BIGC - Bibliothèque Internationale de la Gauche Communiste
[home] [content] [end] [search] [print]


LA GAUCHE COMMUNISTE SUR LE CHEMIN DE LA RÉVOLUTION



Content :

La gauche communiste sur le chemin de la révolution
V. – Défense du parti et de la révolution d’Octobre
Renverser la pyramide pour que l’Internationale revive
L’expérience bolchevique est immense, mais elle ne suffit pas
La question russe ne peut être résolue dans les frontières de la seule Russie
La terreur idéologique contre les camarades doit cesser
Un dernier appel avant qu’il ne soit trop tard
Face a face avec la contre-révolution
Notes
Source


En mémoire d’Amadeo Bordiga

La gauche communiste sur le chemin de la révolution

V. – Défense du parti et de la révolution d’Octobre

La participation aux séances du VIe Exécutif Elargi de février 1926 fut la dernière apparition « officielle » de la « délégation » de Gauche du Parti Communiste d’Italie aux congrès de l’Internationale, de même que le congrès de Lyon de la même année fut le dernier où elle put se mesurer directement avec la nouvelle direction centriste du Parti. L’année 1926 est significative non tant pour ces évènements que parce qu’aussi bien à l’Exécutif Elargi qu’au congrès de Lyon, le Parti d’Italie et l’Internationale font carrément machine arrière et s’engagent sur la voie sans issue qui mène de la dégénérescence à la contre-révolution. Par contre, solidement retranchée sur ses positions de départ, la Gauche remplit le rôle de « forteresse assiégée » qui, selon Lénine, aurait dû être celui de la Russie socialiste et révolutionnaire. Mais Lénine pensait à un siège de l’État prolétarien de Russie par le capitalisme international; tandis que la Gauche subit depuis lors le siège et l’encerclement international de l’alliance entre la contre-révolution et le capitalisme. Lénine ne pouvait pas imaginer que l’ennemi aurait vaincu de l’intérieur du Parti et de l’Internationale !

Tel est le caractère saillant de la tragédie prolétarienne. Pour la première fois dans l’histoire du processus révolutionnaire, aussi bien l’État du prolétariat que le Parti politique de classe sont captés par le capitalisme et mis au service de la conservation sociale. La vague contre-révolutionnaire à laquelle Staline a donné son nom est la plus grave de toutes celles qui se sont abattues sur la classe ouvrière mondiale. La reprise de classe et la reconstitution du parti en dépendent étroitement, et c’est pourquoi le degré de difficulté que rencontre leur renaissance est directement proportionnel aux dégâts produits par la défaite. La loi qui régit la formation et la dissolution des formes sociales, politiques et économiques, comme la victoire de la doctrine marxiste sur toutes les autres théories d’interprétation de l’histoire, est une inexorable loi historique qu’il faut lire dans les faits matériels et pas dans la tête des gens. Ceci répond aux idéologues de l’ennemi historique, qui aime liquider l’« utopie » communiste en donnant l’exemple de la dégénérescence de la Russie révolutionnaire : ils ne sont plus bêtes quand il s’agit de frapper le prolétariat vers une économie et un État non pas socialistes mais capitalistes. Et ceci répond également aux prétendues doctrines nouvelles d’allure idéaliste, et de style anarchisant et ouvriériste qui tout en niant également que la Russie actuelle ait une forme et une nature socialiste, s’efforcent d’extirper le marxisme révolutionnaire de la classe et de l’histoire, tout en prétendant sortir de la tragédie et marcher malgré tout vers le communisme. Ce n’est pas un hasard si, au moment ou la révolution et l’Internationale triomphaient, les autres tendances révolutionnaires s’y soumirent et si au contraire, avec leur défaite, elles essaient de redresser la tête aujourd’hui.

Ce difficile, long et pénible travail de « relecture » constituait la première condition pour la reconstruction du parti politique de classe. La Gauche n’a jamais cessé de poursuivre, pas même lorsqu’au feu de la bataille de rues ou en rase campagne contre les forces ennemies, on croyait qu’il fallait abandonner l’élaboration théorique pour l’orientation pratique : elle suivait ainsi la leçon de Lénine, éblouissant théoricien marxiste de « L’État et la Révolution » au moment même ou l’artillerie rouge mitraillait la bourgeoisie russe et le capitalisme mondial.

