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LE « COMMUNISME » RUSSE ET NOUS


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Le « communisme » russe et nous
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Le « communisme » russe et nous

Les pages qui précèdent enregistrent, comme on a vu, la capitulation du communisme moscoutaire devant le mercantilisme. Mais elles ne se limitent pas à cela : elles formulent les principes et les tâches de la révolution socialiste, dont le programme se résume ainsi : destruction, secteur par secteur, de l’économie de marché.

A ce titre, elles constituent une importante contribution au rétablissement de la doctrine révolutionnaire, sans lequel l’organisation politique du prolétariat international ne pourra se reconstituer.

Cela suffit à distinguer notre effort des « démarches » intellectuelles gratuites et stériles auxquelles les décourageantes oppositions suscitées par la dégénérescence toujours plus patente du « communisme » à la russe se livrent avec exubérance, et qui sont destinées à retomber dans la banalité et l’oubli parce que se situant en dehors du programme scientifique de la révolution moderne défini par le marxisme, programme qu’il faut soit attaquer ouvertement (si on tient pour la société de classes), soit reformuler, illustrer et défendre, mais qu’il est insensé d’ignorer, dès lors qu’on s’occupe de « socialisme », et stupide de prétendre « mettre à jour ».

Sans doute cet effort restera-t-il incompris pour longtemps encore des ouvriers, dont le déplacement vers un véritable communisme est pourtant décisif. C’est là l’effet fatal du désarmement théorique complet du mouvement politique prolétarien depuis qu’il est tombé aux mains de renégats refusant « de porter des questions de principe » dans les masses : ni les regrets, ni des appels pathétiques ne pourraient y remédier. Ce qui compte, c’est d’abord que la reprise ne peut historiquement manquer étant donné la permanence des contrastes de classe et ensuite qu’elle ne peut se développer sur un autre programme, sur d’autres principes que ceux que nous défendons, et que nous n’avons pas inventés, mais appris, puisqu’ils existent depuis plus d’un siècle, que nous tentons modestement de restaurer, parce qu’ils seront valables tant que la société capitaliste (qui les a forcés à naître) survivra.

Pourtant, nous ne serions pas en mesure de poursuivre contre les renégats du communisme la polémique toute impersonnelle qu’on vient de lire si l’ennemi était réellement parvenu à liquider toute continuité politique et organisationnelle à l’égard de Marx et de Lénine. Même aux jours les plus sombres de la contre-révolution stalinienne et même aux plus terribles moments du recul du prolétariat sur les positions politiques conquises lors de la fondation de la IIIe Internationale, cette grande tradition a été maintenue. Tandis que le stalinisme écrasait par les méthodes que l’on sait les forces révolutionnaires qui dans le monde entier avaient répondu à l’appel d’octobre 1917, avec plus ou moins de décision et de clarté, tandis que l’opportunisme contaminait, envahissait, dissolvait tout, pour des raisons historiques qu’il est impossible de réduire aux seules violences de chefs dégénérés, il s’est trouvé une poignée de militants pour défendre envers et contre tout les principes et le programme originels. Mais où ces opiniâtres continuateurs auraient-ils puisé la conviction nécessaire à une lutte aussi inégale, si ce n’est dans la confirmation écrasante que l’Histoire elle-même donnait à la prévision marxiste, tant en ce qui concerne les solutions capitaliste toujours plus accentuée de l’économie sociale russe, que le cours catastrophique de l’économie et de la politique bourgeoises mondiales ? Si la position internationaliste est restée vivante donc, c’est sans doute parce que la réaction n’avait pu briser un certain noyau doté d’une forte tradition théorique et d’une riche expérience de lutte mais c’est surtout parce qu’à ceux qui savaient leur appliquer la méthode matérialiste, tous les événements de 1917 à aujourd’hui démontraient que le marxisme n’avait pas cessé un instant d’être vrai.

