BIGC - Bibliothèque Internationale de la Gauche Communiste
[last] [home] [content] [end] [search]

LE PREMIER ÉVEIL DU PROLÉTARIAT POLONAIS ET SES CAUSES
If linked: [English] [German] [Italian] [Spanish]


Content:

Le premier éveil du prolétariat polonais et ses causes
L'économie
1. L'accumulation capitaliste
2. Production et marché capitaliste mondial
3. Misère de l'agriculture bourgeoise
4. Échanges et loi de la valeur
Les luttes de classe règlent son compte a la démocratie
Notes
Source


Le premier éveil du prolétariat polonais et ses causes
[top] [content] [next]

Lors des émeutes polonaises de décembre 1970, on a vu pour la première fois une classe ouvrière de l'Est européen se soulever en masse, semer la panique et la désorganisation dans le personnel dirigeant, exiger et obtenir gain de cause sur plusieurs points grâce à la menace d'une grève générale. Sans doute ce mouvement a-t-il été préparé par celui de 1956 qui avait porté Gomulka au pouvoir et dont nous avions montré à l'époque les limites, dues à son isolement international et son oubli presque complet de ce qu'est le programme de classe, et qui comporte la lutte directe contre l'État bourgeois (fût-il déguisé en État «socialiste») et la revendication de la dictature du prolétariat. Mais dans le mouvement de 1970, les expériences malheureuses de 1956 (conseils ouvriers collaborant avec l'État au lieu de se dresser contre lui) ont porté leurs fruits et nettement clarifié la situation. Quant aux raisons qui expliquent cette seconde explosion, elles restent ce qu'elles étaient en 1956 et telles que nous les décrivions il y a quelques années:
«
Une situation d'intense exploitation dans laquelle les travailleurs sont privés de tous moyens légaux d'action et de défense: une économie en proie à de grandes difficultés et qui ne peut améliorer les conditions matérielles de toutes la population; un pouvoir qui ne peut tolérer les moindres revendications sans craindre une crise sociale; l'inexistence de tout lien avec une force prolétarienne internationale en complète déroute et la disparition de toute tradition révolutionnaire dans le pays, les générations nouvelles étant politiquement incultes».

Pour un pays de «démocratie populaire» qui prétendait représenter et défendre les intérêts de la classe ouvrière, le mouvement de 1970 constitue un désaveu éclatant qui aura montré au grand jour que la Pologne n'est pas un pays socialiste, même «dégénéré», mais un État capitaliste en proie à de multiples contradictions qui deviendront de plus en plus explosives quels que soient les efforts de sa bourgeoisie pour tenter d'y remédier.

Depuis vingt cinq ans, dans l'Est européen, les soulèvements populaires ont invariablement sombré dans le bourbier des revendications démocratiques et réformistes des intellectuels de service, des petits-bourgeois, des classes moyennes fonctionnarisées et d'une partie même de la bourgeoisie nationale, le ciment qui liait ces différentes couches sociales étant toujours le même: l'oppression impérialiste russe. Pendant tout ce temps les larbins du «grand frère» soviétique ont eu beau jeu de dénoncer, avec une incroyable hypocrisie, la «confusion idéologique petite-bourgeoise» de ces mouvements, leur «révisionnisme», leurs liens avec le «camp impérialiste» occidental, etc... et d'appeler au secours l'armée russe pour écraser la «contre-révolution»: théoriquement, les principes paraissaient saufs, les bourgeoisies rivales d'Occident voyant d'un œil complaisant ces mouvements revendiquer une ouverture plus large des marchés et une intensification des échanges de capitaux, les staliniens de service n'avaient pas de mal à dénoncer le «retour» à un capitalisme qui n'avait en fait jamais cessé d'exister!

Par contre, en décembre 1970, en Pologne, les classes dirigeantes ont été prises de court. La force, la violence et la pureté des émeutes ouvrières furent telles qu'aucune manœuvre politique ni aucune accusation mensongère n'avait de chance de tenir bien longtemps. La répression immédiate qui suivit montra clairement le choc de deux classes opposées, mais elle fut insuffisante: le mouvement s'étendait à tout le pays. Les dirigeants firent alors appel à l'Armée russe, mais les Russes refusèrent! C'est que cette fois l'affaire était sérieuse, puisqu'il aurait fallu écraser par les armes un véritable mouvement ouvrier insurrectionnel qui ne se serait sûrement pas limité à la Pologne. Bien que privé d'un programme clair et d'une solide organisation de classe, le prolétariat polonais aurait sans doute ébranlé de fond en comble l'empire soviétique et ses valets staliniens de chez nous. Au grand soulagement de la bourgeoisie mondiale, les dirigeants polonais se hâtèrent de céder provisoirement à la pression ouvrière en sauvant l'essentiel: on changea le personnel d'État en lui reprochant hypocritement des «erreurs» auxquelles tout le monde avait participé et l'on proclama bruyamment que ce n'était pas le socialisme qui était en cause, mais l'absence de démocratie. Contrairement à ce qui se passa pour la Tchécoslovaquie où la bourgeoisie occidentale et toute la frange visqueuse des intellectuels de gauche s'étaient fait les défenseurs de la démocratie et de la liberté, les émeutes de Pologne ont éclaté dans un silence atterré, coupé de commentaires aussi brefs que gênés sur les mérites supposés de la nouvelle équipe dirigeante. A gauche et à droite, à l'Est comme à l'Ouest, l'avis a été unanime: les ouvriers devaient reprendre le travail, ils devaient faire confiance à Gireck. La peur rend service à la vérité: elle a en effet montré la collusion étroite de deux systèmes politiques profondément identiques, obéissant aux mêmes lois, celles de la production capitaliste, et exprimant tous deux la bourgeoisie. Étouffée cette fois-ci encore grâce à la formidable pression du capitalisme international que soutiennent les chefs ouvriers actuels, la lutte du prolétariat des pays de l'Est est destinée à renaître tôt ou tard plus unie, plus consciente et plus puissante que jamais.

Afin de montrer la portée réelle des évènements de décembre 1970, nous allons retracer l'histoire économique de la Pologne depuis vingt cinq ans, en montrant son aspect typiquement capitaliste. Puis nous comparerons les luttes de 1970 à celles de 1956 afin de montrer les progrès réels qui ont été accomplis entre ces deux dates par une partie au moins du prolétariat polonais, progrès qui ne sont justement pas ceux auxquels ont pensé aussitôt les courants anémiés de l'extrême-gauche.

L'économie

1. L'accumulation capitaliste
[prev.] [content] [next]

De la bouche même des dirigeants polonais, il n'est guère douteux que les émeutes de décembre 1970 aient eu pour origine directe l'augmentation considérable des prix de toute une série de produits de consommation courante. Sur ce point, nous n'insisterons pas, d'autant moins que nous, avons déjà développé cet aspect dans notre presse. Mais ce qu'ils n'avouent pas n'est guère plus douteux, à savoir que ces mesures n'ont été que la, goutte d'eau qui a fait déborder le vase et que c'est en fait tout le système social que la révolte ouvrière a mis en accusation.

Il faut donc parler de l'industrialisation de la Pologne depuis 1946 et la croissance de sa production. La guerre avait complètement ravagé la structure industrielle de la Pologne, puisque 65 % des établissements industriels et 70 % du matériel ferroviaire avaient été détruits et que la population industrielle était tombée de 3.800.000,en 1938 à 1.200.000 en 1946. Ce que le Parti Communiste français appelle «le souci de fonder l'indépendance nationale sur des bases économiques solides» devait nécessairement pousser le Parti polonais à demander aux couches laborieuses de durs sacrifices pour reconstituer le capital technique détruit et à leur imposer une exploitation effrénée de leur force de travail. C'est ainsi qu'alors que la guerre avait coûté à la Pologne 6 millions de vies humaines et 38 % de son capital fixe, au cours de la période 1947-1968, le revenu national a été multiplié par 6 (+ 9 % par an), la production Industrielle s'accroissant de 13,5 fois (+ 9 % par an) entre 1938 et 1968. De ce fait, la part de la production industrielle est passée dans le produit national brut de 37 % en 1950 à 58 % en 1966, alors que la part de l'agriculture passait de 40 % à 21 %, De même, le phénomène spécifique de l'Europe capitaliste du XIXe siècle - à savoir les migrations de main d'œuvre - s'est, manifesté en Pologne où la population urbaine est passée de 30 % en 1938 à 52 % en 1967 (Belgique: 80 %). La Pologne compte donc maintenant parmi les quinze principaux États industriels du monde. Cela ne veut pas dire qu'elle soit un grand pays industriel puisque son niveau de vie est comparable à, celui de la Hongrie, inférieur d'un tiers à celui de la Tchécoslovaquie et de la moitié à celui de la France; de même, la production industrielle par habitant est inférieure de 70 % à 80 % à celle de la France et de la Tchécoslovaquie, de 100 % à celle de la Grande-Bretagne, de 220 % à celle de l'Allemagne de l'Ouest! Pourquoi mentionner alors tous ces chiffres? Non pas pour «situer» la place de la Pologne parmi les «grandes puissances», ainsi qu'aime à, le faire l'économiste bourgeois, mais au contraire pour démasquer le prétendu progressisme du «socialisme dans un seul pays», qui en Pologne n'a été qu'une accumulation capitaliste qui a dépendu à la fois de l'impérialisme russe et des pressions exercées par le marché mondial. On pourrait commencer par faire un parallèle entre le développement de pays capitalistes comme la Belgique, l'Italie, l'Allemagne de l'Ouest - dont on ne pourra nier qu'ils subirent eux aussi d'énormes destructions de guerre - et le développement «socialiste» de pays comme la R. D. A., la Tchécoslovaquie et la Pologne qui peuvent leur être comparés sur le plan industriel. Ce que l'abondance du capital (plan Marshall notamment) a pu faire à l'Ouest, la force de travail humaine a dû le faire à l'Est, avec, évidemment, des résultats bien inférieurs, tant en ce qui concerne l'accumulation du capital que la progression du niveau de vie moyen. Il a donc été nécessaire de greffer sur cette intense exploitation de la force de travail un pesant «service d'ordre» composé de policiers, miliciens, contremaîtres, agents de contrôle, membres du Parti et des syndicats, armée, etc.... chargés de réprimer toute révolte populaire. L'énorme appareil bureaucratique qui s'est créé dans les pays de l'Est n'est finalement que le produit de la pauvreté en capital qui exigeait un contrôle omniprésent et permanent de toutes les couches laborieuses de la part de l'appareil d'État De même, la rareté du capital a été compensée dans tous les pays «socialistes» par de fortes concentrations de main d'œuvre aux postes de travail. Dans ce cas, la rareté du capital technique (travail mort) est pallié par une dépense supplémentaire de travail vivant, ce qui a permis aux dirigeants de souligner l'absence de chômage et de faire croire qu'elle était due à la nature socialiste des rapports de production en vigueur. Malheureusement l'accélération de l'exode rural (due à, la pénétration du capitalisme dans les campagnes) vers les villes industrielles et la pression du marché mondial qui exige des produits plus rentables (donc une utilisation plus stricte de la main d'œuvre) ont finalement contraint les entreprises «socialistes» à licencier du personnel (par exemple dans les mines et entreprises «non rentables»), et, en tous cas, à ne pas remplacer celui qui part à la retraite. On a pu estimer à 6 ou 800.000 le nombre de chômeurs polonais, ce qui prouve à quel point les lois de la, concurrence et du marché s'appliquent dans les démocraties populaires. Malgré cela, les patrons continuent à se plaindre qu'ils ne sont pas libres de licencier toute la main d'œuvre dont ils n'ont plus besoin et qui pèse sur leurs coûts de production: on imagine ce que serait le chômage si les Polonais laissaient les capitaux occidentaux entrer et opérer librement chez eux! Au total, les démocraties populaires sont handicapées par leur pauvreté en capitaux, leur bureaucratie tentaculaire, la faible productivité de leurs entreprises et l'existence larvée d'un énorme chômage. Comparée aux pays occidentaux, la Pologne n'occupe pas un rang exceptionnel dans les rythmes de croissance de la production industrielle: elle est au même niveau que l'Italie, et très nettement devancée par l'Allemagne de l'Ouest et le Japon. Ainsi, la thèse selon laquelle «l'accumulation socialiste» serait beaucoup plus rapide que l'accumulation capitaliste est une stupidité de plus à mettre au rancart. De plus, la concentration du capital en Italie est nettement supérieure à celle de la Pologne, ce qui prouve un degré de développement capitaliste plus élevé. C'est finalement cet échec des pays de l'Est qui est prépondérant quand on veut se livrer à des comparaisons avec le groupe des pays industriels occidentaux: le défi de la coexistence pacifique et de l'émulation économique a été relevé et gagné avec facilité par ces derniers, comme c'était prévisible et comme la situation particulière des démocraties populaires l'explique.

