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LE IIe CONGRÈS DE L’INTERNATIONALE COMMUNISTE (III)



Content :

Le IIe congrès de l’internationale communiste : Un sommet et une croisée des chemins (III)
7 – Le long du fil rouge : Le débat sur les principes, le programme et leurs applications tactiques (cont.)
f) Les questions nationale et coloniale
g) La question agraire
h) Les tâches de l’Internationale communiste et les statuts
8 – Une pierre de touche, la question italienne
9 – Epilogue
Notes
Source


Le IIe congrès de l’internationale communiste : Un sommet et une croisée des chemins

Le long du fil rouge : Le débat sur les principes, le programme et leurs applications tactiques (cont.)

f) Les questions nationale et coloniale

L’impostation donnée à ce problème, dont l’importance était mise vivement en lumière par l’explosion de puissants mouvements insurrectionnels dans les pays soumis à l’impérialisme, et surtout dans l’Orient asiatique, représente un des sommets du IIe Congrès.

Celle-ci partait de la base solide des données objectives de l’évolution capitaliste à l’échelle de la planète. Elle assignait au mouvement communiste et à son organisation mondiale centralisée la gigantesque tâche historique d’intégrer dans la stratégie mondiale de la révolution prolétarienne visant le cœur des métropoles impérialistes les mouvements révolutionnaires de libération nationale surtout dans les colonies, dont les objectifs ne pouvaient pas ne pas être démocrates-bourgeois, mais dont les masses paysannes affamées de terre et bien souvent un prolétariat local peu nombreux, mais combatif constituaient l’avant-garde. Il s’agissait donc, en d’autres termes, d’unifier des révolutions doubles commençantes avec la révolution simple en pleine expansion ayant des buts purement prolétariens, comme dans la grandiose perspective tracée par Marx en 1848 et en 1850 dans le « Manifeste » et l’« Adresse de la Ligue des communistes ».

Cette tâche était double à son tour puisqu’elle se référait à deux phases différentes, quoique séparées par aucune barrière, de l’attaque internationale contre la domination des grands centres impérialistes, dont le principal était alors l’Angleterre. Pour le prolétariat métropolitain, il s’agissait non d’offrir une solidarité « morale » platonique au mouvement révolutionnaire armé dans les colonies et les semi-colonies, mais de l’aider activement à secouer le joug des colonisateurs et des exploiteurs impérialistes. En cas de victoire révolutionnaire, le prolétariat des grandes métropoles impérialistes devait en outre appuyer les pays sortis de leur longue sujétion pour permettre aux masses paysannes et prolétariennes de ces aires immenses de sauter d’un bond par-dessus le stade économique du capitalisme ou d’en abréger la durée, malgré l’inexistence ou le faible degré de développement des conditions matérielles de passage au socialisme, en les enserrant dans un plan économique mondial unitaire dirigé par le prolétariat de toutes les nations (Thèse 1/8).

Cette vision grandiose ne prétendait pas constituer une innovation par rapport à la doctrine marxiste des révolutions doubles, c’est-à-dire des révolutions bourgeoises devenant par « transcroissance » des révolutions prolétariennes, selon la formule léninienne. Elle en élargissait seulement le cadre en l’étendant bien au-delà des limites traditionnelles de l’Europe, tout comme le mouvement réel tendait irrésistiblement à les submerger bien avant que la théorie n’en montre la nécessité historique. Ainsi elle transférait à l’échelle planétaire cette lutte pour la « révolution en permanence » annoncée par Marx et Engels en 1850, et dont l’histoire ne peut confier la direction politique centrale qu’au prolétariat et à son parti, même si dans les aires ou le capitalisme ne fait que naître et où les rapports économiques dominant sont donc pré-bourgeois, celui-ci se trouve à la tête de forces non prolétariennes comme la petite bourgeoisie urbaine et surtout rurale et s’il a comme perspective immédiate une « révolution bourgeoise à fond », une révolution qui, quoique bourgeoise, est donc radicale parce qu’elle détruit toutes les survivances du passé pré-capitaliste. Et si cela est possible, c’est que le prolétariat n’est pas une classe nationale ni locale, mais internationale, sa direction politique ne pouvant résider que dans les aires constituant l’épicentre de la domination capitaliste et du même coup des luttes de classes décisives entre prolétariat et bourgeoisie.

Cette vision était éminemment dialectique. C’est pourquoi les socialistes dans la tradition de la IIe Internationale eurent autant de peine à la digérer que les faux partis communistes d’aujourd’hui, héritiers du stalinisme. D’une part, elle assurait à la classe ouvrière des métropoles les plus évoluées du capitalisme l’apport des masses populaires des colonies et des pays assujettis; d’autre part, elle lui confiait la tâche lourde mais glorieuse de les diriger politiquement et, après la victoire, de soutenir aussi économiquement leurs luttes héroïques, mais désespérées. Pour un tel soutien, les plus grands sacrifices étaient nécessaires, afin de prouver que les communistes sont internationalistes en fait et pas seulement en paroles. Cette vision conférait à ces luttes une dimension mondiale et non plus étroitement nationale et un contenu certes démocratique, mais beaucoup plus subversif que les jeunes bourgeoisies des pays « arriérés » ne le prévoyaient et surtout ne le souhaitaient, spécialement en ce qui concerne les rapports de propriété. En effet au sens réel et non aridement juridique, l’abolition de l’oppression nationale n’est possible que par la victoire sur le capitalisme (Thèse 1/4). En outre, dans le cadre d’une perspective comme celle que Lénine traça dans son très solide discours pour illustrer les principes qui devaient guider les communistes dans la question, la forme « nationale » des luttes d’émancipation des peuples opprimés passe au second plan par rapport à leur contenu de grandioses jacqueries poussées à se dépasser elles-mêmes grâce à l’intervention active du prolétariat non tant local qu’international puisque dans ces aires, il était et reste presqu’inexistant et de toute façon très faible.

L’idéologie vide de « l’égalité en général et de l’égalité des nations en particulier »; l’illusion petite bourgeoise d’une coexistence pacifique des nations sous le capitalisme; la reconnaissance formelle de l’égalité des droits, de l’indépendance et de l’autodétermination des peuples en régime bourgeois « à laquelle se limitent les démocrates bourgeois, même quand ils s’intitulent socialistes » devaient dans cette vision être définitivement extirpées en premier lieu du mouvement prolétarien des pays impérialistes; celui-ci en effet se complaît trop souvent dans une « indifférence » stupide, voire dans une hostilité à l’égard des tentatives de rébellion des peuples colonisés et en général dépendant de la bourgeoisie de son pays, prétextant parfois que ces tentatives sont de nature bourgeoise, mais visant en réalité à sauvegarder ses privilèges d’aristocratie ouvrière[59]. En second lieu, cette idéologie doit être extirpée des mouvements de libération nationale des peuples assujettis eux-mêmes. Ils sont en effet trop souvent enfermés dans « des préjugés et défiances nationales » historiquement compréhensibles, mais que, comme le mouvement communiste ne doit cesser de le souligner et de le dénoncer, la bourgeoisie indigène naissante et les forces réactionnaires qui lui sont alliées alimentent dans les grandes masses en révolte afin d’enfermer leurs aspirations et leurs élans de révolte dans les étroites limites de la nation, du peuple, de la race ou pire de la foi religieuse (Thèse 1/11). L’Internationale Communiste s’appuyait non pas sur de vagues blocs populaires et nationaux mais sur les masses paysannes pauvres et semi-prolétariennes des colonies et des pays dépendants. Elle en prenait la tête pour diriger les révoltes armées non seulement contre l’impérialisme, mais contre la bourgeoisie locale elle-même, les grands propriétaires terriens, l’aristocratie traditionnelle, tout prêts à exploiter cette révolte pour arracher à l’impérialisme dominant une liberté même limitée, mais aussi à se retourner immédiatement contre les « alliés d’hier » pour sauvegarder sa domination de classe, quitte à pactiser avec l’impérialisme colonialiste dans une défense désespérée de leurs privilèges économiques et sociaux communs. Donc, l’Internationale devait donner aux prolétaires et aux communistes des métropoles d’abord, et ensuite des pays coloniaux et semi coloniaux, la directive d’appuyer les mouvements populaires de libération. Cette tâche devait être réalisée par le parti dans la plus rigoureuse autonomie politique et organisative, et donc aussi dans les cadres d’une délimitation stricte à l’égard des partis nationaux-bourgeois sur le plan du programme (faute de quoi cette autonomie aurait perdu tout sens) et surtout à l’égard de ceux d’entre eux qui se paraient démagogiquement du titre de « socialistes ». Pour cela, dans certains cas, les communistes ne devaient pas refuser de s’allier avec ces mouvements pour les orienter vers des solutions analogues à celle de la « dictature démocratique du prolétariat et des paysans » pour laquelle les bolcheviks avaient combattu sous le tsarisme et qui s’était ultérieurement réalisée grâce à la naissance de l’instrument révolutionnaire typique des soviets. Cela devait leur permettre de briser des « fronts populaires et nationaux » fictifs et contre-révolutionnaires et d’atteindre leur véritable objectif, qui était de frayer la voie dans les conditions les plus favorables possible à la lutte des classes et donc au développement du mouvement prolétarien.

Dans cette perspective grandiose, la Russie des Soviets aurait pu devenir un pôle d’attraction pour d’éventuelles nouvelles républiques soviétiques. Elle aurait établi avec celles-ci un lien fédératif destiné à se transformer en union étroite. Elle serait devenue ainsi la sauvegarde d’un front mondial anti-capitaliste dans lequel la dictature rouge victorieuse à Moscou et à Pétrograd aurait une fois de plus assumé le rôle principal au nom du véritable internationalisme qui exige :
« premièrement la subordination des intérêts de la lutte prolétarienne dans un pays aux intérêts de cette lutte à l’échelle mondiale; deuxièmement, de la part de la nation qui a vaincu sa propre bourgeoisie, la capacité et la volonté d’accomplir les plus grands sacrifices nationaux pour abattre le capitalisme international » (Thèse 1/10).

Dans cette large vision, la lutte pour l’indépendance nationale n’était pas élevée à la hauteur d’un principe en soi et pour soi, mais insérée dans la lutte prolétarienne mondiale pour l’insurrection dont la victoire conditionne la solution complète des problèmes de nationalité et de race. Ce qui en constituait donc le centre, c’était
« la direction de la lutte mondiale par les organes du prolétariat révolutionnaire et dans les milieux indigènes, l’incitation à la lutte des classes qui ne doit jamais être retardée ou oblitérée, la constitution et le développement du parti communiste local »[60].
Cette vision, qu’a-t-elle de commun avec la misérable perspective offerte par le soi-disant communisme aussi bien pékinois que moscovite d’aujourd’hui, plongé jusqu’au cou dans des préjugés que la IIIe Internationale condamnait irrévocablement (indépendance et souveraineté nationales; fronts nationaux inter-classistes; non-ingérence dans les affaires d’autrui; « commerce à avantages réciproques ») et prêt à distribuer des brevets de… socialisme non seulement aux représentants de bourgeoisies nationales avides et usuraires, mais à des féodaux, des semi-féodaux et même des chefs tribaux (cheks, émirs, etc.) jugés « anti-impérialistes » parce qu’ils sont anti-américains, d’ailleurs à éclipses (tout change en effet si à la tête des États-Unis il y a un Roosevelt à la place d’un Hoover, ou un Kennedy à la place d’un Nixon), quand ils ne se contentent pas d’être « neutralistes ». La « guerre sainte » prêchée par Zinoviev un mois après le premier congrès des peuples d’Orient, à Bakou, était une guerre de classe née sur le terrain national-révolutionnaire et bourgeois radical et débordant ses limites étroites et misérables pour se placer sur le terrain révolutionnaire, prolétarien et communiste, par définition international. La seule nouveauté résidait dans les dimensions plus vastes assignées ainsi à la « révolution en permanence » de Marx, mais c’est d’elle qu’il s’agissait, et en aucun cas de la lutte pour défendre l’éternité du commerce, du marché, de la nation ou de la « souveraineté des individus et des États en compétition réciproque et nullement… pacifique ». Cette vision grandiose arrachait le prolétariat des métropoles impérialistes à la solidarité avec sa propre bourgeoisie exploitant des colonies et semi-colonies. Elle l’appelait à remplir sa mission de classe qui est de libérer toute l’humanité. Elle lui imposait du même coup une complète rupture avec l’opportunisme, idéologie d’une aristocratie ouvrière vivant des miettes tombées du banquet colonialiste. Il est clair que cela n’a rien de commun avec l’identification abjecte que Pékin et Moscou font entre internationalisme prolétarien et défense des intérêts nationaux. Quant à la non moins grandiose perspective du « plan mondial unique » de l’I.C., elle est manifestement inconciliable avec la position de tous ces pays qui se prétendent aujourd’hui socialistes, mais qui n’ont d’yeux que pour eux-mêmes et qui défendent leur souveraineté du bec et des ongles, chacun d’eux ayant son « plan » particulier à exécuter et se parant pour cette raison du titre de « constructeur du socialisme ».

Dans leur rédaction définitive, les thèses sont encore plus nettes que dans la rédaction de Lénine, au moins en ce qui concerne la position des partis communistes face aux mouvements d’émancipation dans les colonies et à leurs organisations politiques. Les amendements et les variantes furent le résultat de vifs débats de commission avec les délégués des jeunes partis d’Orient, et en particulier de l’Inde, ils sont une preuve supplémentaire du fait que quand ils se trouvaient face à des interlocuteurs décidés à aller dans la même direction révolutionnaire qu’eux, les bolcheviks étaient tout prêts à durcir les positions relativement modérées qu’ils avaient d’abord prises parce qu’ils doutaient encore à juste raison que le mouvement communiste international puisse accepter et donner davantage. Comme Lénine le nota dans son rapport, c’est en commission qu’on décida de parler non plus de mouvements démocrates-bourgeois en général, mais de mouvements « national-révolutionnaires », afin de bien signifier (autre gifle aux « communistes » d’aujourd’hui !) que :
« En tant que communistes nous devons soutenir et nous soutiendrons les mouvements bourgeois de libération dans les pays coloniaux seulement quand ces mouvements seront effectivement révolutionnaires et quand leurs représentants ne nous empêcheront pas d’éduquer et d’organiser révolutionnairement les paysans et la grande masse des exploités[61]; en l’absence de telles conditions, même dans les pays arriérés, les communistes doivent lutter contre la bourgeoisie réformiste à laquelle appartiennent les héritiers de la IIe Internationale » (N.d.r. : Nous ajouterons aujourd’hui ceux des fossoyeurs de la IIIe en Chine, aux Indes, en Indochine, en Égypte, au Chili, etc…).

Il n’empêche que les mouvements national-révolutionnaires sont démocratiques bourgeois dans leurs perspectives et dans leur contenu
« parce que l’essentiel de la population des pays arriérés est constitué par des paysans, c’est-à-dire par des représentants des rapports bourgeois capitalistes »; pourtant ces paysans sont des forces révolutionnaires conséquentes exactement au même titre que dans la Russie pré-révolutionnaire et
« il serait utopique de penser que les partis prolétariens (…) puissent appuyer une tactique et une ligne communistes dans ces pays sans établir des rapports déterminés avec le mouvement paysan et sans lui fournir un appui effectif ».
Non seulement leur entrée dans l’arène des luttes insurrectionnelles crée les conditions les plus favorables au développement de la guerre de classes prolétarienne, mais elle provoque une dislocation profonde des bases sur lesquelles repose la domination incontestée de l’impérialisme.

De la même façon, les amendements apportés aux thèses visaient à souligner la nécessité de faire une propagande active en faveur de la création de soviets ruraux, expression d’un mouvement décidé à s’attaquer au pouvoir de la grosse propriété foncière et des multiples formes pré-capitalistes coexistant avec les rapports bourgeois de production naissants ou déjà nés et les formes correspondantes de propriété. Comme le répéta Lénine, il s’agissait
d’« établir et motiver la thèse suivante : avec l’aide du prolétariat des pays avancés, les pays arriérés peuvent passer au système soviétique, et, en passant par des phases déterminées de développement, arriver au communisme, en sautant par-dessus la phase du capitalisme ».

Les « Thèses supplémentaires » rédigées par le délégué indien Roy furent approuvées à l’unanimité en commission après avoir été, elles aussi, revues à fond. Elles furent ajoutées à celles de Lénine, surtout afin d’élucider les problèmes posés par la délimitation à l’égard des formations politiques participant au mouvement de libération nationale des colonies, par l’appui à leurs ailes révolutionnaires populaires et surtout paysannes et par la nécessité de sauvegarder jalousement l’autonomie politique, programmatique et organisative des partis communistes « même embryonnaires » dans leurs aires respectives : en effet, le texte excluait avec la même rigueur marxiste toute chute dans le « frontisme » au même titre que tout « indifférentisme », ce que Lénine résumait dans la formule : appuyer
« le mouvement révolutionnaire démocratique bourgeois sans jamais se confondre avec lui ».