Le corps de positions que nous défendons, et qui est non pas l’apanage d’un courant, mais le patrimoine du parti historique du prolétariat, par-dessus les décades et les frontières, nous a donc été transmis par la génération des révolutionnaires qui participèrent physiquement a l’héroïque lutte d’entre les deux guerres. Mais la jeune génération qui tient le plus souvent les partis influencés par Moscou pour d’authentiques défenseurs du marxisme et continuateurs de Lénine ignore tout de cette lutte, ou du moins de sa véritable signification de classe. Elle ignore (tant d’efforts se sont conjugués pour ce résultat !) qu’il y eut dans l’Internationale Communiste une opposition de gauche qui lutta désespérément contre la théorie scélérate de Staline du socialisme dans un seul pays, pour la sauvegarde du marxisme et de la « pratique » révolutionnaire. Même si elle a entendu parler de Trotski et n’est plus si convaincue que l’opposition russe n’ait été qu’un ramassis de saboteurs et d’agents d’Hitler, contrairement à ce qu’une ignoble légende fit longtemps croire ce qu’elle ignore à coup sûr, c’est la place exceptionnelle occupée dans l’opposition internationale par les marxistes de la Gauche communiste italienne, qui se trouvent être restés les seuls à continuer, dans cet après-guerre, la ligne maîtresse de Lénine et des deux premiers Congres de l’Internationale. C’est pourquoi il est nécessaire de rappeler comment ils retraçaient eux-mêmes leur histoire dans la préface de leur brochure de 1952, « Dialogato con Stalin », dont nous avons donné ci-dessus la traduction.

