aristocratie terrienne indépendante.

On ne doit pas croire que le passage anticipé au féodalisme, alors que le reste du monde restait plongé dans l’esclavagisme, soit du au fait que la civilisation chinoise était plus ancienne.

Des empires puissants, destinés à laisser une trace profonde dans l’histoire, avaient déjà atteint leur apogée alors que les Chinois vivaient encore le long du cours inférieur de l’Hoang-Ho et n’avaient pas encore osé entreprendre la conquête du bassin du Yang-Tsé. Les premières dynasties royales chinoises furent celles des Hia et des Chang, ou Yin, qui régnèrent du XXIIe au XIe siècle av. J.C. Il ne s’agit pas, évidemment, des monarchies les plus anciennes de l’histoire. C’est en 3200 av. J.C. que Ménès unifia l’Égypte, jusqu’alors divisée en deux règnes, et fonda l’État pharaonique et c’est 5000 ans av. J.C. que surgit, dans l’île de Crète, une surprenante civilisation qui fut détruite par une invasion de « barbares » venus de la péninsule hellénique.

La civilisation chinoise naquit plus tard que les civilisations méditerranéennes, mais elle parvint avant elles à l’étape historique du féodalisme, alors que des dizaines de siècles furent encore nécessaires pour l’Occident. L’avance ainsi prise par la Chine a été rendue possible par l’absence de la phase esclavagiste dans son développement historique. On ne sait rien, en effet, d’un esclavagisme chinois. Il est exact qu’il existait en Chine une forme d’esclavage, mais elle était plutôt liée au mode de vie des familles riches qu’au mode de production social. C’est au IIIe siècle ap. J.C. que les Empereurs permirent aux familles pauvres de vendre leurs enfants qui, habituellement, étaient achetés par de riches seigneurs, des fonctionnaires impériaux, de gros commerçants, pour leur faire effectuer les travaux domestiques. Cet usage était en harmonie avec la coutume familiale qui admettait le concubinage : la famille des couches supérieures de la société comprenait donc un grand nombre de membres et l’administration de la maison en était compliquée. Il est clair que cette forme d’esclavage domestique différait complètement de l’esclavage pharaonique ou de celui des Empereurs romains.

Dans l’Antiquité gréco-romaine, les esclaves étaient des prisonniers de guerre que le vainqueur emmenait dans les métropoles pour les céder à l’aristocratie terrienne, ou bien à l’État qui les employait dans son organisation civile et militaire. Ces esclaves constituaient donc une classe sociale et un secteur important des forces productives, sur lequel s’appuyaient la société et l’État. L’esclave chinois est un domestique à vie, un serviteur que le patron se procure en l’achetant dès son plus jeune âge et en l’élevant dans sa propre maison. De plus, le droit de possession sur l’esclave n’était pas illimité, comme dans les États esclavagistes d’Occident : en fait, le patron ne pouvait exercer le droit de vie et de mort sur son esclave, et la loi et la coutume intervenaient pour en adoucir la condition. Par exemple, les esclaves domestiques du sexe féminin passaient, après leur mariage, sous l’autorité du mari et devenaient libres si celui-ci l’était. Les fils et petits-fils d’esclaves n’étaient pas libres, mais les générations ultérieures acquéraient la liberté, et ainsi de suite.

La civilisation occidentale naît et se développe dans les formes esclavagistes parce que les conditions physiques et historiques dans lesquelles elle se déroule imposent la pratique généralisée de la guerre de conquête et la soumission des peuples voisins. Au fond, l’impérialisme esclavagiste et l’impérialisme capitaliste – qui, pourtant, se différencient fondamentalement par de nombreux aspects – ont en commun l’organisation de « razzias » de force de travail. Le conquérant antique qui annexait des terres outre-mer et y prélevait son butin d’esclaves, et l’État impérialiste moderne qui s’assujettit les peuples des « zones arriérées » et les englobe dans sa propre sphère économique, poursuivent un but analogue : procurer aux métropoles des masses gigantesques de force de travail à exploiter. La guerre impérialiste entre les grands États antiques est une guerre entre aristocraties terriennes propriétaires d’esclaves, à leur tour formées des chefs militaires de peuples que des exigences absolues poussent à la guerre de conquête et à la soumission d’autres nations plus riches.

La société chinoise, dès sa sortie de la Barbarie, peut « sauter » l’esclavagisme parce qu’elle peut libérer son propre potentiel productif et s’organiser dans les formes de la civilisation sans devoir recourir à la guerre et à l’impérialisme, et sans devoir les subir de la part de nations ennemies. Nous devons recourir à nouveau, pour comprendre les lois du développement de la société chinoise, aux deux grands facteurs de la composition géologique du sol – excessivement favorable au progrès d’une société agraire sédentaire – et de la position géographique. Bien à l’abri des agressions extérieures, exemptée de la cruelle nécessité de se forger une tradition guerrière, la nation chinoise est en mesure de vivre quasi isolée du reste du monde, la terre, presque sans engrais et avec le précieux auxiliaire d’ingénieux ouvrages hydrauliques, produisant des denrées en proportion du nombre, pourtant élevé, des habitants. Et, malgré son caractère sédentaire et agraire, la civilisation chinoise donne des fruits merveilleux.

C’est peut être an Chine, plus que dans les autres pays civilisés, que le féodalisme peut réaliser toutes ses possibilités de développement. En Occident, après l’épanouissement de la civilisation méditerranéenne, et en particulier du monde gréco-romain où la technique productive, la science et l’art atteignent les plus hauts sommets, le féodalisme médiéval représente une phase de repli de l’activité humaine. Il faudra attendre la Renaissance pour que les forces créatrices du travail humain s’ouvrent à une nouvelle vie. Et bien, ce qui se produit en Chine semble démentir les idées courantes sur le féodalisme, étant donné que si la structure sur laquelle se modèle la vie sociale est entièrement féodale, ceci n’empêche pas, mais au contraire favorise, le progrès intellectuel, comme peut en témoigner la splendide période artistique qui coïncide avec le règne de la dynastie des Ming (1368–1643). Ceci se produit parce que l’État atteint très rapidement un haut degré de puissance et réussit à supprimer le pouvoir de l’aristocratie terrienne, en lui substituant un appareil administratif et bureaucratique très fortement centralisé dans les mains de l’Empereur. La destruction des nombreuses frontières internes, propres aux pays divisés en domaines féodaux, permet un commerce intérieur intense qui se développe surtout par la voie fluviale – et donc un entrelacement fécond de relations sociales. A l’inverse, les siècles du haut moyen âge européen sont stériles, précisément parce que les hommes vivent enfermés dans le fief, dont les frontières sont gardées par l’opiniâtre cupidité du seigneur en armes, toujours prêt à prélever des droits de péage au détriment de la Couronne.

Passage du féodalisme aristocratique au féodalisme d’état

Nous avons déjà dit que le bassin inférieur du Fleuve Jaune fut le berceau de la nation chinoise. Mais ce peuple de pacifiques agriculteurs dut se lancer, pour survivre, dans la conquête armée. Ceci se produisit lorsque l’amélioration de la technique agricole et l’augmentation des forces productives qui s’ensuivit, provoquèrent l’augmentation de la population en rendant trop étroites les limites traditionnelles.

