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SOCIALISME ET SYNDICALISME DANS LE MOUVEMENT OUVRIER FRANÇAIS - III
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Content:

Socialisme et syndicalisme dans le mouvement ouvrier français - III
II - Le parti ouvrier et l'essor syndical

Le Parti Ouvrier et les Syndicats.
La question de la grève générale.
Le «sectarisme» de Guesde.
Notes
Source


Socialisme et syndicalisme dans le mouvement ouvrier français - III

II - Le parti ouvrier et l'essor syndical
Le Parti Ouvrier et les Syndicats.
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(1)Si, au terme de la longue dépression déterminée par l'écrasement de la Commune de Paris, la constitution du Parti Ouvrier, c'est-à-dire de la première organisation prolétarienne marxiste en France, a été un résultat politique de première importance, on en chercherait vainement l'équivalent dans le domaine syndical. Si en 1880, en effet, les principes du socialisme scientifique sont pour la première fois en France affirmés de façon nette et claire, quinze ans plus tard, en 1895, la majeure partie des organisations syndicales échappe encore à l'influence de ce socialisme et la rupture entre le parti de Guesde et les syndicalistes est déjà consommée. C'est dans cette période historiquement brève que pour des dizaines d'années s'est joué le sort du mouvement syndical français, que s'est fixée son idéologie et son orientation, bref que s'est constituée la fraction qui devait pour longtemps en garder la direction.

Nous avons vu qu'en 1879, les collectivistes avaient triomphé des mutualistes et qu'en 1884, la loi consacrait enfin l'existence de fait des syndicats.

En 1886 se fonde la Fédération Nationale des Chambres syndicales, dont la position à l'égard de la lutte politique et de ses rapports avec le mouvement de revendications économiques se lit clairement dans cette décision de son Congrès de Lyon du 11 octobre 1886: «La Fédération Nationale des Chambres syndicales se déclare sœur de toutes les Fédérations socialistes ouvrières existantes, les considérant comme une armée occupant une autre aile de la bataille: ces deux armées devront dans un temps peu éloigné faire leur jonction sur un même point pour écraser l'ennemi commun» (Op. citée «L'Encyclopédie anarchiste»). Contre les désirs des guesdistes, cet organisme enregistrait donc passivement la division du mouvement ouvrier en mouvement «économique» et mouvement «politique», mais il ne la revendiquait pas comme utile aux fins révolutionnaires de la classe ouvrière. C'était-là une supériorité sur la position des «allemanistes» (2) et des blanquistes partisans de l'autonomie syndicale, et à plus forte raison des anarchistes qui considéraient la présence du parti et de sa «politique» dans les syndicats comme une trahison pure et simple; mais la Fédération des Chambres syndicales n'eut jamais beaucoup d'influence ni d'activité.

En 1886 naquit également la première des Bourses du Travail. Celles-ci se multiplièrent rapidement et constituèrent en 1892 une Fédération. La même année, la Fédération des Chambres syndicales tint un Congrès où fut repoussée (non sans difficultés d'ailleurs) une résolution en faveur du principe de la grève générale. En juillet de l'année suivante, le Congrès de Paris adopta une motion qui réclamait la fusion entre la Fédération des Chambres syndicales et celle des Bourses du Travail, mais celle-ci reste lettre morte. Mais en 1895, ce qui subsistait de la première fusionna avec la seconde et quelques fédérations d'industrie, pour constituer la Confédération Générale du Travail, qui ne prit d'ailleurs sa forme définitive qu'en 1902; or, la fusion avait été précédée d'une défaite des guesdistes au sein de la Fédération des Chambres syndicales: ils n'avaient pu obtenir que celle-ci repousse une nouvelle fois une motion en faveur de la grève générale, et ils démissionnaient parce que celle-ci n'était qu'une caricature de la conception marxiste de la révolution prolétarienne.