• • •

« A sa naissance, la IIIe Internationale comptait parmi ses groupes les plus résolus et les plus enthousiastes l’aile gauche du socialisme italien. Dès la fin de la première guerre mondiale, celle-ci avait rompu sans pitié avec les réformistes et leurs amis. Pourtant. contrairement à ce qui s’était passé dans d’autres pays, la France en particulier, ceux-ci n’avaient pas commis la faute d’appuyer la guerre impérialiste.
Ayant donc adhéré sans la moindre réticence au mouvement communiste, il était naturel qu’elle dénonça l’abandon qu’il fit par la suite de ses principes originels. On sait en effet que, fondé sur la condamnation du réformisme social-démocrate, il en revint peu à peu aux positions qu’il avait si vigoureusement stigmatisées, et qui avaient justifié sa rupture avec tous les chefs de la IIe Internationale, devenus des jusqu’au-boutistes acharnés dans la première guerre impérialiste.
Aux trois stades de ce nouvel opportunisme post-léniniste, pire encore que le précédent, correspondent les trois phases suivantes de la lutte de la Gauche :
Première dissension : dans le domaine tactique.
Le déterminisme marxiste ne pose pas de problème plus difficile que celui de l’intervention active du Parti pour accélérer le processus de la révolution de classe, et des méthodes qu’il doit appliquer dans ce but. A l’origine la Gauche Italienne et l’Internationale étaient d’accord sur la théorie générale et sur la nécessité de débarrasser l’organisation prolétarienne de tous les non-communistes. Elles l’étaient également sur le fait que, dans les différentes grandes phases de l’histoire, les questions de tactique – ou de praxis – du Parti appelaient des solutions différentes. Par contre, la Gauche contestait la justesse de la tactique de ‹ conquête des masses › basée sur des invitations à l’action commune adressées par les partis communistes aux partis sociaux-démocrates et opportunistes qui jouissaient, certes, d’une influence considérable dans le prolétariat. mais exerçaient sur lui une action évidemment contre-révolutionnaire.
C’est pourquoi elle repoussa les méthodes du ‹ front unique politique ›, et, pire encore, le mot d’ordre de gouvernement ouvriers par lesquels les partis communiste se liaient à ces organisations[1]. Elle prévoyait en effet que ces méthodes et mots d’ordre affaibliraient la classe ouvrière au lieu de la renforcer et qu’elles iraient jusqu’à provoquer la dégénérescence des partis communistes d’Occident.
Par contre, elle admettait que dans l’Orient non encore capitaliste, la tactique pouvait et devait être différente, à condition qu’elle restât liée au but unique de la révolution mondiale.
Cette première dissension couvre la période qui s’étend de 1919 à 1926 et se termine par la rupture organisationnelle entre la Gauche Italienne et le centre de l’Internationale. Les congrès de Moscou de 1920 à 1926, ceux du Parti italien à Rome en 1922 et à Lyon en 1926 marquent les étapes du mémorable débat d’alors.
Deuxième dissension : dons le domaine politique et historique.
Dans la première phase, les adversaires de la Gauche lui répondaient, afin d’éluder ses critiques, qu’un retour à la collaboration de classe daims la société bourgeoise développée aurait été, certes, catastrophique, mais qu’il était désormais impossible. Il se produisit pourtant, répétant le cours qui avait conduit la Seconde Internationale à la trahison et à la faillite.
En appliquant les directives de Moscou, les partis communistes en arrivèrent, dans les pays de totalitarisme bourgeois ‹ fascistes › d’abord, dans les autres ensuite, à proposer et même à conclure des alliances politiques, non plus seulement avec les partis ‹ socialistes › qui s’étaient déshonorés au cours de la première guerre mondiale, mais avec tous les partis démocrates bourgeois. Le but de ces alliances d’un type nouveau n’était pas d’entraîner ceux-ci sur le terrain révolutionnaires et de classe : une telle position eût été évidemment insoutenable. Il était de faire servir le parti communiste à des fins qui, dans la phase impérialiste du capitalisme, sont éminemment réactionnaires : ressusciter la liberté, le parlementaire et le constitutionnaliste bourgeois là où ils avaient disparu, les défendre là où ils subsistaient…, tout au moins de façon formelle.
Dans la phase précédente, les partis communistes n’étaient pas parvenus à rendre révolutionnaires les ouvriers qui suivaient les partis pseudo-prolétariens; dans la suivante, ce furent eux qui tombèrent plus bas que ces mêmes partis, se transformant à leur tour en obstacles à la révolution, il ne fut plus permis d’en douter lorsqu’au cours de la deuxième guerre mondiale, l’État russe et tous les partis de l’Internationale (celle-ci liquida d’ailleurs de ses propres mains la forme vide qu’elle était depuis longtemps devenue) conclurent simultanément des pactes d’alliance, d’abord avec les États des pays fascistes (c’est-à-dire précisément ceux contre lesquels ils avaient organisé le fameux ‹ front de la liberté ›) et ensuite, par un retour à cette idéologie pourrie, avec les pays de la démocratie capitaliste.
Troisième dissension : dans le domaine économique et social.