Vers le XVe siècle av. J.C. des groupes de colons se mirent en mouvement vers l’Occident en suivant le cours de deux affluents du Fleuve Jaune – le Wei-Hoet, le Fen –, occupèrent l’actuel Chen-si et, poussant plus loin vers la mer, le Chan-toung. La conquête des nouvelles terres, occupées par des tribus guerrières, prit nécessairement la forme d’une expédition militaire. C’est probablement dans cette période que prit naissance l’aristocratie militaire qui, par la suite, se transforma en aristocratie foncière. Durant le XIe siècle av. J.C. la dynastie des Tchéou monte sur le trône : ses attributions et prérogatives nous montrent bien qu’en cette période la monarchie n’exerce le pouvoir que d’une manière indirecte, comme c’est le cas lorsque l’État est organisé dans les formes du féodalisme aristocratique. En fait, l’Empereur ne concentre le pouvoir politique entre ses mains que d’une manière formelle. Il assume la haute charge de grand sacerdote de la religion dÉtat – d’où son titre de « Fils du Ciel », d’intermédiaire entre l’ordre céleste et l’ordre terrestre – mais il exerce le pouvoir par l’intermédiaire d’une puissante aristocratie foncière. De telle sorte que la pyramide sociale se divise en trois couches nettement distinctes : en bas, les classes inférieures exploitées, c’est-à-dire les serfs de la glèbe, les petits cultivateurs, les colons, les couches urbaines; au sommet, la Cour, qui dispose d’un appareil bureaucratique rudimentaire et dépend de ses vassaux pour ce qui concerne l’alimentation des caisses de l’État et l’équipement des troupes; entre les deux, la caste des nobles qui, d’aristocratie militaire s’est transformée en aristocratie foncière. Elle reçoit ses fiefs du souverain mais, comme elle reçoit directement les tributs féodaux des paysans et constitue les cadres de l’armée impériale, c’est elle qui détient le pouvoir politique effectif. En pratique, l’Empereur a plus de pouvoir – parce qu’il dispose d’une armée dont la puissance dépasse celles de ses vassaux prises isolément – que les rois qui se répartissent le gouvernement du pays. Mais, chaque seigneur féodal étant le roi absolu de son fief, l’Empereur n’est que le roi des rois.

Dans une telle organisation sociale, la monarchie ne gouverne pas par sa force propre. mais grâce aux rivalités et aux luttes incessantes qui éclatent continuellement entre les vassaux de la Couronne. En bref, la société chinoise de cette époque, par son mode de production, par les classes sociales qui la composent et par son organisation sociale est entièrement féodale; mais, pour ce qui concerne l’organisation du pouvoir, elle en est encore à un stade qu’on pourrait qualifier de « féodalisme inférieur » ou féodalisme aristocratique. L’évolution historique successive montrera comment – la base économique et sociale restant à peu près inchangée – le pouvoir politique échappera peu à peu à l’aristocratie pour se concentrer entre les mains de l’État. qui exercera le pouvoir au moyen d’une bureaucratie stipendiée et d’une armée royale. On passera ainsi à la phase du féodalisme supérieur, que nous convenons d’appeler « féodalisme d’État ».

La crise de la dynastie Tchéou commença à la fin du XI siècle, lorsque échoua la tentative de réaliser le grand projet de conquête du bassin du Yang-Tsé-Kiang. L’expédition militaire, se heurtant à la fière résistance des tribus autochtones, subit de graves revers pour, finalement, échouer misérablement. L’ennemi passa même à la contre-offensive et, dans la première moitié du VIIe siècle av. J.C., le territoire chinois fut envahi par les « barbares » du Sud. La capitale elle-même fut envahie et l’Empereur contraint de transporter se résidence plus à l’intérieur à Lo-i (actuellement Honan-fu). Une grave crise sortit de cette défaite militaire et de la destitution politique de la dynastie qui en résulta : le pouvoir échappa à l’Empereur pour se concentrer entre les mains de l’aristocratie. Les vassaux les plus puissants s’approprièrent les terres de la Couronne pour les incorporer à leur propre fief. Usurpant les prérogatives royales, eux qui, auparavant, recevaient leur fief des mains de l’Empereur, s’attribuent maintenant le droit de nommer des vassaux en les choisissant dans les files de la petite noblesse ou parmi les aventuriers qui prospèrent dans le désordre général. Ils se mirent ainsi à attribuer des terres pour en recevoir des tributs. Très souvent les nouveaux seigneurs, que l’on pourrait désigner par un terme tiré de l’histoire du féodalisme occidental : les « vavasseurs », imposaient la vassalité à leurs semblables, aggravant ainsi les conditions de vie des paysans sur lesquels pesait un joug toujours plus lourd. Le nombre des cours princières ayant augmenté, les frais d’entretien de la caste aristocratique ne pouvaient qu’augmenter à leur tour. D’autre part, les continuelles contestations entre les princes à propos de terres ou de vassaux, imposaient un alourdissement inouï des charges fiscales dont souffrait profondément le village chinois. Les classes urbaines elles-mêmes – artisans, marchands, praticiens – ne pouvaient se soustraire aux exactions des feudataires et de leurs lieutenants, car le pays était continuellement déchiré par des guerres intestines; quant à l’Empereur, il ne disposait plus d’aucun pouvoir pour mettre un frein à l’arbitraire et au brigandage de ses ex-vassaux transformés en souverains absolus dans les limites de leur domaine.

Dans les premières années du Ve siècle, une dizaine de princes puissants naissent de la guerre permanente des féodaux. La dynastie des Tchéou est désormais descendue à leur niveau et ne dispose plus de la suprématie militaire relative. La courbe du féodalisme aristocratique atteint son sommet dans la période de 335–320 av. J.C., lorsque la majeure partie des princes, bien que la dynastie Tchéou continue de représenter la monarchie légitime, prennent officiellement le titre de rois (wang).

Nous avons dit plus haut que le féodalisme chinois se caractérisait par sa précocité. Si l’on considère que le féodalisme – en employant ce terme avec rigueur – apparaît en Europe à la fin de l’Empire Carolingien (887), on doit conclure que le féodalisme surgit en Chine avec une avance d’au moins treize siècles. Au moment de la décadence de la monarchie impériale chinoise, lorsque l’aristocratie foncière se rend maîtresse de tout le pays, en Occident Alexandre le Grand part à la conquête de l’immense Empire Perse. Tout le reste du monde civilisé est enlisé dans le féodalisme. Rome, organisée en république, est encore occupée dans les deux guerres de conquête de la péninsule italienne.

Si le féodalisme est une phase de la société de classe qui se situe au-dessus de l’esclavagisme, il en résulte que l’histoire, à ce moment-là, se développe plus rapidement dans l’Extrême-Orient chinois que dans les autres lieux civilisés du monde. Et le rythme ne se ralentit pas par la suite. La répartition du territoire entre les princes puissants n’apporte pas la stabilité politique, étant donné que chacun d’eux est en lutte perpétuelle avec ses voisins. Il s’ouvre ainsi une époque de sanglantes tyrannies, de massacres de populations, de guerres dévastatrices : la sombre époque du Chian Kuo (Règnes Combattants). Elle dure plus de deux siècles, de 403 à 221 avant J.-C., tout au long desquels l’aristocratie féodale s’entre-déchire dans des guerres intestines, faisant couler le sang et semant la ruine économique. Enfin, de cette lutte furieuse surgit une grande principauté, celles des Ts’in – la future dynastie qui donnera son nom à la Chine.