Emportés par leur enthousiasme pour les jeunes partis qu’ils représentaient et qui comptaient parmi les plus combatifs d’Asie, Roy et les délégués du Turkestan prétendirent que l’épicentre de la lutte pour le communisme se déplaçait des métropoles impérialistes aux aires arriérées de la planète. Ils allèrent jusqu’à faire « dépendre le sort du communisme dans le monde de la victoire de la révolution sociale en Orient », ce qui souleva une très vive discussion. Il ressort d’une brève allusion du quotidien publié pendant le Congrès[62], le « Vestnik vtorogo Kongressa K. I. », No 1, 27/7/1920, que le délégué indien, immédiatement tancé par Lénine, était parti d’une double affirmation :
« le sort du mouvement ouvrier en Europe dépend entièrement du cours de la révolution en Orient : sans le triomphe de la révolution dans les pays orientaux on peut admettre que le mouvement communiste en Occident compte pour zéro », parce que « c’est des colonies, surtout asiatiques, que le capitalisme mondial tire ses principales ressources et, à la limite, les capitalistes européens peuvent donner aux ouvriers la totalité de la plus-value et donc les attirer à leurs côtés, ayant tué en eux toute aspiration révolutionnaire »; « la classe ouvrière européenne ne réussira pas à abattre l’ordre capitaliste tant que la source de surprofits représentée par les colonies ne sera pas définitivement tarie »;
le prolétariat des colonies a dès aujourd’hui le pouvoir d’entraîner derrière lui les grandes masses populaires en s’appuyant sur leurs intérêts de classe. Il tombait ainsi dans des excès « économistes » et renvoyait involontairement la révolution aux calendes grecques; en outre, il exagérait le poids de la classe ouvrière dans des pays qui économiquement ne sont même pas encore arrivés au seuil de mode de production capitaliste et niait de façon implicite toute valeur aux mouvements démocratiques bourgeois (la… déception conduira Roy à adhérer par la suite au parti de Gandhi et de Nehru !). Une pareille conception anticipait sur de multiples déviations aujourd’hui en vogue dans les groupuscules « gauchistes ». On la désigna justement du terme de « messianisme asiatique », mais elle était en contradiction avec les bases mêmes de toute la vision marxiste, car s’il est vrai que la lutte pour le communisme tire impulsion et vigueur des mouvements sociaux de la plèbe opprimée des colonies, ex-colonies et semi-colonies, il manque dans ces aires des prémisses matérielles indispensables; or celles-ci ne peuvent être créées en l’absence d’une victoire prolétarienne dans les pays capitalistes avancés qui restent donc la clef de voûte, le facteur décisif de la stratégie communiste mondiale. C’est d’ailleurs un délégué de l’Orient en ébullition, le persan Sultan Sade, qui réfuta en partie[63] à la tribune du Congrès cette déviation :
« Supposons que la révolution communiste ait commencé en Inde. Les travailleurs de ce pays pourront-ils résister à l’assaut de la bourgeoisie du monde entier, sans l’aide d’un grand mouvement révolutionnaire en Angleterre et en Europe ? Naturellement non. La répression de la révolution en Perse et en Inde en est une preuve évidente. Si aujourd’hui les révolutionnaires persans et turcs peuvent lancer le gant du défi à l’omnipotente Angleterre, ce n’est pas parce qu’ils sont plus forts, mais parce que les bandits impérialistes sont devenus impuissants. La révolution commencée en Occident a rendu le terrain brûlant jusqu’en Turquie et en Perse et elle a infusé une nouvelle énergie aux révolutionnaires. L’époque de la révolution mondiale est commencée. »

Des théoriciens et historiens bourgeois aussi présomptueux qu’ignorants parlent volontiers de « l’eurocentrisme marxiste ». Ce qu’ils appellent ainsi est en réalité la définition des points nodaux de l’évolution mondiale, des rapports entre les classes, comme reflets du degré de développement atteint par les forces productives matérielles : la révolution communiste peut certes éclater partout, et il est bien possible et même probable qu’elle éclate d’abord dans les aires arriérées du globe, « anneau le plus faible de la domination capitaliste », mais elle ne peut vaincre internationalement qu’à la seule condition que le prolétariat abatte l’État bourgeois là où existent des conditions matérielles suffisantes (et aujourd’hui plus que suffisantes) du passage direct au communisme inférieur sur le terrain économique et de là au communisme supérieur. Telles sont les prémisses de la réalisation du « plan mondial » qui pour Lénine devait permettre de dépasser le stade économique et social du capitalisme dans ce qu’on appelle aujourd’hui le tiers-monde. Ce dernier est une force active du communisme mais des déterminations objectives qui n’ont rien à voir avec un destin.., racial font qu’il ne peut pas être l’avant-garde du communisme, en dépit de tous les Marcuse d’aujourd’hui et d’hier.

Pendant le débat ouvert par le discours introductif de Lénine et l’illustration des thèses supplémentaires par Roy, on vit se succéder à la tribune des délégués de l’Inde, de la Perse, de la Corée, de la Chine, de la Turquie et des Indes hollandaises. On vit aussi des délégués de l’Irlande alors en pleine lutte armée contre l’Angleterre colonisatrice et exploitrice, et des interprètes « blancs » du mouvement des populations de couleur des États-Unis. Ils furent tous unanimes non seulement à souligner les progrès du mouvement communiste dans les « zones arriérées » du globe, mais à souligner l’immense contribution des mouvements insurrectionnels des nationalités opprimées au processus de corrosion des bases mondiales de l’impérialisme (tout comme Radek dans sa brève intervention), et donc aussi au succès de la révolution mondiale dans les zones clef de sa domination. Ils proclamèrent donc aussi la nécessité de rompre irrévocablement avec les traditions de pédante « indifférence » ou même d’aversion du mouvement ouvrier à l’égard de ce « nouvel horizon » héritées de la IIe Inter nationale.

Ce sont précisément ces dernières qui se firent jour dans les discours prononcés par les maximalistes italiens au milieu des clameurs vibrantes du Congrès. Maître dans l’art de dire et de ne pas dire, Graziadei fut certainement le plus subtil : il ne repoussa pas l’impostation générale donnée au problème; il déclara même la partager, non sans ajouter, « constatation » désopilante, bien digne de son révisionnisme théorique, qu’elle prouvait la capacité de Lénine à se servir avec maestria
« de la seule partie (!!!) du marxisme à laquelle il ne soit pas permis de toucher : la méthode »
et précisément pour cette raison de saisir avec une extrême lucidité les aspects « concrets » de la situation mondiale d’après-guerre. Mais il mit en garde (et jusqu’ici non sans raison) contre l’application mécanique et uniforme du même critère au problème des nationalités des pays avancés et des pays arriérés. Chose plus grave, sous prétexte de garder la mesure dans les directives imparties aux communistes des colonies et des semi-colonies, il les invita à accorder aux mouvements révolutionnaires de libération non un appui mais un intérêt « actif » et à nouer avec eux non pas des « liens temporaires », dans le sens d’une « marche commune », mais seulement (comprenne qui peut !) des « rapports temporaires » cela provoqua une tempête de protestations :
« C’est une phrase à la Wilson » cria en réponse l’Irlandais MacAlpine « qui ne signifie rien comme toutes les phrases de ce monsieur; c’est une méthode dissimulée pour se débarrasser complètement de cette idée, qui rappelle celles qui étaient en usage dans la IIe Internationale ! »

Dans son discours, Serrati traite en particulier de la surdité de la seconde Internationale à l’égard d’un problème que l’histoire elle-même pose de façon et avec des accents tellement dramatiques (il arrive même aux opportunistes de dire des choses justes) et il demande que certaines formulations soient mieux précisées, pour écarter le danger d’interprétations trop larges qui auraient pu prêter le flanc à des déviations chauvinistes et nationalistes jusqu’en Europe, la proposition d’alliances avec des forces et des partis non prolétariens, risquant « d’affaiblir la conscience de classe du prolétariat ». Par contre il prit une position nettement anti-dialectique et anti-marxiste en proclamant que
« l’action de libération nationale entreprise par des groupements bourgeois démocratiques n’est jamais une action révolutionnaire, même quand elle recourt aux moyens de l’action armée; elle est entreprise en faveur d’un impérialisme national en formation (…) ou dans le contexte de la lutte de l’impérialisme capitaliste d’un autre État contre l’impérialisme antérieurement dominant ».
Il niait donc à cette action toute fonction révolutionnaire même dans le sens bourgeois, fut-il « inconséquent », si le prolétariat n’y intervenait pas; Serrati tombait ensuite dans l’arrogance et le « chauvinisme de grande puissance » typique du socialisme traditionnel[64] quand il ajoutait que le danger de dévier de la juste orientation de classe en suivant une politique mal définie d’alliances et d’accords est beaucoup plus grand
« dans les pays arriérés que dans les pays avancés parce que dans les premiers le prolétariat ne possède pas encore une claire conscience de classe et suit souvent ses chefs de façon aveugle ».
Comme si ce n’était pas justement ces partis occidentaux dont l’opportunisme et le chauvinisme reflétaient l’extrême vulnérabilité de larges couches de la classe ouvrière des pays capitalistes les plus évolués aux influences d’idéologies non-prolétariennes ou anti-prolétariennes qui se trouvaient au banc d’accusation du Congrès ! Comme s’il ne s’agissait pas précisément d’éveiller la conscience de classe assoupie ou altérée en les poussant à se solidariser avec les plèbes coloniales opprimées par leur État ! Comme le nota Zinoviev, le directeur de l’« Avanti ! » s’était refusé à participer aux travaux de la commission bien qu’il ait manifesté plusieurs fois son désaccord; bien plus, exaspéré par l’intransigeance de l’Exécutif qui exigeait l’élimination radicale de la droite du parti socialiste italien, il n’avait participé à aucune commission. il proposa qu’on se limite à exprimer aux
« peuples gémissant sous le joug de l’impérialisme notre sympathie pleine et active dans leur lutte contre les exploiteurs ».
Il déclara ensuite que « le prolétariat dans sa lutte contre l’oppression capitaliste, a le droit (!) de s’appuyer sur des insurrections nationales pour les transformer en révolution sociale ».
Cela souleva une nouvelle tempête d’indignation, et Roy lui cria
« celui qui croit qu’il est réactionnaire d’aider les peuples arriérés dans leur lutte nationale et qui oublie que ces populations doivent parcourir des phases révolutionnaires historiquement différentes de celles des peuples européens parce que leur développement économico-politique n’est pas très avancé est lui-même réactionnaire et parle un langage impérialiste »;
quant aux représentants d’un pays colonialiste par excellence comme la Hollande, il n’hésita pas à flétrir le discours de Serrati en le qualifiant d’« inouï ». Soit dit à l’honneur de la cohérence de Serrati, il s’abstint de voter les thèses. Il est par contre difficile de dire combien de délégués les approuvèrent pour les fouler ensuite aux pieds ou pour leur faire subir des déformations démocratiques et pacifistes vulgaires.

Le raisonnement de Serrati n’était bien entendu pas un cas d’espèce. En Italie comme en Allemagne, le centrisme, rompu à tous les compromis dans son pays d’origine, prenait des poses « orthodoxes » et extrémistes aux dépens des lointains mouvements d’indépendance dans les colonies et les pays plongés dans les ténèbres de la barbarie. Tolérant à cent pour cent à l’égard de sa propre droite parlementaire et syndicale, il affichait l’intransigeance à l’égard de forces sans doute non prolétariennes, mais révolutionnaires à l’égard de la féodalité, comme l’était la petite bourgeoisie radicale des villes et des campagnes européennes en 1848–50. Serrati se référait aux vigoureuses campagnes anti-irrédentistes du socialisme italien dans les quinze premières années du XXe siècle; mais il oubliait qu’en 1848 Marx et Engels avaient considéré comme une revendication spécifique du mouvement radical et donc aussi du mouvement ouvrier, la séparation de Trieste de l’empire des Habsbourg, et condamné les faux démocrates révolutionnaires qui s’en étaient lavé les mains; il oubliait qu’ils s’étaient également battus contre ceux qui restaient indifférents aux mouvements de libération de Pologne et d’Irlande qui recouraient pourtant à la violence et même à la terreur, sous le prétexte qu’ils étaient ouvertement bourgeois et démocratiques. Dans la vision maximaliste-indépendante, toute la construction marxiste se trouvait renversée : aucun « compromis » là où le prolétariat se heurte à des données objectives (absence des « bases matérielles » du socialisme, faiblesse du prolétariat, suprématie numérique écrasante de la paysannerie) par-dessus lesquelles il était impossible de passer au moyen d’une révolution pure; mille « compromis » là où toute phase révolutionnaire bourgeoise est historiquement close ! Bref, aucune révolution d’aucun genre ! Le délégué de la Gauche italienne n’intervint pas dans le débat, et les illustres historiens opportunistes soulignent complaisamment le fait que dans une déclaration ultérieure du « Il Soviet », il reconnut partager certaines des réserves de Serrati. Dans cet article, il précisait pourtant que l’attitude assignée par le Congrès
« au mouvement communiste révolutionnaire, expression des masses prolétariennes salariées, face aux intérêts des peuples des colonies et des pays arriérés (et à ceux des diverses couches de la population rurale) représente sans aucun doute un retour à la méthode de l’intransigeance classiste jusqu’alors préconisée par la gauche marxiste ».
De même les contributions ultérieures de la Gauche abstentionniste sur le même sujet[65] suffisent pour se convaincre que les doctes personnages qui prétendent découvrir une divergence de principe entre les bolcheviks et nous sur la question nationale (et agraire) trichent une fois de plus sans la moindre pudeur. Nos réserves portaient sur la tactique qui, dans ce domaine plus qu’en aucun autre, posait des problèmes difficiles, puisqu’elle passait entre les deux prémisses de l’indifférence et du « frontisme » et risquait donc à chaque pas de dévier du marxisme. Comme nous l’avons toujours dit, le manque de clarté dans les formules tactiques est source de déviations graves non seulement dans l’action, mais jusque dans les principes. Nous partagions et partageons sans réserve la façon dont l’I.C. avait posé le problème, sachant bien que le marxisme fait une claire distinction entre les différentes phases successives de l’ère capitaliste, et donc aussi de son dépassement et qu’il reconnaît que dans certaines phases (les révolutions doubles, précisément) le prolétariat doit assumer internationalement des tâches qui ne sont pas les siennes, mais qui sont néanmoins révolutionnaires à l’égard du mode de production des « ennemis de ses ennemis » et que même dans l’hypothèse la moins optimiste, il doit aider à leur réalisation. Non seulement il n’est pas marxiste, mais il est contraire à notre doctrine de réduire en tous temps et en tous lieux toutes les contradictions internes du régime capitaliste au seul antagonisme entre prolétariat et bourgeoisie; ces principes ayant toujours été bien clairs pour nous, la seule difficulté résidait à nos yeux dans leur correcte application tactique. Une lecture attentive des thèses de 1920 oblige à reconnaître qu’elles n’ont pas traité le problème de façon complète ni indiqué de ligne tactique tant soit peu sûre.

Dans la question nationale, les difficultés qu’il ne faut ni oublier ni éluder sont en effet les suivantes : quelle est la limite qui sépare la « lutte commune » et « l’alliance » même « temporaire » ? Quelle est également la limite entre ces deux tactiques politiques et la défense jalouse de l’autonomie du parti communiste, implication essentielle de la tactique d’appui aux mouvements national-révolutionnaires ? Jusqu’à quel point un mouvement d’indépendance nationale conserve-t-il son caractère « national-révolutionnaire » et quand le perd-il au profit d’un vulgaire « démocratisme bourgeois » ? Quels liens doit-il y avoir entre mouvement national-révolutionnaire dans les colonies et mouvement prolétarien communiste dans les métropoles ? Et est-il possible d’atténuer le rôle prééminent de ce dernier sans que le rôle révolutionnaire du premier en souffre ? Ces questions ne sont pas un luxe théorique. Cinq ans après le IIe Congrès, le stalinisme montrera en Chine combien il est facile de franchir la limite qui sépare les alliances conclues dans la plus rigoureuse autonomie et la capitulation face à des partis ouvertement bourgeois comme le Kuomingtang de Sun Yat-Sen et, pire, de Tchang Kaï-chek, en subordonnant les buts révolutionnaires du puissant mouvement paysan et ouvrier chinois à des intérêts nationaux et démocratiques vulgaires, ce qui aboutît à un des plus atroces bains de sang prolétarien et paysan auxquels la conservation capitaliste et l’impérialisme se soient jamais livrés.