La guerre mondiale une fois terminée par la victoire militaire des démocraties, on put croire qu’un nouveau conflit allait éclater entre les alliés de la veille. Dans cette perspective, le mouvement inspiré par Moscou s’efforça d’utiliser l’influence qu’il avait acquise sur la classe ouvrière pour la persuader que le spectre du fascisme momentanément écarté, il s’agissait désormais de défendre le ‹ camp socialiste › (U.R.S.S. et démocraties populaires) contre le capitalisme occidental, et en particulier contre l’impérialisme américain, redevenu très curieusement l’ennemi № 1. Prétextant qu’il existait en Russie une économie socialiste, il présenta la guerre éventuelle entre les ex-alliés de la croisade antifasciste comme un conflit opposant deux systèmes économiques et sociaux antagoniques. En vertu de quoi la défense de l’U.R.S.S. sous toutes ses formes, depuis la propagande pour la paix jusqu’à l’éventuelle insurrection de nouveaux maquisards, aurait constitué une véritable politique communiste.
La ligne politique sinueuse de Moscou s’était révélée fausse sur le plan de la tactique, et en particulier totalement démentie par les résultats de l’alliance militaire avec les pays capitalistes, puisque celle-ci avait abouti non pas à la révolution internationale, mais la consolidation du capitalisme mondial. Après son tournant d’après-guerre, il devenait urgent de poursuivre la critique sur le plan économique et social : puisque la justification était l’existence du socialisme en U.R.S.S., prouver que la politique russe n’était ni communiste ni prolétarienne revenait à prouver que l’économie russe n’était en rien socialiste et que, par suite, on ne pouvait aucunement admettre que la guerre à venir aurait la signification d’un conflit entre capitalisme et socialisme, quels qu’aient dû être le moment de son éclatement et les fronts sur lesquels elle se déroulerait.
A ce point de ha polémique entre Moscou et la Gauche, les. positions s’affrontent sur le terrain de la doctrine et des principes eux-mêmes. La nature capitaliste de l’économie russe une fois démontrée, il devient évident que la politique du Kremlin vise à la conservation et à l’épanouissement de ce capitalisme, de tout capitalisme. Cette prémisse établie, il est facile de démonter tout le mécanisme soi-disant mystérieux de la tactique ‹ machiavélique › des partis staliniens. Leur abandon de toute position de classe que ce soit dans le domaine économique et social ou administratif et politique, juridique ou philosophique et religieux ne rentre nullement dans une stratégie visant à mobiliser diverses force sociales pour les transformer, au moment voulu, en mouvement extrémiste appuyant la lutte révolutionnaire du prolétariat : une telle transformation est en effet impossible. Elle constitue tout simplement le reflet, dans la superstructure, des véritables finalités historiques de l’État soviétique : le développement : du capitalisme dans l’aire russo-asiatique, jusqu’alors arriérée précisément parce que la révolution communiste d’Occident n’a pas eu lieu.
Le but poursuivi par les partis communistes de l’étranger correspond à cette finalité de la Russie. C’est parce qu’elle exige le maintien du capitalisme même là où il était mûr pour la destruction qu’on les voit cantonnés dans des principes constitutionnels conservateurs et conformistes, confinés dans des alternatives vides et factices qui ne sortent jamais des cadres du régime capitaliste, et ceci bien souvent à contresens de la marche de la roue de l’histoires[2]. Tant en Russie que dans les pays satellites, l’attitude prise à l’égard de la science, de la littérature et de l’art ne sont pas moins significatives de ce monstrueux déplacement du front de la guerre de classe : on ne fait qu’y singer sans goût et sans grandeur l’audace et l’arrogance avec lesquelles la bourgeoisie telle qu’elle apparaît dans le Manifeste Communiste de 1848, c’est-à-dire encore jeune et révolutionnaire, se présenta sur la scène de l’histoire.
Depuis un siècle, c’est devenu une tradition : les forces qui veulent endiguer la vague du mouvement prolétarien, socialiste et marxiste couvrent toujours leur action de drapeaux ouvriers et usurpent les titres de ‹ socialistes › et de ‹ marxiste ›. Il ne faut donc pas s’étonner que le communisme ait subi le même sort, ni que les tenues de ‹ bolchevisme ›, de ‹ léninisme › et d’‹ Octobre › aient servi – et servent encore – à entretenir la confusion sur la nature des mouvements et des partis. Quant au fait que les groupes luttant pour restaurer le communisme authentique contre ce communisme officiel fier de plusieurs millions d’adeptes ne comptent que des effectifs dérisoires, il n’a qu’une importance relative.
Le cycle des profonds contrastes de positions entre la Gauche et Moscou est désormais bouclé. Il ne s’agit plus de désaccords sur la méthode et la tactique. il ne s’agit plus de deux mouvements dont les voies tendraient au même but historique suprême. L’opposition des buts et des moyens est désormais complète : la divergence est dans la doctrine, dans les principes.
Dans ces conditions, les nombres respectifs des adhérents aux deux mouvements, la renommée de chefs plus ou moins illustres et compétents n’ont plus aucune importance. Ce qui s’oppose et s’affronte, ce sont les formes typiques de la production et de l’organisation capitaliste d’une part, et celles du socialisme de l’autre. Ce qui est mis en cause, c’est toute la revendication du socialisme et de la révolution qu’il faut rétablir dans sa lumineuse clarté et opposer à tout ce rabâchage insipide de superstitions sociales stupides et vaines. »