Le marxisme n’a pas été démenti par le processus réel, mais seuls ceux qui ne l’ont jamais renié ont le droit de l’affirmer avec assurance. On a beau vouloir enterrer la fonction scientifique du marxisme, les théoriciens des classes ennemies eux-mêmes sont obligés de compter avec la doctrine de la révolution et du socialisme, tout comme les jeunes bourgeoisies des anciennes colonies, qui par position et par intérêt refusent le socialisme, sont obligées d’en revêtir l’apparence extérieure : tant le communisme futur et la révélation de ses lois sont enracinés dans la réalité.

Avec l’année 1926, l’assaut révolutionnaire s’épuise et, dialectiquement, la contre-offensive capitaliste se renforce.

Mais la reprise accidentelle de la résistance bourgeoise à l’assaut révolutionnaire du prolétariat implique aussi l’usure irrémédiable de l’édifice capitaliste, que les rafistolages et les soutiens de la trahison opportuniste et du désespoir petit-bourgeois ne réussiront pas à sauver dans les siècles des siècles. C’est un cycle historique, et non éternel, qui aboutira à la victoire du communisme révolutionnaire.

La révolution d’Octobre n’a pas résolu tout de suite ce problème historique : comment abattre les résistances du capitalisme avancé, occidental et démocratique ? Mais elle a fourni toutes les conditions pour le résoudre, toujours dans un sens marxiste. Ce qui résume ces conditions, c’est la validité confirmée des positions de la Gauche Communiste, que personne ne pourra jamais démentir ni invalider. Ni la grossière exaltation de Staline ni la tout aussi vulgaire mystification des ordinovistes, pas même l’infâme dénigrement du camarade Amadeo, vivant ou mort, ne pourront entraver la marche irrésistible vers la victoire prolétarienne. Et ce n’est pas le « bordiguiste » qui parle ici, plutôt que le marxiste ou le léniniste.

Il n’existe pas au monde une œuvre de mise au point théorique et de réorganisation militante qui égale celle de la Gauche. C’est sur cette base indestructible que se produira le saut de la défaite à la résurrection.

De l’énorme matériel constitué par les interventions d’Amadeo, au nom de la Gauche, seul contre tous et votant contre toutes les résolutions au VIe Exécutif Elargi de février – mars 1926, nous ne détachons que quelques passages significatifs. Ceux qui donnent une idée de l’effort désespéré alors accompli pour appeler le mouvement communiste mondial à sauver l’Internationale et la Révolution d’Octobre, contre la « terreur idéologique » instaurée dans les partis sous le prétexte mensonger de la bolchévisation pour pouvoir ensuite exercer la terreur physique sur la vieille garde bolchévique, et contre la prétention absurde d’exclure de la discussion internationale la question russe et même l'interdiction d’en parler : on aura une idée de l’effort désespéré accompli à ce cri : « Puisque la révolution russe est la première grande étape de la révolution mondiale, elle est aussi notre révolution, ses problèmes sont nos problèmes et tout membre de l’Internationale révolutionnaire a non seulement le droit mais le devoir de contribuer à leur solution ! » Nous aurons l’occasion d’y revenir plus longuement.

Renverser la pyramide pour que l’Internationale revive

…Au dernier Congrès, j'ai déjà critiqué nos méthodes de travail. Une collaboration collective véritable fait défaut dans nos organes dirigeants et dans nos Congrès. L’organe suprême semble être quelque chose d’étranger aux sections, qui discute avec lui et se choisit dans chacune une fraction à laquelle donner son appui. Ce centre reçoit également, dans toutes les questions, l’appui de toutes les sections restantes, qui espèrent s’assurer ainsi un meilleur traitement lorsque leur tour sera venu. Parfois, ceux qui s’abaissent à ce maquignonnage ne sont que des groupes de leaders unis par des liens purement personnels. On nous dit : la direction internationale nous est fournie par l’hégémonie du parti russe. Mais un problème se pose : comment les questions internationales sont-elles résolues par le parti russe ? Cette question, nous avons tous le droit de la poser.