De même, les thèses n’ont pas clarifié les problèmes très ardus de tactique communiste que posent les différences des conditions matérielles et des rapports de forces entre les classes dans les différentes aires selon qu’elles sont pleinement bourgeoises, déjà pénétrées par le capitalisme ou pré-capitalistes. Dans l’Europe pleinement capitaliste elle-même, pour donner un seul exemple typique, il restait et reste encore en partie des problèmes d’oppression nationale dont le plus classique, celui de l’Irlande, constitue depuis plus d’un siècle aux yeux du marxisme une entrave au mouvement ouvrier anglais. Le danger était et demeure, comme nous l’avons indiqué dans l’article ci-dessus cité, d’extrapoler ces cas-limites pour les appliquer, comme en 1923, à l’Allemagne ultra-capitaliste où l’on en tira prétexte pour « appuyer » comme potentiellement révolutionnaire l’agitation nationaliste et même nazie contre l’occupation française de la Ruhr et contre les clauses oppressives du traité de Versailles.

Les opportunistes ne voient pas ces pièges : ils y tombent et s’y engluent. Il en va autrement pour les marxistes : pleinement d’accord pour reconnaître que les révolutions bourgeoises conséquentes, c’est-à-dire « bourgeoises à fond », étaient révolutionnaires, nous avions le droit et surtout le devoir de mettre l’Internationale en garde contre les déviations prévisibles qui guettaient des partis aux bases théoriques incertaines et de composition douteuse quand ils tentaient d’appliquer « à la lettre » (et donc mal) des thèses pourtant impeccables[66]. En 1924–26, notre courant sera le premier à exiger que la solution stratégique et tactique que Lénine avait donnée au problème dans ses thèses soit intégralement respectée contre toute tendance (voir la Chine !) à en altérer les termes, c’est-à-dire à mettre en cause le rôle prééminent du parti communiste mondial dans la direction des mouvements nationaux et coloniaux et la nécessité de son autonomie autant sur le plan local qu’international. Notre courant fut aussi le premier à mettre en garde contre la transposition erronée de la grande perspective de 1920 à des pays ultra-capitalistes où
« la question nationale et l’idéologie patriotique ne sont que des expédients directement contre-révolutionnaires tendant au désarmement de classe du prolétariat » (Allemagne 1923).
Les savants historiens l’auraient-ils oublié ?

g) La question agraire

Des considérations analogues valent aussi pour les thèses que Lénine rédigea sur la question agraire et auxquelles la Commission Marchlewski apporta divers amendements.

Dans son bref discours, Graziadei déclara que le problème se réduisait à appliquer la méthode marxiste du « moindre effort » : bien repérer ses adversaires et leur faire les concessions susceptibles de faciliter la prise du pouvoir et sa conservation. En fait, le problème déborde cette impostation un peu mesquine. Il faut tenir compte des conditions objectives de la production agricole en régime capitaliste qui déterminent la structure complexe de la classe paysanne et qui fourniront précisément à la dictature prolétarienne le cadre matériel dans lequel elle s’attellera à l’implantation d’une gestion collective des campagnes, ce qui ne concerne pas tellement la « propriété du sol » (problème mineur) que la façon de l’exploiter.

Il est antimarxiste d’ignorer que, sous le capitalisme, le passage à la grande entreprise à travail associé est beaucoup plus lent, beaucoup moins large et radical dans l’agriculture que dans l’industrie. Aussi la petite et la moyenne gestion familiale et artisanale subsiste-t-elle sous ses multiples formes et est-elle destinée à survivre longtemps malgré son caractère anti-économique. Il est donc absurde de penser que la révolution prolétarienne ne peut se produire avant qu’elle ait disparu. Pour la même raison, bien que d’un point de vue dialectiquement inverse, il est tout aussi anti-marxiste de supposer qu’il soit possible de passer immédiatement à la gestion sociale collective de la petite et de la moyenne entreprise paysanne et même du latifundium. Ce passage ne sera immédiat que dans le cas de la grande entreprise agricole capitaliste. Mais le marxisme admet que même après l’expropriation des grandes exploitations capitalistes, la gestion de la terre soit confiée à ceux qui la travaillent dans le vaste secteur qui, fût-ce pour des raisons purement techniques, ne se prête pas à une gestion sociale. De même il n’est pas marxiste de considérer comme un seul bloc contre-révolutionnaire tout cet éventail de couches sociales aux intérêts opposés mais toutes attachées à la gestion pré-capitaliste de l’agriculture et à la façon correspondante de raisonner… ou de déraisonner, que l’on désigne par le terme général de classe paysanne.

Le pivot du communisme révolutionnaire dans les campagnes est et reste la vaste couche des salariés agricoles et des journaliers à l’histoire souvent glorieuse, pour deux raisons : premièrement parce que leurs intérêts et leurs luttes les placent exactement sur le même plan que les salariés de l’industrie; deuxièmement, parce que, de ce fait, la gestion collective de l’agriculture instaurée par la dictature du prolétariat s’appuiera sur eux, du moins dans les aires où le capitalisme lui-même nous fait involontairement cadeau des conditions matérielles de cette gestion, et dont l’extension, proportionnelle au développement économique, est très grande en Occident. Cela ne signifie pas que les marxistes n’aient rien à proposer aux cultivateurs parcellaires, aux petits et très petits fermiers, et même aux petits paysans propriétaires. En dehors de toute considération… électorale, ces propositions doivent répondre aux faits matériels : tout d’abord la révolution prolétarienne ne peut balayer d’un seul coup ces couches sociales ni le lopin minuscule sur lequel elles s’échinent pour faire face à leurs charges, mais qui reste pour elles une réalité vitale; ensuite le prolétariat urbain et rural peut recevoir leur appui dans sa lutte contre un ennemi que leurs préjugés ancestraux les empêchent d’identifier, mais dont la domination impitoyable se manifeste par la rente foncière, l’usure, les impôts, etc. En outre le prolétariat ne peut pas fermer les yeux sur l’importance de ces couches ni sur la possibilité, sinon de les gagner toutes et durablement à sa cause, du moins de neutraliser leurs résistances, leurs préventions, leurs idées fausses, particulièrement tenaces dans ce que les Thèses de 1920 appellent la paysannerie moyenne. Enfin, à l’inverse, il ne peut pas ignorer que les paysans aisés même s’ils sont en partie exploitants directs constituent un terrible danger de contre-révolution et qu’il faudra tôt ou tard les combattre par les armes.

Dans la brochure que le P.C. d’Italie alors dirigé par la Gauche a publiée en 1921[67], on trouve une brillante réfutation des préjugés traditionnels du socialisme genre IIe Internationale qui avait été dénoncés à Moscou. Elle donne un exemple classique de la façon marxiste de poser le problème en mettant l’accent non pas sur la propriété, mais bien sur le mode d’exploitation, que les Thèses de l’I.C. n’avaient pas assez nettement distingués. Le résultat avait été qu’elles semblaient exclure cette nationalisation immédiate du sol qui, comme Lénine l’a rappelé mille fois après Marx lui-même, ne fait pas partie des revendications socialistes, mais des revendications radicales bourgeoises et que l’on peut appliquer même si la petite et très petite entreprise agricole à travail non associé persiste pendant quelque temps et dans certaines aires (bien entendu sous le contrôle central et la direction rationnelle de la dictature prolétarienne).

On voit que les « réserves » de la Gauche étaient tout autres que celles de Graziadei et de Serrati. Selon Graziadei, les Thèses de l’I.C. apportaient de l’eau au moulin du révisionnisme théorique qu’il affectait de combattre parce qu’elles lui semblaient en contradiction avec
« la tendance à l’élimination totale de l’exploitation paysanne de type familial en régime capitaliste »,
que Marx aurait soi-disant présentée comme une loi mécanique. En outre, toujours selon lui, l’habile opportunisme tactique dont elles auraient fait preuve aurait du conduire a de plus grandes concessions non seulement aux paysans moyens, mais aux grands propriétaires terriens, auxquels, selon lui, il aurait fallu promettre une… rente viagère en échange des experts et des capacités techniques supérieures (!!!) mis par eux à la disposition de la dictature prolétarienne. Quant à Serrati, il demandait de ne pas faire de concessions excessives aux petits paysans pris en bloc[68]; il avait raison en ligne de principe, mais il oubliait ou sous-estimait l’influence qu’ont dans les campagnes les partis ou les associations d’inspiration cléricale qui recrutent justement parmi les petits paysans; en outre, il était trop optimiste quand il imaginait que la petite paysannerie se rangerait immanquablement aux côtés des salariés agricoles en grève et raisonnait une fois de plus de façon anti-dialectique quand il excluait que les paysans pauvres ou très pauvres puissent aider en quoi que ce soit la révolution prolétarienne. Il avait donc tort en pratique en niant qu’avant la révolution ces couches puissent être accessibles à une propagande qui, sans rien changer ou dissimuler dans ses buts, mette en relief les énormes avantages que la suppression des charges liées au maintien de la propriété bourgeoise et de toutes les formes de parasitisme social ne pourra pas manquer d’apporter aux petits cultivateurs opprimés par le capital, et que seule la prise du pouvoir par le prolétariat rendra possibles.

Le problème n’était pas là et notre texte de 1921 « La question agraire » le montre bien. Les Thèses agraires de 1920 de l’Internationale donnaient de la situation agricole et des rapports de classes dans les campagnes une représentation que nous ne dirons pas statique, mais insuffisamment dynamique, parce qu’elles reflétaient essentiellement les conditions régnant en Russie, malgré les variantes introduites en commission, surtout sur l’insistance des délégués allemands [68 bis]. En Russie, il existait une « communauté d’intérêts » et même une alliance provisoire entre prolétariat urbain et rural d’une part et cultivateurs « indépendants » (« l’hydre petite-bourgeoise » de la NEP !) de l’autre, dont Lénine avait lucidement prévu la rupture; or les thèses considéraient que cette dernière ne se produirait qu’à une échéance assez lointaine, ce qui était naturel dans une aire de révolution double; mais comme le moment et la profondeur d’une telle rupture dépendent de rapports de forces et donc du degré de développement économique général, et non pas de banals calculs d’opportunité, ils ne pouvaient être les mêmes dans toutes les aires du monde : dans l’Occident capitaliste, et surtout dans ses pays les plus développés, cette rupture devait de toute façon se produire plus tôt et sous une forme beaucoup plus violente qu’ailleurs.

Cette constatation n’enlève rien à la parfaite « orthodoxie » des principes qui ont inspirés les Thèses; elle ne justifie en rien ni le pseudo-extrémisme que les opportunistes affichent, ni, inversement, leur battage pour s’assurer les faveurs de la petite et moyenne paysannerie, comme il est de coutume aujourd’hui. Par contre, elle exige du parti prolétarien qu’il ait conscience de travailler sur un terrain plein de contradictions dès qu’il aborde la question agraire. Certes, il ne doit pas perdre de vue la nécessité d’une propagande destinée aux couches paysannes et visant à attirer à lui les éléments les plus pauvres ou les moins imprégnés de préjugés petits-bourgeois, ainsi qu’à neutraliser temporairement les autres; mais il doit comprendre que cette propagande est aussi semée d’embûches et d’obstacles dans certaines phases du processus révolutionnaire qu’elle est fertile dans d’autres phases, et il doit donc garder la capacité de passer rapidement d’une tactique de persuasion patiente, d’« éducation » et de direction, à une tactique d’offensive, de répression et même de suppression violente[69].

Dans la brochure de la Gauche sur la question agraire plus haut citée, il est donc justement dit que les Thèses de 1920 de l’I.C.
« dictées par l’expérience russe apparaissaient trop modérées en tant que thèses internationales, en ce sens que dans les pays industriels, la lutte contre le paysan riche et moyen doit commencer plus tôt », ajoutant d’ailleurs que si l’on peut les juger « trop prudentes (…), cela n’autorise pas les opportunistes à s’imaginer, dans leur ignorance, qu’elles font litière de la doctrine marxiste par opportunité politique ».

Ainsi, le jour où l’Internationale décadente transformera ce que nous avions appelé « l’aide précieuse de la révolte du paysan pauvre » à la révolution prolétarienne en un rapport d’égalité ou de quasi-égalité entre les deux classes, ce sera la débâcle. On aura oublié en effet que le prolétariat n’est pas seulement
« comme le paysan, une victime des rapports de production bourgeois, mais le produit d’une époque historique où ces rapports sont prêts à céder la place à un système nouveau et différent » (« Thèses de Lyon », partie II, paragraphe 10)[70],
s et que de ce fait il est le véritable protagoniste de la révolution des rapports économiques, sociaux et en premier lieu juridiques dans les campagnes. Mais c’était oublier du même coup que les conclusions tactiques de Lénine sur ce sujet difficile reposaient sur deux principes fondamentaux indissociables : d’une part,
« la prééminence et l’hégémonie de la classe ouvrière dans la conduite de la révolution », d’autre part, « les rapports fondamentalement différents que le prolétariat a avec la classe paysanne d’un côté et avec les couches moyennes réactionnaires de l’économie urbaine, dont les partis sociaux-démocratiques sont la principale expression », de l’autre[71].
Dans ce domaine encore, c’est à la Gauche qu’il incombera de défendre l’essentiel du IIe Congrès contre ceux qui ont cyniquement exploité après coup certains points faibles sur le plan formel, mais accessoires. Cela ne dit rien, une fois de plus, aux historiens ?

h) Les tâches de l’Internationale communiste et les statuts

Malheureusement le débat sur les thèses relatives aux tâches de l’I.C. éluda lui aussi les questions de principe posées par Lénine dans deux paragraphes initiaux, en tenant pour acquis ce qui en réalité restait bien confus pour la majorité des délégués. L’attention se concentra au contraire sur le paragraphe III dans lequel étaient indiquées les lignes directrices d’une
« correction de l’orientation et en partie de la composition des partis qui adhèrent ou veulent adhérer à l’I.C. »[72].

Ce fut en fait le point le plus controversé de ces thèses et aussi celui qui devait immanquablement provoquer le plus d’hésitations dans les partis attirés par la IIIe Internationale, ce qui ne manqua pas d’influer sur les décisions finales du Congrès. L’impostation générale était désormais bien connue : il fallait reconnaître ouvertement que certains des partis qui avaient quitté la IIe Internationale et qui étaient disposés à adhérer conditionnellement ou inconditionnellement à la IIIe étaient encore bien loin d’accepter les principes fondamentaux de celle-ci et de les traduire pratiquement. Il fallait donc refuser de les admettre immédiatement dans ses rangs et remettre à plus tard toute décision sur la possibilité d’accepter leurs ailes dissidentes, à savoir après la publication et l’ample discussion des décisions du IIe Congrès et du Comité Exécutif de l’I.C. Il fallait enfin que les éléments qui « continuaient à agir dans l’esprit de la IIe Internationale » soient expulsés, que tous les organes périodiques du parti soient confiés à des rédactions exclusivement communistes, que l’Exécutif ait mandat impératif de n’admettre lesdits partis ou des fractions de ceux-ci dans l’I.C., qu’après s’être assuré qu’ils appliquaient effectivement les 21 points. En outre, on jugeait opportun que les communistes en minorité dans les organes de ces partis ou de partis analogues y restent dans la mesure où il leur était permis d’y faire de la propagande pour les principes de la dictature prolétarienne et du pouvoir soviétique et d’y critiquer les éléments opportunistes et centristes. On appelait des groupes et des partis comme le K.A.P.D. d’une part, les I.W.W. et les Shop-Stewards Committees de l’autre à adhérer à la IIIe Internationale en considérant que
« leurs idées erronées sont moins dues à l’influence d’éléments provenant de la bourgeoisie (…) qu’à l’inexpérience politique de prolétaires pleinement révolutionnaires et liés aux masses ».
Enfin, on proclamait la nécessité de faire une propagande intense parmi les prolétaires anarchistes qui commençaient à comprendre la nécessité de la dictature et de la terreur.

Dans ce cadre, la question des modalités de constitution du parti communiste en Angleterre fit l’objet d’un débat particulièrement animé. La décision prise n’obtint ni ne pouvait obtenir l’approbation de la Gauche (pas plus que celle qui concernait le P.S.I., sur laquelle nous reviendrons tout à l’heure), mais notre Fraction la jugea particulièrement malheureuse. Il nous faut nous y attarder non seulement pour rappeler les raisons de notre désaccord, mais pour rétablir les termes exacts dans lesquels Lénine posa la question et que les historiens de l’opportunisme ignorent trop facilement.