Comme chacun sait, le rassemblement de ces dernières dans le?bloc soviétique s'est effectué par la force des armes et les coups d'État. Il n'y eut nulle part d'explosions sociales comparables à 1917 en Russie, et lorsqu'il y eut des agitations, les Russes se chargèrent de les réprimer. Ainsi en Bulgarie éclata une rébellion générale de l'armée où les officiers furent destitués et remplacés par des conseils de soldats, et le drapeau rouge fut arboré. Les Russes réagirent en maintenant les officiers destitués et en désapprouvant les communistes bulgares; toutes les autorités locales furent rétablies dans leur rang et les conseils de soldats supprimés. En Roumanie, les Russes trouvèrent un compromis avec le gouvernement légal nazi qui se contenta de remplacer le chef de l'armée par son... sous-chef. En Pologne, l'armée russe s'abstint de pénétrer à Varsovie pour permettre aux Allemands d'y écraser l'insurrection et d'anéantir tout ce qui pouvait faire obstacle à l'ordre futur. En Tchécoslovaquie, les Russes interdirent au très puissant parti communiste tchèque de passer à l'insurrection armée pour éviter d'être débordée par des «éléments incontrôlés»: ce ne fut que lorsque le gouvernement légal toujours en place se décida (en 1949) à accepter l'aide américaine (plan Marshall) que les Russes organisèrent le coup d'État de Prague.

Aucune autonomie ne fut laissée aux communistes locaux qui, après avoir subi les nazis, furent d'ailleurs victimes d'assassinats collectifs par les Russes: l'Armée Rouge, loin d'être une armée révolutionnaire, fut toujours la représentante de l'ordre impérialiste russe - se comportant avec une brutalité inouïe et semant la ruine économique partout où elle était implantée (exactement comme les armées de l'Ancien régime qui vivaient sur l'habitant, alors que les armées modernes vivent en circuit fermé avec leur pays d'origine). Le bloc soviétique devint ainsi un empire à la solde de la Russie, basé sur la contrainte et la force de l'Armée Rouge qui avait la charge de le défendre contre toute attaque étrangère et contre tout soulèvement populaire (Hongrie, Tchécoslovaquie, etc.). Les hommes de paille du Kremlin durent maintenir une terrible oppression sur la population laborieuse au moyen d'un gigantesque appareil de contrôle et de répression. Ce fut néanmoins insuffisant car, ainsi que nous le disions, le manque de capitaux devait être compensé par une intensité telle de l'effort humain qu'il aurait fallu que ces bureaucraties capitalistes mobilisent toutes les énergies dans le volontariat et l'enthousiasme pour un monde meilleur. Cette expérience avait été tentée en Russie dans les années 30, lors du lancement de la collectivisation intensive dans les campagnes et de l'industrialisation à outrance. Cela s'était notamment traduit par une intense propagande en faveur de l'effort, de l'augmentation de la productivité et du sacrifice personnel (stakhanovisme). Cet exemple fut repris récemment en Chine sous les formes que nous lui connaissons, quand celle-ci fut convaincue que l'aide de la Russie en capitaux et en marchandises serait illusoire. On pourrait aussi citer le cas de la Yougoslavie. Mais pour réussir, ces expériences nécessitaient au moins deux conditions fondamentales: l'indépendance nationale et le contrôle étroit de la population laborieuse. Si le second point est évident, le premier exige davantage d'explications. L'indépendance nationale n'a aucune signification en système socialiste où la solidarité, l'aide gratuite, la disparition des frontières nationales et la réorganisation économique à l'échelle du monde et non plus d'un pays éliminent toute trace d'autonomie politique et d'autarcie économique; l'indépendance nationale est un concept purement bourgeois et, du moins dans la vieille Europe, absolument anti-prolétarien. C'est d'ailleurs pour cette raison que les dirigeants soi-disant socialistes des pays de l'Est défendent et pratiquent le nationalisme. Or, pour mener à bien la tâche difficile de mobilisation générale de toutes les classes sociales d'un pays, il faut en appeler à des valeurs bourgeoises unificatrices et interclassistes dont la principale - en l'occurrence -est l'intérêt et la pérennité de la Nation. Mais si une telle mobilisation est théoriquement possible, ainsi que deux guerres mondiales nous l'ont enseigné, encore faut-il qu'elle ne s'opère pas au profit d'un impérialisme étranger: les grandes masses n'ont jamais vibré pour le développement d'un pays dont elles ne pouvaient se croire maîtresses; c'est pourquoi la «décolonisation» est devenue une nécessité historique. Il existe une analogie entre les pays de l'Est et les anciennes colonies. En effet ces pays, formellement indépendants de la Russie, lui sont en fait liés par un réseau étroit de coercition économique protégé par la force des armes dont ils ne pourront jamais se défaire pacifiquement. Toute politique qui chercherait, en s'appuyant sur un fort mouvement populaire, à pratiquer un développement économique intensif, une profonde réforme des structures administratives, juridiques et sociales aboutirait à heurter les intérêts vitaux de la puissance russe: aucune réforme profonde n'est possible à l'époque impérialiste si elle n'est arrachée par la force. Or le personnel d'encadrement des partis «communistes» des démocraties populaires n'est nullement préparé à pareille épreuve de force et y est même hostile; lorsque la pression populaire est telle que les appareils politiques doivent céder, alors entre en jeu la puissance militaire de l'armée russe - comme ce fut le cas en Tchécoslovaquie (1)

Les couches dirigeantes des démocraties populaires n'ont donc, comme on le voit, qu'une marge de manœuvre politique des plus étroites et cela les conduit d'autant plus vite à l'échec que l'emprise soviétique ruine davantage leur économie. Il y a donc pour elles une profonde contradiction entre les réformes indispensables liées à la survie de ces régimes et la situation de dépendance totale vis à vis de l'U. R. S. S.. Cela explique également l'hostilité violente de cette dernière au principe de la révolution «culturelle».

Le second point que nous mentionnons plus haut -à savoir l'encadrement des masses laborieuses - est évidemment d'autant plus important que l'industrialisation est moins développée et qu'il faut faire davantage appel à la simple force de travail humaine. Quand cela se produit, cela ne provient nullement d'une quelconque référence à la doctrine marxiste, mais tout simplement du sous-développement et de la misère qui exigent une organisation particulière de la société bourgeoise. Dans les démocraties populaires, cet encadrement a obéi en outre aux impératifs de la colonisation russe: démembrement industriel, occupation militaire, satellisation et soumission économique. L'objectif poursuivi et les moyens utilisés étaient donc en concordance, mais ne pouvaient que. contrarier l'effort de reconstruction capitaliste: c'est ce qui explique qu'aujourd'hui, les pays de l'Est cherchent à faire appel aux systèmes de stimulants individuels et de différenciation des revenus plutôt qu'aux méthodes plus égalitaristes (mais tout aussi peu socialistes) de la Chine. Or ce problème n'est pas résolu pour autant, car en utilisant les procédures capitalistes classiques de l'organisation du travail (O. S. T.) et de l'intéressement personnel (participation), les pays de l'Est ne feront qu'accélérer la différenciation de classe.

2. Production et marché capitaliste mondial
[prev.] [content] [next]

Comme nous venons de le voir, la Pologne est une puissance industrielle moyenne. Ses ressources en matières premières exploitées sont assez importantes puisqu'elle se place au premier rang des pays de l'Est, après l'U. R. S. S, pour la production de houille, de soufre, de zinc et de cuivre, au deuxième rang pour l'électricité et le ciment. De même, elle est au premier rang pour la production de fonte et d'acier, ainsi que pour la construction navale. Néanmoins, le rôle mondial du charbon diminuant d'année en année, il faut s'attendre à une grave crise de reconversion industrielle et sociale; d'autre part, le pétrole, qui en est le produit de remplacement, est inexistant en Pologne et provient totalement de l'U. R. S.S. (6 à 7 millions de tonnes). De même pour le minerai de fer (10 millions de tonnes), de manganèse, etc... Il est d'ailleurs plus simple de tracer un tableau de la dépendance de la Pologne à l'égard de l'U. R. S. S. pour ses sources essentielles de matières premières (dépendance en pourcentage pour 1967):

pétrole
100 %
minerai de manganèse
88 %
aluminium
87 %
minerai de fer
85 %
cuivre
64 %
produits pétroliers
63 %
coton
57 %
bois
57 %
produits laminés
51 %
céréales
51 %

(Source: ambassade de France à Varsovie, décembre 1970).