Dans quelle mesure la fragmentation syndicale des années 1890-95 engageait la responsabilité du parti de Guesde, c'est ce que nous allons voir. Auparavant, nous devons rejeter résolument la conception qui inspire les historiens anarchistes ou syndicalistes et selon laquelle le syndicat serait le domaine réservé des syndicalistes… et l'éviction de l'influence socialiste avant même la formation de la C.G.T. une preuve de l'émancipation de la classe ouvrière à l'égard de la «politique». Pour cette conception, le syndicat est l'organisation ouvrière idéale, et il se suffit tout à fait à lui-même. Elle repose sur deux erreurs que nous, marxistes, avons toujours vigoureusement combattues. La première est que politique ne peut signifier que parlementarisme et collaboration de classe. La seconde est que le syndicat est seul apte à exprimer les aspirations des ouvriers parce qu'il ne comprend que des ouvriers et est en contact plus étroit et direct avec eux qu'aucun autre type d'organisation.

L'expérience historique est là pour réfuter cette seconde thèse des anarcho-syndicalistes: s'il est vrai que les organisations politique ouvrières ont fréquemment sombré dans le parlementarisme, il n'y a pas un seul exemple que les syndicats aient mieux résisté à l'influence ennemie. Quant à la première, elle pose la grande question des rapports existant entre l'action immédiate des salariés et les buts révolutionnaires finaux de la classe prolétarienne. Aux yeux des syndicalistes, les deux choses sont naturellement, spontanément liées dans la lutte syndicale, pourvu que n'intervienne aucune influence étrangère. En réalité, ni l'anarchisme ni le syndicalisme ne sont des produits spontanés de la lutte ouvrière; tout comme le socialisme lui-même, ce sont des doctrines qui lui viennent toujours du dehors, mais qui ont sur lui le désavantage de ne pas savoir définir les buts généraux de la lutte ouvrière, de ne pas comprendre les conditions économiques et politiques qui rendront possible le renversement du capitalisme.

S'il fallait déterminer à quelle idéologie les travailleurs sont spontanément conduits lorsqu'aucune influence révolutionnaire ne s'exerce sur eux; après quelle forme d'activité ils aspirent, lorsque réduits à merci par l'exploitation ils cherchent leur voie en s'inspirant uniquement de la conscience immédiate de leur condition, on s'apercevrait que cette idéologie et cette activité ne sont pas subversives, mais conformistes, qu'elles ne sont pas imprégnées des principes généraux et généreux de toute vision de bouleversement de la société, mais du souci étroit et essoufflé d'un soulagement rapide et a n'importe quel prix. L'idéologie et l'activité qui conviennent le mieux aux aspirations brutes des travailleurs telles qu'elles sont déterminées par l'horizon sans espoir du bagne productif ne sont pas nées par hasard dans le pays qui fut le premier pays capitaliste du monde et aussi le premier où la faillite du mouvement ouvrier révolutionnaire laissa le plus tôt les exploités sans perspective historique. Cette idéologie c'est le trade-unionisme dont Lénine disait qu'il représentait le maximum de conscience à laquelle les travailleurs pouvaient spontanément atteindre. Les démocrates et les intellectuels progressistes se hérissent en général à la lecture de «Que faire?» et de la formule «Le socialisme doit être importé dans la classe ouvrière». Ils taxent d'orgueil ceux qui la professent; ils y voient une preuve de mépris du théoricien pour le travailleur manuel. C'est parce qu'en réalité, eux qui vénèrent «l'Homme»en général, ne voient l'homme, dans la classe ouvrière, que sous les traits du salarié exténué et abruti et que, dans leur optique, dénoncer et vilipender la situation du travailleur au travail c'est le vilipender en tant qu'individu. S'il y a mépris dans la formule de Lénine ce n'est pas à l'égard des malheureux qui peinent dans les usines et les chantiers mais à l'égard des conditions infâmes qui leur sont faites et dont seuls de doux rêveurs qui n'ont jamais travaillé de leurs mains peuvent penser qu'elles enfanteront spontanément la vision lumineuse de la société de demain. Ces conditions, en dépit de tout «progrès social», sont les vraies conditions du prolétariat et elles dureront jusqu'à la victoire totale du socialisme. Elles ne secrètent que la colère et la violence qui sont d'ailleurs nécessaires pour venir à bout de la toute-puissance du capital; mais la vision et le schéma général de la société socialiste de l'avenir exigent une conquête théorique autrement large et profonde que les aspirations du pauvre hère que la machine ravale au niveau du plus simple instrument.