Les Ts’in avaient fondé leur puissance au détriment de la dynastie régnante des Tchéou, en s’emparant d’une grande partie des territoires personnels de la Couronne – le Chan-Si actuel – lorsque celle-ci les avait abandonnés devant la poussée de l’invasion barbare. Avec le temps, les Ts’in avaient continuellement élargi la sphère de leur pouvoir, mettant en péril les princes rivaux. Très vite, l’État des Ts’in eut contre lui tous les autres États coalisés, et ce fut la guerre générale. La lutte, au terme de laquelle la Chine devait sortir profondément transformée, dura de 312 à 256 av. J.C. Lorsqu’elle prit fin, la Chine était à nouveau réunifiée. C’est la montée sur le trône de la dynastie Ts’in qui marque le passage du féodalisme aristocratique au féodalisme d’État. La nouvelle monarchie résout radicalement la contradiction entre le pouvoir central et les seigneuries féodales. L’aristocratie qui s’interposait entre la Couronne et le reste de la nation est pratiquement abolie, les princes sont détrônés ou réduits au rang de fonctionnaires royaux. Le territoire qui, autrefois, était divisé en fiefs, est divisé maintenant en provinces et en districts qui sont placés sous la juridiction de fonctionnaires nommés par l’Empereur. La nouvelle bureaucratie impériale se divise en deux branches, civile et militaire, dirigées respectivement par un Premier Ministre et un Maréchal d’Empire (commandant en chef de l’armée royale). L’Empereur est au sommet du pouvoir, les deux branches de l’administration confluant entre ses mains. Sur tout cet appareil veille un corps d’inspecteurs qui sont responsables directement devant l’Empereur et qui sont chargés de surveiller tant l’administration centrale que celle des provinces. En d’autres termes, on assiste à l’apparition d’une monarchie absolue, c’est-à-dire d’une forme d’État caractérisée par une rigoureuse concentration du pouvoir, mais qui, toutefois, reste la superstructure d’une base économique féodale.

La dynastie Tsin tombera rapidement, mais la structure d’État qu’elle a fondée durera plus de 2000 ans, restant substantiellement inchangée sous la succession des dynasties et malgré la domination des Mongols et des Mandchous. Elle cessera officiellement d’exister en 1911, à la révolution antimonarchique, mais il est clair que les traditions de centralisation de cet édifice cyclopéen se sont perpétuées dans les régimes post-révolutionnaires venus au pouvoir en Chine.

Il existe, entre le féodalisme d’État chinois et le féodalisme d’État russe – dont nous aurons l’occasion de parler en détails – de substantielles affinités que nous chercherons à illustrer par la suite. Pour l’instant, il nous importe d’insister sur la précocité de développement du féodalisme et, en général, de tout le cours historique chinois, d’autant plus remarquable qu’à un certain point de développement de l’histoire mondiale – lorsque la révolution bourgeoise commencera à fermenter dans le sein de la société féodale d’Europe – la Chine se mettra à marquer le pas, se laissant énormément distancer.

Une dernière comparaison. Les monarchies bureaucratiques qui surgirent en Europe à la fin du Moyen Age peuvent être considérées comme une phase intermédiaire entre le féodalisme aristocratique et le féodalisme d’État. En fait, si nous prenons pour exemple la monarchie française, qui atteint l’apogée de l’absolutisme sous Louis XIV. nous constatons que la concentration du pouvoir d’État n’a pas du tout brisé l’aristocratie foncière. En outre, nous savons que les monarchies absolues, en contrebalançant le pouvoir de la noblesse terrienne, facilitèrent le développement de la bourgeoisie et conditionnèrent finalement la révolution démocratique. Pour quelles causes historiques, ce phénomène fut-il absent de l’histoire chinoise ? Pourtant, la monarchie bureaucratique instaurée par les Ts’in, dont l’œuvre d’unification ne se limita pas au seul terrain politique, mais s’étendit à tous les domaines de la vie sociale (unification de la langue, des poids et mesures, des usages et coutumes. etc.), favorisa le développement du commerce intérieur et la naissance d’une classe de commerçants et d’affairistes. Il faut tenir compte de ce phénomène si l’on veut comprendre les événements de ces quarante dernières années et – ce qui nous importe – l’attitude de la bourgeoisie chinoise au cours de cette période, qui a permis aux révisionnistes du PC. chinois de perpétrer, en prenant prétexte de l’anti-impérialisme des « bourgeois nationaux », la énième escroquerie interclassiste,

Le lecteur a pu s’apercevoir dès le début qu’il n’entrait pas dans nos intentions de décrire la très longue histoire de la Chine. Un tel travail présuppose un puissant effort collectif, à moins qu’on veuille se limiter à traduire dans un langage différent les résultats habituels de l’historiographie traditionnelle.

Pour reconstituer l’histoire de la Chine suivant des critères marxistes, c’est-à-dire pour décrire l’histoire réelle de la Chine, il faudrait se livrer – comme du reste, pour une grande partie de l’histoire universelle – à un grand travail d’archéologie économique. Les historiens traditionnels négligent – par suite de leur formation intellectuelle ou par nécessité polémique – l’examen des structures économiques qui subissent des mutations et déterminent la forme politique de l’évolution historique. Il en va, pour les « repères » économiques, comme pour les ruines des monuments du passé : ils sont enfouis sous un oubli pluri-séculaire. L’historien marxiste est donc contraint de reparcourir son chemin à reculons, en partant du résultat final de l’évolution historique pour retrouver les causes économiques qu’il faut découvrir au travers d’une lutte continuelle contre les préjugés idéalistes.

Les historiens confucéens, que plagient les historiens occidentaux modernes, réduisaient toute histoire chinoise à une lutte de dynasties à l’intérieur et à la guerre des Chinois de nationalité Han contre les barbares du Sud et du Nord. Nous savons, au contraire, que tout changement dynastique était le résultat d’une guerre civile qui bouleversait la société chinoise. Ce fut une gigantesque guerre civile qui provoqua, en 209 av. J.C., l’écroulement de la dynastie Ts’in, dont l’avènement avait été lui-même le point d’aboutissement d’une longue et dramatique période de bouleversements sociaux qui mirent fin au féodalisme aristocratique. La révolution des Ts’in débouche, comme nous le savons, sur la fondation de l’État national chinois, absolu et héréditaire, qui – tout en restant l’organisation du pouvoir des classes féodales – introduisit une limitation substantielle du pouvoir périphérique et centrifuge des seigneurs féodaux. L’absolutisme est une forme d’État qui apparaît à diverses époques historiques. Mais l’absolutisme bureaucratique chinois ne peut être comparé à l’absolutisme des États classiques de l’Antiquité – à l’Empire romain, par exemple, qui fut contemporain de la dynastie des Han. Ceci devient clair si l’on pense aux fondements économiques différents de ces sociétés : esclavagistes à Rome, féodaux en Chine. L’État bureaucratique chinois n’annonce pas le césarisme romain, mais bien plutôt la monarchie absolue des XVe et XVIe siècles.