• • •

Depuis que ces lignes ont été écrites, le communiste moscoutaire a effectué un nouveau tournant (celui des XXe et XXIe Congrès du P.C.R.), d’une nature telle que la reprise de classe ne semble plus rejetée dans un lointain aussi vague qu’il pouvait apparaître en 1952. Tout d’abord, la démission du pouvoir d’État de l’U.R.S.S. krouchtchévienne devant l’anarchie capitaliste de la production (libération du capitalisme agraire, décentralisation industrielle) a porté un rude coup à la thèse de l’existence dut socialisme en U.R.S.S. Ensuite, sur le terrain politique, la propagande pour la coexistence pacifique est venue se substituer à la campagne anti-impérialiste que le stalinisme avait dirigé contre le rival américain; quant à la mobilisation anticipée des masses pour la défense de î'U.R.S.S. dans un conflit futur entre « capitalisme et socialisme », elle a fait place à la négation de l’inévitabilité des guerres en régime capitaliste. Une si honteuse liquidation des derniers reflets du grand antagonisme des classes, des derniers résidus de l’attitude de combat du marxisme que l’on trouvait encore dans le stalinisme ne pouvait s’accomplir sans provoquer des remous. Nous ignorons quand la force souterraine, mais irrésistible des contrastes de classe ramènera sur la scène politique internationale les masses ouvrières aujourd’hui désabusées et découragées. Ce qui est sûr, c’est que la crise des partis « ouvriers » n’aura pas attendu cette explosion pour commencer : pas seulement celle des partis communistes ébranlés par l’adaptation au cours « krouchtchévien » et par leur passivité devant les événements du mois dernier en France d’ailleurs, mais aussi celle de la vieille section social-démocrate, définitivement compromise par son rôle dans la guerre d’Algérie. Il en résulte dans la jeunesse un certain engouement pour les questions touchant le socialisme : quand on ne voit plus OU il pourrait bien être, il est naturel qu’on aille jusqu’à se demander ce qu’il est exactement. La directive que les marxistes italiens de la Gauche communiste donnaient à la fin de la préface citée par nous : remettre devant les yeux bandés de la classe ouvrière l’essentiel de ce qu’elle devra conquérir au lieu de la ranger en files de parade ou de la haranguer sur le ton dramatique de prophètes en convulsions, a donc plus de force que jamais.

Pour toutes ces raisons, les rares révolutionnaires d’aujourd’hui ont le sentiment d’entrer dans une phase politique nouvelle qui verra la liquidation progressive de l’opportunisme staliniste (ou plutôt des vestiges qui lui survivent alors qu’il a été remplacé par le conformisme krouchtchévien) et qui aboutira à une reprise générale de l’activité prolétarienne internationale. Qu’on ne s’y trompe cependant pas : trente ans de compromis, de confusion et de honte ne se liquident pas en dix ans. Surtout, ils ne se liquident pas d’eux-mêmes. C’est une question de lutte.

Cette lutte, elle doit être dirigée non seulement contre l’imposture toujours plus évidente du parti officiel, mais contre l’agitation stérile de tous ces groupes d’opposition pour lesquels toute la question de la reprise prolétarienne se réduit à donner une nouvelle direction révolutionnaire aux masses, et qui sont d’autant plus intrépides à affronter cette tâche, à laquelle plusieurs générations successives ont pourtant failli, que leur doctrine, leur tradition et leur programme sont plus indigents.

La réaction stalinienne n’a pas seulement étouffé les réactions de millions de travailleurs et profondément altéré leur pensée de classe. Elle s’est développée sous des formes telles, du fait qu’elle accompagnait pas à pas la transformation capitaliste de la Russie par l’État totalitaire, que les oppositions organisées elles-mêmes sont tombées sous les suggestions idéologiques de la campagne que la bourgeoisie dirigeait, pour de toutes autres raisons, contre la Russie.

Parce que la dictature de Staline massacrait quiconque se dressait contre elle, on en vint à des doutes graves sur les thèses marxistes concernant l’usage de la violence et la dictature du prolétariat, cherchant à en limiter la portée, quand on n’y renonçait pas carrément. Parce que l’évangile du Kremlin s’était imposé de la façon la plus scolastique, on rejetait toute doctrine constituée, retombant dans cette « liberté de critique » si bien fustigée par Lénine en son temps; parce qu’il s’appuyait sur des faux grossiers, on tombait jusqu’à la revendication d’un « droit à la culture » en général. Enfin parce que l’industrialisation de l’U.R.S.S. par initiative centrale de l’État était mise sur le compte du « socialisme », alors qu’on voyait une génération entière de prolétaires s’y épuiser, ou décrétait que le socialisme devait désormais être anti-centraliste et se fonder sur… l’action autonome des conseils ouvriers d’entreprise.