Le syndicalisme dans son acception française des années 1890-1910, c'est-à-dire le syndicalisme comme idéologie, était donc, au même titre que le socialisme, un produit extérieur à la masse ouvrière, et c'était un produit anarchiste. Les syndicalistes, surtout ceux de la phase ultérieure, se rebiffèrent lorsqu'on leur attribua ce parrainage. Pelloutier, leur fondateur, avait magistralement rompu, disaient-ils, avec l'individualisme des libertaires. C'était vrai dans la forme; mais non dans le contenu. Au travers de l'œuvre de l'animateur des Bourses du travail, c'étaient les conditions matérielles de l'organisation collective de l'activité de masse qui étaient venues à bout des principes intellectualistes des penseurs anarchistes et qui les avaient modifiés pour leur donner une forme conciliable avec les exigences et les modalités de l'action revendicative quotidienne. C'était cette pratique empirique comprenant d'ailleurs la lutte pour imposer l'existence des syndicats au gouvernement, qui les brimait malgré la loi, et qui amalgamant tous les apports non-marxistes du mouvement, maintînt le principe fondamental de la grève générale en le matérialisant par l'action directe, beaucoup trop dédaignée par les socialistes absorbés par l'action parlementaire, et qui, d'autre part, convenait parfaitement à la fragmentation des métiers et au développement général insuffisant du prolétariat.

Que la divergence entre socialistes et syndicalistes n'ait reposé, au début du conflit tout au moins, que sur une lutte pour la direction du mouvement syndical - et non sur la supériorité et l'utilité d'une forme d'action déterminée - il suffit pour s'en convaincre de constater que la fameuse «grève générale» prônée par le syndicalisme français ne vit jamais le jour en France. Lorsqu'au début du siècle suivant des grèves générales éclatèrent en Russie, elles ne confirmaient en rien les schémas des anarcho-syndicalistes français (et étrangers (3) ) d'une part, mais de l'autre, les socialistes corrompus par une longue pratique parlementaire étaient devenus incapables d'en saisir la portée et à fortiori d'en prendre la direction, si d'aventure, cette forme de lutte s'était généralisée de la Russie tsariste à la France ultra-bourgeoise.

Cela ne change rien au sens de la divergence initiale. Jusqu'à ce tournant du début du XXème siècle, la substitution du mot d'ordre de «grève générale expropriatrice» à celui de «prise du pouvoir politique» n'était et ne pouvait être qu'une répudiation du parti et de l'action politique, même si dans la pensée de ses partisans, elle était un moyen de conjurer la déviation parlementariste. Au conflit surgi autour de 1890 entre les guesdistes et les syndicalistes, l'évolution du rapport des forces de classe en France ne pouvait pas donner rapidement une solution; mais ce conflit n'en traduisait pas moins l'opposition irréductible entre deux conceptions de la révolution ouvrière: le marxisme pour lequel il n'y a pas de socialisme sans destruction de l'Etat bourgeois et emploi d'un instrument de répression qui est l'Etat prolétarien; le syndicalisme qui, bien qu'ayant rompu formellement avec l'anarchisme, demeurait ennemi de «tout» Etat, opposé à «toute» contrainte. L'importance de principe du problème soulevé justifie amplement l'intransigeance de Guesde.

La question de la grève générale.
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La scission de 1894 au sein de la Fédération des Chambres Syndicales, jusque-là patronnée par le Parti Ouvrier, survint à la suite de l'adoption, par la majorité, d'une motion favorable à la grève générale. Pelloutier, qui passa aussi par le socialisme, avait rompu avec Guesde à cause de leur divergence sur cette même question. Et c'est encore à cause de la grève générale qu'Allemane se trouva en désaccord avec Guesde. En dépit de ce que les contempteurs de la «politique» prétendaient (et que les meilleurs militants syndicalistes ont cru jusqu'à ce que le marxiste Lénine vînt réhabiliter l'action directe et la grève insurrectionnelle), ce n'étaient nullement les mérites et les inconvénients de la grève générale en tant que forme d'action qui étaient en jeu dans la polémique entre socialistes et syndicalistes: c'était bel et bien une question de programme, la substitution du mot d'ordre socialiste de la prise du pouvoir par le prolétariat et de la dictature de la classe révolutionnaire victorieuse sur les classes expropriées par le mot anarcho-syndicaliste de la «grève générale expropriatrice». En d'autres termes, c'était la continuation de la vieille polémique entre marxisme et anarchisme.