Après les derniers évènements, cet unique point d’appui de tout le système n’est plus suffisant. Dans la dernière discussion du parti russe, nous avons vu des camarades qui revendiquaient la même connaissance du léninisme et qui avaient indiscutablement le même droit de parler au nom de la tradition révolutionnaire bolchévique, discuter entre eux et dans ce procès utiliser les uns contre les autres des citations de Lénine et interpréter chacun en sa faveur l’expérience russe. Sans entre dans la discussion elle-même, ceci est un fait indiscutable que je veux établir.

Qui, dans une telle situation, décidera en dernière instance sur les problèmes internationaux ? On ne peu plus répondre : la vieille garde bolchévique, car cette réponse ne résout rien en pratique. C’est le premier point d’appui du système qui se dérobe devant notre enquête objective. Mais il en résulte que la solution doit être complètement différente. Nous pouvons comparer notre organisation internationale à une pyramide. Cette pyramide doit avoir un sommet et des génératrices qui tendent vers ce sommet. C’est ainsi qu’on obtient l’unité nécessaire et la centralisation nécessaire. Mais aujourd’hui, du fait de notre tactique, cette pyramide repose dangereusement sur son sommet. Il faut donc la renverser; ce qui est maintenant au-dessous doit venir au-dessus, il faut mettre la pyramide sur sa base pour qu’elle retrouve son équilibre.

Notre conclusion finale sur la question de la bolchevisation est donc qu’il ne suffit pas d’introduire de simples modifications d’ordre secondaire, mais que c’est tout le système qui doit être modifié de fond en comble…

L’expérience bolchevique est immense, mais elle ne suffit pas

…Il y a un seul parti qui ait obtenu la victoire révolutionnaire : le parti bolchevique russe. Il est d’une importance capitale pour nous de suivre la même voie que celle que le parti russe a suivie pour arriver à la victoire. C’est très vrai. Mais cela ne suffit pas. Il est hors de doute que la voie historique suivie par le parti russe ne peut pas présenter tous les caractères du développement historique que les autres partis ont devant eux. Le parti russe luttait dons un pays où la révolution libérale bourgeoise n’était pas encore accomplie; le parti russe, c’est un fait, combattait dans des conditions particulières, c’est-à-dire dans un pays où l’aristocratie féodale n’avait pas encore été obattue par la bourgeoisie capitaliste.

Entre l’écroulement de l’autocratie féodale et la conquête du pouvoir par 1e prolétariat, il y a eu une période trop brève pour que ce développement puisse être comparé à celui que la révolution prolétarienne devra parcourir pour faire naître sur les ruines de l appareil d’Étattsariste et féodal un appareil d’État bourgeois. Le développement de la révolution en Russie ne nous fournit donc pas les expériences fondamentales dont nous avons besoin pour savoir comment le prolétariat devra abattre l’État capitaliste moderne, libéral, parlementaire, qui existe depuis des années et qui possède une grande capacité de se défendre.

Etant donné ces différences, le fait que la révolution russe ait confir mé notre doctrine, notre programme, notre conception du rôle de la classe prolétarienne dans le cours de l’histoire, est du point de vue théorique d’autant plus important que la révolution russe, malgré ces conditions particulières, a amené la conquête du pouvoir et la dictature du prolétariat réalisée par le parti communiste. C’est en cela que la théorie du marxisme révolutionnaire a trouvé la plus grandiose confirmation historique. Du point de vue idéologique, c’est d’une importance décisive; mais pour ce qui est de la tactique, cela n’est pas suffisant.

Nous devons savoir comment on attaque et comment on conquiert l’État bourgeois moderne, un État qui se défend (dans la lutte armée) plus efficacement encore que l’autocratie tsariste n’a su le faire, et qui de plus se défend à l’aide de la mobilisation idéologique et de l’éducation du prolétariat dans un sens défaitiste par la bourgeoisie. Ce problème, dans l’histoire du parti communiste russe, ne se présente pas, et si on interprète la bolchévisation en ce sens qu’on pourrait demander à la révolution russe la solution de tous les problèmes stratégiques de la lutte révolutionnaire, une telle notion de la bolchevisation est insuffisante. L’Internationale doit construire une conception plus vaste, elle doit trouver pour les problèmes stratégiques des solutions qui sont en dehors de l’orbite de l’expérience russe. Celle-ci doit être utilisée pleinement, il n’y a rien dans cette expérience qu’on doive repousser, nous devrons toujours l’avoir devant nos yeux; mais nous avons également besoin d’éléments complémentaires tirés de l’expérience que la classe ouvrière fait en Occident.