La situation de l’Angleterre telle que la présentaient aussi bien « La Maladie infantile » que le discours de Lénine du 6 août était schématiquement la suivante : d’une part, il y existait des groupes comme les Shop-Stewards Committees et la Workers Socialist Federation dont les conceptions fondamentales étaient traditionnellement anarcho-syndicalistes, et en tout cas, hostiles au parti et que ni l’Internationale ni la Gauche ne pouvaient donc considérer comme marxistes, mais qui menaient une lutte énergique contre l’opportunisme labouriste et dont l’aversion pour la pratique parlementaire traduisait « cette noble haine prolétarienne » qui est « la base de tout mouvement socialiste et communiste »[73]. D’autre part, il existait aussi un petit noyau comme le British Socialist Party qui professait au moins en paroles les principes marxistes du parti de classe, de la dictature et de la terreur, mais qui en diverses occasions avait eu des attitudes pour le moins équivoques et qui, au Congrès, s’était attiré les foudres de Lénine à cause d’un certain penchant pour la démocratie.

Dans ces conditions, le premier problème que les bolcheviks posèrent conformément à toute la ligne suivie avant et pendant le Congrès fut d’encadrer ces éléments peu nombreux et peu sûrs dans un parti unique, où la présence des premiers, prolétaires extrêmement combatifs et animés de ce fort instinct de classe dont le dégoût pour le parlementarisme est un aspect inhérent, aurait contrebalancé la complaisance excessive des seconds (seul groupe qui affichât un accord avec les principes généraux de la IIIe Internationale et surtout qui reconnût le rôle central du parti dans la révolution prolétarienne) à l’égard du Labour Party et de ses représentants parlementaires et syndicaux. Comme tout au long du Congrès, les bolcheviks eurent même tendance à s’appuyer beaucoup plus sur les premiers que sur les seconds : ils étaient en effet convaincus qu’à la faveur d’une situation sociale internationale montante et grâce à la direction énergique du centre moscovite, les anciens obstacles à une évolution communiste qui persistaient dans les deux ailes de l’avant-garde prolétarienne anglaise pourraient être surmontés. Dans son discours, Lénine appela sur un ton qu’il n’est pas irrévérencieux d’appeler pathétique les Shop Stewards et Sylvia Pankhurst à s’unir au British Socialist Party, estimant que celui-ci ne méritait pas d’être qualifié d’« irrémédiablement réformiste » comme l’avait fait Gallacher dans sa brève intervention, mais exigeant qu’il mène « une agitation plus efficace et une action plus révolutionnaire », c’est-à-dire qu’il change radicalement de tactique. Cela n’a rien d’étonnant puisqu’en commission Lénine avait répondu à MacLaine qui se vantait d’être complètement d’accord sur les tâches du Parti et sur l’action à mener au parlement et à l’intérieur des syndicats réformistes :
« Non, ce n’est pas aussi facile, et si vous croyez le contraire, c’est que vous êtes encore imprégné du verbalisme socialiste qui était en vogue dans la IIe Internationale et qui s’arrêtait toujours face à la nécessité de l’action révolutionnaire »[74].
Encore une fois, il s’agissait de puiser dans le potentiel révolutionnaire de groupes « qui n’étaient pas encore un parti » pour renouveler les structures d’un autre groupe constitué, lui, en parti, mais « trop faible et ignorant de la façon de faire de l’agitation dans les masses » : dans l’immédiat, il n’y avait pas d’autre possibilité. C’est un fait que le Parti Communiste britannique naquit (bien ou mal, nous n’en discuterons pas ici) autour d’hommes comme Gallacher et Tanner plutôt que de MacLaine et de Quelch.

Mais il y avait une autre question beaucoup plus difficile et qui fut résolue de façon très discutable : puisqu’en Angleterre on avait à faire à des groupes plus qu’à des partis, même dans le cas du B.S.P., il fallait les aider à dépasser le stade de sectes minuscules presque complètement privées de liens réguliers avec les grandes masses, c’est-à-dire avec la grande armée de travailleurs encadrés dans les Trade Unions et par leur intermédiaire, du moins dans une large mesure, dans le parti labouriste; en effet, cette situation les empêchait de faire entendre leur voix et d’agir sur le plan politique au lieu de se livrer à une pure agitation d’un côté et à une activité académiquement « intellectuelle » de l’autre. On sait que dans ce but Lénine préconisa l’adhésion du Parti Communiste dont on espérait la naissance d’une fusion des cinq ou sept groupes ci-dessus mentionnés au Labour Party. L’argument en faveur de cette solution fut que ce dernier n’était pas « un parti au sens courant du terme », mais un regroupement souple d’organisations syndicales ayant quelque quatre millions d’inscrits et qui, justement du fait de sa structure élastique, laissait aux communistes une certaine liberté de propagande, d’agitation et même de critique révolutionnaire.

Évidemment, la Gauche ne pouvait pas approuver une telle proposition. Pour des raisons de méthode tout d’abord, parce que, comme l’observa « Il Soviet » dans le numéro 28 du 11–11–1920, faisant siennes les critiques du « Phare » suisse. l’incitation à adhérer à une organisation que sa constante politique de conciliation en temps de paix et d’union sacrée en temps de guerre avait complètement discréditée aux yeux des ouvriers d’avant-garde ne pouvait avoir que des effets désorientants, quel qu’ait été l’accueil qui lui ait été fait; or précisément là où les traditions hostiles au parti et à la politique étaient spéciale ment tenaces, le maximum de clarté s’imposait; en outre le noyautage, parfaitement normal et obligatoire dans les syndicats et les organisations de masse, enlève au contraire toute raison d’être au parti de classe quand on le pratique au sein d’autres partis politiques. Des raisons de fait nous empêchaient aussi d’approuver la position de Lénine : en réalité, le Labour Party n’était pas un simple agrégat de Trade Unions, car s’il regroupait bien de vastes fédérations de métier, c’était sous la direction politique d’un « conclave de petits-bourgeois contre- révolutionnaires » comme disait « Il Soviet » du 3–10–1920, bien décidés à subordonner celles-ci à la classe dominante et à son État, mais en aucun cas à tolérer la critique et la propagande révolutionnaires que Lénine considérait comme une condition sine qua non de l’adhésion. La question fut tranchée au cours des mois suivants qui montrèrent que le Labour Party ne voulait pour rien au monde ouvrir ses portes à des éléments subversifs; cela n’empêcha malheureusement pas la décision du IIe Congrès d’avoir des effets nettement négatifs sur le développement du noyau communiste d’Angleterre qui dès l’origine manquait de sûreté et était condamné à agir au sein d’une aristocratie ouvrière pénétrée jusqu’à la moelle d’influences démocratiques diverses, et elle laissa des cicatrices difficilement guérissables. En Angleterre plus que partout ailleurs, Lénine et l’Internationale se trouvaient placés devant le dilemme suivant : ou bien abandonner à lui-même un prolétariat combatif quoique confus, ou bien lui indiquer les voies possibles pour surmonter la terrible inertie du mouvement anglais et de ses traditions fortement enracinées. C’était le même dilemme que dans d’autres pays, mais sous une forme plus aiguë et plus grave, car la Grande Bretagne constituait alors le centre de la domination mondiale de l’impérialisme. Déjà alors (et à plus forte raison aujourd’hui), la Gauche ne cacha pas que cette solution tactique comptait parmi les plus dangereuses en même temps que les plus subtiles que Lénine ait suggérées et dont l’inconvénient était qu’on ne pouvait les appliquer sans risquer d’oublier les principes. Elles imposaient en effet de passer rapidement d’un audacieux rapprochement avec des « compagnons de route » momentanés à une rupture violente. Or si les bolcheviks y avaient magnifiquement réussi en Russie dans la situation historique de la double révolution, c’est que la scène politique elle-même s’y transformait presque journellement; mais dans une ambiance de capitalisme avancé et de démocratie plus que séculaire et sans la base solide d’une forte préparation et d’une puissante tradition marxiste, on ne pouvait appliquer une telle tactique sans en subir les conséquences fatales.

Pourtant, les opportunistes n’ont pas lieu de se réjouir, car la « souplesse tactique » alors suggérée n’annonçait ni ne justifiait leur absence de principes. Le discours dans lequel Lénine défend sa thèse montre comment, même dans ses initiatives les plus aventureuses, il ne perd jamais la boussole de la doctrine, n’efface jamais la ligne de démarcation entre lui et l’ennemi, ne présente jamais comme un idéal ce qui est seulement une dure réalité qu’il faut regarder en face pour pouvoir la surmonter après en avoir tiré avantage, sans jamais capituler devant elle. Quand MacLaine crut pouvoir appuyer sa thèse en disant que le Labour Party était « l’expression politique des ouvriers organises syndicalement », Lénine répliqua par une phrase que les marxistes ne devraient jamais oublier :
« C’est une opinion erronée contre laquelle les ouvriers révolutionnaires anglais réagissent jusqu’à un certain point d’une façon tout à fait légitime (…) Bien entendu, le parti travailliste est composé en majeure partie d’ouvriers. Mais le fait qu’un parti soit ou ne soit pas un parti ouvrier ne dépend pas uniquement de sa composition ouvrière, mais aussi des caractéristiques de ses dirigeants, du contenu de son activité et de sa tactique politique. C’est seulement ce dernier élément qui permet d’établir si nous nous trouvons en présence d’un parti du prolétariat. De ce point de vue, qui est le seul juste, le Parti travailliste est un parti entièrement bourgeois parce que, bien que composé d’ouvriers, il est dirigé par des réactionnaires (et même par les pires réactionnaires) dans le sens et dans l’esprit de la bourgeoisie. »

Si donc Lénine proposait qu’une fois constitué le Parti Communiste adhère au Labour Party, c’est en force des mêmes critères qui font aux communistes un devoir de travailler dans les syndicats même « les plus réactionnaires » afin d’établir la liaison avec les grandes masses prolétariennes et de les élever à la hauteur de la lutte politique par une propagande et une agitation vigoureuses; donc, il faisait cette proposition parce qu’il considérait le Labour Party de la même façon qu’un agrégat d’organisations économiques à très large base. C’était une erreur, mais ce bref passage de son discours contient des thèses de principe qui vont bien au-delà de la question contingente. C’est à la Gauche qu’il incombera de les défendre au sein de l’Internationale décadente et contre elle lorsque, défiant les clameurs de la droite et se rattachant au solide fil rouge de 1920, elle réaffirmera que : 1) le parti de classe n’est pas défini par sa composition socialement « ouvrière », comme on a eu le front de le prétendre lors de la « bolchevisation », tombant du même coup dans la conception « travailliste » du parti dénoncée par avance dans le passage ci-dessus de Lénine, mais par la direction dans laquelle il agit, par son programme et par sa tactique; 2) la social-démocratie n’est pas l’aile droite du mouvement ouvrier, mais l’aile gauche de la bourgeoisie, comme le P.C. d’I. l’avait affirmé à son Congrès de Rome lors de la discussion du mot d’ordre équivoque du « gouvernement ouvrier », ce que l’Internationale en train de perdre ce fil solide devait juger « infantile ».

Sylvia Pankhurst, invoquant une fois de plus des arguments secondaires au lieu de soulever directement la question centrale, avait objecté à Lénine : « Si nous sommes de véritables révolutionnaires et si nous adhérons au Parti labouriste, ces Messieurs nous expulseront ». Ce à quoi Lénine répliqua : « Mais ce ne serait pas un mal ! », tout comme il avait écrit dans « La Maladie infantile » qu’il ne fallait pas s’effrayer à l’idée de perdre quelques sièges au parlement si Snowden et Henderson repoussaient la main que nous leur tendions momentanément pour la retirer ensuite et les combattre, mais qu’il fallait au contraire considérer cela comme une victoire, puisque la tactique proposée n’avait d’autre but que de démontrer par les faits aux ouvriers qu’il était impossible de jeter un pont quelconque entre nous et les opportunistes et qu’en aucun cas Westminster ne pouvait être notre terrain de bataille.

Les experts actuels en matière « d’élasticité tactique » auraient bien de la peine à démontrer qu’il existe le moindre lien entre Lénine et eux, théoriciens des fronts populaires nationaux, de l’unité entre tous les partis « ouvriers », de la voie démocratique et parlementaire au socialisme. Même quand il a proposé les tactiques les plus discutables, voire les plus condamnables, Lénine a laissé au mouvement communiste de l’avenir un trésor doctrinal dans lequel il suffit de puiser non seulement pour ne pas retomber dans les erreurs, mais pour atteindre à une vision toujours plus claire de tout le difficile processus de développement de notre parti qui n’est révolutionnaire qu’à condition d’être aussi anti-démocratique, anti-parlementaire, et anti-opportuniste. Ce trésor, nos opportunistes actuels l’ont jeté par-dessus bord et ne se soucient nullement de le repêcher.

Ce sont ces faisceaux de lumière perçant les ombres équivoques de la contingence qui font du IIe Congrès une partie intégrante du patrimoine théorique et programmatique du communisme révolutionnaire. Tout le reste n’a qu’un caractère éphémère et aussi discutable que le long débat resté sans conclusion sur le parti communiste unifié qui se forma précisément au même moment en Amérique et qui, dès sa naissance, était déjà divisé en une aile unitaire et une aile scissionniste, sans qu’on puisse juger laquelle des deux était tant soit peu en règle avec l’Internationale révolutionnaire. Dans le monde anglo saxon, le parti communiste avait dépassé moins encore que dans le monde latin et centre-européen le stade embryonnaire : la question n’était pas de savoir où et comment il ferait ses premiers pas, mais s’il possédait un moyen de ne pas s’égarer. Or ce moyen, c’étaient les principes que Lénine avait cent fois rétablis et que les prolétaires pourtant combatifs et généreux qui s’étaient empressés d’offrir leur contribution à la gigantesque lutte internationale qui se livrait à Moscou sur tous les fronts avaient cent fois oubliés, à supposer qu’ils les aient jamais assimilés.

Dans le débat sur les Statuts, après quinze jours de réaffirmation martelante des principes du marxisme révolutionnaire, les vieux doutes sur le centralisme, la structure hiérarchisée, la discipline des sections à l’égard des organes centraux du Comintern, celle des militants à l’égard des sections, la nécessité d’un réseau illégal du parti, la proclamation ouverte des principes de la violence de classe, de la dictature et de la terreur réapparurent jusque dans les partis qui adhéraient depuis un an à l’I.C. Après cela, on peut comprendre que les bolcheviks se soient écriés : faites-vous les muscles dans la lutte impitoyable contre l’opportunisme et à la dure école de la théorie avant de vous parer du titre de communistes; après, on verra !

8 – Une pierre de touche, la question italienne

Au cours du second Congrès, la question italienne fut évoquée plusieurs fois : dans les Conditions d’admission qui jugeaient sévère ment la tolérance de la direction du P.S.I. à l’égard de la droite dans le manifeste lancé à la fin du Congrès; dans les réponses de Lénine à Serrati, dans le passage en revue des partis adhérents ou candidats fait au début du Congrès par Zinoviev et dans le discours de Boukharine pour présenter les Thèses sur le parlementarisme révolutionnaire.

Les plus dures critiques contre le P.S.I. n’avaient même pas fait ciller le directeur de l’« Avanti ! », mais les directives de l’Internationale étaient restées les mêmes : le parti devait s’amputer sans retard de son aile réformiste par la scission; ainsi « rénové », il devait, conformément aux Conditions d’admission et en général aux résolutions du Congrès, se montrer à la hauteur des tâches que le cycle historique ouvert par la révolution d’Octobre et par la fin de la guerre et dont les bolcheviks jugeaient que l’issue révolutionnaire était proche surtout en Italie, imposait aux partis communistes. Comme nous l’avons répété plusieurs fois, c’était là une solution minima : elle faisait confiance aux maximalistes sous réserve que le cours nouveau du parti italien, dont l’Exécutif de l’I.C. se réservait le droit de juger après son Congrès extraordinaire, attestât son total ralliement aux principes et programme du Comintern, et non pas une simple adhésion formelle. C’était une solution analogue en substance à celle que la section de Turin du P.S.I., avait proposée dans sa motion sur « la rénovation du parti » parue dans « L’Ordine nuovo » et que Terracini avait lue au Conseil National d’avril; c’est d’ailleurs à cette motion que Lénine se référa dans le paragraphe 17 de son projet de Thèses sur les tâches de l’Internationale Communiste, la considérant comme la base sur laquelle le parti devait agir dans l’avenir immédiat.