On a calculé que près de la moitié de la main-d'œuvre industrielle polonaise traite des matières premières importées de l'étranger. En outre, et du fait de l'insuffisance des investissements disponibles, la Pologne doit importer une grande quantité de machines et équipements. Ces deux types d'importation couvrent environ 85 % des importations totales de la Pologne. Pour importer, il faut exporter, et par conséquent tisser des liens de plus en plus étroits avec le marché mondial. En 1960, le Bureau politique
«
ayant reconnu que la solution des problèmes de l'approvisionnement de l'industrie et de l'agriculture était impossible sans un sensible accroissement des échanges extérieurs, proposait d'intensifier l'exportation des machines, des installations industrielles et des produits finis de l'industrie de consommation» (Notes et études documentaires. N° 3194).
Dans la période 1966-70,
«
le développement de l'ensemble de l'économie a accru le besoin d'importer aussi bien en ce qui concerne les matières premières que le progrès technique, notamment l'achat de brevets et licences. En outre, on projette d'interrompre la production non rentable au profit de l'importation. Le financement de ces objectifs exige un volume d'exportation approprié» (Problèmes économiques, n° 1132).

Le Plan 1971-75 prévoit que
«
la progression des exportations polonaises est rendue indispensable en raison d'une part des besoins croissants de l'économie en matières premières et équipements, d'autre part du fait de l'élargissement et du développement de la coopération dans le cadre du C. A. E. M., enfin à cause de la dette extérieure qu'il faut amortir» (Problèmes économiques, n° 1122).
On voit bien, d'après ces déclarations, que l'ouverture du marché polonais sur le marché mondial n'est pas la conséquence d'un «libre choix», d'une décision mûrement réfléchie et politiquement raisonnée, contrairement a ce qu'avaient semblé prétendre Staline puis Khrouchtchev. Coexistence signifie «pas de guerre», mais ne peut signifier «pas de contacts». A l'époque de Staline, la formule était celle du double marché mondial, aussi naïve qu'audacieuse, écrivions-nous en 1956: la moitié du monde échappant désormais au capitalisme d'Occident, celui-ci se noie dans l'excès de production et se déchire dans les guerres; pendant ce temps «nous», nous sommes toujours là et nous avançons. «Nous», c'est-à-dire la deuxième moitié du marché, ou encore le capitalisme oriental! Le XXe Congrès a dû reconnaître ces illusions et admettre la nécessité de l'interpénétration, de l'émulation et de la concurrence de deux systèmes fondamentalement identiques. Le processus inexorable que nous avons relevé plus haut dans la bouche même des responsables polonais prouve qu'il ne saurait y avoir d'économie indépendante, mais que le capitalisme est un système qui unifie à la dimension mondiale les intérêts du prolétariat. Le fait que l'industrie polonaise soit nationalisée ou privée ne change rien à l'affaire: le fonctionnaire polonais, tout comme M. Dassault ou Peugeot, est l'agent discipliné du Capital dont il applique toutes les lois que lui impose la concurrence. En 1964, lors de l'élaboration du Plan 1966-70, le Bureau Politique déclara, que
«
en ce qui concerne les pays capitalistes développés, il prévoit une intensification des relations commerciales sur la base de la politique de coexistence et de coopération pacifique»
D'où l'importance «
d'une analyse des tendances du. marché mondial susceptibles de modifier en conséquence les structures de la production polonaise». (Notes et Études Documentaires, n° 3194).

L'exécution de ce plan confirma que la spécialisation de la production industrielle contribuerait à résoudre le problème du commerce extérieur:
«
Au cours de la première étape de l'industrialisation, on fut dans l'obligation de développer la production sous tous ces aspects possibles. Néanmoins, un degré de qualité égal au niveau mondial était impossible à obtenir dans une production aussi variée, d'où la nécessité de recourir à une sélection. Aussi est-on en train de décider de l'avenir des branches respectives de 1'industrie... L'industrie polonaise se spécialise principalement, du point de vue des exportations, dans des secteurs tels que: matériel flottant, matériel roulant, machines-outils, matériel de construction, produits textiles, etc...» (Problèmes Économiques, n° 1132).
Si l'industrie lourde fut prioritaire pendant longtemps (+ 16,5 % par an entre 1950 et 1956), c'est au tour des industries chimique, mécaniques et de transformation de prendre la relève. Parmi ces branches les chantiers navals ont toujours eu une forte activité exportatrice à destination de l'U. R. S. S. Mais sur les marchés mondiaux que vise l'État polonais, cette industrie est très compétitive et soumise à une forte concurrence. «Newsweek» écrivait en 1967:
«
Il semble inimaginable qu'un pays qui a été coupé de la mer pendant plus d'un siècle et dont l'industrie maritime a été réduite à néant pendant la guerre ait atteint un tel degré de développement. Actuellement, en ce qui concerne les exportations de bateaux en haute mer, la Pologne n'est distancée que par le Japon, la Suède et l'Allemagne fédérale»
De plus, c'est un branche qui emploie une forte main-d'œuvre et qui est donc susceptible de rationalisation, c'est-à-dire d'économies sur le capital variable. Il s'est donc passé dans les chantiers ce qui se passe dans n'importe quelle entreprise capitaliste: pour être compétitif sur le marché mondial, on a bloqué les salaires, on a augmenté les cadences, on a instauré un nouveau système de primes qui accroisse l'intensité du travail, on a licencié du personnel, etc... Voilà comment le marché mondial, c'est-à-dire l'ensemble du système capitaliste mondial, et non tel ou tel capitaliste individuel en haut de forme, peut pressurer le prolétariat polonais. Écoutons d'ailleurs ce qu'en raconte «Tribuna Ludu», organe du parti polonais:
«
Le chantier naval de Gdansk, l'un des premiers établissements de l'industrie polonaise, augmentait ces derniers temps sa production d'année en année, livrant de plus en plus de bateaux à l'exportation et pour les besoins de la navigation polonaise... Le chantier connaît également des problèmes difficiles qui avaient pu donner lieu à des mécontentements. Ils concernent l'aménagement de l'organisation du travail, l'indispensable modernisation de l'établissement et la nécessité d'une sensible diminution du coût de production».

Quelle société capitaliste ne connaît pas de tels «problèmes»? Quel ne se soucie pas de l'organisation, de l'équipement et de la baisse des coûts (notamment ceux de la main-d'œuvre ouvrière)? La Pologne n'a pas cessé un seul instant d'être une société bourgeoise et mercantile, qui a le culte des rythmes d'accumulation et qui doit nécessairement - si elle veut survivre -s'ouvrir de plus en plus au commerce mondial et aux échanges de capitaux Alors, son économie doit s'adapter aux marchés qu'elle convoite, ses fonctionnaires deviennent des spécialistes du marketing et ses patrons apprennent le «management socialiste». Une seule loi unifie tous les secteurs de la production: produire plus, toujours plus et au moindre coût. Faire crever l'ouvrier à la tâche et lui promettre un monde meilleur pour demain, toujours pour demain.

Pour le moment, tout reste encore à faire pour que la Pologne devienne un «partenaire respecté» des grands pays capitalistes: les produits polonais en effet, à de rares exceptions près, ne peuvent rivaliser avec les produits occidentaux pour des raisons de conception, de qualité et de finition; il reste toujours l'alternative d'un recours au dumping! (Problèmes Économiques, n° 1051). Que peut donc être l'avenir des conditions de travail des prolétaires polonais, sinon une intensification des cadences et une surveillance rigoureuse des salaires! Quel type de gouvernement pourrait appliquer un autre programme si une révolution mondiale n'élimine pas les rapports mondiaux de production capitaliste? Le gouvernement polonais, à plusieurs reprises, promettait une amélioration des conditions de vie et d'alimentation de la population. Nous verrons plus loin ce qu'il en est pour l'agriculture. Tenons-nous en ici aux biens de consommation d'origine industrielle par secteurs. Entre 1964 et 1968, on constate que le taux «d'augmentation» de l'industrie alimentaire n'a jamais cessé de décroître pour tendre vers zéro. D'une façon générale les rythmes d'accroissement du secteur des biens de production et des biens de consommation s'établissent ainsi:

Source O.N.U.
1965
1966
1967
1968
1969
Biens de production

(Section I de Marx)

+ 9,8 %
+ 8 %
+ 9 %
+ 8 %
+ 9 %
Biens de consommation

(Section II de Marx)

+ 7,1 %
+ 6,4 %
+ 4,8 %
+ 5,1 %
+ 5,6 %

Ce phénomène, qui est général dans les pays de l'Est, est une forme typique du développement du capitalisme dans sa phase jeune. Toute l'accumulation est subordonnée aux besoins de l'infrastructure de base pendant que la population agricole se prolétarise, émigre vers les villes et mène une existence misérable. Mais il faut ajouter une particularité moderne: les démocraties populaires, comme la Russie, connaissent une faiblesse durable de développement dans le secteur des biens de consommation, d'une part à cause de la pénurie de capitaux disponibles, d'autre part à cause de l'aiguillon de la concurrence internationale qui pousse à une industrialisation à outrance des secteurs les plus immédiatement rentables, tandis que la crise permanente des agricultures de ces pays ne favorise pas la «compétitivité» des industries de consommation. La folie de l'accumulation capitaliste conduit donc, là plus encore qu'ailleurs, à glorifier l'investissement et à fouler aux pieds la consommation.

La Pologne, notre tableau le montre, n'a jamais cessé depuis 1945 de voir le taux d'augmentation de sa production industrielle baisser. C'est là une des lois fondamentales de la société capitaliste mise en évidence par le marxisme et qui est liée directement à la tendance historique à la baisse du taux moyen de profit (que par une erreur énorme Staline avait remplacée par la loi du profit maximum!). Ainsi, lorsque l'industrie capitaliste apparaît, le rythme annuel d'accumulation du capital est maximum; ensuite, il va en décroissant; le rythme n'étant pas uniforme mais progressant par bonds nombreux, il apparaît plus bas pour de longues périodes, s'accélérant à nouveau après les crises économiques, les guerres et surtout les défaites et les dévastations du pays considéré. A égalité d'âge de la forme capitaliste, le rythme est le plus élevé pour les pays qui ont été industrialisés et mécanisés les derniers. Cela est dû au fait que la technique qui est immédiatement à leur disposition est plus évoluée et que, par suite, la composition organique du capital est changée: plus de matières transformée pour un même emploi de main-d'œuvre. On retrouve cette loi générale en Pologne où, après les dévastations de la guerre, les rythmes d'accumulation atteignirent 25 % par an, au lendemain de 1945; depuis, les rythmes n'ont cessé de baisser. En outre, la Pologne est nettement dépassée par l'Allemagne et le Japon dans cette course à l'accumulation capitaliste. Par voie de conséquence, la loi est valable pour les taux de croissance de l'investissement fixe - comme le montre notre tableau - ainsi que du revenu national. Comme la majeure partie du revenu national est affectée aux investissements afin de reproduire le capital et d'élargir au maximum son accumulation, la consommation est réduite à la portion congrue. D'ailleurs, le problème du socialisme ne réside pas dans une répartition différente ou «meilleure», «plus équitable», du revenu, mais dans la socialisation globale de tout le travail et de tout le produit, en vue d'une satisfaction sociale de la masse des consommateurs: le droit et la comptabilité de l'époque bourgeoise finiront vite par être supprimés. C'est ce que Marx développa dans le Capital: plus la richesse nationale est grande, plus est grand le revenu national, plus aussi la classe ouvrière tombe dans la servitude à l'égard du capital, plus l'augmentation de la quantité globale du produit pour un même effort productif est dilapidée dans l'anarchie absurde de la gestion mercantile et individuelle. La course à l'accumulation du revenu total ou par tête d'habitant et de la marge destinée aux investissements productifs à un rythme plus rapide que celui auquel la population augmente va dans le sens opposé aux intérêts immédiats et historiques du prolétariat, à la réalisation révolutionnaire du socialisme dans le monde et à la liquidation de la servitude de classe.