Guesde voulait, à juste titre, la rupture avec ceux qui faisaient de la grève générale une fin en soi et faisaient croire qu'il était possible d'en finir avec le Capital sans affronter l'Etat capitaliste, renverser le pouvoir bourgeois, instaurer la dictature révolutionnaire, et c'est à juste titre aussi qu'il tenta d'empêcher que le mouvement syndical naissant tombât dans les mains d'une fraction imprégnée d'utopisme anarchiste au moment où la seule centrale existante était aux mains du Parti socialiste. L'indignation des démocrates ouvriers devant les tentatives «autoritaires» de Guesde pour maintenir l'influence du Parti dans le syndicat et donc d'autant plus philistine, et plus vaines leurs invocations de la prétendue volonté générale qui aurait été ainsi «bafouée» que la lutte se développait dans des cercles très restreints et que le gros du prolétariat y était alors totalement étranger. Le syndicat lui-même n'était encore qu'un embryon, et la seule question qui se posait était de savoir s'il tomberait sous l'influence des socialistes marxistes ou sous celle des anarchistes.

La grande erreur de Guesde fut de transporter mécaniquement dans les conditions d'immaturité du mouvement ouvrier français une formule d'étroit contrôle du syndicat par le parti qui n'était possible que dans des pays à développement et à concentration industriels bien plus poussés, comme l'Allemagne et la Belgique, deux terres d'élection de la social-démocratie. Dans ces pays, et jusqu'à la dégénérescence opportuniste de la Seconde Internationale, la centralisation des deux organismes avaient permis la conjugaison des revendications syndicales avec la lutte socialiste au Parlement. En France, par contre, la tentative avortée de paraphraser maladroitement la social-démocratie allemande en matière syndicale eut pour effet de polariser davantage encore l'activité du parti vers la propagande électorale, de dresser contre elle les militants par formation déjà hostiles, d'exaspérer la volonté d'autonomie des dirigeants syndicalistes et de donner un caractère de principe éternel et sacré de sauvegarde de l'organisation syndicale à une nébuleuse formule qui n'exprimait au début que l'idéologie propre à une minorité.

Une autre conséquence, encore plus grave, de l'attitude intransigeante de Guesde fut de rendre à la longue le parti hostile par principe à la grève générale, même considérée comme simple moyen d'action dans la lutte ouvrière. Ce qui n'était chez Guesde que déformation scolastique devait devenir, les circonstances aidant, un argument véritablement opportuniste. Un souci louable d'écarter des conceptions aventuristes devait se transformer en refus de la lutte et en complicité objective avec la bourgeoisie. Ainsi, parce que les anarchistes voulaient coiffer l'activité syndicale d'une perspective révolutionnaire romantique, Guesde en arriva bien vite à adopter l'attitude qui, vingt ans plus tard, en Allemagne, trahit la sclérose totale de la social-démocratie et qui consistait à laisser aux syndicats les revendications corporatives et à confier au parti les réformes à réaliser au Parlement.