Pourtant lors de la séance du 6 août, Serrati finit par prendre la mouche : quoique avec réticence, il avait jusque-là tout accepté; mais il n’était pas disposé à supporter que la direction maximaliste du P.S.I. soit critiquée et même condamnée pour son insistance à couvrir la droite et à la tolérer. C’est pourquoi il déclara qu’il voterait contre, ajoutant qu’il était aussi en désaccord avec la manière dont la question anglaise et américaine avait été posée, ce qui était une façon de donner des allures d’intransigeance à l’extrême complaisance envers la droite qui était au fond de sa divergence. On était à la veille de la fermeture du Congrès et à quinze jours seulement du retour en Italie : Serrati respirait déjà non plus l’air de Moscou ou de Petrograd, mais l’air de Milan, patrie du réformisme parlementaire et syndical. Il commençait déjà à réagir comme les jeunes délégués français avaient craint que les Frossard et Cachin réagissent dans l’étouffante atmosphère parisienne. Il entrait déjà dans la peau du personnage qui peu après, en Italie, devait renier les 21 points et courir au secours du réformisme turatien.

Serrati n’était pas le seul dans ce cas. En commission, Graziadei avait fait lui aussi ses réserves les plus expresses sur le ton de la thèse 17 de Lénine et avait demandé qu’il soit adouci pour favoriser l’alignement du plus important noyau possible du vieux parti sur les positions de l’I.C. : « il me semblait, dira-t-il à son retour, que la direction du P.S.I. et son secrétaire Gennari n’étaient pas traités dans la forme avec tous les égards que leur œuvre méritait, en tenant compte des très graves difficultés de la situation »[75] et jusqu’à la scission de Livourne, il s’emploiera à lancer un pont ultime en direction du centre maximaliste afin d’en récupérer au moins une partie. C’est encore lui qui proposa une nouvelle version de la thèse 17 sur les tâches de l’Internationale Communiste qui, tout en précisant que l’I.C. ne donnait par sa caution au courant de « L’Ordine nuovo », rendait formellement hommage[76] à la majorité centriste :

« Le IIe Congrès de l’I.C. reconnaît que la révision de son programme voté par le Parti Socialiste italien à son Congrès de Bologne marque une étape très importante dans son évolution vers le communisme (phrase manquante dans l’original) et que les propositions présentées par la section de Turin au Conseil National du Parti et publiées dans le journal ‹ L’Ordine nuovo › du 8. 5. 1920 correspondent aux principes fondamentaux du communisme. Il prie le P.S.I. de bien vouloir examiner les propositions en question et toutes les décisions des deux Congrès de l’I.C., spécialement en ce qui concerne le groupe parlementaire, les syndicats et les éléments non communistes du Parti (version initiale : « …afin de corriger la ligne du Parti et d’épurer le Parti lui-même, et en particulier son groupe parlementaire, des éléments non communistes ») à son prochain Congrès qui devra se tenir conformément à ses Statuts et aux Conditions générales d’admission à l’Internationale Communiste. »

Tout cela ne semblait pourtant pas suffisant à Serrati. Il insista sur le fait qu’il n’existait aucune différence entre les deux textes sauf peut-être pour quelque juriste tatillon, et que tous deux désavouaient clairement l’œuvre de la direction du Parti et de l’« Avanti ! ». C’est d’ailleurs ce que Zinoviev s’empressa de confirmer, et la nouvelle version fut votée malgré Serrati, dans la forme atténuée proposée par Graziadei, mais dont la substance n’était pas équivoque.

Pour la Gauche, la question n’était ni de forme ni de style, et elle souligna que toutes les paroles de Lénine, de Zinoviev et de Boukharine impliquaient une condamnation non seulement de la droite du P.S.I., mais de son défenseur, le centre maximaliste. C’est bien ce qui résultait de la lettre que l’Exécutif de l’Internationale soumit le 10 août à la délégation italienne et lui remit le 27 dans sa version définitive et renforcée. Dans cette lettre, les réticences de Graziadei avaient disparu : elle sommait le P.S.I. de dissiper toute équivoque avec d’autant plus d’énergie qu’il adhérait officiellement à l’I.C. : « Comptant parmi les premiers partis entrés dans la IIIe Internationale, il est d’autant plus indispensable qu’il fixe avec une netteté absolue sa ligne tactique et qu’il mette terme au plus vite à la résistance néfaste résultant des fautes volontaires ou involontaires » du passé, et du fait qu’il est « contaminé par des éléments réformistes ou libéraux bourgeois qui, au moment de la guerre civile, sont destinés à se transformer en véritables agents de la contre-révolution, en ennemis de la classe prolétarienne », et dont l’influence est responsable du fait que « ce n’est pas le Parti qui guide les masses, mais les masses qui poussent le Parti »; le mouvement communiste international qui voit se condenser au-dessus de l’Italie les premières nuées annonçant la tempête révolutionnaire ne peut tolérer que « le Parti prolétarien se transforme en un corps de pompiers appelés à éteindre l’incendie de la révolution quand celui-ci s’allume dans tous les pores de la société capitaliste. » Les hésitations doivent donc cesser : « L’ennemi est dans vos propres rangs (…), débarrassez le parti de l’élément bourgeois et alors, mais seulement alors, la discipline de fer du prolétariat et de son parti conduira la classe ouvrière à l’assaut des forteresses du capital ! ».

Cette lettre pose « sous la forme d’un ultimatum la question de l’épuration du Parti, sans laquelle le Comité exécutif (de l’I.C.) ne pourrait pas assumer la responsabilité de sa section italienne devant le prolétariat international ». Certes elle considère comme proche une situation révolutionnaire qui n’était en réalité que trop lointaine, puisque l’occupation des usines qui commença deux jours plus tard marquait plutôt un reflux qu’une ouverture du cours révolutionnaire. Mais elle critique nettement le P.S.I., sa pesante inertie, sa capitulation face à l’opportunisme parlementaire et syndical, sa nullité totale dans toutes les manifestations de la lutte des classes, aussi « infantiles, spontanées, non-organisées » qu’elles aient été, comme « le très important mouvement des conseils d’usine », alors que c’était au parti qu’il incombait de « remédier à de telles déficiences ». Ces critiques et bien d’autres vont bien au-delà de la contingence, et d’un jugement sur ses possibilités de développement. Elles vont droit au problème général et permanent de la nature et des tâches du parti de classe. C’est en fonction de ce problème que l’Internationale souhaitera ardemment la scission de Livourne, et non pas comme dans la version fantaisiste des historiens actuels, parce qu’elle croyait que l’énorme majorité du P.S.I. était avec elle, comme le prouve la lettre du 27 août signée par Zinoviev et Boukharine qui proclame : « Nous ne courons pas après le nombre; nous ne voulons pas avoir des chaînes aux pieds ».

Le fait est qu’après le IIe Congrès, le parti italien devient un banc d’essai : n’étant pas un parti qui adhérera peut-être un jour à l’I.C., mais qui en fait partie depuis plus d’un an, il était la pierre de touche de la rupture avec le passé. Certes Lénine et ses camarades étaient trop optimistes dans leur appréciation de la situation politique et sociale de l’Italie, et en commission la Gauche les avait mis en garde contre des illusions excessives à cet égard; le maigre procès-verbal de la séance note que cela provoqua un accès d’impatience de Boukharine contre le délégué abstentionniste[77], ce qui ne manque pas de remplir d’aise nos historiens opportunistes, mais qui montre seulement que si l’optimisme n’est pas une faute, « le devoir d’être optimiste » peut nuire à la clarté dans certaines circonstances. Mais que leur appréciation ait été confirmée ou démentie ne change rien au fait que le problème de l’organe-parti avait été bien posé. Moscou demandait une scission d’avec la droite à bref délai : pour nous, la solution était insuffisante; pour le maximalisme elle était draconienne. Après avoir préconisé la voie la moins chirurgicale, l’Internationale reconnut avec nous que la rupture ne devait pas épargner le centre. Ce ne fut pas seulement parce qu’elle se trouva face à une majorité unitaire fermement décidée à ne pas s’en laisser imposer par les instances supérieures de l’I.C. et même à ne pas accepter les principes dont elles étaient (et devaient être) les dépositaires et les exécutrices (il est connu qu’à l’automne Lénine entama une vigoureuse campagne contre Serrati). C’est surtout parce qu’elle trouva dans notre Fraction l’appui nécessaire pour faire appliquer les délibérations du Congrès mondial de la façon la plus conséquente, et disons même la plus bolchevique, car elle était devenue le catalyseur de toutes les forces obscurément attirées vers le programme communiste.

Le nœud de la question est justement là. Le compte rendu des débats que nous avons cherché à faire en nous en tenant à l’essentiel et en élaguant l’accessoire, montre comment « l’état-major du communisme » réuni autour de Lénine est parti d’une plate-forme minima pour rédiger les thèses destinées à guider un mouvement mondial qu’il savait insuffisamment préparé à les assimiler dans leur formulation la plus rigide et du même coup la plus rigoureuse, et comment non seulement il n’hésita pas un instant à les durcir, mais le fit avec élan et enthousiasme dès qu’il se vit appuyé par un noyau restreint, mais dur de militants décidés à reprendre son drapeau et alignés sur les mêmes positions intransigeantes que lui au cours des trois mémorables années de guerre civile. C’est ce qui se produisit pour les conditions d’admission, pour les thèses sur la question nationale et coloniale, pour les Statuts et même pour les thèses sur le rôle du Parti dans la révolution prolétarienne, sur les questions syndicale et agraire et pour quelques paragraphes des thèses sur le parlementarisme, qui toutes avaient été élaborées peu à peu dans l’esprit de la tradition bolchevique et donc marxiste grâce aux efforts conjugués de militants communistes jusqu’à prendre une forme aussi nette que l’histoire le permettait alors. De façon peut-être obscure, l’avant-garde communiste occidentale et même asiatique avait alors rendu à l’avant-garde russe au moins une partie de la lymphe vitale qu’elle en avait reçue au cours de mois valant des dizaines d’années.

Sur cette base de granit, il s’agissait de poursuivre l’œuvre commencée à Moscou en construisant partout l’organe de la révolution et de la dictature, le parti. Avant le Congrès, nous avions écrit dans « Il Soviet » que la question parlementaire ne constituait qu’un aspect du problème du parti et en aucun cas notre caractéristique distinctive; nous le répétâmes pendant et après la réunion de Moscou et nous travaillâmes donc en Italie comme nous nous étions solennellement engagés à le faire pour que le parti communiste se constitue de façon parfaitement conforme aux thèses et aux conditions de l’Internationale, sans atténuations ni réserves. Nous ne demandâmes aucune investiture. Au contraire nous déclarâmes que ce n’était pas à nous de diriger le parti à la constitution duquel nous consacrerions toutes nos énergies, mais au groupe qui, en avril, avait soutenu, avec Misiano, les positions les plus proches de celles du IIe Congrès sur la question italienne, sans faire pour autant de concessions à l’ordinovisme, mais sans hésiter non plus sur la nécessité d’une « épuration » du P.S.I. Quand les abstentionnistes de Turin proposèrent à la Fraction de se constituer immédiatement en parti, le Comité central de celle-ci les invita fermement à respecter la décision de l’Internationale qui nous imposait de rester dans le P.S.I. jusqu’au Congrès. Même si certaines solutions tactiques ne nous convenaient pas pleinement, le centralisme et la discipline internationale sur la base des principes proclamés et rappelés à Moscou était pour nous une question de principe. Aussi le premier numéro de « Il Comunista » (14 novembre), organe de la fraction communiste du P.S.I., appelée « Fraction d’Imola », écrivait-il :
« Il faut supprimer la tendance individualiste qui couve et se développe parmi nous. Il faut savoir obéir pour être obéis (…). Les communistes veulent exécuter des ordres ». C’est au nom d’une adhésion inconditionnelle aux principes que nous nous étions engagés à ne pas faire de l’abstentionnisme un préalable. C’est au nom de ces mêmes principes que nous luttâmes pour que le parti naisse dans les meilleures conditions, c’est-à-dire sur la base de l’application la plus radicale possible des 21 points et de tout ce qu’ils impliquaient.

Les historiens opportunistes actuels se demandent pensivement comment il a bien pu se faire que l’initiative de constituer le parti, puis de le diriger, revienne à l’ex-Fraction communiste abstentionniste avec le consentement de l’Internationale. La réponse n’est pas difficile : si la scission n’avait pas été le fruit de notre décision de travailler sur la base de l’ensemble des positions du IIe Congrès, elle ne se serait jamais produite, car nous étions les seuls capables de ne pas nous arrêter à mi-chemin et de rester fidèles non seulement à la lettre mais à l’esprit des Thèses du IIe Congrès, comme les faits l’exigeaient d’ailleurs, puisque non seulement la droite était en rébellion ouverte, comme tout le monde l’avait prévu, mais que depuis le retour de Serrati, le centre était ouvertement de connivence avec elle, ce dont nous fûmes les seuls à ne pas nous étonner. Ayant trouvé dans notre petite Fraction aguerrie le noyau décidé à mener jusqu’au bout la même lutte qu’eux contre l’opportunisme, les bolcheviks n’hésitèrent pas à nous appuyer, alors que si les choses s’étaient passées comme en France, ils auraient pu (et dû) s’appuyer sur les Graziadei ou sur les Misiano. Malheureusement, ils n’avaient rien trouvé de comparable à notre Gauche d’Italie ni dans le parti allemand avant le Congrès de Halle, ni dans le parti français avant le Congrès de Tours. Tous ceux qui par la suite se sont plaints et continuent à se plaindre qu’on ait admis trop d’Indépendants dans le parti allemand et que la scission se soit faite beaucoup trop à droite en France (ce qui dans les deux cas a conduit à de graves désillusions que les succès purement numériques avaient empêché de prévoir) ne se sont manifestement jamais demandé où étaient en France et en Allemagne les forces capables de faire une scission semblable à celle de Livourne, ou au moins d’expliquer pourquoi elles renoncèrent à lutter si elles existaient, pourquoi personne n’éleva la voix pour qu’on ferme la porte à de faux convertis et qu’on admette exclusivement les militants acceptant sans arrière-pensées le programme et donc prêts à le défendre et à l’appliquer en bloc. Il est facile aujourd’hui de taxer l’Internationale d’« opportunisme », mais c’est criminel, car son état-major ne demandait pas mieux que d’avoir une armée prête à le suivre jusqu’au bout. Par malheur, il n’a trouvé que de maigres bataillons condamnes a s’arrêter en chemin par une lâcheté congénitale. Au second Congrès et dans la période cruciale qui suivit, il n’y a pas un seul exemple qu’ayant trouvé le soutien de communistes aussi fermes qu’eux et conscients de devoir les épauler de toutes leurs forces à un moment qui semblait être celui d’un triomphe facile, mais qui n’était que la veille du « jour le plus long » avant la défaite, Lénine ou Trotsky ait pourtant hésité à formuler de la façon la plus nette les positions théoriques, programmatiques, tactiques et organisationnelles du communisme révolutionnaire. Un tel soutien ne s’étant le plus souvent pas manifesté, on ne pouvait ni ne devait exiger d’eux des miracles.

On pourra objecter qu’après avoir approuvé la scission de Livourne, l’Internationale l’a regrettée, mais pareille objection confirme involontairement ce que nous disons. Il est vrai qu’après avoir été saluée comme le premier et seul exemple de scission « à la bolchevique », Livourne sera flétrie comme le fruit maudit du « sectarisme de gauche » mais le reproche viendra d’une Internationale qui, par la faute des partis d’Occident, c’est-à-dire de partis à la mode de… Tours, se sera imprégnée de tous les poisons de la démocratie et sera une victime toute désignée du bourreau Staline. Or en dehors de la Gauche d’Italie, qui donc a élevé la voix à l’heure de la tragédie ? Qui donc a défendu la vieille garde bolchevique restée trop longtemps sourde à nos avertissements, quand elle n’avait pas été jusqu’à nous combattre ?

C’est un concours de circonstances objectives qui, plus que des mérites spéciaux, a permis à la Gauche de voir plus loin que les bolcheviks et sinon de les dépasser dans la voie qu’ils avaient suivie et qu’ils avaient découverte dans le patrimoine universel du marxisme, du moins de ne jamais céder à la tentation de reculer. Les opportunistes en toge d’académiciens peuvent bien nous reprocher d’avoir été impuissants à empêcher le désastre : personne ne pouvait le faire et l’important est que nous n’ayons jamais accepté de le considérer comme une défaite du marxisme lui-même : telle a été malgré tout notre victoire, telle était la première condition de la renaissance.

Nous connaissons parfaitement les limites objectives de l’œuvre de Livourne et pourtant, nous affirmons que dans son application des principes, du programme et de la méthode d’organisation communistes, elle donne l’image de ce qu’aurait pu être l’Internationale d’alors si, par hypothèse absurde, le mouvement ouvrier mondial avait réussi à donner plus qu’il ne donna en réalité. Quant à savoir ce que pourra être l’Internationale de demain, on doit répondre qu’une image nous en est donnée par ce qu’elle aurait dû être à Moscou en juillet août 1920 et qu’elle ne fut pas, parce que les bolcheviks ne trouvèrent pas une avant-garde communiste mondiale à la hauteur de leur enseignement.