3. Misère de l'agriculture bourgeoise
[prev.] [content] [next]

L'accumulation du capital est la loi suprême de tout État bourgeois, même paré de l'étiquette «socialiste». Or le rythme de cette accumulation dépend du taux d'investissement. Les taux de croissance de ce que les économistes bourgeois appellent le «revenu national» ayant baissé, le taux d'investissement fit de même: force fut donc à l'État polonais de réviser sa politique de subventions à l'agriculture afin de dégager de ce secteur des capitaux pour les secteurs de pointe de l'industrie, domaine par excellence de l'accumulation capitaliste puisqu'il ne connaît pas la limitation du nombre de rotations que les lois de la nature imposent au capital dans l'agriculture.

C'est en 1956 que la nouvelle politique agricole fut adoptée et la structure agraire de la Pologne actuelle qui est en somme le prix que Gomulka a payé pour accéder au pouvoir donne la mesure exacte du «progressisme» du régime que d'aucuns s'entêtent à considérer comme socialiste.

Avant 1956, l'agriculture polonaise se trouvait déjà dans une situation rien moins que brillante du fait d'une «collectivisation» forcenée des terres copiée sur celle de l'U. R. S. S. des années 1929-30. Aujourd'hui, les 9/10 des terres appartiennent au «secteur privé», ce qui, dans la terminologie officielle (2), signifie qu'elles sont la propriété des exploitants - petits-bourgeois ou capitalistes de la terre. Que s'est-il donc passé? Faisant machine arrière pour les raisons que nous avons vues, le gouvernement a autorisé en 1956 les paysans à choisir entre l'exploitation individuelle, la coopérative de production et toute autre forme de travail en commun. La réponse des paysans ne pouvait faire aucun doute: rapidement les 9/10e des terres furent «décollectivisées», le nombre des coopératives passa de 10.000 à 2.000, les paysans se partageant en hâte stocks et cheptel et se gardant bien de régler leurs dettes à l'État. Depuis, les terres n'ont pas cessé de se morceler, à telle enseigne qu'entre 1950 et 1965, le nombre des exploitations agricoles a augmenté de 628.000! (Problèmes Économiques, n° 1153). Quand aux fermes d'État qui avaient été constituées lors de la prétendue «instauration du socialisme polonais» sur les terres confisquées aux gros propriétaires, elles ont été progressivement liquidées au profit de certains de ces koulaks de plus en plus assimilés aux autres exploitants agricoles et «rétablis dans leurs droits».

Quel est le sens d'une telle politique? Elle n'en aurait aucun s'il s'était réellement agi de résoudre la question agraire, c'est-à-dire de sortir l'agriculture du marasme dans lequel la politique antérieure de collectivisation forcée l'avait plongée et qui, tout comme en U. R S. S., était dû d'une part au fait que, ne voyant pas son sort s'améliorer, la paysannerie avait plus ou moins saboté la production et d'autre part au fait que sans dotation technique (machines et engrais) appropriée, la constitution de plus grandes unités d'exploitation reste nécessairement sans effet. Pour résoudre la crise agraire (mais tel n'était pas le premier but du gouvernement qui visait au contraire à relancer l'expansion industrielle), la seule solution aurait été de généraliser les fermes d'État dotées de tout l'équipement nécessaire. Une telle mesure, qui n'aurait d'ailleurs rien eu de «socialiste», mais aurait été une mesure grand-capitaliste conséquente, aurait en effet seule permis d'élever les rendements misérables d'une agriculture encore très arriérée par rapport à celle des pays capitalistes occidentaux. Pour un État bourgeois comme I'État polonais, elle était malheureusement impossible, car elle serait allée à l'encontre des buts poursuivie, en augmentant de façon formidable au lieu de l'alléger la charge représentée par l'agriculture dans le bilan total de l'État, nécessairement industrialiste puisque bourgeois.

Du point de vue marxiste, la «libéralisation > de 1956 ne peut pas être considérée comme un pas en arrière par rapport à la situation antérieure, pour la bonne raison que jamais nous n'avons reconnu aux coopératives, kolkhosiennes ou non, la valeur d'un pas en avant par rapport à l'agriculture bourgeoise traditionnelle. Mais si on la confronte aux prétentions «socialistes» affichées par le gouvernement, cette libéralisation fait évidemment figure de reculade et d'aveu implicite des véritables finalités poursuivies. C'est si vrai que pour tenter de dissimuler cette reculade, le parti polonais n'a pas craint de prétendre «vouloir soutenir la lutte des paysans les plus pauvres... sans toutefois freiner la production en prenant des mesures directes contre les propriétaires aisés», ce qui revenait à se proposer... la quadrature du cercle et qui témoigne seulement de l'incroyable cynisme avec lequel le «socialisme stalinien» s'est toujours efforcé de faire passer chacune de ses volte-face retentissantes pour une nouvelle preuve de la... continuité rigoureuse de sa ligne!

En fait, et c'est bien clair, l'État patronné par Gomulka étant contraint de se débarrasser du fardeau de l'agriculture pour tenter de mieux relancer l'industrie, il a tout simplement abandonné... aux lois capitalistes du marché le soin de provoquer l'amélioration de la productivité du travail à la campagne, la concentration des terres et la formation de grandes entreprises agricoles compétitives. En d'autres termes. il a abandonné au capitalisme le ravitaillement des villes et en particulier des producteurs: qu'a jamais fait d'autre l'État bourgeois libéral classique?

Si Gomulka et ses compères attendaient des miracles du libre jeu du marché aux fins de la modernisation de l'agriculture polonaise. ils auront toutefois été déçus! En effet, si, instruits des avantages du travail en commun, un certain nombre de paysans a créé des «cercles agricoles» dans lesquels les dirigeants ont affecté de reconnaître... une «voie spécifiquement polonaise au socialisme», l'immense majorité des petits exploitants agricoles autorisés à une existence parfaitement légale par l'État «socialiste» de Pologne sont restés non seulement pauvres et incultes, mais affligés de l'esprit petit-bourgeois du propriétaire désespérément attaché à la parcelle sur laquelle il végète plutôt qu'il ne vit. C'est si vrai qu'en 1959, Gomulka en personne a été bien forcé d'admettre que les méthodes d'exploitation à la campagne «n'étaient pas très différentes de ce qu'elles étaient il y a 59 ans». il ne pêchait certainement pas par excès de pessimisme puisque, par rapport à 1949, les taux d'accroissement annuel de la production agricole ont oscillé, selon le cas, entre 2,5 et 2,8 %, ce qui est très peu. Si l'on considère maintenant ces taux d'accroissement par habitant ils tendent vers zéro pour la production végétale, ne progressant que très lentement (quand ils ne baissent pas) pour les produits d'origine animale Les rendements des principales production sont donc restés très inférieurs à ceux des pays capitalistes modernes; quant à l'équipement, bien qu'accru, il n'a cessé de prendre du retard par rapport à, celui de ces mêmes pays, la France en particulier.

Ces résultats pitoyables prouvent que contrairement à des illusions communément répandues, la politique libérale n'est pas plus féconde que la politique «autoritaire» à la Staline en matière agraire, c'est-à-dire quand il s'agit de combler le retard séculaire de l'agriculture petite-bourgeoise de l'Est européen par rapport à la grande agriculture capitaliste de l'Ouest. La preuve en est que si en U. R. S. S. les moujiks misérables et grossiers d'avant 1929 ont été transformés moitié en salariés, moitié en petits propriétaires, sans pour autant se libérer beaucoup de leur arriération initiale, on peut en dire tout autant des paysans polonais rendus par la grâce de l'État gomulkien à leur stupide «dignité» de libres propriétaires exploitants!

Si la politique libérale a donc été aussi stérile que la politique autoritaire antérieure aux fins de modernisation de l'agriculture polonaise, c'est pour la bonne raison qu'abandonnée au mécanisme du marché, la concentration des terres et l'amélioration des techniques qui, en Occident, ont pris des siècles et sont loin d'y être partout terminées, est nécessairement un processus très lent que le socialisme authentique se propose justement d'accélérer, non pas en jetant de la poudre aux yeux comme les volontaristes fauteurs de la «collectivisation forcée» à la Staline, mais par des méthodes absolument originales tout à fait hors de la portée de l'État industrialiste Bourgeois.

Ceci dit, et tout en constituant une politique réactionnaire au sens propre, cette libéralisation aura marqué, bien contre la volonté des dirigeants, un tournant révolutionnaire de l'évolution de la Pologne au sens où Marx célébrait les effets révolutionnaires du libre-échange opposé au protectionnisme, car si elle n'a en rien résolu la crise. agraire, elle a par contre singulièrement aggravé la situation économique de la classe ouvrière!

Que s'est-il passé en effet? Abandonnant la modernisation de l'agriculture aux lois du marché, le gouvernement Gomulka n'a pu moins faire que d'augmenter considérablement - dès 1957 - les prix des livraisons agricoles obligatoires à l'État. C'est un fait qu'en 1971, celui-ci paye le quintal de blé et le kilo de veau trois fois plus cher et le kilo de bœuf deux fois plus cher qu'en 1956, sans que la production globale ait augmenté pour autant, les paysans consommant simplement un peu plus qu'auparavant... Dès octobre 1959, le gouvernement avait par exemple été contraint de décider une hausse de 25 % du prix de la viande (10 % pour la viande de porc) alors qu'au même moment, il bloquait les salaires et relevait les normes de travail, qualifiées de «ridiculement basses» (Notes et Études documentaires N° 3194). Le plan de 1961-65 prévoyait bien pour compenser cette augmentation une hausse de salaires de 23 - 25 % mais celle-ci s'est en réalité réduite à 8 %! En 1966, elle n'excéda pas 3 %, et tomba à 2 1% en 1967! (Problèmes économiques; N° 1051). On voit donc que si, antérieurement à 1956, l'État polonais s'est efforcé de partager dans une certaine mesure les lourds frais de la modernisation capitaliste du pays entre la classe ouvrière d'une part et la paysannerie de l'autre, non pas, certes, à des fins socialistes, mais aux fins de conservation du capitalisme en Pologne, depuis 1956, au contraire il a, à son corps défendant, dû patronner un véritable transfert des revenus des classes salariées urbaines aux couches paysannes et même aux ci-devant gros propriétaires agricoles dans certains cas. Lorsqu'on sait qu'en Pologne environ 50 % du budget d'une famille ouvrière sont consacrés à l'alimentation (Problèmes économiques, N° 1051), on conçoit quelle répercussion désastreuse cette nouvelle politique a eue sur le sort matériel des ouvriers urbains, et l'on conçoit qu'ils n'aient eu dès lors d'autre issue que dans la révolte!