Une attitude véritablement inspirée du marxisme eut été différente. L'importance, l'ampleur et la forme de luttes à conduire, n'est pas affaire de principes, mais seulement d'appréciation du rapport des forces et, dans la perspective révolutionnaire de prise du pouvoir, déjà, la notion de grève générale est parfaitement orthodoxe. C'est sur les objectifs politiques, la nature et la forme du pouvoir et l'acceptation de la dictature prolétarienne que se posent les questions de principe. En dépit de leur phraséologie intempestive, les anarchistes et les syndicalistes qui s'inspirent de leurs principes ont une conception démocratique de la révolution; incapable d'envisager la dictature de fer qui est nécessaire pour la destruction des rapports de production capitalistes, leur libéralisme s'accommode de la coalition des classes et des partis les plus disparates, et c'est par l'intermédiaire de ces derniers qu'ils sont vaincus par la contre-révolution, comme ils eurent l'occasion d'en faire la démonstration, un demi-siècle après les événements qui nous intéressent ici… au cours de leurs «grèves générales» d'Espagne aux côtés des républicains et antifascistes qui trahirent et livrèrent à Franco les insurrections prolétariennes de 1936. Il est donc nécessaire que le marxisme combatte l'acception anarchiste de la grève générale et Guesde, sous cet angle-là, était parfaitement autorisé à le faire à l'aube du mouvement syndical français. Mais cette délimitation et cette sauvegarde des principes acquis dans le mouvement prolétarien n'exigeait nullement que le parti rejetât, même en période d'expansion du capitalisme, un puissant moyen d'action valable pour des revendications d'amélioration propres à toute la classe. C'est sur ce terrain et non dans les antichambres malsaines de l'activité parlementaire que le parti des ouvriers peut agir en faveur des revendications immédiates du prolétariat dans les périodes où la perspective de l'assaut révolutionnaire au pouvoir lui est interdite. En d'autres termes il aurait convenu que le parti de Guesde, en face du mot d'ordre dont les anarchistes ont fait le nec plus ultra de la révolution sociale, s'attache à en disjoindre l'aspect idéologique, qu'il fallait combattre comme entaché d'utopisme et d'apolitisme, de son contenu de combativité sociale qu'il fallait encourager et développer.

En adoptant la position contraire, la fraction syndicale de Guesde témoignait que le parti contenait déjà les virus de l'évolution opportuniste qui, se concentrant sur les élections et la conquête des municipalités, suscita dans le mouvement syndical une farouche tradition «anti-parti» et laissa aux syndicalistes le monopole d'agitations en vue d'objectifs qui étaient pourtant strictement conformes aux tâches du parti, notamment la dénonciation de la guerre impérialiste en vue, l'antimilitarisme et l'anticolonialisme qui, dans les décades suivantes, devaient constituer les titres de gloire du syndicalisme révolutionnaire.

Si nous replaçons maintenant la formation de la tendance anarcho-syndicaliste dans les conditions de l'époque, nous comprenons pourquoi l'idéologie de la grève générale a permis à ses partisans de mieux répondre que ne le faisait le parti socialiste aux aspirations des ouvriers. Et cela nous donne le droit de disjoindre l'incontestable efficience pratique des syndicalistes, pour une période déterminée, d'une vision sociale qui est tout autant conformiste et déviationniste à l'égard du programme initial du prolétariat que celle des réformistes avoués.

Ces conditions, on les a développées plus haut, se caractérisaient par la faiblesse et l'inégalité du développement industriel et par la prédominance, dans le mouvement ouvrier, de tendances pré-marxistes. Elles avaient pour conséquence d'interdire au parti son véritable rôle sur le plan syndical, qui eût exigé davantage de véritables prolétaires, et de favoriser toute tentative de grouper les travailleurs dans le cadre existant et toute propagande qui ne heurtait pas les préjugés individualistes de nombre d'entre eux. Les mêmes raisons qui affaiblissaient le mouvement marxiste renforçaient le mouvement syndical indépendant puisque anarchistes, dissidents socialistes, proudhoniens, coopérativistes, et réformistes (pourvu qu'ils fussent apolitiques) pouvaient s'y rassembler sous la large bannière d'une idéologie qui, en fin de compte, tolérait toute expression pourvu qu'elle n'ait pas une vision rigoureuse des tâches du prolétariat et de la révolution.

Aussi, sans rien retrancher des mérites individuels des syndicalistes, militants souvent intègres dévoués et pleins d'abnégation, ne peut-on suivre l'apologie qu'en font leurs historiens lorsque ces derniers affirment doctement que ce syndicalisme représentait la forme définitive et future du mouvement révolutionnaire du prolétariat. Si les promoteurs de l'indépendance syndicale et de la grève générale se sont trouvés à la tête du premier du groupement de masse des travailleurs, ce n'est nullement en tant que représentants du prolétariat industriel de l'avenir mais bien au contraire, en tant que survivance historique, parce que le faible niveau de développement et de concentration des forces productives avait laissé la direction du mouvement syndical aux vainqueurs d'une sorte de compétition en champ clos où, de deux minorités organisées en présence, la majorité était du côté de la perpétuation anachronique du passé.