Si l’histoire avait voulu qu’à la place de la question italienne, pierre de touche et épigraphe commémorative du IIe Congrès, se soit posée une question allemande, nous n’en serions pas à reconstruire péniblement le passe pour nous ouvrir encore plus péniblement la voie de l’avenir : nous l’aurions peut-être déjà parcourue jusqu’à la victoire : Par malheur, l’histoire en a décidé autrement.

9 – Épilogue

« Les socialistes gouvernementaux et para-gouvernementaux des divers pays »
– concluait le « Manifeste » écrit par Trotski qui, avec son discours du 6 août, couronna magnifiquement le IIe Congrès –

« recourent à mille prétextes pour accuser les communistes de provoquer la contre-révolution et de contribuer ainsi à en resserrer les rangs par leur tactique intransigeante. Cette accusation politique n’est qu’une tardive répétition des pleurnicheries du libéralisme. En effet, celui-ci soutenait que la lutte indépendante du prolétariat pousse les privilégiés dans le camp de la réaction, vérité incontestable ! Si la classe ouvrière n’attaquait jamais les bases de la domination de la bourgeoisie, celle-ci n’aurait pas besoin de se livrer à des représailles. Si l’histoire ne connaissait pas de révolutions, le concept même de contre-révolution n’existerait pas. Si l’insurrection du prolétariat pousse inévitable ment la bourgeoisie à serrer les rangs pour se défendre et contre-attaquer, cela démontre seulement que la révolution est la lutte entre deux classes inconciliables qui ne peut se terminer que par la victoire définitive de l’une ou de l’autre.
Le communisme repousse avec mépris la politique qui consiste à maintenir les masses dans un état de passivité en les épouvantant avec le knout de la « contre-révolution ». Au chaos et à la décomposition du monde bourgeois qui, en mobilisant ses ultimes énergies, menace de détruire la civilisation humaine, l’Internationale Communiste oppose la lutte unie du prolétariat international, l’abolition de toute propriété privée des moyens de production, la transformation de l’économie nationale et mondiale sur la base d’un plan économique unitaire, établi et dirigé par la communauté des producteurs.
Sous le drapeau de la dictature du prolétariat et du système soviétique qui unit des millions et des millions de travailleurs de tous les continents, l’Internationale Communiste sélectionne, étend et organise ses propres forces au feu de la lutte.
L’Internationale Communiste est le Parti de l’insurrection armée du prolétariat international. Elle exclut tous les groupes et toutes les organisations qui, ouvertement ou de façon voilée, endorment, démoralisent ou affaiblissent le prolétariat; elle incite le prolétariat à ne pas s’incliner devant les idoles de la légalité, de la défense nationale, de la démocratie, derrière lesquelles se dissimule la dictature bourgeoise.
L’Internationale Communiste ne peut pas davantage accueillir dans ses propres rangs les organisations qui, tout en reconnaissant dans leurs programmes la dictature du prolétariat, font une politique basée sur l’attente d’une solution pacifique de la crise historique. La reconnaissance pure et simple du système soviétique ne résout rien. L’organisation du pouvoir des soviets ne possède aucune vertu thaumaturgique. La force révolutionnaire réside dans le prolétariat lui-même. Il est absolument nécessaire que celui-ci aille jusqu’à l’insurrection et à la conquête du pouvoir. C’est seulement alors que l’organisation soviétique montrera ses avantages comme arme irremplaçable aux mains du prolétariat.
L’Internationale Communiste exige l’expulsion des rangs du mouvement ouvrier de tous ces dirigeants qu’une collaboration directe ou indirecte a liés à la bourgeoisie, qui l’ont directement ou indirectement servie. Nous avons besoin de chefs qui ne soient liés à la bourgeoisie par aucun autre rapport qu’une haine mortelle; qui appellent le prolétariat à une lutte infatigable et le guident dans cette lutte; qui soient prêts à diriger une armée d’insurgés dans la bataille; qui ne s’arrêtent pas terrifiés, à mi-chemin et qui, quoi qu’il arrive, ne craignent pas de frapper sans pitié quiconque prétendrait les retenir.
L’Internationale Communiste est le Parti international de l’insurrection et de la dictature prolétarienne. Il n’a ni but ni tâche différents de ceux de toute la classe travailleuse. Les prétentions arrogantes des petites sectes, dont chacune voudrait sauver la classe travailleuse, sont étrangères et opposées à l’esprit de l’Internationale Communiste. Elle n’a ni recettes universelles ni exorcismes à proposer; elle s’appuie sur les expériences mondiales de la classe ouvrière du passé et du présent, elle les purifie de leurs erreurs et de leurs déviations, elle en généralise les résultats, elle en adopte seulement les formules valables pour l’action de masse.
Les organisations de métier, la grève économique et politique, les élections parlementaires et communales, les tribunes parlementaires, l’agitation légale et illégale, les points d’appui secrets dans l’armée, le travail dans les coopératives, les barricades, l’Internationale Communiste ne repousse aucune de ces formes d’organisations engendrées par le développement du mouvement ouvrier, et elle n’en considère aucune, prise en soi, comme une panacée universelle (…).
A l’époque où, sous l’égide de la IIe Internationale, les méthodes d’organisation et de lutte de la classe ouvrière étaient presque exclusivement légales, elles tombaient en définitive sous le contrôle et la direction de la bourgeoisie dont les dirigeants réformistes bridaient la classe révolutionnaire.
L’Internationale Communiste arrache les rênes des mains de la bourgeoisie. Elle conquiert toutes les organisations. Elle les unit sous sa direction révolutionnaire et elle s’en sert pour diriger le prolétariat vers un but unique : la conquête violente du pouvoir pour la destruction de l’État bourgeois et l’instauration de la société communiste.
Dans toutes ses activités, qu’il soit animateur et dirigeant de mouvements insurrectionnels, organisateur de groupes clandestins, secrétaire de syndicats, agitateur dans les meetings ou aux parlements, dirigeant de coopératives, combattant sur les barricades, le communiste reste un militant discipliné du Parti communiste, son militant indomptable, un ennemi mortel de la société capitaliste, de ses bases économiques, de ses formes étatiques, de son mensonge démocratique, de sa religion, de sa morale; il est un soldat prêt à tous les sacrifices pour la révolution prolétarienne, le héraut infatigable de la société nouvelle.
Ouvriers et ouvrières ! il n’y a sur terre qu’un seul drapeau sous lequel il vaille la peine de combattre et de mourir : c’est le drapeau de l’Internationale Communiste !« 

Tel était le message que les délégués auraient dû retransmettre dans leur pays d’origine. C’est sur la base de ces certitudes et de ces commandements que désormais les sections du Comintern auraient dû se former et agir.

Le mouvement communiste mondial atteignait là à ce que nous avons appelé à bon droit son zénith; mais il arrivait du même coup à une croisée des chemins : En effet, de deux choses l’une : ou bien la marée de la guerre de classes continuait à monter, comme on l’espérait, et alors elle pouvait entraîner les forces hésitantes et de mauvaise foi, si bien que sur le front de bataille tracé par les textes du IIe Congrès pouvaient s’aligner d’une part des communistes d’instinct et d’affiliation, sinon de fait, c’est-à-dire des militants d’origines variées et d’autre part, l’état-major bolchevique très expérimenté qui de Moscou aurait réussi à tenir solidement les rênes des sections nationales comme parties indissociables d’une seule armée en marche; ou bien, il fallait revoir la façon de poser les problèmes d’organisation et de tactique, non point certes pour la bouleverser totalement, puisqu’elle n’était pas en rupture avec les principes, mais pour l’élever jusqu’aux cimes ardues à gravir et même vertigineuses des formulations les plus puissantes de la doctrine marxiste. Dans une certaine mesure, il aurait fallu recommencer depuis le début, taillant inexorablement dans la forêt devenue rapidement trop touffue des nouveaux partis, les réduisant, en matière de doctrine et de programme, au noyau « bolchevique » restreint, mais dur, et leur donnant des directives d’action plus rigides et plus efficaces à long terme, même si leur succès immédiat devait être moindre : en procédant autrement, ce qui en 1920 pouvait être l’heureuse conjugaison du mouvement réel et de la conscience et de la volonté du Parti, devait se transformer en une tentative désespérée d’affirmer une volonté sans support matériel ou même s’appuyant sur un support inconciliable avec elle.

C’est malheureusement bien ce qui se passa. En peu d’années, les conquêtes faites au prix des plus durs sacrifices s’écroulèrent les unes après les autres, chacune d’elle entraînant l’autre derrière elle. C’est ainsi qu’en dépit de la solidité de ses bases et des liens unissant ses différents partis, la gigantesque construction de l’Internationale céda sous le poids de forces périphériques qu’on avait bien cherché à dominer avant qu’il ne soit trop tard, mais contre lesquelles on n’était pas suffisamment prémuni en cas de contre-offensive de leur part, peut-être parce que les heures critiques qui avait suivi la victoire en Russie ne l’avaient pas permis. Selon notre diagnostic tout autre qu’optimiste, la seconde moitié de l’année 1920 connut contre toute apparence dans toute l’Europe un premier tournant en faveur de la classe dominante : c’est alors que naquirent les deux plus grands partis communistes d’Occident, le V.K.P.D. et le P.C.F., ce qui n’alla pas sans de multiples infractions aux Conditions d’admission. On s’aperçut trop tard qu’en les tolérant, on s’était attaché un boulet aux pieds, puisque le premier oscillait entre un légalisme extrême et de fugitives bouffées d’activisme s’exprimant dans la « théorie de l’offensive », tandis que sa ligne moyenne était celle d’un prudent « possibilisme » et d’une nostalgie perpétuelle pour l’unité avec les Indépendants, et que l’autre était totalement parlementaire. Au-dessous des tâches fixées dans toutes les thèses du IIe Congrès, déchirés par des luttes internes, tous deux avaient besoin tous les trois mois de vigoureux rappels à l’ordre et d’épurations aussi brusques que radicales.

En outre entre le IIe et le IIIe Congrès, l’espérance que l’Internationale avait eue d’entraîner sous sa direction les kaapédistes et les wobblies, les dissidents anarcho-syndicalistes et les shop-stewards s’évanouit; en mars 1921, une nouvelle et puissante vague du prolétariat allemand se leva et retomba dans un nouvel holocauste après s’être brisée non tant, comme on le jugea alors, contre l’écueil de l’« aventurisme » du V.K.P.D. qui était resté tout à fait théorique, que contre celui du manque d’homogénéité de ses sphères dirigeantes et d’une base gonflée par l’apport de la prétendue « gauche » indépendante. Le IIIe Congres fut dominé par la conviction que la crise d’après-guerre du capitalisme était dépassée de façon au moins temporaire et que la classe dominante passait d’une défensive laborieuse à la contre-attaque. Hypertrophiques, les partis de l’I.C. étaient aussi scandaleusement passifs dans les domaines les plus importants de l’action : par exemple, avec ses 300 000 inscrits, le P.C. tchécoslovaque était dix fois plus nombreux que le parti bolchevique lors de la prise du pouvoir, mais il n’avait aucune influence dans les grandes masses salariées et son activité syndicale était nulle; quant au P.C. français, il résistait à tous les appels à la lutte contre le colonialisme, l’armée et les gloires nationales. Il arrivait aussi à ces partis de se réveiller de leur léthargie pour tomber dans des accès brusques et inconsidérés de luttes de barricades : c’est le cas du Parti allemand qui après être resté inerte face aux événements de mars 1923, s’était lancé frénétiquement dans la mêlée avec des mots d’ordre pour le moins insurrectionnels, puis était retombé dans son habituelle pratique conciliatrice. C’est pourquoi le mouvement international fut appelé fermement à se lier aux masses ouvrières en lutte pour défendre leur pain et leur travail menacés par la contre-offensive bourgeoise. Cette nécessité fut malheureusement traduite d’une façon dangereuse par la formule de « conquête de la majorité » que Lénine prit cependant soin d’expliquer d’une façon marxiste correcte comme conquête d’une solide influence sur le prolétariat au moyen de l’agitation politique et de la direction de grandes luttes économiques, mais qu’il était trop facile d’interpréter dans un sens vulgairement démocratique et semi-parlementaire, comme ce fut malheureusement le cas. L’étau dont Moscou espérait se libérer grâce à une puissante avance prolétarienne en Europe centrale et occidentale et peut-être grâce à une conjugaison de cette dernière avec des mouvements révolutionnaires pour l’indépendance nationale dans les colonies était près de se refermer. En Russie, les difficultés devenaient bien plus insidieuses qu’après la grande « occasion » manquée de 1919–1920 et que pendant les trois ans de guerre civile. S’il avait été ardu de vaincre sur le terrain les armées blanches et les alliés, même dans le cadre d’une situation mondiale caractérisée par d’âpres luttes de classes, il l’était mille fois plus, comme Lénine le répéta jusqu’à sa mort, de plier « l’hydre petite-bourgeoise » de la petite production, d’abord en la disciplinant, ensuite en la débusquant des innombrables alvéoles où elle se nichait dans l’immense Russie paysanne, ce qui devait se réaliser par une nouvelle guerre civile, moins glorieuse que la précédente, qui reçut le nom de NEP, et qui était d’autant plus difficile que les perspectives de révolution et de prise du pouvoir s’étaient éloignées, ne fussent que de quelques années. Dès Octobre 17, Lénine avait prévu que cette guerre était inévitable, mais qu’elle durerait infiniment moins longtemps et serait infiniment moins difficile si les « deux moitiés séparées du socialisme » se réunissaient, ce qui ne fut malheureusement pas le cas.

On arriva ainsi à cette « croisée des chemins » que nous avions crainte et dénoncée comme un danger fatal contre lequel il était urgent de s’armer. D’abord vague, il avait pris une forme de plus en plus dramatique. Après la grave secousse du premier après-guerre, la société bourgeoise donnait des signes sans équivoque de consolidation au moment précis où il devenait urgent de conquérir le pouvoir en Europe si l’on voulait éviter soit la chute violente et à bref délai de l’État soviétique, première grande conquête durable du mouvement ouvrier et communiste mondial, soit sa dégénérescence et sa transformation en État capitaliste. Quelques tentatives immédiatement réprimées mises à part, les partis communistes ne réussissaient à livrer aucune bataille, ni même à étendre de façon décisive leur influence sur les grandes masses encadrées surtout par les partis sociaux-démocrates et centristes. Sans pour tant atténuer la polémique contre eux, que Lénine, Trotsky et tous les bolcheviks avaient définis comme les véritables piliers du régime capitaliste et qui relevaient d’autant plus la tête à mesure que la classe dominante menait une campagne plus décidée contre le communisme et la Russie révolutionnaire, on crut pouvoir sortir de ce dilemme en recourant à des expédients d’abord tactiques, puis stratégiques. Ces expédients étaient supposés capables d’attirer aux partis de la IIIe Internationale des couches prolétariennes restées jusque-là sourdes à leur propagande et à leur agitation, mais assaillies par de graves difficultés immédiates auxquelles même l’art réformiste consommé du syndicalisme minimaliste ne pouvait remédier. Ces expédients étaient d’autant plus risqués et furent d’autant plus fatals que leur emploi fut laissé à la discrétion de partis à la composition changeante et dont la structure et l’action n’avaient plus rien à voir avec celles que les Conditions d’admission, les Thèses et le Manifeste du IIe Congrès avaient exigées des partis communistes. Cela ne pouvait qu’aggraver leur penchant fonctionnel à la conciliation, à la démocratie et au parlementarisme[78]. Du même coup, ils devenaient de moins en moins aptes à fournir aux camarades russes engagés dans la plus terrible des batailles (une bataille pour le communisme, ce que les prétendus représentants du « marxisme occidental » ou… « authentique » continuent à ignorer) l’appui qui leur aurait permis de « rectifier le tir » avant qu’il soit trop tard; bien pis, ils devenaient de plus en plus capables d’inoculer aux bolcheviks le poison du « manœuvrisme ».