Quoi qu'il en soit, l'État polonais ne peut pas plus qu'aucun autre État bourgeois renoncer à sa politique industrialiste, politique qui condamne l'agriculture à un développement beaucoup plus lent que celui de l'industrie et, même dans les pays avancés, entretient le malaise social aussi bien à la campagne qu'à la ville. C'est pourquoi il cherche maintenant une issue à la crise agraire dans une panacée que nous connaissons bien dans la France capitaliste - le remembrement des terres - et les moyens qu'il propose pour y parvenir n'ont rien non plus d'original puisqu'ils consistent... à attribuer une petite retraite aux travailleurs qui consentiraient à céder leurs terres à l'État! Cinq pour cent seulement des terres arables étant cultivées par les paysans de plus de 60 ans, on voit la portée de la mesure! Qu'on y ajoute l'obligation d'échanger les parcelles dans certains cas, et on aura toute la grande politique actuelle du gouvernement polonais en matière agricole!

La timidité de ces mesures provient de la contradiction dans laquelle le régime se trouve enfermé en Pologne: d'une part, il aurait tout intérêt, pour la stabilité sociale, au développement d'une agriculture capitaliste moderne, et, donc du même coup à la résorption du surpeuplement rural dont souffre le pays comme tous les pays de faible développement capitaliste; mais d'autre part, toute mesure dans ce sens ne pourrait qu'accentuer l'exode rural que l'industrie polonaise est d'autant plus incapable d'absorber qu'il faut déjà compter avec l'accroissement démographique d'une part (3) et d'autre part l'afflux des femmes sur le marché du travail.

Bien loin de pouvoir accélérer le processus, le gouvernement polonais a au contraire pratiqué la politique de l'autruche à l'égard de l'exode rural déjà existant, puisque son dernier plan quadriennal de 1966-70 «supposait» (!) que durant cette période il n'y aurait pas «de déplacements significatifs de l'actuel excédent de main-d'œuvre rurale vers les villes»! En réalité, la population agricole est déjà passée de 47 % de la population totale en 1950 à 38 % en 1963! Pour absorber cet afflux de ruraux, le plan n'avait prévu que 735.000 nouveaux emplois pour la période 1961-65 alors qu'il en aurait fallu 1.250.000, soit 70 % plus! Pour 1966-70, l'accroissement net prévu de la main-d'œuvre non agricole fut de même de 300.000 travailleurs par an, alors qu'il aurait fallu en prévoir plus du double, de 600 à 750.000 personnes environ (Problèmes Économiques, N° 1051). Les exigences du commerce extérieur et du marché mondial obligeant le gouvernement polonais à donner la priorité à la production «intensive et sélective», c'est-à-dire à la fermeture d'entreprises non rentables, qui s'accompagneront nécessairement de licenciements massifs, il pourra moins que jamais dans l'avenir absorber dans l'industrie la main-d'œuvre provenant d'une accélération de l'exode rural, mais devra au contraire reconnaître officiellement, tout comme les représentants les plus cyniques du capitalisme, la nécessité du chômage!

Le deuxième obstacle à la modernisation des structures agraires reste tout comme en 1956, le coût élevé de l'opération: remplacer le petit élevage individuel par un élevage en grand demanderait d'énormes investissements (personnel qualifié, étables, etc...) qui viendraient s'ajouter aux autres investissements pour la mécanisation et la reconversion professionnelle. Par suite du manque structurel de capitaux, le système économique polonais est incapable de faire face à ces investissements; d'ailleurs, le plan quinquennal 1971-1975 prévoit pour l'agriculture 15 % de l'ensemble des fonds d'investissements, ce qui est en net recul sur la période précédente et ne devrait sans doute pas permettre d'obtenir un accroissement moyen de 2,8 % par an. Aussi bien n'est-il pas question de remettre en cause la structure actuelle de la production paysanne. C'est ainsi que «Le Monde» du 1/8/1970 reproduisait une déclaration d'un économiste polonais qui affirmait que l'agriculture privée prédominerait encore pendant 25 ans en Pologne:
«
La transformation des fermes privées en fermes d'État nécessiterait des capitaux énormes. Il a été estimé que la socialisation de chaque hectare de terre coûterait actuellement au gouvernement plus de 40.000 zlotys (52.000 F). Par conséquent, à l'avenir également, la majorité des fermes en Pologne continueront à appartenir à des particuliers

Incapable de venir à bout de telles difficultés, le gouvernement est amené à choisir (ici comme ailleurs) la voie des lentes réformes. Mais la pression du marché mondial ne permet guère ce genre de compromis et il faut bien qu'à. un moment donné, une fraction de la population en paye le prix. De 1956 à 1960 et, à un moindre degré, de 1961 à 1965, le succès des plans d'exportation a dépendu dans une mesure considérable des résultats de la production agricole; l'objectif pour 1970 était l'auto-approvisionnement total en céréales, mais la Pologne a dû, cette année-là, importer 2 millions de tonnes de blé! Certes, les experts polonais avalent bien «calculé» qu'en «éliminant le problème» des petites parcelles, il serait possible d'accroître la production céréalière de 1,5 millions de tonnes (soit 75 % du déficit), mais on a vu l'irréalisme d'une telle hypothèse! Reste alors à faire supporter une fois de plus le poids énorme de cette agriculture arriérée aux travailleurs des villes. C'est vers cette solution que fut contraint de s'orienter à nouveau le gouvernement polonais, en même temps qu'il cherchait à se décharger de certaines subventions qu'il versait aux agriculteurs en laissant ceux-ci directement face au marché. Un premier pas. dans ce sens fut franchi en novembre 1970 avec une déclaration particulièrement abjecte du président du Conseil d'État qui ne craignit pas d'affirmer:
«
Les Polonais dépensent trop d'argent pour la nourriture et n'achètent pas assez de biens de consommation de fabrication industrielle

L'attaque, absolument ignoble, visait, bien entendu, les prolétaires qui ne peuvent évidemment pas «choisir» entre la nourriture et la télévision (ne, serait-ce d'ailleurs qu'à cause du prix!). Le responsable est le petit propriétaire paysan, et, au-delà, toute la structure arriérée du capitalisme polonais. Un mois plus tard, ce?fut la flambée des prix des denrées agricoles avec les résultats que l'on connaît. Enfin, le 3 janvier 1971, la nouvelle équipe au pouvoir annonçait l'attribution d'une aide accrue à la paysannerie sous forme de crédits aux investissements productifs et aux fermes de bonne production ou réservant une place?importante à l'élevage. Ces mesures, que l'on peut considérer comme une «prime de bonne conduite» aux couches paysannes, visent - on s'en doute - les moyennes et grosses exploitations et ne feront qu'accentuer la ruine inéluctable de la petite parcelle individuelle: «l'État Ouvrier» a donc bien raison de se rapprocher de sa commère l'Église!

Les difficultés dans lesquelles se débat la Pologne, à l'image de la Russie, confirme une thèse historique fondamentale du marxisme: la forme capitaliste de production représente une immense conquête en ce qu'elle facilite à l'homme la consommation des produits manufacturés les plus variés; par contre, elle lui rend relativement plus difficile celle des produits alimentaires et de l'agriculture en général. Les dirigeants polonais, en se posant pour but la «rentabilisation» de l'agriculture par la concurrence ne peuvent échapper à la loi qui veut qu'à ce régime, l'agriculture régresse alors que l'industrie galope. Il ne leur reste plus qu'à tenter vainement de résoudre la contradiction insoluble existant entre l'industrie et l'agriculture tout en maintenant entre elles le lien mercantile

4. Échanges et loi de la valeur
[prev.] [content] [next]

Les régimes de «démocratie populaire» reposent sur la force brutale et la surveillance policière. Ils ne disposent plus, comme en Occident les partis «communistes» à la solde de la bourgeoisie, de thermomètre qui leur permette de prendre la température des diverses couches de la société. Seule demeure la brutalité qui mène à des affrontements sanglants et à de spectaculaires renversements de vapeur. C'est ainsi qu'on a vu par exemple le gouvernement Gierek annuler toute les augmentations de prix naguère encore présentées comme des «stimulants» économiques indispensables et procéder à des purges généralisées. Mais ce qui est encore plus typique, c'est que dans les semaines qui ont suivi l'explosion polonaise ce sont TOUS les pays de l'Est - U.R.S.S. en tête - qui se sont empressés de prendre des mesures économiques et politiques de sauvegarde telles que des baisses de prix et l'augmentation de certains salaires. Cela montre non seulement la crainte des pseudo-communistes devant les répercussions immédiates que les émeutes de Pologne pouvaient avoir au sein des couches laborieuses de tout le bloc, mais aussi l'étroitesse de leur marge de manœuvre.

En fait, pour aussi utile qu'elle puisse être aux fins de la conservation capitaliste dans ces pays, toute mesure trop «libérale» est destinée à se heurter non seulement au veto de l'U.R.S.S., mais au mécontentement des démocraties populaires voisines (4).

Or le poids de l'U.R.S.S., sur le plan strictement économique, est considérable. Les relations commerciales entre l'U.R.S.S. et la Pologne sont très caractéristiques du «colonialisme à l'envers» de l'U.R.S.S.: 76 % des fournitures polonaises sont constituées de produits manufacturés élaborés alors que 62 % des fournitures russes à la Pologne sont constituées de produits primaires (signalons en passant que 90 % de la production des chantiers navals polonais est exportée en Russie). On pourrait donc penser - comme on a pu le lire - que les «termes des échanges» sont favorables à la Pologne à qui il restera un solde positif dans sa balance commerciale.