La révolte sociale est un catalyseur du processus historique. L’histoire chinoise, riche en révoltes et guerres civiles, progresse pour cela plus rapidement que celle des autres pays. Ce fut une autre gigantesque révolution sociale qui, plusieurs siècles plus tard, en 1368, mit fin à la domination mongole. Mais la guerre paysanne manquait une fois encore sa cible, représentée par les classes propriétaires du sol, et réussissait seulement à porter à son terme la lutte pour la libération nationale qui se terminait par l’avènement sur le trône impérial de la dynastie nationale des Ming. Celle-ci, à son tour, n’échappa point au destin des familles régnantes chinoises. La grande révolte paysanne, la guerre civile qui la suivit – et qui provoquèrent son écroulement – sont restées mémorables. Le mouvement fut guidé par un héros révolutionnaire, Li Zicheng. Mais, comme cela s’était déjà produit dans le passé, le mouvement, tout en détruisant l’empire des Ming, ne put empêcher que le pouvoir restât entre les mains des classes dominantes. Celles-ci, pour se protéger de la subversion sociale, appelèrent à l’aide la dynastie étrangère des mandchous.

Mais, tout au long de l’histoire millénaire de la nation chinoise, des centaines de révoltes et de guerres paysannes de moindre importance s’intercalent entre deux grandes révoltes. Suivant Mao Tsé-toung, dans une période de plus de deux mille ans, on compte au moins 18 grandes révoltes. Aucun autre peuple ne peut exhiber une tradition révolutionnaire aussi riche et il ne s’agissait point de réactions élémentaires de masses furieuses. La lutte physique s’accompagne souvent d’une cinglante critique de l’idéologie de la classe dominante. On se souvient de la manière dont s’exprimait le communisme agraire des Taipings : Toute la terre qui est sous le ciel devrait être cultivée par tout le peuple qui est sous le ciel. Qu’ils la cultivent tous ensemble et, lorsqu’ils récolteront le riz, qu’ils le mangent ensemble. Il n’est pas facile de trouver dans la littérature du communisme mondial une formule qui, comme celle-ci, donne une interprétation matérialiste des aspirations révolutionnaires, dans laquelle la rigueur scientifique s’allie à la passion poétique.

L’enseignement irréfutable que l’on retire de l’histoire chinoise, quoi qu’en pensent les historiens idéalistes, c’est que le levier du progrès social est la guerre civile, la lutte des classes. C’est précisément la fréquence exceptionnelle des bouleversements sociaux qui explique la précocité du développement historique chinois vis-à-vis de l’Occident. Pour pouvoir écrire l’histoire de le lutte des classes en Chine, il faudra, comme nous le disions, reconstituer avant tout, par une méthode archéologique, les bouleversements des vieilles formes économiques et des organisations sociales qui se sont succédées dans ce vaste pays. Mais, pour notre modeste travail, les résultats de l’historiographie traditionnelle, considérés d’un point de vue critique, ont suffi jusqu’ici. Ils nous seront encore utiles pour conclure.

Jusqu’à présent nous avons insisté sur cette particularité de l’histoire chinoise que constitue la précocité de développement du féodalisme par rapport à l’Occident. Il est certain que le féodalisme chinois naît avec de nombreux siècles d’avance sur le féodalisme occidental. Alors que la littérature traditionnelle exalte l’Occident capitaliste comme source exclusive de l’Histoire – affirmer que la prédominance de l’Europe sur l’Asie est tout à fait récente peut sembler n’être qu’un paradoxe. Il est pourtant vrai qu’à un moment crucial de l’histoire des continents l’Europe et l’Asie se sont trouvées au même niveau du point de vue du développement économique et social. A ce tournant dramatique de l’histoire universelle, l’Europe et l’Asie peuvent être comparées, en regardant les événements rétrospectivement, aux deux plateaux d’une balance en équilibre. Ensuite l’équilibre se rompt. L’Europe commence à progresser plus rapidement, toujours plus rapidement, tandis que l’Asie reste immobile, ou même régresse.

Nous devons essayer d’expliquer les raisons de ce phénomène historique très important pour compléter notre travail. En fait, c’est de ce moment que date la décadence de la Chine, qui partage le tragique destin de tout le continent.

L’Europe et l’Asie, en partant d’époques différentes, arrivent à un même stade : la monarchie absolue fondée sur le féodalisme. Puis leurs évolutions divergent et s’opposent. L’Asie, représentée par la Chine, sort de la préhistoire; elle traverse rapidement l’esclavagisme, qui ne laisse que de rares vestiges; elle entre dans le féodalisme et en parcourt tout le cycle pour parvenir à l’État bureaucratique, c’est-à-dire à la monarchie absolue. L’Europe progresse lentement : elle s’attarde de longs siècles durant dans l’esclavagisme, par suite des conditions naturelles qui favorisent les guerres de conquête, les invasions, l’impérialisme; puis elle accomplit la révolution chrétienne anti-esclavagiste et entre dans le féodalisme; elle atteint enfin le stade de la monarchie absolue au cours des XVe et XVIe siècles. C’est à cette époque que l’équilibre s’établit entre l’Europe et l’Asie. Mais la monarchie absolue à base féodale est une forme d’État qui suppose une phase de transition dans le domaine économique. Et. de fait, l’Europe réalise ce bouleversement : de féodale, elle devient bourgeoise. Par un bond prodigieux, elle dépasse tous les autres pays du monde et se place à la tête de l’humanité. Elle y parviendra au moyen d’horribles carnages, en assujettissant le monde à des formes d’exploitation inouïes – mais elle y parviendra. L’Asie, au contraire, reste noyée dans le pré-capitalisme. Pourquoi cela ? Comment s’explique-t-il que des nations européennes comme l’Espagne, la France, l’Angleterre, pauvres et faibles, deviennent riches et puissantes tandis que d’antiques nations comme la Chine perdent leur position dominante ?

L’aube de l’Europe moderne

Finalement, nous voulons expliquer pourquoi la révolution capitaliste qui fermentait dans plusieurs grands États d’Asie et d’Europe, n’explosa que dans certains d’entre eux, tandis que la perspective s’en éloignait chez les autres. Nous voulons savoir, donc, la raison du retard capitaliste en Asie, en Chine plus particulièrement.

L’Europe moderne est née depuis peu, si l’on considère le long cheminement de l’espèce humaine. Jusqu’à la moitié du XVe siècle, rien ne laissait présager le vertigineux développement des pays bordant l’Océan Atlantique. Les seuls centres d’activité économique et intellectuelle étaient les glorieuses républiques maritimes et les seigneuries de l’Italie de la Renaissance : Venise, Gênes, Florence. Le reste du continent était encore immergé dans le chaos féodal, tandis que les Turcs-Ottomans démolissaient les restes de l’Empire byzantin. L’Espagne, la France, l’Angleterre, la Hollande qui, sous peu, domineraient le monde, n’étaient pas encore parvenues à se constituer en nations. Leur économie était essentiellement médiévale. C’est pourtant là que surgira le capitalisme. Essayons de définir, nécessairement d’une manière très synthétique, les conditions de chaque pays.