A l’Exécutif élargi de février-mars 1926, le délégué de la Gauche communiste italienne retraça les étapes qui du glorieux second Congrès de 1920 avait conduit aux sombres années qui précédèrent l’infâme boucherie stalinienne, montrant que si le mouvement communiste international devait aux bolcheviks russes la restauration de la théorie marxiste révolutionnaire, ces derniers n’avaient par contre pas pu lui fournir une solution complète des problèmes tactiques qui se posaient à lui, surtout dans les pays capitalistes avancés. Cette solution, il fallait la rechercher non pas en dehors de la contribution capitale et définitive des bolcheviks, mais dans la même ligne, en accentuant au lieu d’atténuer les limites qui, depuis l’expérience russe, séparaient les communistes de leurs adversaires et que les révolutionnaires russes avaient condensée dans le binôme dictature-terreur rouge. C’est précisément dans l’« Extrémisme », que les opportunistes prétendent exploiter contre nous, alors qu’il condamne tous les renégats de l’avenir, que Lénine avait écrit, mettant à nu les racines matérielles du démocratisme qu’il s’était attaché à condamner :
« Les classes subsistent, et elles subsisteront partout, pendant des années après la conquête du pouvoir par le prolétariat (…). Supprimer les classes, ce n’est pas seulement chasser les grands propriétaires fonciers et les capitalistes – ce qui nous a été relativement facile, – c’est aussi supprimer les petits producteurs de marchandises; or, ceux-ci, on ne peut pas les chasser, on ne peut pas les écraser, il faut faire bon ménage avec eux. On peut (et on doit) les transformer, les rééduquer – mais seulement par un très long travail d’organisation, très lent et très prudent. Ils entourent de tous côtés le prolétariat d’une ambiance petite-bourgeoise, ils l’en pénètrent, ils l’en corrompent, ils le poussent continuellement à retomber dans les défauts propres à la petite bourgeoisie : manque de caractère, dispersion, individualisme, passage de l’enthousiasme à l’abattement. Pour y résister, pour permettre au prolétariat d’exercer comme il se doit, avec succès et victorieusement, son rôle d’organisateur (qui est son rôle principal), son parti politique doit faire régner dans son sein une centralisation et une discipline rigoureuses. La dictature du prolétariat est une lutte opiniâtre, sanglante, violente et pacifique, militaire et économique, pédagogique et administrative, contre les forces et les traditions de la vieille société. La force de l’habitude chez des millions et des dizaines de millions d’hommes est la force la plus terrible. Sans un parti de fer trempé dans la lutte, sans un parti jouissant de la confiance de tous les éléments honnêtes de la classe ouvrière, sans un parti sachant observer l’état d’esprit des masses et influer sur lui, il est impossible de mener cette lutte à bonne fin. Il est mille fois plus facile de vaincre la grande bourgeoisie centralisée que de « vaincre » des millions et millions de petits propriétaires dont l’activité quotidienne, continue, invisible, insaisissable, dissolvante, vise des résultats qui sont aussi nécessaires à la bourgeoisie, qui restaurent la bourgeoisie. Celui qui affaiblit tant soit peu la discipline de fer du parti du prolétariat (surtout pendant sa dictature) aide en réalité la bourgeoisie contre le prolétariat. »[79]

C’est cette terrible « force de l’habitude » dont Lénine prévoyait la résistance acharnée à la transformation économique des campagnes russes qui agissait sur les partis d’Occident entourés depuis un siècle d’une ambiance démocratique. Pour la briser, il aurait fallu enfermer la tactique révolutionnaire dans des limites plus strictes, mais à partir de la fin de 1921, on fit exactement le contraire, invoquant à tort la tactique bolchevique en Russie pour se justifier et sortant du même coup de la ligne correcte. En effet, chaque fois que les Bolcheviks avaient prévu une convergence de leur action avec celles de partis petits-bourgeois et même bourgeois, c’est parce que ceux-ci étaient mis hors-la-loi par le pouvoir tsariste, ce qui pouvait les contraindre à la lutte insurrectionnelle. En Europe au contraire, une action commune, même proposée dans un simple but de manœuvre, ne pouvait se développer que sur un terrain légal, parlementaire ou syndical. En Russie, les expériences de parlementarisme libéral et même de syndicalisme légal de 1905 et de 1917 avaient très peu duré. Dans le reste de l’Europe, la bourgeoisie avait au contraire trouvé dans ces deux domaines un terrain propice à la neutralisation de toute énergie révolutionnaire et à la soumission des chefs ouvriers à ses fins propres au cours d’un demi-siècle de dégénérescence. La fermeté d’organisation et de principes du Parti bolchevique constituait une garantie bien plus sûre que le pouvoir prolétarien en Russie qui, du fait des conditions sociales et des rapports internationaux dans lesquels il lui fallait lutter, était plus exposé que toute autre organisation du prolétariat à renoncer aux principes et aux directives révolutionnaires.

C’est pourquoi la gauche de l’Internationale à laquelle appartenait la grande majorité du Parti Communiste d’Italie avant que la réaction, favorisée surtout par l’erreur de stratégie historique, le détruise, affirma qu’en Occident il fallait exclure toute alliance et proposition d’alliance avec les partis socialistes et petits-bourgeois (tactique du front unique politique). Elle admit que les communistes devaient essayer d’élargir leur influence sur les masses en intervenant dans toutes les luttes économiques locales et en appelant les travailleurs de toutes tendances à donner à ces luttes le maximum de développement. Par contre, elle refusa catégoriquement d’admettre que, même dans des déclarations publiques contrastant avec les instructions intérieures, le Parti accepte de subordonner son action à celle de comités réalisant un front, un bloc ou une alliance entre plusieurs partis politiques. Elle repoussa encore plus vigoureusement la tactique présentée comme « bolchevique » quand celle-ci prit la forme du « gouvernement ouvrier », c’est-à-dire d’un mot d’ordre d’agitation en faveur d’une prise du pouvoir par une majorité parlementaire composée de communistes et socialistes de différentes tendances, mot d’ordre qui conduisit à des expériences pratiques désastreuses.

Bien que les effets de la tactique de l’Internationale de 1921 à 1926 aient été négatifs, le IVe, le Ve Congrès et l’Exécutif élargi de 1926 en donnèrent des versions de plus en plus opportunistes. Le secret de sa méthode consistait à changer les critères de la tactique en fonction des situations, de prétendues analyses de ces dernières révélant tous les six mois de nouveaux stades de développement du capitalisme auxquels on prétendait faire obstacle par de nouvelles manœuvres. Au fond, c’est précisément en cela que consiste le révisionnisme qui a toujours été « volontariste » puisque chaque fois qu’il a constaté que les prévisions sur l’avènement du socialisme ne s’étaient pas encore réalisées, il s’est imaginé pouvoir forcer l’histoire par une pratique nouvelle, cessant du même coup de lutter pour les buts prolétariens et socialistes de notre programme maximum. C’est ainsi qu’en 1920 les réformistes affirmaient que la situation excluait désormais toute possibilité d’insurrection, qu’attendre l’impossible portait à ne rien faire alors qu’il fallait travailler pour ce qui était concrètement possible : succès électoraux, réformes légales, conquêtes syndicales. Cette méthode ayant fait faillite, le volontarisme des syndicalistes en rejeta la faute sur le parti et la politique en général, comptant sur l’action de minorités audacieuses et sur la grève générale menée par les seuls syndicats pour changer cet état de choses. C’est de la même façon que Moscou recourut à des expédients pour sortir de l’impasse quand elle s’aperçut que le prolétariat occidental n’était pas prêt à lutter pour la dictature. Le changement de la situation objective et du rapport de forces qu’elle en attendait ne se produisit pas, et dès que les forces capitalistes eurent retrouvé quelque équilibre, on assista ou contraire à un affaiblissement et une corruption du mouvement communiste. C’est de la même façon que naguère les impatients de droite et de gauche, qui avaient révisé le marxisme révolutionnaire, avaient fini par servir leurs bourgeoisies dans les Unions Sacrées de guerre. La confusion entre la conquête révolutionnaire du pouvoir et l’instauration de gouvernements « ouvriers » grâce à l’appui parlementaire des communistes voire à leur participation ministérielle ruina la préparation théorique et la restauration des principes réalisées par le communisme, sans compter qu’en Thuringe et en Saxe cette expérience finit en farce, une poignée de policiers ayant suffi à chasser les représentants communistes du gouvernement.

Les éléments avancés du Parti bolchevique sentirent la gravité du danger, du moins par éclairs et intuitivement : pendant la dernière année de sa vie, Lénine ne cessa de jeter l’alarme contre les influences non-prolétariennes qui menaçaient de s’infiltrer au sein de Parti sous la pression de la situation économique non seulement des campagnes russes, mais des villes où refleurissaient peu à peu le petit commerce et l’usure, sans parler de la fuite des ouvriers hors des grands centres de la révolution d’Octobre à la recherche de moyens d’existence, et de la lassitude provoquée par la formidable tension des premières années de la révolution. Au cours de cette même année, Trotski eut aussi conscience par moments qu’un danger analogue existait à l’extérieur, c’est-à-dire que les partis communistes frères risquaient de céder aux influences social-démocrates que leur constitution trop hâtive n’avait pas permis d’éliminer complètement de leurs rangs, et pourtant il avait défendu contre nous la souplesse tactique et les manœuvres en zigzag et il devait nous combattre dans l’avenir. Mais en 1923, republiant « Terrorisme et communisme » (1920) et « Entre impérialisme et révolution » (1921) sous le titre « Questions fondamentales de la révolution »[80], Trotsky soulignait que
« dans le domaine théorique, on ne peut pas continuer à vivre sur les intérêts du vieux capital » et qu’au contraire « l’élaboration théorique des questions de fond de la révolution (…) est pour nous aujourd’hui plus urgente et nécessaire que jamais » :
c’était bientôt l’heure de l’empirisme stalinien avec son mépris de la théorie, son anti-dogmatisme, son improvisation au jour le jour. Tout en défendant la tactique du front unique dans laquelle il voyait
« la politique nécessaire pour les partis communistes des États bourgeois dans cette période préparatoire »[81],
Trotsky écrivait :
« Cette politique s’impose comme une nécessite (…) mais on ne peut fermer les yeux sur le fait indéniable qu’elle comporte un danger : celui de vider de tout contenu et même de provoquer la dégénérescence complète des partis communistes si d’une part la période de préparation traîne trop en longueur et si, d’autre part, le travail quotidien des partis occidentaux n’est pas fécondé par une pensée théorique active qui embrasse dans toute son ampleur la dynamique des forces historiques fondamentales »[82].
Lorsque la première grande crise éclata peu après dans le Parti bolchevique, Trotsky en décela avec lucidité les manifestations intérieures même si son diagnostic ne fut pas toujours exact; par contre, il ne parvint pas à comprendre que si les partis communistes occidentaux « se vidaient de tout contenu » d’abord et « dégénéraient complètement » ensuite, cela tenait à leurs vices d’origine, au fait que la sélection opérée dans leurs rangs était restée à moitié inachevée et aux manœuvres tactiques et stratégiques qu’on leur avait imprudemment imposées ou suggérées et qui, constituant des déviations, étaient devenues d’autant plus funestes qu’elles se « superposaient à des structures organiquement liées à des fonctions parlementaires et syndicales » et de ce fait presque impossibles à distinguer de celles de la IIe Internationale. Au cours des deux années suivantes, le géant de « Terrorisme et Communisme » se retrouvera seul à défendre les principes internationalistes du bolchevisme dont, en dépit des meilleures intentions, il avait contribué à miner les bases. Plus tard (trop tard, malheureusement), la vieille garde bolchevique se rangera à ses côtés contre la ligue internationale de faux communistes qui avaient refait surface à la faveur du reflux de la vague révolutionnaire et d’une totale déviation à l’égard de la ligne suivie pendant les années de victoire et qui étaient prêts à enterrer l’Internationale de la dictature prolétarienne et de la terreur rouge en chantant des cantiques à la démocratie. Dans ces conditions la gauche russe succomba et ne pouvait pas ne pas succomber.

Pourtant le tournant de 1923–1924 avait été probablement plus décisif encore que ce dramatique tournant de 1926, car les graves erreurs alors commises dans le domaine délicat, mais décisif de l’organisation et qui devaient devenir plus tard une pratique courante et une véritable gangrène avaient compromis les résultats du travail difficile qui avait permis de séparer les éléments révolutionnaires des opportunistes dans les différents partis de l’I.C.[83]. Ces erreurs avaient consisté à intégrer en bloc les ailes gauches des partis sociaux-démocrates aux partis communistes sous le prétexte de leur procurer de nouveaux effectifs que le centre s’imaginait pouvoir manœuvrer à sa guise. Or, après sa période de formation, la nouvelle Internationale aurait dû avoir un fonctionnement stable de parti mondial et les nouveaux membres auraient dû adhérer individuellement aux sections nationales. On avait voulu conquérir de larges groupes de travailleurs, et l’on se mit au contraire à négocier avec les chefs, désorganisant tous les cadres du mouvement et n’hésitant pas à les modifier par des substitutions de personnes même en période de lutte active. Certaines fractions et cellules des partis socialistes et opportunistes furent déclarées communistes et l’on fusionna avec elles. Ainsi presque tous les partis furent maintenus dans un état de crise permanente et au lieu de gagner en aptitude à la lutte, ils agirent sans continuité et sans capacité de distinguer entre amis et ennemis. Il est peu de dire que les conséquences en furent désastreuses.

Chose plus grave encore, on imposa aux partis membres un bouleversement complet de leur organisation, dont la base, qui était la section territoriale, devint le lieu de travail. Cela était contraire à toute la tradition marxiste et à toutes les résolutions du IIe Congrès. Comme on l’a déjà souvent observé, ce bouleversement rétrécissait l’horizon de l’organisation de base qui n’était plus composée que de militants faisant le même métier et ayant les mêmes intérêts économiques. C’était empêcher la synthèse naturelle des différentes « poussées » sociales qui s’effectue normalement dans le parti et qui lui donne son unité dans les buts finaux. Finalement, cette unité ne se manifesta plus que de façon formelle, dans les directives des instances supérieures de l’organisation, qui pour la plupart étaient composées de véritables fonctionnaires tout à fait semblables à ceux des vieux partis et des syndicats, avec toutes les caractéristiques négatives que cela comportait. C’est ce qu’on appela la « bolchevisation ». En réalité, ce fut le prélude d’une débolchevisation d’abord progressive, puis accélérée des partis communistes. Privés de « pensée théorique active », réduits au niveau d’organisations « labouristes », enfermés dans l’horizon étroit de l’usine et des questions contingentes, et donc aveugles et sourds aux grandes questions théoriques et politiques mondiales, les partis communistes se sclérosèrent, tombèrent dans un « empirisme myope », bref devinrent un matériau inerte tout prêt à se laisser manœuvrer par un appareil désormais rallié à des principes opposés à ceux pour lesquels l’Internationale des années glorieuses avaient combattu et sur lesquels elle s’était construite. L’opposition de la Gauche italienne à ce renversement des justes critères marxistes dans l’organisation et la direction des partis n’a rien à voir avec la stupide revendication de la « démocratie interne ». Elle combattait une conception qui ignorait totalement que comme corps historique vivant dans la réalité de la lutte de classe, le parti est organiquement déterminé par elle, et la complète déviation de principe qui empêcha les partis de prévoir le danger opportuniste et de lui faire face en temps opportun. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que le « tournant » organisatif de la bolchevisation d’ailleurs accompagné de tournants tactiques toujours plus éclectiques et enfin ouvertement contraires aux principes eut lieu en 1925, c’est-à-dire au début de la grave crise interne du parti russe. C’est en effet à cette date que se posa dans toute son acuité le grand dilemme posé par l’histoire et que Lénine avait formulé avec une magnifique franchise dès 1917 et 1921 :
« ou bien nous soumettrons à notre contrôle le petit bourgeois, le petit producteur paysan, ou bien il abattra inévitablement, immanquablement, notre pouvoir ouvrier, tout comme les Napoléon et les Cavaignac, qui ont précisément surgi sur la base de la petite propriété, ont abattu la révolution (de 1848) »,
dilemme de toute révolution double empêchée de se transformer en révolution prolétarienne sur le terrain économique faute d’une révolution internationale pure.
« Même si les révolutions prolétariennes qui se préparent devaient tarder », avait ajouté Lénine, « dix, vingt années de bons rapports avec les paysans »[84]
auraient suffi à la victoire finale, mais à deux conditions sine qua non : premièrement, que le parti russe reste intégralement fidèle à sa tradition révolutionnaire et internationaliste; deuxièmement, que les partis communistes se lèvent eux aussi pour défendre avec acharnement le patrimoine théorique et le programme du bolchevisme, sans lesquels l’Internationale ne serait même pas née.

