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LE MARXISME N’EST PAS À VENDRE !


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Le marxisme n’est pas à vendre !
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Le marxisme n’est pas à vendre !

Aujourd’hui, le mouvement prétendument communiste s’affirme comme le meilleur auxiliaire de la conservation bourgeoise. Ses chefs politiques, reniant la lutte de classe, la révolution et l’internationalisme, se font les propagandistes déclarés de l’ordre social au nom des voies pacifique, parlementaires et nationales du socialisme, pendant que ses dirigeants syndicaux se chargent d’étouffer la lutte immédiate des ouvriers en brisant directement les grèves ou en les enfermant dans le carcan de la profession, de l’entreprise ou de la catégorie. Pourtant, au beau milieu de ce triomphe incontesté de la contre-révolution, le marxisme semble être la chose du monde la mieux partagée. Les économistes y cherchent des recettes de rentabilité. Les philosophes en font une philosophie. Les jésuites, une morale. Les littérateurs, une esthétique. Les savants, une méthodologie. Le « marxisme » fait fureur dans les salons, les universités, les salles de rédaction. Le marxisme se vend, le marxisme s’achète en livres de poche, en conférences, en articles, en discours de toute sorte. Le marxisme est partout sauf là où il devrait être : dans les rangs du prolétariat. Et ce dernier ne peut pas ne pas refuser cette marchandise frelatée, cette philosophie sans âme, cette idéologie de la contre-révolution. Elle n’a rien à voir ni avec ses joies, ni avec ses peines, ni avec ses luttes. Ce « marxisme »-là se vend mal chez les prolétaires et force est donc, pour les boutiquiers qui tiennent en rebut cette marchandise, d’ouvrir des « semaines » commerciales, de grandes braderies au plus offrant.

De la dernière « semaine » en date, le « camarade » Garaudy, docteur en philosophie et dauphin de Thorez, dresse un bilan dans « Le Monde » du 6 mars. Il fut un temps où la collaboration d’un communiste à un journal bourgeois aurait entraîné son exclusion immédiate du parti. Mais les temps ont changé. Le marxisme s’est séparé du mouvement ouvrier pour flotter dans les hautes sphères de la « pensée ». Il est devenu le bien de tout le peuple, c’est-à-dire des savants, des professeurs, de la grande presse et des revues « spécialisées ». Il est donc naturel que Garaudy écrive dans un journal comme « Le Monde » qui touche précisément la clientèle recherchée. Aux ouvriers, « L’Humanité » avec ses bandes dessinées, le collage d’affiches et l’ingrate récolte des cotisations. A Monsieur Garaudy, « Le Monde » et la philosophie, les auditoires distingués et les droits d’auteur. Mais le marxisme, direz-vous ? Eh bien ! voyons ce qu’il en est resté.

Monsieur Garaudy définit ces « semaines » comme une « entreprise de confrontation des grandes forces vivantes de la pensée et de l’action de notre peuple ». Or, le marxisme (celui de Marx et de Lénine, pas celui des « semaines ») nous enseigne que, sous la domination du capital, la « confrontation des grandes forces vivantes » de la société s’impose avec la violence des antagonismes sociaux et économiques dans une lutte de classes sans merci entre la bourgeoisie et le prolétariat. Il n’est pas de pensée ni d’action qui ne reflète, ne traduise plus ou moins directement les intérêts de l’une ou l’autre classe. Et le conflit de ces intérêts contraires ne se situe pas à l’échelle de « notre peuple » mais à celle du prolétariat international. Telle est la signification du matérialisme de Marx, le matérialisme historique.

Est-ce ce matérialisme-là qu’ont fait triompher les « semaines » de Monsieur Garaudy consacrées, ne l’oublions pas, au « matérialisme ». Point du tout. Monsieur Garaudy prêche pour le matérialisme bourgeois. Il ne s’intéresse pas au développement des luttes de classe, mais au développement des idées. Tant que l’on partait dogmatiquement, nous dit-il, de « données » premières, sensibles ou intelligibles, aucun dialogue n’était possible on s’installait au départ dans une vérité absolue, et l’on ne pouvait être que dedans ou dehors. Ainsi, il est « dogmatique » de partir des « données premières », c’est-à-dire des luttes de classes, car elles rendent impossible le « dialogue ». Elles blesseraient la sensibilité des bourgeois; et d’ailleurs, pour le « camarade » Garaudy, les luttes de classes sont devenues inintelligibles. C’est donc après avoir mis de côté le matérialisme historique et l’antagonisme des rapports capitalistes que Monsieur Garaudy peut offrir au « dialogue » un matérialisme bourgeois émasculé qui permettra à tout le monde d’être à la fois « dehors » et « dedans », et à lui-même d’écrire à la fois dans « L’Humanité » et dans « Le Monde », de se dire « communiste » et d’être un traître au prolétariat.