L’Espagne, la future grande puissance coloniale, ne détruisit qu’en 1492 – l’année même de la découverte de l’Amérique – le règne musulman de Grenade, menant ainsi à terme la « reconquête » chrétienne de la péninsule ibérique, qui avait duré plus de huit siècles. L’Espagne, qui avait été carthaginoise, romaine, wisigothe et arabe, prenait alors seulement les caractéristiques nationales que nous lui connaissons. La monarchie s’organisa immédiatement dans les formes de l’absolutisme. Jouant de sa force militaire et du prestige acquis dans la longue lutte, elle s’oppose efficacement aux prétentions des seigneurs féodaux, dont elle limite énergiquement l’autorité. C’est dans ces années (1481) qu’est instituée l’Inquisition, formidable instrument de gouvernement qui, sous la forme d’un tribunal religieux servira efficacement les intérêts de la monarchie, en aidant ses efforts de centralisation. Il est bon de noter que la monarchie absolue – malgré les répugnances que son appareil répressif peut inspirer à des esprits libertaires – se présente comme un fait révolutionnaire face au désordre et à l’impuissance féodales. C’est à elle que revient le mérite d’avoir organisé l’expédition de Christophe Colomb : le pouvoir local des féodaux n’était pas capable de telles initiatives.

La monarchie française se forme dans la même période. Les dynasties capétiennes et celle des Valois qui leur succède ont deux ennemis mortels à éliminer : l’Angleterre qui, par suite de droits féodaux, occupe une partie du territoire français, et la récalcitrante noblesse indigène qui travaille avec obstination à diminuer l’autorité royale. Pour aboutir, la monarchie doit traverser la terrible crise qui a pris le nom de Guerre de Cent Ans. Comme on le sait, il ne s’agit pas seulement d’une guerre entre États, mais d’une profonde crise sociale qui bouleversa la France. La monarchie dut manœuvrer avec adresse non seulement sur le front des armées, mais aussi dans la guerre des classes, prenant parti pour la bourgeoisie naissante dont elle reçut un précieux appui financier. C’est l’époque troublée de l’épuisante guerre anglo-française, de la révolte des paysans que les seigneurs féodaux appellent dédaigneusement Jacques Bonhomme, de la lutte entre les factions féodales des Bourbons et des Armagnacs, des défaites françaises de Crécy et d’Azincourt, des entreprises de Jeanne d’Arc. La longue crise, qui éclate en 1337, se termine en 1453. C’est à cette époque que se réalise l’unité territoriale française, à l’exception de Calais qui reste aux mains des Anglais. Comme l’avait déjà fait avec succès la maison d’Aragon en Espagne, la dynastie des Valois profite de la puissance ainsi acquise pour régler ses comptes avec l’autre grand ennemi de la monarchie : la noblesse féodale.

La monarchie absolue française est fondée par Charles VII, le roi couronné en 1429 à Reims, libérée la même année par l’armée de Jeanne d’Arc. Mais l’unification politique du pays, c’est-à-dire la constitution de la France dans les formes modernes de la nation, n’est acquise que sous le règne de Louis XI, mort en 1483. C’est à ce grand esprit politique que revient le mérite d’avoir jeté les bases de l’alliance politique entre la monarchie et la grande bourgeoisie contre les féodaux, alliance qui devait amorcer le développement de la France. A sa mort, les grands féodaux de Bourgogne, de Provence, de Bretagne n’ont pratiquement plus de pouvoir. C’est donc seulement à la fin du XVe siècle – il nous faut insister sur les dates pour mener à bien notre comparaison Europe-Asie – que se termine la grande crise sociale française. Le féodalisme aristocratique est définitivement battu, l’absolutisme monarchique solidement installé. Le grand appareil étatique est désormais en place : sous peu, la découverte de nouveaux mondes, ouverts aux entreprises et à la piraterie des marchands européens, lui ouvriront des possibilités insoupçonnables.

Toujours à la fin du XVe siècle, une autre grande monarchie européenne émerge de l’enfer d’une grande crise sociale. Et en pareil cas les termes ne sauraient paraître exagérés : la guerre civile qui déchire l’Angleterre, vaincue dans la Guerre de Cent Ans, est vraiment terrible. C’est la guerre des Deux Roses, qui durera trente ans, de 1455 à 1485. Une lutte féroce se déchaîne entre les nobles qui se disputent le trône. Elle se termine, après d’innombrables massacres, par l’avènement de la maison des Tudor.

La fondation de la monarchie absolue, en Angleterre également, coïncidera avec l’apparition de la bourgeoisie. Le chapitre XXVIII (Livre I. Section VIII) du « Capital », que Marx intitule : Législation sanguinaire contre les expropriés à partir de fin du XVe siècle, en fait foi. Il y décrit les châtiments cruels que le dynastie des Tudor, dignement continuée par les Stuart, inflige aux familles paysannes que les Landlords chassent des communautés agricoles pour s’emparer des terres et les transformer en pâturages. Tout le monde sait que c’est avec la laine comme principal article de commerce que la bourgeoisie britannique se présenta alors sur les marchés extérieurs. Ceci signifie précisément que le capitalisme britannique naît sous la monarchie absolue, à peu près en même temps qu’elle.

Voilà donc dans quelle situation se trouvait le continent à la veille de la découverte de l’Amérique. On peut dire qu’à cette époque l’Europe est à l’état fluide : une grande révolution économique et sociale est en marche. De nouvelles forces sociales, libérées par l’écroulement des vieux rapports de production, tendent à se cristalliser autour d’un centre qui ne peut être autre que la monarchie. Le féodalisme entre dans la crise qui le conduira à se mort. Il est clair que la révolution anti-féodale ne peut être circonscrite aux événements, pourtant déterminants, de la révolution de Cromwell en Angleterre ou de la révolution jacobine en France. Ces explosions de la lutte des classes furent les points culminants d’un processus révolutionnaire qui se développait depuis longtemps dans le sous-sol social. En effet, la lutte contre les formes féodales de production et d’organisation sociale commence bien avant, c’est-à-dire à la fin du XVe siècle, et précisément à l’époque des découvertes géographiques et de la formation du marché mondial. Or ce gigantesque bouleversement, cette incessante accumulation de la « quantité » capitaliste dans les entrailles de la société féodale, qui transformera finalement la « qualité » du mode de production elle-même, n’intéresse pas seulement une partie du monde. L’Asie, comme l’Europe, participe à ce grand mouvement de rénovation.

Tandis que les audacieux navigateurs de l’Occident explorent les océans jusqu’alors inconnus, que l’Espagne et le Portugal font la conquête d’immenses empires coloniaux en Amérique, dans deux parties vitales du continent asiatique – la Perse et l’Inde – surgissent de puissants empires. Nous assistons au déroulement d’un phénomène d’une énorme portée, qui s’est déjà produit en Chine. A côté de l’empire des Ming, nous voyons se former la grande monarchie persane des Sofis et l’empire indo-musulman du Grand Mogol. Nous avons donc là trois États colosses qui peuvent aisément disputer la primauté à l’Europe. L’histoire écrite n’enregistre certainement pas de heurts entre l’Asie et l’Europe, mais si l’on pense que toute collision entre États se produit sur le terrain économique bien avant de se transformer en conflit politique et militaire, on comprendra qu’une colossale partie fut jouée entre les principaux États d’Europe et d’Asie. Les États qui réussiront à monopoliser les routes océaniques ouvertes au commerce mondial, qui seront en mesure d’aligner de puissantes flottes commerciales et de guerre pour éliminer leurs concurrents -ce sont ces États qui resteront les vainqueurs.