Or la situation est tout à fait différente. Les «échanges» entre et les «pays frères» sont généralement calculés de telle sorte que leur solde soit nul (c'est ce qu'ils appellent «l'avantage réciproque» dans leur langage de marchands de tapis). Mais il y a plus: Moscou paie ses importations en roubles non convertibles, alors que ses satellites doivent régler en devises fortes. Dans les cas où les échanges sont dits «réciproques», l'U.R.S.S. rembourse en nature, ce qui lui permet d'économiser sur la qualité du produit (telle cette cargaison de minerai de fer tellement inutilisable qu'il fallut la noyer dans la Baltique). Des «spécialistes» soviétiques sont présents aux postes-clefs de la production polonaise afin de surveiller et d'activer les livraisons à la Russie; le chef du gouvernement polonais actuel déclarait dernièrement: «Partout où ils sont à l'œuvre, les livraisons réciproques ont considérablement augmenté» et le chef de ces «spécialistes > un nommé Lisietchko, lui répondait:
«
Nous collaborons pour influer sur l'augmentation du chiffres d'affaires dans nos relations commerciales».
Or, l'intérêt bien compris du capitalisme polonais va dans le sens exactement inverse, c'est-à-dire vers un accroissement de ses échanges de marchandises et de capitaux avec les pays industriels de l'Ouest et un desserrement important des liens marchands avec l'U.R.S.S. notamment C'est justement ce que cette dernière veut éviter à tout prix et qui explique que la Tchécoslovaquie soit. à nouveau dominée bien plus par des «accords commerciaux» avec la Russie que par les blindés et les troupes soviétiques qui sont là pour les faire respecter. Le 5 janvier 1971, lors de la visite «d'amitié» de Gierek en U.R.S.S., Radio-Moscou déclarait:
«
Dans le prochain plan quinquennal, nos deux pays attacheront une importance primordiale à la collaboration dans le domaine de la production, en tenant compte non seulement de leurs propres besoins, mais aussi des besoins de leurs amis».
Suivait un plaidoyer pour l'intégration économique. Il s'agit évidemment d'une condamnation des velléités d'indépendance polonaise en ce qui concerne «l'aide aux amis» accordée au prix de dures privations des masses laborieuses sur le marché des produits alimentaires de première nécessité. (En chargeant des tonneaux de poissons, des barils de jambon ou de beurre, les dockers de Gdansk, Szczecin, Gdynia savent bien qu'au même moment leurs femmes font la queue pour acheter les mêmes denrées. D'après la presse, la révolte aurait éclaté à, Gdansk lorsque les dockers chargeaient du blé polonais sur un bateau de 55.000 tonnes à destination du Vietnam du Nord; la radio venait d'annoncer l'importation de blé soviétique: une bonne partie de la cargaison fut aussitôt noyée dans la Baltique). Toute la politique de l'U.R.S.S consistera - tant qu'elle le pourra - à limiter les liaisons de ses satellites avec l'Occident capitalistes pour s'en réserver l'exclusivité et les avantages qui en découlent. Qui dit «avantages» dit capitalisme, même s'il s'agit d'avantages «réciproques». Avantage et profit du capital sont deux termes qui veulent dire la même chose. Il faut rappeler que les économistes bourgeois de l'ère libérale étaient d'accord pour que les productions soient écoulées sur les mêmes marchés et pour que celui qui aurait le plus gagné à la chose soit proclamé vainqueur. C'est là tout le contenu bourgeois de la théorie de la coexistence et de l'émulation pacifiques dont se réclame, plus bruyant que les autres parce que plus pauvre, le compère Mao. Or si, sans conteste, l'Ouest est sorti vainqueur de la confrontation, à l'Est, c'est la Russie qui sort tous les jours vainqueur de ses satellites. Elle récupère chez eux les plumes qu'elle perd au-dehors, à la manière des grands pays colonisateurs dans leurs empires. Mais ici les choses s'inversent parce que la Russie est un «grand frère» arriéré. Le commerce extérieur de la Russie a une structure proche de celle des pays arriérés de couleur (exportation de matières premières, importations de produits finis), mais grâce à sa force militaire, c'est aussi le pays dominateur, impérialiste. Aussi se sert-il de cette force, nous l'avons vu, pour imposer les échanges qui lui conviennent aux conditions les plus «avantageuses». Qui plus est, la Russie est la pourvoyeuse en matières première de toutes les industries de ses satellites. On a vu la dépendance de la Pologne à cet égard: son industrie s'arrêterait faute de fer, d'aluminium, de cuivre, de pétrole si elle cessait de les importer d'U.R.S.S. Lors du dernier accord commercial signé le 30 décembre 1970 et qui faisait suite à la «fraternelle» livraison par les Russes de 2 millions de tonnes de blé, le communiqué commun déclarait:
«
L'Union Soviétique se propose de fournir à la Pologne des usines, des machines-outils, etc... L'accord prévoit en outre la fourniture accrue de produits pétroliers et de gaz naturel, de minerais de fer, de manganèse, chrome, cuivre, aluminium et nickel; de coton, lin, papier, ainsi que des articles de consommation courante

Ainsi, contrairement à ce qui se passe ailleurs, c'est le pays arriéré et pourvoyeur de matières premières qui «tient» les autres pays industriels. Quel exemple rêvé pour tous ceux qui voudraient voir une alliance mercantile et utopique de tous les pays du Tiers-Monde contre les pays impérialistes! Mais n'est pas la Russie qui veut! A propos des livraisons de pétrole à la Pologne, «l'Expansion» de février 1970 écrivait:
«
C'est un moyen efficace utilisé par Moscou pour peser sur les décisions du gouvernement polonais; quand celui-ci s'écarte trop de la ligne soviétique, les Russes ferment le pipe-line; la dernière fois, le fait paraît incroyable, il a fallu en toute hâte faire venir du carburant par avion de Roumanie pour faire face aux besoins essentiels...»
C'est certainement ce à quoi pensait Radio-Moscou du 5 janvier 1971 lorsqu'elle déclarait:
«
Les pays frères s'appuient en premier lieu sur le travail de leurs propres nations, tout en profitant de l'expérience et des conquêtes de leurs amis, grâce à une aide réciproque qui facilite la solution des problèmes compliqués»!!

Les entreprises capitalistes connaissent bien les règles de la dispersion des risques: en éparpillant leurs approvisionnements et leurs marchés, elles diminuent les répercussions que pourraient avoir sur elles la perte d'un client ou d'un fournisseur important. Les pays «socialistes» n'échappent pas à la règle, mais comme le «grand frère» russe veille au grain, seul ce dernier peut se payer le luxe d'une diversification des relations commerciales: le commerce entre la Pologne et la Russie représente respectivement 36 et 10 % du total de leurs échanges, mettant la Pologne dans un état de grande dépendance à l'égard de la Russie. Le dernier accord commercial, qui prévoit un accroissement de 67 % des échanges entre 1971 et 1975, signifie un asservissement encore plus total de la production polonaise et bloque astucieusement ses capacités d'échange avec les autres pays capitalistes de l'Ouest qui lui fournissent les chères devises si précieuses à nos amis «socialistes».

Aussi comprend-on le désir, toujours chèrement payé, des dirigeants des démocraties populaires de se libérer de la tutelle russe, d'ouvrir leurs frontières aux produits et aux capitaux étrangers (du moins dans les limites compatibles avec leur propre sécurité!). Les champions du libéralisme du commerce mondial, ce sont eux! Leurs économies exsangues ont besoin du Capital, qui n'est abondant qu'à l'Ouest. La théorie peut toujours prétendre qu'il s'agit de deux économies, de deux systèmes différents: la tendance invincible est à leur rapprochement, à leur embrassade. Si l'on admet, outre les marchandises, que par les canaux internationaux, le profit du capital anonyme traverse toutes les frontières, quel doute reste-t-il sur le mensonge du «socialisme» des pays de l'Est où «les exploiteurs ont été anéantis», et «les bourgeois éliminés»? La Chine, il. est vrai, préconise l'autre alternative; pour elle il a été plus commode d'extorquer massivement la plus-value «nationale» par la persuasion que d'aller mendier chez l'Oncle Sam: au moins, elle n'y a perdu ni sa dignité ni son indépendance nationales! Peu importe: dans toutes ces formules, on peut lire tout le capitalisme. Aujourd'hui, l'empire soviétique ne peut plus rester tel qu'il a été. La formidable pression du marché mondial transperce toutes ses frontières et ses effets sur le capitalisme attardé de l'Est seront bientôt irrésistibles. L'unification mondiale du capitalisme est une tendance nécessaire à laquelle répondra - et commence à répondre - l'unification mondiale des prolétaires. Prétendre rester en dehors de cette influence n'est qu'une vaine illusion à laquelle Moscou cherche à se rattacher et qui conduira à d'énormes convulsions.

Entraînés dans ce tourbillon, les dirigeants polonais ne disposent - de leur propre aveu - d'aucune marge de manœuvre. Comme disait l'un d'eux en 1957:
«
nous sommes dans la situation d'un locataire logé au dernier étage d'un immeuble bien gardé et sans fenêtres.»
Sans fenêtres sur le capitalisme occidental, s'entend! ?

Des mesures d'urgence apparaissent pourtant tellement indispensables que le nouveau gouvernement ne pourra que continuer dans la voie déjà ouverte par son prédécesseur. Dès le début, Gierek annonça qu'il ne disposait d'aucune marge de manœuvre et que par conséquent les mesures prises en décembre devraient être maintenues. La pression sociale étant forte, il lui fallut pourtant céder, mais ce ne fut possible que grâce aux crédits accordés en compensation par l'U.R.S.S., et qu'il faudra bien entendu rembourser tôt ou tard! De même, si le système des «stimulants» a été momentanément abandonné, les études ne s'en poursuivent pas moins «pour trouver un système mieux adapté aux conditions de l'économie polonaise» qui ne peut consister qu'en une accélération des cadences et donc un accroissement de la fatigue des ouvriers.

Bien avant que n'éclatent les émeutes ouvrières, le problème de l'inefficacité et du retard de l'économie polonaise était connu: gaspillage de la force de travail humain et de l'utilisation des capitaux, faible productivité du travail, insuffisance des transports, vieillissement des usines, déclin des sources d'énergie traditionnelles et archaïsme de l'agriculture. Les mesures préconisées n'avaient rien de différent de celles que pratiquent déjà la Roumanie, la Hongrie, l'U.R.S.S., etc... et elles étaient résumées dans le slogan du plan quinquennal l97l-l975:
«
Développement intensif et sélectif», c'est-à-dire «progrès technique économiquement efficace et allocation rationnelle des ressources, accroissement parallèle du revenu national et de la consommation».
Ce sont d'ailleurs les objectifs que se fixe le 6e Plan français, sous les mêmes termes et avec le même souci de
«
sélectionner les secteurs industriels les plus intéressants pour vendre leurs produits à l'étranger et se procurer ainsi les moyens nécessaires pour payer les importations».
Le rapprochement n'est pas fortuit, puisque le capitalisme est international et cosmopolite - qu'il soit français ou polonais! Il était donc prévu une «réforme de la gestion des entreprises», un calcul plus exact des prix (on en a vu le résultat) et des systèmes d'incitation au travail beaucoup plus durs (le système mis à l'essai accroissait le rendement dans les usines en supprimant des heures supplémentaires mieux payées). Les patrons polonais comptaient également sur une diminution progressive de l'excédent de main-d'œuvre à partir de 1975, réduction qui permettrait de fermer des entreprises non rentables (mines, par exemple) et d'accroître la productivité aux postes de travail sans craindre un chômage insupportable pour le régime:
«
A partir de 1975, nous pourrons prendre des risques, car l'abondance de main-d'œuvre aura fait place à une pénurie.» (Problèmes Économiques, N° 1162).
Laissons ces patrons socialistes rêver aux lendemains meilleurs où la limitation du chômage leur permettrait enfin de donner livre cours à l'accroissement de la productivité, à l'intensification des cadences. L'explosion sociale n'en sera que plus formidable!