Ayant si bien exclu du débat le personnage historique du prolétariat, ses intérêts, ses luttes et sa conception du monde, Monsieur Garaudy peut camper tout à son aise les personnages falots qui constituent sa clientèle. Ce sont, voyez-vous, les pasteurs et les curés, les philosophes et les savants, les écrivains et les sociologues. Là est la « force », là est « l’action ». Comme tout camelot, Garaudy sait flatter. « Ce qu’il y a de remarquable dans un débat situé à ce niveau (non pas au niveau des luttes de classes, mais à celui des sacristains de la société bourgeoise), c’est que chacun, loin de nier les valeurs humaines dont le partenaire est porteur (quel joli mot ce « partenaire » dans la bouche d’un « communiste » s’adressant aux prêtres et aux docteurs !), cherche à les intégrer à sa propre vision du monde pour ne pas mutiler l’homme ni de la dimension de l’ouverture sur l’infini (sic !) ni de celle de l’initiative et de l’efficacité historiques (la fameuse « efficacité » des briseurs de grèves) ».

Ainsi, dans « notre » société, ce qui mutile l’homme ce n’est pas l’exploitation du capital, ses orgies productivistes et belliqueuses, la division du travail qui engendre, à côté de l’abrutissement du travail manuel, l’abêtissement du travailleur intellectuel. Non, selon Monsieur Garaudy, cette société renferme des « valeurs humaines » qui valent d’être « intégrées » à la doctrine révolutionnaire du prolétariat pour que l’homme ne se sente pas mutilé. Les « marxistes », voyez-vous, seraient conscients que « leur marxisme s’appauvrirait si l’apport historique de saint Paul et de Pascal leur devenait étranger ». Le beau « marxisme », Panthéon de la culture occidentale, que Garaudy ouvre aux gardiens de l’Université, de la Science et de l’Église ! Qu’en penseront les marxistes d’Asie, d’Afrique et d’Amérique ? Pour Monsieur Garaudy. l’universalité du marxisme ne repose pas sur le caractère mondial de l’exploitation capitaliste et des luttes prolétariennes, mais sur la diffusion de la culture bourgeoise dans tous les pays et, si possible, au sein du prolétariat.

Après avoir fait du « marxisme » un véhicule de la culture bourgeoise, notre « communiste » de chaire montre comment tous les courants de la pensée contemporaine sont amenés à prendre conscience des exigences d’une histoire qui « nous est commune ».A tout seigneur, tout honneur, Garaudy commence par l’Église de Rome. On aurait pu croire qu’il emploierait pour glorifier le progressisme bourgeois le vieux procédé réformiste qui consiste à séparer le bon grain de l’ivraie, le « bon » chrétien du « clérical », le « vrai » patriote du « nationaliste », le « vrai » démocrate du « faux ». Et d’opposer l’Église du Christ à celle du Capital, l’esprit à la lettre, saint Jean à saint Pierre. C’est la démarche de tous les schismes qui, sous prétexte de revenir à une pureté originelle, ne veulent pas voir qu’il existe dès l’origine ce dualisme de la pensée religieuse exprimant les antagonismes des premières sociétés de classes. C’est pourquoi, par exemple, le schisme protestant ne pouvait servir qu’à couronner d’une auréole puritaine et pieuse le triomphe de la libre entreprise et de la propriété privée dans les pays anglo-saxons.

Si Monsieur Garaudy ne suit pas l’exemple des schismatiques, ce n’est pas qu’il n’attende rien de l’idéologie religieuse, ni qu’il pense que ses développements n’ont rien à voir avec la doctrine du prolétariat et l’armement du prolétariat pour sa lutte de classe contre toute exploitation. C’est parce, qu’en pleine idylle œcuménique entre le pape de Rome et le patriarche de Moscou l’heure n’est pas aux schismes. Il accorde donc un brevet de progressisme non pas seulement au « bon » chrétien, mais à toute l’Église. « La signification des deux premières sessions du Concile et de ’« aggiornamento » de l’Église catholique, c’est la prise de conscience de la nécessité d’intégrer plus pleinement l’humanisme scientifique et l’humanisme moral propres à notre temps ». Comment pouviez-vous ignorer, prolétaires de tous les pays, que les « exigences d’une histoire qui nous est commune » (commune avec celle des bourgeois, des curés, de la contre-révolution) sont d’intégrer « l’humanisme moral » de la Sainte Église et « l’humanisme scientifique » des fabricants de spoutniks ? Comment pouviez-vous ignorer que l’Église catholique évoluerait et qu’après avoir été le rempart de l’ordre féodal, puis de la bourgeoisie européenne et missionnaire, elle aurait aussi un rôle à jouer dans les pays « socialistes » aux côtés de l’orthodoxie ? Comment ignorer, enfin, que Rome était capable de prendre l’initiative historique de réunir les Églises séparées pour construire, avec la bénédiction de Moscou, l’Église de l’impérialisme triomphant et de la contre-révolution stalinienne ?