Les voies maritimes commencent à prévaloir sur les routes terrestres, le commerce sur l’agriculture. C’est pourquoi les grands empires territoriaux qui existaient déjà depuis des siècles on Asie, comme c’est le cas pour la Chine, ou qui surgissent maintenant, comme c’est le cas de la Perse et de l’Inde, devront succomber, bien qu’ils puissent se vanter d’antiques et glorieuses traditions maritimes.

La merveilleuse renaissance de l’Asie

A partir de 1501 un grand bouleversement commence en Perse. L’immense pays, depuis l’Antiquité, a fonctionné comme un pont entre l’Orient et l’Occident. Ce n’est donc point par hasard qu’il est parcouru par la grande vague de renouveau qui est en train de secouer le monde civilisé. L’indépendance perse avait été détruite, au VIIe siècle, par la conquête arabe, suivie des dominations turque et mongole. La grande dynastie des Sofis monte sur le trône, unifie le pays et lui rend son indépendance. Et il ne s’agit pas d’un simple changement dans la façade politique, mais d’un profond bouleversement social.

La dynastie des Sofis accomplit sa tâche avec succès : elle limite le pouvoir local de l’aristocratie terrienne, elle contrôle la classe turbulente des khans, les fameux Kizilbachi – les nobles au fez rouge. En un mot, le mouvement accomplit la transformation de la monarchie féodale en monarchie absolue, exactement comme cela s’était produit dans les principaux États européens, fondés depuis peu. Les fiefs des khans cessent d’être héréditaires, et eux-mêmes sont réduits au rang de fonctionnaires du pouvoir royal. Le Schah soustrait des territoires toujours plus vastes à la juridiction des seigneurs féodaux, en créant les cités royales, en organisant une classe de fonctionnaires d’État, choisis non plus parmi les Kizilbachi hautains, mais dans les classes inférieures de la population. Toujours dans un but antiféodal, le nouveau régime supprime la vieille armée formée par les hommes et les armes fournis par l’aristocratie et crée, sur le modèle européen. une armée permanente.

A la même époque, de grands bouleversements secouent la grande péninsule gangétique, l’Inde fabuleuse.

Cet immense pays, par suite de circonstances historiques complexes – dont la principale est l’invasion fréquente de conquérants étrangers qui se superposent à l’élément hindou – est un cas limite de la fragmentation féodale. Lorsque, il y a quelques années, l’Empire britannique cessa de dominer les Indes, le nombre de princes hindous et musulmans vassaux de la Couronne britannique s’élevait à 562. Cela peut sembler excessif, mais ce n’est certainement pas le nombre maximum, si l’on pense qu’au XIVe siècle l’Inde était divisée en 1350 États. Et ce n’est pas tout : à la fin du siècle suivant, le fractionnement devait encore s’approfondir, le règne brahmanique du Dekkan s’était divisé en de nombreux petits États provinciaux.

L’empire mongol, fondé par un descendant de Taie [ ?] Babur, remédie au chaos féodal et réalise l’unité politique. L’empire naquit de la bataille de Panipat qui se déroula le 20 août 1526 et fut gagnée par l’armée de Babur; mais l’empire atteint son apogée sous Akbar. qui régna de 1556 à 1605. L’empire s’étend alors jusqu’à ses limites historiques, comprenant, outre l’ex-sultanat de Delhi soumis par Babur, le Gujarat, le Bengale et une partie du Dekkan : un empire immense qui atteint les 4 millions de km2 pour une population de 100 millions d’habitants.

Akbar, qui fut non seulement un conquérant mais un grand homme d’État, prit pour modèle, dans la grande œuvre de reconstruction entreprise, la monarchie des Sofis – même si les résultats furent bien inférieurs au modèle. Naturellement. si l’Inde des Grands Mongols naît à une nouvelle vie, cela n’est pas dû aux qualités personnelles, même si elles sont exceptionnelles, de Babur ou d’Akbar. Au contraire ici également, on assiste à un bouleversement des vieux rapports sociaux. Akbar, comme les Schahs de Perse, comme les monarques chrétiens de l’Europe, est l’expression d’un mouvement social qui tend à mettre fin, ou du moins à limiter sensiblement, le pouvoir de la noblesse féodale qui s’était renforcé à la suite de la conquête musulmane et pesait lourdement sur les villages. Lui aussi tente d’opposer une bureaucratie d’État, responsable seulement devant le pouvoir royal, à l’anarchie du pouvoir féodal local : il remplace également la vieille armée féodale par une armée permanente. La dialectique de la lutte sociale lui impose, comme cela s’était déjà vérifié pour les monarchies absolues européennes, d’appuyer la paysannerie qui peine depuis des siècles sous le joug écrasant de l’aristocratie militaire. En conséquence, il poursuit le grand objectif d’une réforme agraire qui réintègre l’État dans ses propriétés et le village dans ses droits, mettant fin aux usurpations traditionnelles de la noblesse et de ses hommes de main. Mais les grandes réformes d’Akbar se heurtent à la résistance fanatique du clergé musulman qui, comme d’habitude, dissimule derrière l’intransigeance dogmatique sa défense inavouable des intérêts de l’aristocratie, et n’hésite pas à prêcher la haine raciale entre musulmans et hindous. Ce seront effectivement la division raciale – la péninsule indienne, par suite des invasions successives est un véritable kaléidoscope de races et de langues – et la vitalité des traditions féodales qui limiteront les résultats de la réforme. Toutefois, au moment du débarquement des Portugais dans les ports de la péninsule, l’Inde n’est pas ce pays pauvre et affamé que laissera le passage de l’impérialisme. L’industrie est en plein développement, le commerce plus encore. La péninsule indienne est un maillon du commerce mondial. Des navires de petit cabotage y font escale, venant de tous les points de l’Asie : de la péninsule arabe, des ports persans, de la Chine, de l’Insulinde. La richesse de la marine indienne surprend les visiteurs étrangers. Il se développe une importante classe de marchands, appelés Banias, qui, au XIIe siècle, opèrent dans toutes les régions côtières de l’Inde, à Goa, dans le Coromandel, au Bengale. Ils s’occupent du trafic commercial et d’opérations financières : leurs dépôts et leurs offices de change se rencontrent même en dehors de l’Inde dans les ports persans, en Arabie, dans toute l’Afrique orientale depuis Aden jusqu’au Cap de Bonne Espérance. Ils exportent les cotonnades fabriquées au Bengale et dans le Coromandel. Grâce à eux, les produits des filateurs indiens arrivent jusqu’aux îles de la Sonde. La monoculture meurtrière, typique de la domination coloniale, est inconnue : agriculture, manufacture et commerce s’équilibrent et se compensent réciproquement. L’Inde n’exporte pas seulement des tissus, mais également des produits industriels. En somme, c’est l’exact opposé de l’Inde douloureuse, engluée dans le paupérisme que le féroce colonialisme occidental nous a habitués à imaginer. C’est un pays dans sa phase d’ascension.