En 1925, ces deux conditions avaient fini par disparaître. Dans son « Testament », Lénine avait mis le doigt sur la plaie en montrant qu’en Russie le parti « s’appuyait sur deux classes », dont le rapprochement était purement temporaire. Or la campagne de recrutement ouverte après sa mort et ignoblement appelée la « levée de Lénine » modifia la physionomie sociale du bolchevisme en noyant la vieille garde et la jeunesse révolutionnaire sous la masse grise de nouveaux adhérents d’origine paysanne uniquement intéressés au maintien du statu quo, au moment même où hors de Russie, l’éclectisme tactique et le bouleversement de l’organisation éloignaient plus que jamais les « partis-frères » des caractéristiques définies au Second Congrès. A l’Exécutif élargi de février-mars 1926, la « question russe » était devenue tragiquement brûlante. En demandant qu’elle soit discutée et résolue non dans le secret du parti russe, mais au congrès mondial, la Gauche souleva courageusement une question de principe d’une validité universelle : en effet, la seule hiérarchie correcte selon le marxisme était celle qui aurait placé l’État de la révolution dans la dépendance du parti qui avait remporté la victoire, et les différentes sections nationales, la section russe y comprise, dans la dépendance de l’organe politique international. Mais même à supposer que sa demande ait été favorablement accueillie (ce qui ne fut naturellement pas le cas), quelle solution aurait bien pu apporter à la « question russe » une assemblée de partis dégénérés qu’une bolchevisation fausse et mensongère avait servilement soumis à Moscou ? Ainsi, tandis que la « mesquinerie paysanne » redoutée et dénoncée par Lénine pesait physiquement sur le parti russe, l’atonie démocratique petite-bourgeoise pesait idéologiquement et organisationnellement sur les partis occidentaux nés en 1920–21 sur des bases insuffisantes et qui s’étaient développés dans des conditions encore plus malsaines au cours des années suivantes.

Au sein du parti russe, il fut relativement facile à des hommes d’appareil incarnant toute l’inertie historique et la stupidité de la petite-bourgeoisie de transformer le débat politique avec Trotsky (et avec la vieille garde qui avait fini par s’insurger) en une ignoble bagarre contre l’audace et la rigueur révolutionnaires. Mais il fut plus facile encore de transformer l’Exécutif élargi de novembre-décembre 1926 en un chœur servile tout prêt à applaudir alors qu’avec les artisans d’Octobre, c’étaient les magnifiques « leçons de 1917 » qu’on liquidait. Cela permit au bras séculier de l’État qui désormais n’agissait plus en fonction de la révolution mondiale, mais d’une nouvelle « accumulation primitive » du capitalisme russe d’écraser les « rebelles ». C’est ainsi que le cycle glorieusement ouvert en 1917–20 arriva à son terme, placé, comme on le verra bientôt[85] sous le signe de la démocratie, avec tout l’arsenal stratégique et tactique anti-prolétarien que cela comportait. Aujourd’hui encore, nous en subissons les terribles conséquences.

La suite se déroulera complètement en dehors de la tradition marxiste : ce sera l’histoire sinistre de la contre-révolution stalinienne, le « socialisme dans un seul pays », suprême insulte au marxisme, les fronts populaires et nationaux, le ministérialisme « communiste », le polycentrisme, avec pour résultat les infâmes partis actuels qui se réclament toujours de Marx et de Lénine, mais qui les ont transformés en icônes inoffensives et, bien pis, s’en sont servis pour couvrir des trahisons mille fois plus cyniques que celles des Noske et des Kautsky d’autrefois.

C’est ainsi que l’ennemi social-démocrate que l’on avait laissé pénétrer dans les rangs de l’Internationale remporta finalement la victoire : lorsqu’elle lança son cri d’alarme au Second Congrès, la Gauche marxiste italienne elle-même ne pouvait pas prévoir une défaite aussi catastrophique. Ce qu’il faut comprendre, c’est que celle-ci a été due à une rupture avec la tradition bolchevique. Cette rupture était peut-être inévitable étant données les étroites limites dans lesquelles, comme nous avons essayé de le montrer, la situation historique tenait les révolutionnaires russes enfermés. Mais si l’on n’avait pas oublié l’incompatibilité absolue qui existe entre les communistes et les « labour lieutenants of the Capitalist class » aussi bien centristes que sociaux-démocrates et l’abîme que l’histoire a creusé entre communisme et démocratie, on aurait du moins pu préserver les germes d’une reprise moins difficile et moins longue. Si aujourd’hui les pires serviteurs du capital que l’histoire ait connus peuvent se vanter impunément d’une filiation directe à l’égard de Marx et de Lénine, ce n’est pas seulement – les jeunes générations prolétariennes ne doivent pas l’oublier – parce que la tradition théorique et pratique du bolchevisme a été brusquement écrasée, mais parce que pour l’empêcher de renaître, la contre-révolution stalinienne a dû détruire physiquement le parti qui en avait été le dépositaire jaloux, dépassant de loin en férocité les bourreaux de la Commune de Paris.

Le mouvement révolutionnaire marxiste ne peut renaître qu’à la condition de renouer le fil rompu de la doctrine, du programme, des buts et des principes que dans tous ses textes, toutes ses déclarations, le Second Congrès de Moscou avait proclamés et d’en déduire les ultimes conséquences tactiques et organisationnelles qu’il n’eut pas alors la force de tirer, contrairement à ce que la Gauche aurait voulu, bien qu’il ait reconnu que tout cela constituait autant de maillons indissociables de la puissante chaîne qu’est le parti communiste mondial, organe de la révolution prolétarienne.

Ce fil, nous avons voulu le dégager ici de toutes les considérations contingentes pour le remettre en pleine lumière au terme d’un demi siècle dont l’aube fut glorieuse, mais qui a fini dans les ténèbres du conformisme le plus servile et de la démission la plus lâche devant le fait accompli. C’est seulement en s’attachant à cette tradition que nous avons entièrement sauvée du naufrage général qu’il sera possible de remonter la pente vers un nouveau cycle de révolutions qui vengeront les militants de l’Octobre rouge et tous ceux qui, connus ou inconnus, sont tombés pour l’émancipation du prolétariat.



Notes :
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  1. Évoquant dans son discours l’esprit « jingoiste » dominant dans l’aristocratie ouvrière anglaise et qui poussait le travailleur commun à
    « voir dans l’aide aux insurrections des peuples asservis contre l’impérialisme britannique une trahison »,
    Lénine ajouta que la tradition d’indifférence de la IIe Internationale à l’égard des mouvements coloniaux qui masquait une hostilité de fait, survivait (« et nous devons le proclamer à haute voix ») jusque dans la
    « majorité des partis qui veulent adhérer à la troisième Internationale » ! [⤒]

  2. cf. nos « Thèses de Lyon », 1926, citées dans la brochure « Défense de la continuité du programme communiste » (Éditions Programme communiste). [⤒]

  3. En d’autres termes, comme l’expliquent les thèses elles-mêmes, quand existe un parti communiste indépendant en mesure d’agir comme tel. [⤒]

  4. On en trouve des extraits dans « Le Marxisme et l’Asie, 1858–1964 », de H. Carrère, Paris, 1965. La position originelle de Roy sera poussée à l’absurde par Sultan Gallev avec sa théorie selon laquelle le seul véritable prolétariat se trouvait dans les pays sous-développés si bien qu’une « dictature des colonies et semi-colonies » sur les métropoles industrielles était nécessaire… [⤒]

  5. Nous disons « en partie » parce que le problème n’est pas seulement celui de la survivance de révolutions victorieuses dans les aires arriérées, mais surtout celui des conditions de leur passage au communisme. [⤒]

  6. Cela ressort également du ton ennuyé avec lequel Serrati qui présidait la séance invita un délégué à abréger alors qu’il parlait des prolétaires de couleur en Amérique. [⤒]

  7. Par exemple et surtout « Le communisme et la question nationale » (« Prometeo », année I, N° 4, du 15–4–1924) et le par. 10 de la partie II des « Thèses de Lyon ». [⤒]

  8. « La thèse de l’Internationale communiste en faveur de la direction des mouvements de rébellion des colonies et des petits peuples contre les métropoles capitalistes par le parti communiste mondial et par son premier État apparaît (…) comme le résultat d’un vaste examen de la situation et d’une appréciation du processus révolutionnaire parfaitement conforme à notre programme marxiste (…). La méthode communiste ne dit pas banalement : les communistes doivent agir toujours et en tout lieu dans un sens opposé à la tendance nationale; cela ne signifierait rien et ne serait qu’une négation « métaphysique » du critère bourgeois. La méthode marxiste s’oppose à ce dernier de façon dialectique, c’est-à-dire qu’elle part des facteurs de classe pour juger et résoudre le problème national. L’appui aux mouvements coloniaux par exemple n’a, contrairement à ce que prétendait Serrati, rien de commun avec une collaboration des classes : en effet, c’est surtout aux partis communistes des métropoles qu’on a demandé d’appuyer les mouvements de rébellion coloniale, alors qu’on recommandait le développement autonome et indépendant du parti communiste (dans les colonies) afin qu’il soit prêt à dépasser ses alliés momentanés, grâce à une œuvre indépendante de formation idéologique et organisative. » (« Le communisme et question nationale », dans : « Prometeo », année I, N° 4, du 15–4–1924). On égarera trop vite cette boussole sûre. [⤒]

  9. Bordiga, « La question agraire », Libreria editrice del P.C. d’I., Roma, 1921, reproduite dans Reprint/Feltrinelli. [⤒]

  10. Dans sa fougue… d’orthodoxie, Serrati classa toute la couche des petits paysans dans la catégorie des profiteurs de guerre qui s’étaient enrichis grâce au sang versé par les prolétaires sur le front; cela pouvait être vrai pour certains, mais faisait abstraction des innombrables sacrifices en vies humaines qui avaient été imposés à la population agricole par le massacre de 1914–18, ainsi que la large prolétarisation qui avait suivi. Cela suscita les protestations du jeune et ardent Lefebvre. Il est pourtant étrange que ce dernier n’ait même pas fait allusion en passant au conservatisme tenace et mesquin des paysans petits-propriétaires, surtout en France, ce qui était néanmoins conforme à l’humeur du Congrès. Bien entendu, ce n’était pas un motif pour les exclure de la vision que les communistes avaient de la lutte, mais c’était une raison suffisante pour ne pas traiter par-dessus la jambe le travail révolutionnaire dans les campagnes, qui est nécessairement difficile et « ambivalent ». Sur ce point, Sokolnikov adressa à Graziadei, une juste remontrance, malheureusement à partir d’une perspective trop… idyllique concernant les rapports entre prolétariat victorieux et population agricole. [⤒]
    (68 bis)
    Ceux-ci n’avaient d’ailleurs rien de beaucoup plus radical à proposer, puisque le programme agraire de 1919 de la Ligue Spartacus restait lui-même au dessous des exigences du mouvement ouvrier dans les pays occidentaux de capitalisme avancé. [⤒]

  11. L’exposition classique des aspects apparemment contradictoires de la tactique communiste à l’égard de la « classe paysanne » qui est très hétérogène se trouve dans « La question paysanne en Allemagne et en France » d’Engels, mais il existe aussi une puissante synthèse de la question dans « Extraits et commentaires critiques â ‹ État et anarchie › de Bakounine » de Marx (in Karl Marx et Friedrich Engels, « Critica dell’anarchismo », Torino, 1972, (pp. 354–356), où le problème est lucidement relié à celui de la « succession des formes économiques » qui conditionne toute « révolution sociale radicale » et qu’on ne peut remplacer par la seule volonté. [⤒]

  12. Cf. « Thèses de Lyon », dans « Défense de la continuité du programme communiste », (Editions Programme Communiste). [⤒]

  13. Cf. dans l’Appendice ci-dessous « De Moscou à Florence », « Il Soviet » N° 25 du 17–10–1920. [⤒]

  14. Cf. Lénine, « Œuvres complètes », XXXI, pp. 200–204. [⤒]

  15. « L’extrémisme, maladie infantile du communisme », in Lénine, « Œuvres complètes », tome XXXI. [⤒]

  16. Rosmer, « Moscou sous Lénine », petite coll. Maspéro, I, p. 67 (66). [⤒]

  17. Interview à l’« Avanti ! » du 24–8–1920. La délégation italienne observa que le texte primitif de Lénine pouvait passer pour une investiture de « L’Ordine nuovo », c’est-à-dire d’un groupe « rebelle » comme disaient Serrati, Graziadei et Bombacci, ou de la section de Turin, c’est-à-dire, comme s’en plaignit Polano, d’un noyau abstentionniste. C’est la préoccupation unitaire qui apparaît dans ces observations : notre délégué fut le seul à poser la question sur le terrain des principes en observant que l’idéologie particulière de « L’Ordine nuovo » (dont Lénine et Boukharine admettaient ne pas être bien informés) était en contradiction avec les thèses fondamentales du IIe Congrès. C’est pourquoi le texte fut revu comme on le verra plus loin. Cela n’empêche pas les historiens de parler d’« approbation de la motion ordinoviste », ni Rosmer de « rappeler » comment Bordiga ayant exposé les positions de l’ordinovisme avec une parfaite « honnêteté » à la demande de Lénine, celui-ci fut encore plus convaincu qu’il fallait donner l’« investiture » à Gramsci et ses camarades. La Gauche et les Bolcheviks étaient divisés par une question de tactique, alors que les ordinovistes restaient étrangers à la théorie, au programme et aux principes communistes : mais pour les historiens et les fourriers de l’opportunisme, la différence est mince. [⤒]

  18. Jamais la Gauche italienne n’aurait accepté de considérer le programme voté par la majorité maximaliste du Congrès de Bologne (Octobre 1919) comme une « étape… dans son évolution vers le communisme ». Les compliments de Graziadei aux propositions de la section de Turin ne sont pas en contradiction avec ce que nous venons de dire sur sa résistance à une caution de l’I.C. à la tendance de « L’Ordine nuovo ». En effet les propositions en question, d’ailleurs rédigées dans un esprit de conciliation, avaient été présentées par la section de Turin où les ordinovistes étaient en minorité, et ils s’étaient contentés de les publier dans leur organe de courant. Ces propositions traduisaient l’illusion selon laquelle le P.S.I. pouvait être « rénové », alors qu’il avait besoin d’une scission. [⤒]

  19. Cf., l’impayable Spriano, « Storia del Partito comunista italiano », pp. 76–77 (Turin, 1967). [⤒]

  20. Cf., l’article « Moscou et la question italienne », dans « Programme Communiste », N° 59, page 44, paru dans « Rassegna Comunista », année 1/5, 30 juin 1921, page 214. [⤒]

  21. Cf., « La Maladie infantile… », chapitre V, pages 712–13 (Lénine, « œuvres choisies », en deux volumes). [⤒]

  22. En allemand « Grundfragen der Revolution » reprint Feltrinelli [⤒]

  23. « Préparatoires » dans ce sens que
    « les perspectives révolutionnaires immédiates de 1918–1920 ayant pour ainsi dire reculé, les luttes des grandes forces sociales ont revêtu un caractère lent et morne, sans que les poussées souterraines cessent néanmoins un seul instant de se faire sentir et de menacer d’exploser en conflit soit militaire, soit de classe, soit national ». [⤒]

  24. Trotsky jeta du même coup l’alarme sur le sort du Parti bolchevique, menacé par deux dangers opposés seulement en apparence,
    « un praticisme myope d’une part et de l’autre (qu’on nous permette ce terme) un agitationnisme effleurant superficiellement toutes les questions ».
    Il rappelait aux camarades leur devoir strict de défendre et sauvegarder dans les faits la continuité de la tradition théorique du marxisme dans des termes qui auraient pu et qui pourraient plus que jamais être les nôtres aujourd’hui (op. cit. pp. II-XII). Ce sera là également le thème central de son texte de 1924, « Les Enseignements d’Octobre ». [⤒]

  25. Pour un réexamen critique des formes successives que prit « la troisième vague opportuniste » du mouvement ouvrier, d’abord sur le plan tactique, puis sur le plan stratégique et enfin doctrinal, qu’on se reporte aux « Thèses caractéristiques du Parti », partie III, dans « Défense de la continuité du programme communiste ». [⤒]

  26. Par « bons rapports avec les paysans », Lénine entendait un contrôle exercé sur eux par la dictature prolétarienne qui ne se transformât pas en son contraire. Mais la question était complexe comme on l’a vu dans notre texte de 1968, « Bilan d’une révolution ». [⤒]

  27. Ce n’est pas un hasard si les grandes purges de 1936 et des années suivantes ont coïncidé avec l’entrée de la Russie dans la SDN, avec celle des partis communistes étrangers dans les fronts populaires et avec la promulgation en U.R.S.S. de la « constitution la plus démocratique du monde ». C’est au Panthéon de la démocratie que Staline aurait dû être enterré : quand donc le comprendra-t-on ? Le « Chicago Tribune » du 16–5–1943 l’avait bien saisi pour son compte puisqu’il s’exclamait, à un moment où la presse démocratique occidentale se félicitait de l’enterrement définitif du cadavre du Comintern :
    « Staline a tué les derviches de la foi marxiste. Il a supprimé les bolcheviks dont le royaume était le monde entier et qui voulait la révolution universelle… ». [⤒]


Source : « Programme Communiste », numéro 60, septembre-octobre 1973

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