La nouvelle équipe au pouvoir ne peut que poursuivre dans la même voie qu'auparavant: spécialisation industrielle, développement accéléré du tourisme, réduction des prix des produits industriels... au fur et à mesure de l'accroissement de leur production (quelle logique capitaliste!), développement «important» (?) de la production agricole, etc... Bref, un bon programme bourgeois pour un candidat aux élections!

Le vrai plan socialiste d'intervention despotique immédiate dans l'économie se présentera en fait comme un plan pour accroître les coûts de production (en baissant les rendements, notamment), réduire la journée de travail, désinvestir le capital, égaliser quantitativement et qualitativement la consommation. La réponse à la «gestion bénéficiaire», à la «vérité des prix», au développement «intensif», sera un plan de sous-production, de réduction draconienne de la fraction des «biens du capital» dans la production.

Certes, la diminution de l'effort humain sera rendue justement possible par l'accroissement passé de la productivité du travail: la production restera ensuite constante ou croîtra suivant une courbe douce, à un rythme humain et harmonieux. C'est exactement le contraire de ce que recherchent les pays de l'Est: augmenter d'autant plus la production que la productivité du travail augmente. L'appel frénétique à l'effort productif (qui résonne à l'Est comme à l'Ouest) signifie une résistance désespérée à la loi marxiste de la baisse du taux de profit en réclamant plus de travail et plus de produits. Et si, étant donné leur rémunération, les travailleurs ne peuvent acquérir le surproduit, il faut trouver un moyen de l'exporter en conquérant des marchés extérieurs. Tel est le cycle infernal de l'impérialisme, telle est la voie que suit actuellement la Pologne. Cette course aux marchés, pour toute entreprise, ne connaît que deux voies: faibles coûts de production et guerre impérialiste.

Les luttes de classe règlent son compte a la démocratie
[prev.] [content] [next]

Nous venons de voir que les difficultés économiques dans lesquelles se débat la classe dirigeante polonaise et qui ont eu pour fruit l'explosion ouvrière de décembre 1970 sont dues d'une part à la nature nettement capitaliste des rapports de production en Pologne et d'autre part aux limites dans lesquelles sont nécessairement enfermées toutes les tentatives de réforme (qui en général servent au capital à maintenir la classe ouvrière dans l'obéissance) quand, d'une part, c'est, comme en Pologne, l'indigence du développement capitaliste qui domine (et non point son hypertrophie comme en Occident) et quand, d'autre part, le poids d'un impérialisme comme l'impérialisme russe empêche la classe dominante nationale de faire comme elle le désirerait sa jonction avec le marché mondial, en l'occurrence avec l'Occident développé.

C'est dans de telles conditions que les mécanismes de défense de tout capitalisme - promesses de nouveaux perfectionnements de la démocratie politique d'une part - répression et terreur de l'autre - apparaissent avec le plus de pureté, le plus d'évidence, comme chaque fois que la situation économique interdit à l'ennemi du prolétariat de lui concéder la moindre petite réforme réelle, de lui accorder le moindre adoucissement substantiel, fût-ce, comme c'est toujours le cas en société capitaliste, à des fins de conservation sociale.

Que constate-t-on en effet? Le 20 octobre 1956, faisant mine de «tirer une leçon» des événements en tant que représentant du parti de classe, Gomulka notait:
«
La classe ouvrière a donné dernièrement à la direction du parti et au gouvernement une leçon douloureuse. En recourant à l'arme de la grève et en manifestant dans les rues, les travailleurs de Poznan ont crié bien fort «Assez! Cela ne peut durer! Il faut abandonner cette voie fausse!»».
Le gouvernement de Gomulka, dans cette version, devait en somme incarner la «voie juste» retrouvée grâce à ceux qui étaient assez honnêtes et avisés pour écouter démocratiquement la vox populi, la grande voix des travailleurs. Bref, le gouvernement Gomulka se présentait lui-même comme la conquête démocratique dont le prolétariat aurait eu besoin, ce qui était un double mensonge, tout d'abord parce que le gouvernement Gomulka n'avait écouté la «voix du peuple» que dans la limite exacte où cette voix ne lui disait rien qui pût lui déplaire et qu'il n'était donc l'expression de la volonté du peuple que dans la mesure où le peuple était lui-même tout imbibé d'illusion démocratique - et ensuite parce que ce n'était précisément pas d'une réforme politique que le prolétariat avait et a jamais besoin depuis que le capitalisme - fort ou faible, riche ou indigent - règne en maître, mais d'une révolution sociale conditionnée par une révolution politique.

La meilleure preuve de la vérité de cette thèse fondamentale de notre Parti (le seul à n'être pas tombé dans le piège où se précipitent allègrement tant de «gauchistes» qu'ils soient d'origine communiste ou anarchiste et qu'ils cultivent l'illusion social-démocrate ou l'illusion anarcho-syndicaliste), c'est le même Gomulka qui nous la donne, quand quatorze ans plus tard, le 21 décembre 1970, il déclare:
«
Les récents événements nous ont rappelé douloureusement cette vérité fondamentale que le parti doit toujours maintenir un lien étroit avec la classe ouvrière et la nation tout entière, et qu'il ne doit pas perdre le contact avec les travailleurs».
Que suggère en effet cette amère constatation? Toujours la même chose, à savoir que l'explosion ouvrière ne provenait pas d'un réel conflit de classe entre le prolétariat polonais et l'État national sous fronton «socialiste»... mais d'une simple imperfection des institutions politiques, facile à corriger par une injection supplémentaire de démocratisme - ou plutôt de ce qui est, en effet, la vertu par excellence de la démocratie politique aux yeux de la classe oppresseuse, à savoir le contact, le lien rassurant et mensonger qu'elle établit entre les exploités et leurs exploiteurs!
(5). Quelle plus belle illustration pourrait-on trouver du fait que, dans tous les cas, mais surtout lorsque la classe dominante est privée de la possibilité de faire la moindre concession matérielle réelle, la promesse de la démocratie, d'un quelconque perfectionnement de la démocratie, de l'organisation de l'État politique et de ses rapports avec les masses que c'est sa fonction de classe, sa mission historique d'opprimer constitue sa principale «mesure» de sauvegarde et que, dans ces conditions, revendiquer cette démocratie, ce perfectionnement, ce n'est nullement la mettre au pied du mur, mais se placer stupidement sur son terrain - en d'autres termes: trahir le prolétariat, faillir à la mission des communistes qui est d'éclairer la classe opprimée sur la manœuvre de l'ennemi? En effet, qu'ont donc fait les forces de l'ordre «communiste» entre ces deux très démocratiques déclarations de M. Gomulka? Elles ont abattu 56 ouvriers en 1956 et au moins 300 en 1970. Elles ont tenté de traduire en justice les «émeutiers» de 1956; elles ont plus insidieusement créé des camps de travail pour les «éléments asociaux» (on peut parier à l'avance que ce seront essentiellement des ouvriers récalcitrants!) en 1970. La force et le sang seraient-ils moins convaincants que les phrases doucereuses pour ceux qui revendiquent, impavides, la même «démocratie» maudite que M. Gomulka, en l'assortissant simplement de l'adjectif «véritable»?

Quels que soient les efforts des divers courants «gauchistes» pour tenter de faire entrer le cours de la lutte de classe en Pologne entre 1956 et 1970 dans le lit de Procuste de la «lutte croissante pour la démocratie véritable», ce que des marxistes dignes de ce nom y lisent est exactement l'inverse: le passage du mouvement populaire caractérisé par des revendications démocratiques de liberté nationale et de liberté politique à un mouvement purement prolétarien qui met directement en cause l'État national polonais malgré son déguisement socialiste et dont le seul aboutissement conforme à ses aspirations profondes serait (nous n'y sommes pas encore, comme nous verrons) non pas une quelconque démocratisation, mais le remplacement révolutionnaire d'un pouvoir pseudo-socialiste par la dictature du prolétariat.

Que s'est-il passé en effet en 1956? Partout, non seulement en Pologne, mais en Hongrie, des Conseils ouvriers se sont constitués, sur la base des entreprises existantes. Sur le plan social, ces Conseils n'étaient en rien communistes: ils se contentaient de défendre leur entreprise contre les brimades et la pression de la bureaucratie d'État. Cette attitude et cette idéologie d' «autogestion» n'ont rien à voir avec le Communisme qui dépasse l'économie mercantile bourgeoise précisément en rompant avec le cadre étroit de l'entreprise pour administrer l'appareil de production centralement, seule façon de l'administrer aussi dans l'intérêt de toute la société, c'est-à-dire, en premier lieu, de l'ensemble de la classe prolétarienne. Elles correspondent au contraire parfaitement à la mentalité et à l'idéologie libertaires des couches moyennes et même d'une certaine aristocratie ouvrière. Sur le plan politique maintenant, ces Conseils n'ont jamais eu les moindres velléités révolutionnaires face à l'État national, montrant au contraire à son égard un esprit de collaboration qui oblige à caractériser leur position politique comme réformiste. Ils étaient si peu pénétrés de la conviction que le prolétariat a une mission propre à remplir, si peu parvenus à dégager des revendications de classe sans équivoques du magma de toutes les revendications qui, dans le malaise profond de la société polonaise d'alors, fusaient de toutes part, qu'ils tentèrent de rallier à eux non seulement les paysans et les artisans, mais jusqu'aux petits commerçants, offrant à ces couches sociales une place prépondérante en leur sein. C'est dire que la grande revendication de la dictature du prolétariat était totalement absente du mouvement (à la différence de ce qui se produisit, dans un tout autre contexte historique, il est vrai, en Octobre 1917 en Russie), le prolétariat s'agitant à côté de toutes les autres classes dans la grande rébellion populaire contre l'oppression étrangère, à savoir celle de l'U.R.S.S. pseudo-socialiste, mais ne se détachant encore en rien d'elles. Il n'est pas étonnant que dans ces conditions, les Conseils ouvriers n'aient même pas songé à mettre en doute le dogme d'État, le fatal mensonge du «socialisme polonais». La chose, on le conçoit, fut jugée suprêmement rassurante par Gomulka et sa clique, dont on connaît l'évolution ultérieure, tout à fait prévisible pour quiconque a compris une bonne fois que c'est le capitalisme (aussi indigent qu'on voudra, mais pleinement capitaliste!) qui règne à l'Est, et non pas une variété quelconque de socialisme. Or il est bien évident que ce que pareils usurpateurs sans scrupule du grand drapeau du socialisme jugeaient réjouissant constituait en fait la faiblesse mortelle du mouvement de 1956 et que cette faiblesse aurait à elle seule suffi à expliquer l'attitude réformiste des Conseils à, l'égard de l'État sur le plan politique. Une seule citation devrait donc suffire à ruiner toutes les spéculations délirantes des différents courants du «gauchisme» sur la naissance spontanée des Conseils (confondus, mais nous y reviendrons, avec les Soviets russes de 1917) et les prétendues promesses «vraiment socialistes» contenues en leur sein, et c'est, cette déclaration du 20 octobre 1956 de Monsieur Gomulka lui-même:
«
Il faut saluer avec une profonde reconnaissance l'initiative de la classe ouvrière concernant l'amélioration de la gestion des entreprises industrielles et sa participation à cette gestion. Cela prouve que la classe ouvrière a une foi ardente et bien fondée dans le socialisme».
Qui ne voit en effet clairement aujourd'hui la parfaite identité de nature sociale de cette «initiative» polonaise et des initiatives du même genre qui ont eu lieu plus tard en France et ailleurs sous le nom de «participation»?