C’est cela qu’il faut dire, du point de vue historique et tactique, sur la bolchévisation. L’expérience de la tactique en Russie ne nous a pas montré comment nous devons procéder dans notre lutte contre la démocratie bourgeoise : elle ne nous donne aucune idée des difficultés et des tâches que le développement de la lutte prolétarienne dans nos pays mettra en lumière…

La question russe ne peut être résolue dans les frontières de la seule Russie

…Quelles sont nos tâches pour l’avenir ? Cette assemblée ne saurait s’occuper sérieusement de ce problème sans se poser la question fondamentale des rapports historiques entre la Russie soviétique et le monde capitaliste dans toute son ampleur et sa gravité. Avec le problème de la stratégie révolutionnaire du prolétariat et du mouvement international des pays et des peuples coloniaux et opprimés, la question de la politique d’État du parti communiste en Russie est aujourd’hui pour nous la question la plus importante. Il s’agit de résoudre heureusement le problème des rapports de classe à l’intérieur de la Russie, il s’agit d’appliquer les mesures nécessaires à l’égard de l’influence des paysans et des couches petites-bourgeoises qui sont en train de se former, il s’agit de lutter contre la pression extérieure qui aujourd’hui est purement économique et diplomatique et qui demain sera peut-être militaire.

Puisque des mouvements révolutionnaires ne se sont pas encore produits dans les autres pays, il est nécessaire de lier le plus étroitement possible toute la politique russe à la politique révolutionnaire générale du prolétariat. Je n’entends pas approfondir ici cette question, mais j'affirme que dans cette lutte on doit s’appuyer, certes, en premier lieu sur la classe ouvrière russe et sur son parti communiste, mais qu’il est fondamental de s’appuyer également sur le prolétariat des États capitalistes. Le problème de la politique russe ne peut être résolu dans les limites étroites du seul mouvement russe, la collaboration directe de toute l’Internationale communiste est absolument nécessaire.

Sans cette collaboration véritable, non seulement la stratégie révolutionnaire en Russie, mais aussi notre politique dans les États capitalistes seront gravement menacées.

Nous pensons tous ici que les partis communistes doivent maintenir inconditionnellement leur indépendance révolutionnaire; mais il est nécessaire de mettre en garde contre la possibilité d’une tendance à vouloir remplacer les partis communistes par des organismes d’un caractère moins clair et explicite, qui n’agiraient pas sur le terrain de la lutte des classe et nous affaibliraient, nous neutraliseraient politiquement. Dans la situation actuelle, la défense du caractère international et communiste de notre organisation de parti contre toute tendance liquidatrice est une tâche commune indiscutable.

Pouvons-nous, après la critique que nous avons faite de la ligne générale, considérer l’Internationale, telle qu’elle est aujourd’hui, comme suffisamment armée pour cette double tâche stratégique en Russie et dans les autres pays ? Pouvons-nous exiger la discussion immédiate de tous les problèmes russes par cette assemblée ? A cette question nous devons hélas répondre non. Une révision sérieuse de notre régime intérieur est absolument nécessaire; il est en outre nécessaire de mettre à l’ordre du jour de nos partis les problèmes de la tactique dans le monde entier et les problèmes de la politique de l’État russe; mais cela ne peut se faire qu’au travers d’un cours nouveau, avec des méthodes complètement différentes.

Dans le rapport et dans les thèses proposées nous ne trouvons aucune garantie suffisante à cet égard. Ce n’est pas d’un optimisme officiel que nous avons besoin; nous devons comprendre que ce n’est pas avec des méthodes aussi mesquines que celles que nous voyons trop souvent employer ici, que nous pouvons nous préparer à assumer les tâches importantes qui se présentent à l’état-major de la révolution mondiale…

La terreur idéologique contre les camarades doit cesser

…Je demande ceci : y aura-t-il à l’avenir un changement dans nos rapports intérieurs ? Cette séance plénière montre-t-elle que l’on prendra une nouvelle voie ? Au moment même où on affirme ici que le régime de la terreur intérieure doit cesser, les déclarations des délégués français et italiens suscitent en nous quelques doutes, bien que les thèses parlent de donner au parti une vie nouvelle. Nous attendons de vous voir à l’oeuvre.