Que le combat pour la direction des syndicats se soit livré au sein d'une minorité de la classe ouvrière, un chiffre concernant les effectifs de la C.G.T. on 1902 nous le confirme: «A cette date, écrit Dolléans, sur le total des effectifs ouvriers de l'industrie (près de 3 millions) 17 % à peine sont syndiqués: c'est à la fois une minorité ouvrière et une minorité syndicale qui sont confédérées». Pourquoi donc la plus grande partie des militants de cette avant-garde ouvrière optèrent-ils pour le syndicalisme, la grève générale et l'action directe? Parce que le parti, déjà englué dans le parlementarisme, ne savait rien leur proposer d'autre que les élections, parce qu'ils étaient las d'une activité parlementaire décevante des délégués ouvriers (4), parce que leur tradition de classe leur transmettait la méfiance profonde et justifiée d'une plèbe qui avait toujours été trompée par les représentants de la petite bourgeoisie, parce que, pour les deux ou trois générations précédentes, politique avait toujours signifié bavardage impuissant au parlement, trahison dans la rue. Pourquoi les travailleurs étaient-ils des partisans acharnés de l'indépendance syndicale? Parce qu'avant même que les «socialistes de gouvernement» de Millerand aient voulu annexer le mouvement syndical, «les militants ouvriers avaient tellement souffert des divisions politiques entre leurs organisations qu'à leurs yeux l'autonomie syndicale était la condition de l'unité ouvrière» (Dolléans). Parce que les anarcho-syndicalistes, qui donnèrent des militants remarquables, étaient les seuls, dans tout le mouvement, à échapper a l'étouffement de l'activité essentiellement électorale du parti, à pouvoir se consacrer aux problèmes immédiats de la revendication ouvrière et par suite les seuls à savoir comment les résoudre et à s'y atteler avec acharnement dans les organismes les mieux appropriés.

Le «sectarisme» de Guesde.
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Dans l'histoire du mouvement syndical en France il faut soigneusement distinguer la période que nous examinons ici de celle qui suivit la victoire de l'anarcho-syndicalisme. Dans une première phase le parti de Guesde, sans commettre de sérieuses infractions à l'égard des principes du mouvement prolétarien révolutionnaire, ne sut toutefois pas comprendre quelles étaient les exigences impératives du mouvement syndical et, en grande partie pour cette raison, en perdit le contrôle. Dans cette phase la polémique entre socialistes et syndicalistes garde un caractère de délimitation sur les principes généraux de la révolution prolétarienne, même si le débat se dissimule quelquefois sous les préoccupations de tactique du parti et si ses résultats pratiques eurent pour effet d'impulser, par réaction, l'organisation matérielle des syndicats et des bourses du travail. Dans la seconde phase, par contre, nous voyons poindre une praxis d'action qui s'oppose à l'hostilité aveugle du parti flanqué des œillères du parlementarisme. L'organisation syndicale est à ce moment-là parvenue à un degré notable de cohésion et d'efficacité et elle prend résolument la tête des luttes ouvrières en y appliquant des formes d'action et des mots d'ordre dont la reprise du mouvement révolutionnaire d'après-guerre saura s'inspirer.

Ainsi la date de 1895, pour arbitraire qu'elle soit, sépare deux périodes de signification toute différente, et pour le parti, et pour le syndicat. Elle sanctionne le décalage historique entre le développement du mouvement politique français et son développement numérique comme classe sociale. Quand le parti incarne encore les principes révolutionnaires du marxisme, les syndicats, comme organisme d'action et de liaison, ne comptent pratiquement pas. Quand les syndicats, sous l'impulsion des meilleurs éléments venus de tout l'horizon social, acquièrent une expansion et une cohésion suffisantes, le parti est déjà sur la pente glissante qui lui fera perdre ses caractères de classe.