Bien que fort éloigné encore d'un mouvement tendant à la prise du pouvoir par le prolétariat, le mouvement de 1970 offre une physionomie complètement, différente de celle du mouvement de 1956 que nous venons rapidement de dépeindre et cette physionomie n'a cette fois rien de rassurant et encore moins de réjouissant pour les pseudo-communistes de l'Est et d'ailleurs. En 1970, nous n'avons plus, comme nous le rappelions plus haut, un mouvement populaire dans lequel toutes les couches de la société sont fraternellement et naïvement encore unies contre un ennemi commun qui n'est d'ailleurs même pas l'État national, mais une véritable grève insurrectionnelle, menée exclusivement par des ouvriers, indépendante de tout nationalisme anti-russe, pure de toute collaboration avec d'autres couches ou classes sociales, pour la bonne raison que ses revendications sont purement prolétariennes. Cette fois, non seulement les paysans n'ont pas bougé, mais les étudiants ont refusé de suivre un mouvement qui ne cherchait aucunement à défendre leurs revendications propres.

Partie des nécessités économiques la grève insurrectionnelle s'est donné une organisation spécifique: les Comités de grève, qui n'ont rien de commun avec les Conseils de 1956 dans ce sens qu'ils sont des organes de combat et non de gestion de l'entreprise. Si ces Comités ont contrôlé les Chantiers navals, ce n'est pas dans le but de les «faire mieux fonctionner», mais pour organiser la lutte contre les mesures prises par le gouvernement, c'est-à-dire contre les syndicats étatisés et contre le Parti gouvernemental pseudo-communiste.

C'est là le fait fondamental du mouvement de décembre 1970 dans lequel les ouvriers se sont organisés de façon indépendante et sans aucune concession à l'idéologie démocratique. Il s'est donc bel et bien agi cette fois (ce qui n'était nullement le cas en 1956) d'un choc «classe contre classe» que personne, du reste, n'a pu dissimuler. Le mensonge du «socialisme» d'État officiel n'a pas été dénoncé dans des déclarations politiques des ouvriers en grève, mais il l'a bel et bien été dans les faits, puisque le mouvement était dirigé contre l'État, les revendications de classe posées énergiquement face à cet État. Ce seul fait suffit à prouver que rien ne distingue par nature la Pologne des pays capitalistes occidentaux, et la masse ouvrière des pays étrangers n'a guère pu s'y tromper (6). C'est de là qu'il faut partir si l'on veut avoir une vision claire de l'avenir.

La grève a eu un caractère insurrectionnel avons-nous dit. Plusieurs villes ont en effet été investies et même en dehors de ces villes, bien d'autres grèves semblent avoir éclaté, notamment à Varsovie et à l'aciérie de Huta-Warszawa. Les actions ont été déclenchées contre les symboles du Pouvoir d'État, à savoir les sièges du Parti pseudo-communiste de Pologne, ce qui a provoqué une répression sanglante. Malgré cela, le pouvoir est toujours resté hors de portée de la classe ouvrière polonaise. Tout d'abord, la révolte ouvrière qui a éclatée spontanément est restée cantonnée aux portes de Gdansk, Gdynia et Stettin. Ni la Silésie et Cracovie, premier centre industriel du pays, avec 1.200.000 personnes employées dans l'industrie, ni Varsovie, second centre avec 320.000 personnes, ni Lodz (280.000 personnes employées) etc... n'ont connu une pareille explosion, et il n'existait aucune organisation ouvrière à l'échelle nationale qui aurait pu relier ces différentes régions. Ensuite il n'existait ni n'existe aucun courant politique prolétarien capable de s'affirmer en revendiquant le pouvoir sur la base d'un programme cohérent. En l'absence de toutes ces conditions, il aurait donc fallu que s'instaurent progressivement des organismes politiques qui organisent des liaisons, élaborent un programme et décident de passer à l'insurrection (et non à des... élections!); pareille éventualité n'aurait pu se vérifier qu'en cas d'effondrement du Pouvoir d'État (et en particulier de la police contre-révolutionnaire) et de neutralité du paysannat, de l'armée, des couches moyennes, bref dans une situation comme celle de 1917 en Russie, où la bourgeoisie était encore trop faible pour imposer sa domination. Encore n'aurait-elle pu aboutir à une victoire que si en outre avait existé également, comme en Octobre 1917, un parti de classe comme le parti bolchevique. On admettra que rien de tout cela n'existait, même de loin, dans la Pologne en décembre 1970.

Tel qu'il fut, le mouvement de 1970 constitue néanmoins un grand pas en avant dans la constitution du prolétariat en classe indépendante au sein du magma confus du «peuple» qui s'était soulevé en 1956, et, conditionné dans une certaine mesure par cette révolte (comme juin 1848 fut conditionné par février 1848 en France, et octobre 1917 par février), il a les plus grandes chances d'être suivi d'autres épisodes de lutte qui ne pourront guère retourner en arrière dans leur configuration de classe. Dès aujourd'hui, il existe en Pologne une méfiance visible à l'égard des nouveaux dirigeants qui, à la différence de Gomulka après 1956, ne disposent d'aucune assise populaire, et encore moins ouvrière.

Ce fait nouveau - et tout à fait positif - explique déjà en partie que la constitution d'un réseau de Conseils ouvriers du type de celui de 1956 soit cette fois exclu. Aujourd'hui, le problème n'est en aucune façon d'aider Gierek (comme en 1956 Gomulka) à réorganiser l'économie nationale et à prendre en main la gestion des entreprises: entre 1956 et 1970, les ouvriers ont fait dans leur chair l'expérience de «la libre expansion nationale», et ils ont prouvé par les faits que pour eux le problème s'était déplacé et était devenu un problème de défense de classe contre l'État, organe du capitalisme national. Aujourd'hui, le problème est donc d'obliger cet État à donner satisfaction aux revendications posées par les ouvriers polonais pour défendre leur force de travail. Ainsi, si la situation n'a pas évolué suffisamment depuis 1956 pour mettre à l'ordre du jour la constitution d'organe nettement politiques, comme les Soviets de 1917 en Russie, elle s'est suffisamment transformée pour que la renaissance d'organes gestionnaires nationalistes et de collaboration de classe comme les Conseils ouvriers de 1956 soit devenue impossible. Il est vrai que les Comités de grève subsistent, transformés en Commissions ouvrières, mais cet organe permanent est chargé de suivre le sort fait aux revendications ouvrières, et nullement de revenir à une politique qu'on peut espérer dépassée de «participation».

Cela est si vrai que ce sont les dirigeants polonais qui ont cherché à remettre en fonction les anciens Conseils ouvriers polonais afin de réintroduire dans la classe ouvrière le poison de la participation et de la collaboration de classe, en d'autres termes la fatale croyance en la démocratie politique. Décontenancés par l'ampleur et la sécheresse des revendications ouvrières, Gierek et consorts se sont empressés d'invoquer les réformes démocratiques à réaliser, sans se, rendre compte de l'écart qui séparait désormais ce langage... gomulkien du rude et net langage désormais adopté par les ouvriers. En effet, en dehors de leurs revendications proprement économiques, ceux-ci venaient de réclamer rien de moins que l'abaissement du salaire des fonctionnaires au niveau du salaire ouvrier moyen (mesure revendiquée et prise par les Communards du Paris révolutionnaire de 1871) le châtiment de tous ceux qui avaient participé à, la répression, la condamnation des campagnes mensongères et injurieuses dirigées contre eux, la libération des emprisonnés etc... Qui plus est, les Comités de grève ont revendiqué avant tout la liberté de grève, la création de syndicats libres, c'est-à-dire indépendants de l'État pseudo-socialiste, l'épuration et l'indépendance du Parti. A elle seule, cette liste de revendications est une véritable mise en accusation du régime politique oppressif, policier et ouvertement anti-prolétarien et contre-révolutionnaire de la Pologne de 1970. Elle prouve de façon irréfutable à tous ceux qui auraient encore cru dans la fable du socialisme de l'Est, qu'en Pologne, il existe au moins une classe dont les intérêts sont non seulement distincts mais diamétralement opposés à ceux qu'incarne l'État national. Pour un marxiste, Il n'y a qu'un seul terme pour caractériser une semblable société de classes: État de classe, mode de production capitaliste.

Et il n'y a qu'un seul moyen pour la détruire: c'est la renaissance de l'Internationale prolétarienne à laquelle, sans le savoir, les prolétaires polonais de 1970 n'auront pas peu contribué en mettant en accusation aux yeux de millions et de millions de leurs frères du monde entier leur État national et du même coup le mythe contre-révolutionnaire du «socialisme» de l'Est.

Notes:
[prev.] [content] [end]

  1. La Chine, au contraire, pratiqua avec succès se qu'elle appela une «révolution culturelle» en s'appuyant sur une propagande profondément nationale, patriotique, et - aux moments cruciaux - anti-russe, chose qui aurait été irréalisable à l'époque de la bonne entente russo-chinoise. [back]
  2. Du point de vue marxiste, au contraire, les coopératives de production classiques et le type mixte du kolkhose sont aussi des éléments d'économie privée, ces types de propriété s'opposant tout autant que la petite exploitation individuelle ou l'entreprise agraire capitaliste à une disposition du produit par l'ensemble de la société. [back]
  3. Le taux d'accroissement naturel de la population a été longtemps en Pologne le plus élevé d'Europe. [back]
  4. C'est ainsi que le journal yougoslave Borba notait le 6 février dernier que les mesures prises par Giereck «sont considérées dans certains pays voisins comme outrepassant ce qui est traditionnellement accepté» [back]
  5. On peut laisser à ceux que l'illusion démocratique empoisonne, précisément, le soin de noter que le prétendu gouvernement «super-démocratique» de Pologne était en fait de «contact» et de «lien» avec la classe ouvrière très inférieur aux gouvernements français de la Ve République que le P. C. F. et la C. G. T. informent dûment de l'état d'esprit des travailleurs et avertissent... de «jusqu'où on peut aller trop loin». [back]
  6. Nous avons pu constater que des ouvriers pourtant non organisés et ayant subi dans le passé l'influence stalinienne ont fait spontanément le rapprochement entre le mouvement violent des Batignolles en France et celui de Pologne, pour conclure qu'ici comme là régnait la même oppression économique capitaliste. [back]

Source: «Programme Communiste», numéro 51-52, avril-septembre 1971

[top] [content] [last] [home] [mail] [search] [webmaster]