Je crois, pour ma part, que la chasse au prétendu fractionnisme va continuer et donnera les résultats qu’elle a donnés jusqu’ici. On peut le voir également dans la manière dont on s’efforce de régler la question allemande et diverses autres questions. Je dois dire que cette méthode de l’humiliation personnelle est une méthode déplorable, même quand elle est utilisée contre des éléments politiques qui méritent d’être durement combattus. Je ne crois pas que ce soit un système révolutionnaire. Je pense que la majorité qui prouve aujourd’hui son orthodoxie en s’amusant sur le dos des pécheurs persécutés, est très probablement composée d’anciens opposants humiliés. Nous savons que ces méthodes ont été appliquées, et peut-être le seront encore, à des camarades qui non seulement ont une tradition révolutionnaire, mais restent des éléments précieux pour nos luttes futures. Cette manie d’autodestruction doit cesser si nous voulons vraiment poser notre candidature à la direction de la lutte révolutionnaire du prolétariat.

Le spectacle de cette séance plénière m'ouvre de sombres perspectives pour ce qui est des changements à venir dans l’Internationale. Je voterai donc contre le projet de résolution qui a été présenté…

Un dernier appel avant qu’il ne soit trop tard

…Je voudrais formuler par écrit ma position en ce qui concerne la discussion sur les problèmes russes. J'ai le droit de constater que le plénum n’a pas discuté les questions russes, qu’il n’a ni la possibilité ni la préparation requise pour le faire et cela me donne le droit d’en conclure que nous avons là un des résultats de la politique générale erronée de l’Internationale et des déviations de droite de cette politique. C’est la même constatation que j'ai faite dans mon premier discours durant la discussion générale.

Concrètement, je propose que le Congrès mondial soit convoqué l’été prochain, avec à l’ordre du jour précisément la question des rapports entre la lutte révolutionnaire du prolétariat mondial et la politique de l’État russe et du parti communiste d’Union Soviétique, étant bien établi que la discussion de ces problèmes doit être préparée correctement dans toutes les sections de l’Internationale.

Face a face avec la contre-révolution

Les différents aspects de la question russe ne furent discutés (si on peut dire) que partiellement au cours d’une séance à huis clos entre Staline et la délégation italienne.

Le procès-verbal est – comme l’admet G. Berti qui l’a reproduit dans les « Annales Feltrinelli 1966 » – en partie censuré, et d’ailleurs la « discussion » fut réduite autoritairement à un échange de questions et de réponses. Il était interdit de parler de la « théorie du socialisme dans un seul pays » : Amadeo posa toutefois à Staline des questions précises sur ce point. Le lecteur remarquera avec quel cynisme celui-ci se défend en jurant qu’il n’est pas question que la Russie abandonne jamais le mouvement communiste international pour se « replier sur elle-même ». Il va même jusqu’à prendre le Bon Dieu a témoin pour couvrir ses mensonges !

Nous reproduisons ici le passage final, où l’on voit entre autres comment la question vitale du Parti Russe et de ses graves divergences est liquidée sous des prétextes d’ordre purement administratif, quelques mois à peine avant que les armes de la terreur idéologique et physique ne lui apportent une tragique solution.

Ercoli demande si les questions qui ont été discutées au Congrès du P. C. R. comprennent des perspectives concernant les développements de la situation mondiale.[1].

Staline : Nos perspectives sont celles de l’Internationale Communiste en général.

Bordiga : Afin de préciser la question des perspectives, je demande si le camarade Staline pense que le développement de la situation russe et des problèmes intérieurs du Parti russe est lié au développement du mouvement prolétarien international.

Staline : On ne m'a jamais posé une telle question. Je n’aurais jamais cru qu’un communiste puisse me la poser. Que Dieu vous pardonne de l’avoir fait !