Monsieur Garaudy donne également un certificat de progressisme aux courants mineurs : le protestantisme de K. Barth, l’existentialisme de Sartre, le rationalisme de Bachelard, etc. Là, il utilise le procédé classique du réformisme : il n’est pas de tendance qui n’ait son « bon » côté, de philosophie qui ne renferme des « promesses ». Au lieu de montrer les contradictions de la pensée religieuse et philosophique et d’en déterminer le caractère de classe, comme le fit Marx avec la philosophie hégélienne et post-hégélienne, avec les fondateurs petits-bourgeois de ’« existentialisme » (les Stirner et les Proudhon), Garaudy prolonge leur existence de marchands de philosophie. Il se refuse à placer le marxisme sur le terrain des luttes de classe qui seules mettront fin à tout « dialogue », à toute philosophie par l’union de la théorie et de la pratique dans le parti du prolétariat et par la suppression du travail salarié dans le programme de la société socialiste. Ainsi peut-il faire de son « marxisme » une philosophie et introduire dans cette philosophie le dualisme inhérent à toute philosophie. Monsieur Garaudy nous expose cette transformation en ces termes : « Le marxisme, dans son développement, élimine les déformations dogmatiques et scientistes, qui conduiraient à la prétention « pré critique » de s’installer dans l’être et de dire ce qu’il est, pour mettre toujours davantage l’accent sur le moment de la « pratique » par lequel Marx et Lénine excluaient toutes interprétations dogmatiques.

Qu’est-ce que cela signifie ? Que le « marxisme » de Monsieur Garaudy n’a pas la prétention de s’installer dans l’être et de dire ce qu’il est, de s’implanter dans le prolétariat et de lui donner le sens de ses luttes. Que rejetant cette prétention du « dogmatisme », il veut bien aborder d’une façon « critique » le « moment de la pratique ». Le « marxisme » (le saviez-vous ?) est un agnosticisme, un empirisme et autres « ismes » du vocabulaire philosophique. Cette nouvelle définition que nous donne Monsieur Garaudy ne le cède en rien aux plus belles formules de Bernstein ou de Bogdanov. Le mouvement est tout, le but n’est rien, proclamaient les opportunistes de la Seconde Internationale. Monsieur Garaudy nous fournit ici sa propre version de cet axiome. Le « dogmatisme » c’est de vouloir introduire dans le mouvement ouvrier la conscience et la volonté qui le mèneront à ses fins révolutionnaires. Aussi le réformisme préfère-t-il remettre Marx en question, se mesurer avec la première philosophie venue, dire comme Monsieur Garaudy que « le problème ultime entre chrétiens et marxistes est matérialisme et transcendance » plutôt que de reconnaître que le « problème ultime » est celui de la révolution prolétarienne.

Le cercle est donc bouclé. La contre-révolution a séparé par la violence le socialisme et le mouvement ouvrier, les luttes de classes et leurs fins révolutionnaires. Les politiciens réformistes se sont fait du marxisme un monopole commercial qu’ils ont troqué contre des sièges au parlement, des places dans les ministères, des colonnes dans les journaux bourgeois. Vendu en gros à la démocratie, ce « marxisme » a été vendu en détail à ses laquais : les journalistes, philosophes, savants et prêtres. Il y a perdu son unité doctrinale découlant de l’intégrité de ses buts de classe pour se transformer en une philosophie, une science, une économie politique, une religion de l’ordre établi. Ce « marxisme » s’est lui-même fractionné et remis en question, comme toute philosophie bourgeoise inquiète de son avenir. Mais arrivé à un tel degré de reniement, il doit avouer l’abandon de toute « prétention pré-critique », de toute prévision d’un développement historique qui sorte des cadres de la société bourgeoise, pour mettre l’accent sur le « moment de la pratique », pour se définir comme un immédiatisme sans principe. Oui, en effet, le réformisme est avant tout « pratique ». Il repose sur la défaite du prolétariat mondial et n’a d’autre but que de la prolonger. Il substitue aux principes politiques du parti de classe les recettes électorales de la démocratie petite-bourgeoise. Il préconise pour les luttes de classes les « solutions » négociées et les « méthodes » bureaucratiques des grèves au compte-gouttes. Il rêve de supprimer les conflits entre États par le développement des « affaires » et du commerce international. Mais la pratique elle-même balaiera ces illusions, cette politique, cette philosophie.

Lorsque, sous la pression des antagonismes sociaux, le prolétariat reviendra sur le terrain de ses intérêts de classe, il redécouvrira dans le marxisme l’unité de la théorie révolutionnaire et de la pratique des luttes de classe. Il ne cherchera pas plus sa force dans l’alliance contre nature avec la petite-bourgeoisie, qu’il n’attendra l’approbation de sa doctrine par les philosophes, les journalistes et les prêtres du capital. Le marxisme retrouvera son intégrité de classe longtemps défendue dans l’ombre par son parti. Et ce parti ne poursuivra qu’une tâche : non pas se faire admettre par les bourgeois, mais leur imposer sa dictature; non pas leur faire partager sa doctrine, mais réaliser la conjonction historique du socialisme et du mouvement ouvrier. Alors, Monsieur Garaudy n’usurpera plus le nom de communiste et la lutte des classes décidera s’il faut le renvoyer à ses chères études ou le faire passer devant un peloton d’exécution.


Source : « programme communiste » : N° 27 Avril-Juin 1964

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