Ces conditions historiques ayant été établies, il reste à examiner la base théorique de ce qu'on a appelé, bien mal à propos, le «sectarisme» de Guesde, et que nous considérerions plutôt comme une déformation scolastique, c'est-à-dire une propension à appliquer les principes sans tenir compte des considérations de temps et de lieux. C'est un principe fondamental du marxisme que le caractère unitaire de la lutte ouvrière tant sur le plan syndical que sur le plan politique et donc un devoir impérieux des marxistes de prendre la tête des syndicats. Encore faut-il, pour appliquer ce principe, que les syndicats existent comme organisations agissantes et que les socialistes qui veulent en prendre la direction soient à même de se consacrer à leur développement. À la base de la surestimation, de la part de Guesde, des possibilités du parti en cette matière, il semble bien qu'il y ait eu une erreur d'ordre théorique et doctrinal. Si l'on se fie à certains de ses écrits, on peut supposer en effet que Guesde avait, sur la question des rapports d'échange entre salaire et force de travail, une conception assez proche de celle de Lassalle et de sa fameuse «loi d'airain des salaires».

Si cela était faux on s'expliquerait encore plus difficilement que Guesde, qui se dépensa sans compter en faveur des ouvriers en grève (à Carmaux et Anzin notamment) n'ait pas manifesté plus de souplesse à l'égard de l'action directe préconisée par les anarcho-syndicalistes et qui, à l'encontre de leur «grève générale», était souvent un fait. Guesde épousait ardemment la cause des grévistes en tant que révolte sociale (plusieurs de ces grèves constituaient des ripostes à des offensives délibérées du patronat). Il polémiquait avec une violence, une hardiesse et un mordant qui demeurent encore des modèles du genre. Il dénonçait les radicaux qui promettaient aux ouvriers - souvent leurs électeurs - que les réformes démocratiques résoudraient le «problème social» mais qui, lorsque les exploiteurs se liguaient, comme à Roanne en 1881, pour réduire les salariés par la faim, se gardaient bien de soustraire un denier à la caisse de l'Etat pour venir en aide aux affamés jetés sur le pavé. Guesde savait fustiger ces hommes auxquels une grande partie du prolétariat apportait ses voix et exhorter les ouvriers à rallier le parti socialiste, mais il ne paraît pas avoir pensé que le patronat pouvait reculer devant la poussée revendicative. Or l'augmentation des salaires, si elle est fatalement éphémère, est possible à deux conditions: la lutte unitaire des ouvriers - l'expansion capitaliste. Le développement des syndicats et du parti aurait permis de réaliser la première. Quant à la seconde, elle pointait déjà à l'horizon avec le développement de la productivité et le pillage des colonies, dans les années 80. Ce qui distingue le marxisme des autres écoles n'est pas qu'il nie la possibilité d'une augmentation du salaire moyen en économie capitaliste; c'est qu'il affirme qu'une telle augmentation est incompatible avec la paix sociale et la prospérité bourgeoise, qu'elle accentue les contradictions internes de l'économie et peut même dans certaines périodes provoquer la crise. Au contraire, Guesde semble avoir pensé que le capitalisme est incapable d'assurer à l'ouvrier le minimum nécessaire à sa subsistance et en avoir conclu qu'il incombait aux socialistes de faire imposer aux patrons le paiement de ce minimum par la loi au moyen d'une lutte parlementaire adéquate (5).