Bordiga : Alors je demande que le camarade Staline dise ce qu’il arrivera en Russie si la révolution prolétarienne en Europe ne se produit pas avant un certain temps ?

Staline : Si nous savons bien organiser l’économie russe, elle est destinée à se développer, et avec elle c’est la révolution qui se développe. Le programme de notre parti dit d’autre part que nous avons le devoir de répandre la révolution dans le monde par tous les moyens, et nous le ferons. Il n’est absolument pas exclu que si la bourgeoisie ne nous attaque pas la première, nous soyons obligés de l’attaquer nous-mêmes.
Sans doute la bourgeoisie a-t-elle laissé passer le bon moment pour nous attaquer, quand nous étions faibles. Aujourd’hui nous sommes plus forts. Nous avons deux millions d’ouvriers dans la grande industrie et sept millions dans l’industrie moyenne, et leur capacité productive ainsi que leur culture ne cessent d’augmenter. La marche sur Varsovie a été une erreur de tactique mois non une erreur de principe.

Bordiga : Cette collaboration devrait déjà avoir lieu pour la récente discussion. Les questions traitées par le Congrès russe devraient donc être traitées à l’actuel exécutif de l’I.C.

Staline : On doit remarquer que ces questions sont essentiellement russes. En outre, les Partis occidentaux ne sont pas encore armés pour en discuter. C’est pourquoi le centre du P. C. R. a adressé aux Partis de l’I C. une lettre où on demande que la récente discussion du parti russe ne soit pas transportée dans les autres Partis. Cette résolution a été également approuvée par l’Opposition et a été adoptée par le Présidium de l’I C. Nous avons fait cela également pour éviter que ne se reproduise ce qui s’est passé pour les discussions précédentes avec Trotski, qui ont été transportées dans certains Partis de façon artificielle et mécanique

Bordiga : Je ne crois pas que ces arguments aient une valeur décisive. Tout d’abord, si on ne voulait pas discuter des questions russes à cet Exécutif élargi, c’est l’Exécutif élargi lui-même qui devait le décider. Deuxièmement, les problèmes abordés dans la discussion du Parti russe ne peuvent pas être considérés comme exclusivement russes. Ils intéressent les prolétaires de tous les pays. Enfin, le fait que l’Opposition ait accepté n’a aucune valeur.

Staline : D’un point de vue formel de procédure, il est sans doute vrai qu’il n’est pas absolument régulier que l’Exécutif élargi ne décide pas lui-même de ne pas affronter la question russe, mais il faut regarder le fond des choses. La position que le Parti Communiste Russe a dans l’Internationale est telle qu’on ne peut penser qu’il soit possible de résoudre selon la procédure les problèmes qui concernent les rapports entre le Parti russe lui-même, l’Internationale, et les autres Partis. Sans aucun doute la position du Parti russe dans l’Internationale est une position privilégiée. Nous savons que ce privilège existe et nous savons quelle responsabilité en découle. Nous savons que lorsque les camarades russes parlent au Présidium il est difficile que les camarades des autres Partis les contredisent, et même cela ne nous fait pas plaisir. Nous avons encore d’autres privilèges : le privilège que l’Internationale soit située à Moscou, le privilège d’avoir gagné notre Révolution.
Nous sommes prêts cependant à transférer le siège de l’ Internationale dans un autre pays dès que la Révolution aura vaincu ailleurs. Comme vous voyez, il ne s’agit pas d’une question de procédure. De plus, cette difficulté de procédure est une chose bien petite en comparaison des difficultés que nous aurions à affronter si la discussion russe était rouverte au Plénum de l’Exécutif élargi. En effet, cela voudrait dire que nous la rouvrons dans le Parti russe, et non seulement, mais cela voudrait dire mettre l’opposition en minorité dans l’Internationale, c’est-à-dire ôter au camarade Zinoviev la direction de l’Internationale. Or il n’y a personne qui désire cela. Et nous ne pensons pas que les Partis de l'I.C. aient intérêt à rouvrir la controverse dans le Parti russe.

(suite et fin)

Notes :
[prev.] [content] [next]

  1. Ercoli était le pseudonyme de feu du Togliatti[⤒]


Source : « Programme Communiste », numero 55, avril – juin 1972

[home] [mail] [search]