En un mot, on faisait la croix sur les principes fondamentaux du mouvement : la conception déterministe de l’histoire et de ses luttes sociales – la violence, comme unique moyen de briser l’État de la classe adverse, la dictature du prolétariat comme seule transition politique possible vers la société sans classes – l’intervention despotique du pouvoir révolutionnaire centralisé, comme unique voie pour détruire les anciens rapports de production qui s’opposent à la naissance d’une économie collective englobant industrie et agriculture et ignorant donc les rapports mercantiles d’échange, condition de la disparition des classes, et donc des inégalités.

Or c’est tous cela qu’il s’agit plus que jamais de revendiquer, aujourd’hui que la révision de la révision elle-même – nous voulons dire le krouchtchévien – reprend à son compte une bonne partie de la camelote idéologique de ses opposants; autrement dit, aujourd’hui que l’essence de la sagesse des groupes qui se voulaient subversifs est devenue… sagesse d’État (Ô Tito, Gomulka, Khrouchtchev !), et d’un État qui, dans sa marche a une identification toujours plus complète avec l’Occident archi-capitaliste, n’a par définition pas perdu son caractère d’instrument du prolétariat.

Mais, dira-t-on, le trotskisme ? Il n’a tout de même renié ni la violence, ni la dictature du prolétariat, ni le centralisme ! Nous consacrerons dans un prochain numéro une étude critique à ce courant dont l’origine historique – l’opposition russe et le grand théoricien de la révolution permanente – était respectable, même si ceux-ci ont largement partagé la responsabilité de la direction russe de l’Internationale dans l’opportunisme tactique de la première phase. Ici, nous nous contenterons de rapporter la caractérisation qu’en donnait la préface de 1952 déjà citée :

« C’est la théorie de ‹ l’habileté › tactique, de la manœuvre, qui, par son influence néfaste, a acheminé le mouvement communiste à son actuelle dégénérescence. Notre courant en à fait une critique exacte que plus de trente ans d’histoire ont confirmée. C’est pourquoi nous ne pouvons pas davantage avoir quoi que ce soit de commun avec les partis qui s’intitulent faussement ‹ trotskistes › ou de la ‹ Quatrième Internationale ›. Appliquant le même ‹ habilisme › à la conquête des masses attachées aux partis staliniens, faisant à ceux-ci de vaines offres de front unique, ils sont en effet amenés par la force des choses à substituer eux aussi des revendications démagogiques et vides aux but finaux du communisme révolutionnaire.
Le mouvement dit ‹ trotskiste › a en outre une conception absolument non-marxiste du stade de développement des forces de production en Russie, conception qui contredit d’ailleurs une thèse essentielle défendue par Trotski lui-même : Sans révolution politique du prolétariat européen, pas d’économie prolétarienne en Russie. »

Cette appréciation est plus que jamais valable. Aujourd’hui que les partis moscoutaires, avant même d’être encore des cadavres, pourrissent déjà, les prétendus héritiers de leurs premiers opposants de Russie qui les dénoncèrent comme la « syphilis du mouvement ouvrier » ne semblent pas avoir de plus grande préoccupation que de leur insuffler à nouveau un peu de vie en leur apportant les votes et l’appui des travailleurs !