En réalité, si le minimum de salaire heurte effectivement les intérêts immédiats des entrepreneurs capitalistes, il n'est pas «incompatible avec l'ordre économique actuel», en ce sens qu'il ne met nullement en cause le capitalisme (depuis, sa forme moderne, l'actuel salaire minimum interprofessionnel garanti, constitue au contraire une sauvegarde de la paix sociale). Que les ouvriers, en le revendiquant par leurs luttes propres, sur leur propre terrain, dans le cadre de l'action de leurs propres organisations, fassent l'expérience de l'impossibilité, en régime bourgeois, de toute garantie de leur croûton de pain; c'est incontestablement un fait positif favorable à la prise de conscience des travailleurs. Mais soumettre, dans le même sens, un projet de loi qui est censé assurer la même démonstration parce qu'il sera refusé, c'est un procédé beaucoup plus aléatoire. D'abord parce que le capitalisme peut faire cette concession, ensuite parce que, si la revendication aboutit, ses résultats sont totalement opposés à ce que Guesde attendait de la mesure. L'expérience nous a en effet appris depuis qu'une telle décision était compatible avec le paternalisme de l'Etat bourgeois, et qu'elle avait surtout pour but d'entretenir les illusions réformistes prodigués par les agents du capitalisme. Nous savons donc qu'il est plus sage, si l'impossibilité d'améliorer la condition des travailleurs doit être faite au parlement, s'il est des illusions qui doivent se dissiper à l'expérience des réformes légales, c'est aux autres, aux bourgeois libéraux et aux réformistes que les révolutionnaires doivent laisser ce soin. La véritable formule d'activité révolutionnaire dans les deux organismes, syndicat et parlement, pourrait être résumée ainsi: il faut appuyer les luttes syndicales même si leur objectif contingent ne peut être atteint; il faut dénoncer et saboter l'activité réformiste du parlement même si elle peut arriver à des résultats positifs.

Notes:
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  1. Le lecteur est prié de se reporter au N0 22 de notre revue pour le début de cette étude: 1er Cadre historique et social du mouvement ouvrier français et au Nr 23 pour le début du second chapitre : 2ème Le parti ouvrier et l'essor syndical. [back]
  2. Les «allemanistes» (du nom de leur chef Allemane) peuvent être considérés comme les précurseurs de l'ouvriérisme (c'est-à-dire des conceptions diverses qui voient dans la composition exclusivement ou majoritairement ouvrière des organisations du prolétariat la garantie suprême contre leur risque de corruption opportuniste). Allemane et ses amis s'étaient séparés de Brousse et du possibilisme parce que ce dernier s'engageait de plus en plus exclusivement dans l'activité électorale. Les allemanistes acceptaient l'existence et l'appui du parti à la lutte ouvrière, mais considéraient ce dernier comme devant jouer un rôle essentiellement «auxiliaire». Ils avaient rompu avec les possibilistes de 1889. [back]
  3. Le seul courant qui ait compris la portée des grèves générales de Russie des années 1904-1905 et en ait tiré les leçons pour le prolétariat d'Occident est le marxisme de gauche (ou extrémiste ou radical, comme on voudra l'appeler) qui n'était malheureusement pas représenté en France. On consultera sur ce point la remarquable brochure de Rosa Luxembourg, militante de la section allemande de la IIème Internationale: «Grève Générale, Parti et Syndicats», qui parut peu avant le Congrès Socialiste de Stuttgart de 1907. [back]
  4. Sur le plan de l'amélioration sociale: «Entre 1871 et 1892 deux lois seulement sont intervenues» (Dolléans). Encore la seconde, celle qui prétendait réglementer la durée du travail, servit-elle de paravent aux pires abus patronaux: 4 régimes existaient, s'échelonnant des enfants aux adolescents, aux femmes et aux adultes. Le patron pouvait profiter de la présence de ces 4 catégories sur les lieux du travail pour «unifier» la durée de la journée sur la base de la journée la plus longue, celle des adultes. Cette situation dura jusqu'à la loi du 30 mars 1900. [back]
  5. Clemenceau, en 1880, avait accepté le « programme minimum » du Parti Ouvrier mais réfutait l'article revendiquant la garantie légale du salaire minimum. Guesde, polémiquant avec lui, écrit que le développement de l'armée industrielle de réserve fait que ce minimum est de moins en moins atteint. Il cite un économiste bourgeois qui fait état de la mort annuelle, par la misère, de près de deux cent mille personnes et s'écrit: «Eh bien notre article A - s'il pouvait trouver place dans une société qui sacrifie les producteurs aux produits - aurait pour effet d'arracher à la mort ces cent quatre vingt treize mille victimes du minotaure capitaliste. C'est-à-dire que, loin d'être «inutile», notre minimum de salaire s'impose. Mais, comme vous l'avez dit, si «juste» qu'il puisse être, il est incompatible avec l'ordre économique actuel» («Textes choisis» de J. Guesde, Edit. Sociales 1959) [back]

Source: «Programme Communiste» Nr. 24, Juillet à Septembre 1963.

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