Tous ces faits parlent clairement, Ils nous montrent que la révolution anti-féodale n’est pas un fait exclusivement européen : elle franchit les océans et met an branle les continents. L’Asie aussi est en lice, les peuples de couleur aussi – sans même s’apercevoir qu’ils possèdent cette tendance à l’inertie et à la contemplation que leur attribuent les philosophes occidentaux – agissent activement. Puis, sur tout ce fourmillement d’activité, une mortelle paralysie va s’étendre. Ceci va se produire alors que l’Asie qui, depuis des millénaires, a été la matrice inépuisable de peuples conquérants envahissant l’Europe, deviendra à son tour l’objet de l’invasion, de la conquête brutale. Mais ces envahisseurs sans pitié ne viendront pas, comme dans l’Antiquité, à dos de cheval, mais sur les ponts armés de navires océaniques. Et c’est en vain que les agressés tenteront d’échapper à cet étau en s’enfermant dans un strict isolationnisme, comme le feront la Chine et le Japon.

Le cas du Japon est suffisamment éloquent pour que nous y fassions allusion rapidement. L’archipel nippon participait lui aussi au bouleversement mondial. A travers de dures luttes, le pouvoir impérial, représenté par les Shogouns, une sorte de dynastie héréditaire de premiers ministres, abat le pouvoir de l’aristocratie féodale. Le Japon est un pays très arriéré : il suffit de dire que c’est seulement au XVIe siècle que le fer et l’acier y font leur apparition. L’unification politique du pays comporte la renaissance de l’économie agricole que la domination des seigneurs féodaux – les « Daïmio » – maintient à un niveau très bas. Les réformes antiféodales sont menées à bien sous les shogounats de Nobunaga (1534–1582), de Hideyoschi (1536–1598), de Ieyasu (1542–1616). Sous leur règne, celui de Ieyasu spécialement, le pouvoir impérial se transforme an assumant la forme de la monarchie absolue, tandis que les « Daïmio » querelleurs sont ramenés au rang de courtisans.

La religion catholique importée par les missionnaires se révèle comme une arme idéologique d’une efficacité insoupçonnable entre les mains des réformateurs antiféodaux luttant contre le clergé bouddhiste qui s’acharne à défendre l’« ancien régime ». Il arrive même un moment où les nombreuses conversions, favorisées par les Shogouns, semblent devoir transformer le Japon en une nation chrétienne. Mais l’invasion des Portugais, pour qui la prédication des missionnaires sert uniquement à faciliter la conquête du pays, contraint le gouvernement nippon à changer radicalement de politique. En 1638, les successeurs de Yeyasu ferment le Japon aux étrangers et bannissent le catholicisme. Il faudra, deux siècles plus tard, le bombardement des navires de guerre du commodore américain Percy pour détruire la barrière élevée contre la piraterie des impérialistes européens. Mais tous les États asiatiques ne jouissent pas du privilège qu’apporte au Japon sa nature insulaire. Non seulement les États de formation récente, mais l’Empire chinois lui-même, sont incapables de s’opposer à l’invasion européenne.

Repli du capitalisme asiatique

Il pourra sembler que nous avons donné une importance excessive à l’examen des événements qui se déroulent dans le monde à l’époque que nous examinons, alors que le présent travail est dédié à l’étude des particularités du cours historique chinois. Mais il est clair que nous ne pouvions absolument pas employer une méthode différente. Tout événement historique important, même s’il se déroule loin des pays où le rythme de développement est le plus rapide, est conditionné par le développement de l’histoire mondiale. Ceci vaut d’autant mieux pour la Chine. Nous avons vu comment l’origine de la nation chinoise et son développement furent strictement déterminés par les caractéristiques du continent, par la position géographique du territoire, par sa géologie. Nous savons également qu’il existe de strictes relations entre l’évolution historique de la Chine et celle du reste du monde civilisé. En fait, la Chine antique eut une part très importante, même si elle n’était pas directe, dans les invasions barbares qui détruisirent l’Europe romaine, car elle contraignit les populations mongoles nomades à dévier sur l’Occident où elles firent pression à leur tour sur les barbares germaniques.

Il faut penser aux conséquences historiques qu’entraînèrent les invasions des Huns dans l’Antiquité et celles des Turcs dans le bas Moyen Age : toute l’histoire du féodalisme européen et de l’époque de transition au capitalisme leur est liée; ces peuples nomades étaient originaires de la Mongolie, dont ils tentèrent maintes fois de sortir pour s’aventurer à l’intérieur de la place forte chinoise où ils furent invariablement arrêtés et rejetés vers l’Occident. En gardant tout cela présent à l’esprit, on comprendra que l’on ne peut faire un travail historique sérieux sur ce sujet sans considérer globalement les événements mondiaux et sans tenter de découvrir leurs relations intimes.

Ainsi, on ne peut comprendre les raisons de l’énorme retard de la révolution bourgeoise chinoise, sans se rendre compte de la stagnation et de l’involution qui frappèrent la Chine au moment même où les États atlantiques de l’Europe se lancèrent dans la voie du capitalisme, sortant définitivement du Moyen Age. Nous devons comprendre comment il se fait que la Chine, qui avait devancé de plusieurs siècles toutes les nations du monde sur la voie du féodalisme et de la monarchie absolue, se laissa ensuite dépasser, sombrant dans cette irrémédiable décadence dont elle ne se relève qu’aujourd’hui. Et nous ne pouvions le faire sans jeter un coup d’œil sur les conditions, non pas de la seule Chine ou même de l’Asie, mais de tout le monde connu à l’époque des découvertes géographiques. C’est pourquoi nous avons rapidement passé an revue les bouleversements qui se produisent an Europe dans cette période, ainsi que ceux – substantiellement identiques – que l’histoire enregistre pour les principales nations de l’Asie, comme la Perse, l’Inde, le Japon. Il resterait à examiner les conditions propres à la Chine : nous y avons déjà fait allusion an évoquant l’ère des Ming, qui est la dynastie régnante au moment de l’arrivée des Occidentaux. Il convient maintenant de compléter ce que nous avons déjà dit, en tenant compte, toutefois, du peu d’espace dont nous disposons.

Marco Polo fut un magnifique témoin de la grandeur de la Chine, qu’il visita de 1275 à 1291, au moment où régnait la dynastie mongole des Yuan. Faut-il répéter ce que tout le monde sait ? Marco Polo trouva un pays très avancé dans le domaine de l’industrie, du commerce, de l’administration. Deux siècles et demi avant l’installation des Portugais à Macao, gracieusement concédée aux « barbares » d’Occident par l’Empereur, la Chine est un pays où existe déjà une classe d’industriels qui emploient une main-d’œuvre salariée dans leurs manufactures – ce qui prouve que l’industrie est gérée dans des formes capitalistes. La classe des commerçants est plus importante encore; elle dispose de flottes maritimes et fluviales importantes. « Sur le seul Yang Tsé Kiang – écrit Marco Polo émerveillé – naviguent, en vérité, plus de navires chargés de marchandises de grande valeur que sur tous les fleuves et toutes les mers du monde chrétien. » Le pays jouit d’une métallurgie très avancée et consomme une grande quantité de charbon. Le commerce extérieur est développé et reçoit une nouvelle impulsion sous les Ming. La Chine importe les épices des îles de la Sonde et les revend aux Portugais, elle maintient des relations commerciales avec la Perse, l’Arabie, l’Inde, le Japon. Sous le troisième Empereur Ming Yongle (1403–1424), elle entreprend l’exploration de la Malaisie et de Ceylan et conquiert l’Annam. Avant lui, l’Empereur Kubilai Khan avait tenté de conquérir Java. Les marins et les commerçants chinois se rencontrent dans tous les principaux ports de l’Océan Indien, et poussent jusque sur les côtes de l’Afrique orientale. Les banquiers chinois – comme l’avait déjà remarqué Marco Polo avec stupeur – usent largement du papier monnaie, tout à fait inconnu en Occident.