Ce « frontisme » effréné que le trotskisme a copié sur le « communisme » officiel ne lui est d’ailleurs pas propre : toute l’histoire agitée des petites oppositions prétendument socialistes oscille entre les deux pôles de la scission et du « regroupement ». Sa base objective, c’est l’indifférence, l’état d’impuissance du prolétariat qu’on tente de secouer par la manœuvre, alors que c’est l’affaire de la grande crise historique du capitalisme, qu’on annonce bien tous les deux mois, mais à laquelle on ne croit plus guère. Sa condition subjective, c’est le bon marché qu’on fait des principes et du programme, tout prêts qu’on est à les brader pourvu de constituer l’appareil politique qui fera clientèle parmi les masses – espoir toujours à nouveau déçu. On vend son âme pour avoir un journal ou une revue; et cette revue (ou ce journal) se met à faire de l’apolitisme, ou du fédéralisme, ou du décentralisme, ou du socialisme d’entreprise, ou une variété quelconque de démocratisme – bref un de ces ismes insipides à la mode, ou un mélange choisi d’entre eux; elle tente d’exciter la « spontanéité » des masses et, en attendant, glorifie la « création vivante des masses » en opposition aux prévisions du socialisme scientifique. Combien de pauvres « âmes » ont-elles été vendues ainsi, avec pour résultat non pas le « renforcement de l’avant-garde », mais la répétition, sous une forme plus triviale encore, d’un phénomène commun à toutes les époques de défaite du prolétariat : le retour à des conceptions pré-socialistes et anti-socialistes empruntées aux idéologues des classes non prolétariennes !

Il est certain qu’avant de contribuer pour leur propre part à la terrible confusion présente, beaucoup de militants de ces groupes en auront été d’abord les victimes. L’acuité du malaise actuel vient de ce qu’au moment même où la corruption de tous les mouvements, le mensonge de toutes les propagandes deviennent le plus évidents; au moment ou le sentiment que cette société tout entière ne mérite plus (et depuis longtemps !) que d’être envoyée dans l’autre monde par une révolution radicale, on s’aperçoit aussi qu’on ne sait plus ni ce qu’il y a à conquérir, ni par quels moyens.

Le vide laissé par la destruction du programme et de l’organisation communiste en trente ans de révision officielle et oppositionnelle est tel que nul ne peut l’affronter sans vertige avec ses seules forces. Si pour notre part nous ne ressentons pas ce vertige, c’est uniquement, comme nous l’avons déjà dit au début, parce que nous avons en quelque sorte avec nous la force de la génération qui fit Octobre, en Russie; la force de celle qui lutta contre la liquidation, en Italie : conserver la force révolutionnaire d’autres générations et du prolétariat d’autres pays, telle est en effet la fonction du parti, et il la remplit grâce à la continuité de pensée et d’organisation qu’il réalise, et que nulle autre forme ne peut réaliser à sa place.

Si c’était un problème de « droit », nous dirions que la présence de notre courant dans la lutte depuis plus de quarante ans, que son contact permanent avec les grands événements historiques devenus si difficiles à déchiffrer rétrospectivement pour les gens sans tradition nous donnent le droit historique de proposer à nouveau aulx nouvelles générations qui s’éveillent à la révolte contre le capitalisme honni le véritable programme du communisme.

Pour que ce programme retrouve la puissance de rayonnement qu’il eut dans la dernière vague révolutionnaire, après octobre 1917, il faudra bien sûr attendre une reprise de l’agitation prolétarienne internationale que nous ne voyons pas toute proche. Mais celui qui attend l’adhésion des foules pour en reconnaître l’autorité souveraine sur la pensée et l’action, et pour la revendiquer sans faiblir face aux renégats et aux sceptiques, celui-là n’est pas un révolutionnaire ni un marxiste sincère et il reprend le chemin de toutes les « révisions ».

Notes :
[prev.] [content] [end]

  1. En d’autres occasions, nous étudierons le recul considérable que constitue le mot d’ordre du gouvernement ouvrier (encore cher aujourd’hui aux trotzkystes) par rapport à celui du « pouvoir aux Soviets ». Alors que ce dernier repose sur le pouvoir dictatorial du seul parti de classe, le précédent implique le partage du pouvoir avec les formations opportunistes liées à d’autres classes que le prolétariat. [⤒]

  2. Nous aurons prochainement l’occasion d’en donner des illustrations détaillées. Qu’il suffise pour l’instant de se référer à la politique du P.C.F. dans la question agraire. Alors que la conjoncture économique, plus encore que la politique du. gouvernement, semble procéder à la concentration et à la modernisation de l’agriculture française, les staliniens défendent la petite propriété. [⤒]


Source : « Programme communiste » № 8 Juillet-septembre 1959

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