Pour récapituler, à l’aube du XVIe siècle, les conditions historiques de l’Europe et de l’Asie, en considérant, naturellement, les États principaux, sont sensiblement comparables. En mettant de côté la diversité des voies suivies, les accidents présentés par le développement de chaque pays et les différences des organismes politiques, une tendance est commune à tous : la tendance au renouvellement des moyens de production, à la recherche de nouveaux modes de vie sociale. En un mot, la tendance au dépassement du féodalisme. Mais la dialectique historique permettra seulement à un groupe d’États de parcourir jusqu’au bout le chemin emprunté – ce seront les États qui réussiront à imprimer un rythme jusqu’alors inconnu à l’accumulation primitive, à l’édification de ces grandes fortunes marchandes et financières qui, par la suite, permettront la révolution industrielle. La grande lutte entre l’Asie et l’Europe se décidera sur les mers, sur les routes océaniques qui ouvriront la voie au marché mondial moderne.

Les Perses, les Arabes, les Indiens, les Japonais, les Malais, les Chinois – tous ces peuples ont derrière eux d’antiques et glorieuses traditions de navigation. Le commerce maritime a, chez eux, de lointaines origines. Pourtant, les faits montreront que leur technique des constructions navales et de la navigation n’est pas adaptée à l’immense effort requis par la navigation océanique. Ils ont l’audace de se déplacer d’un bout à l’autre de l’Océan Indien, mais ils ne parviendront pas à accomplir la grande entreprise de relier les océans entre eux. La réalité de l’époque, c’est que le commerce a pris une importance qui dépasse les nations et les continents : il s’est fait mondial. Ses voies restent pourtant encore terrestres. Il existe, c’est vrai, les grandes flottes de Venise et de Gênes qui s’occupent du commerce Europe-Asie, mais leur tâche s’arrête dans le port d’Alexandrie ou dans les ports moins importants de la Syrie. Les marchandises an provenance de l’Asie, lorsqu’elles ne suivent pas la très longue « route de la soie » par le Turkestan chinois, sont transportées par les flottes arabes à Suez et de là, à dos de chameau, elles poursuivent leur route vers la métropole égyptienne. En conséquence, les frais de transport, sur lesquels pèsent, entre autres, les lourds impôts prélevés par les Turcs qui contrôlent les voies d’accès à l’Europe, deviennent insupportables. Il devient nécessaire de trouver une liaison directe entre les deux continents, entre les deux marchés. L’Asie ne participe pas à cette entreprise seuls y prennent part les nouveaux États atlantiques, les nouvelles monarchies chrétiennes qui viennent de surgir d’une lutte victorieuse et tendent irrésistiblement à s’agrandir.

Si les princes féodaux dispersés acceptaient avec résignation le monopole commercial des républiques maritimes italiennes, les superbes monarchies de Madrid, de Lisbonne, de Paris. de Londres, ne sont plus disposés à le tolérer – précisément parce qu’elles possèdent les moyens financiers nécessaires aux expéditions océaniques. La lutte pour la découverte et le monopole des routes interocéaniques commence. La découverte de l’Amérique octroie d’immenses empires coloniaux à l’Espagne et au Portugal, mais elle n’aura pas d’influences immédiates sur l’histoire mondiale, à l’inverse de la circumnavigation de l’Afrique par Vasco de Gama. Le formidable raid Lisbonne-Calicut, de 1497 à 1497, va ébranler le monde : il marque la « démobilisation » de la Méditerranée, la décadence irrémédiable de l’Italie, l’explosion de la puissance coloniale portugaise. Mais il marque surtout la défaite de l’Asie. Le monde sait maintenant quels seront ses maîtres. Et lorsqu’une autre héroïque expédition, conduite par Fernand de Magellan, pousse jusqu’à l’Atlantique austral, réussit à trouver le passage du Sud-ouest et débouche dans le Pacifique pour remonter jusqu’aux Philippines, la victoire de l’Europe est complète, sans appel l’encerclement de l’Asie est achevé.

La circumnavigation du globe, dans les années 1519–1522, sanctionne la primauté mondiale de l’Occident – peu importe si elle passera des mains des Ibériques à celles des Hollandais et des Anglais. Les exploiteurs qui la tortureront et la spolieront sans pitié pourront changer, le sort de l’Asie, lui, ne changera plus : ses flottes disparaîtront des mers, ses campagnes seront dévorées par la sécheresse, ses merveilleuses villes se dépeupleront. Et ses peuples seront jetés dans la galère infernale du colonialisme capitaliste, le plus féroce et le plus inhumain qui ait jamais existé. Les causes du repli et de la décadence de l’Asie, et donc de la Chine, ne se trouvent pas ailleurs.

Mais, dans le domaine de l’histoire comme dans celui de la nature, rien ne survient par hasard. La supériorité navale de l’Occident ne fut pas l’effet d’un coup de fortune. La préparation scientifique, le courage et la discipline des amiraux et des chiourmes, eurent, certes, leur part, dans la réussite des expéditions. Mais la vérité est que la technique des constructions navales et l’art de la navigation devaient avoir le plus grand développement en Occident, car la civilisation européenne surgit sur les rives de la Méditerranée, mer interne facilement navigable. Précisément parce que cette mer était d’accès facile pour tous les peuples qui habitaient ses côtes, toute grande puissance qui aspirait à la suprématie impériale devait, avant tout, s’imposer comme puissance navale. La circumnavigation de l’Afrique accomplie par les navires du pharaon Nékao II, l’impérialisme commercial des Phéniciens, le colonialisme des républiques helléniques, le grand conflit entre Rome et Carthage, les compétitions des républiques maritimes italiennes – tous ces faits démontrent bien que la lutte entre les puissances méditerranéennes fut avant tout une lutte entre puissances navales.

Au contraire, les nations asiatiques n’eurent jamais une marine de guerre capable de rivaliser avec celles de l’Occident. La Chine elle-même ne réussit jamais à se débarrasser de la piraterie japonaise. Cela s’explique par le fait que les grands États asiatiques furent contraints de dépenser la plus grande partie de leur énergie contre les invasions des barbares déferlant depuis la partie septentrionale du continent, alors qu’ils n’eurent pas à affronter le péril d’invasions venant de la mer. L’Océan avait été, pour eux comme pour les anciens peuples d’Occident, un rempart infranchissable. Mais lorsque l’Océan fut violé, ils se retrouvèrent sans défense.

Depuis lors, l’impérialisme blanc a réussi à dominer l’Asie en dominant les océans. Ce n’est donc point par hasard que, sitôt ses maîtres traditionnels, britanniques, français, hollandais chassés au cours de la seconde guerre mondiale, les nations asiatiques se sont éveillées à une nouvelle vie.


Source : « Programme communiste », № 7, avril-juin 1959
Les noms ont été corrigés et/ou adaptés à l’usage actuel. (sinistra.net, Avril 2021)

About the romanisation of chinese names etc. consult our page « A Non-Exhaustive Euro-Hannic Transcription Engine »

[top] [home] [mail] [search]