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LA SORCELLERIE DE LA RENTE FONCIÈRE


Content :

La sorcellerie de la rente foncière
Les agricultures sans monnaie
Les économies naturelles
L’agriculture mercantile moderne
Le bilan de l’entreprise
Dramatis personae
Parenthèse lexicale
Intérêt et rente
La petite bonne et le calcul intégral
Notes
Source


Sur le fil du temps

La sorcellerie de la rente foncière

Les agricultures sans monnaie

Pour définir le mode et l’époque de production capitaliste, il ne suffit pas que des objets manufacturés soient fabriqués par des travailleurs non plus isolés mais concentrés en masses, et que le produit cesse d’appartenir au travailleur.

Le capitalisme se définit aussi par le fait que le caractère marchand a commencé à s’introduire dans les produits de la terre, et dans la terre elle-même – et ce même quand le produit agricole appartient encore au travailleur, comme c’est le cas dans la petite culture paysanne.

D’une manière très générale, on peut dire que, historiquement, il n’a jamais existé de manufacture sans marché et sans monnaie, même avant que le travail de l’artisan parcellaire cède la place au travail associé à grande échelle. Ce qui doit exister nécessairement là où un homme ne vit que d’une activité de production unique, s’il ne fabrique par exemple que des pioches ou des chaussures, c’est le troc il doit en effet les échanger contre des aliments.

Troc, échange, marché et monnaie, sont effectivement apparus lorsque la différenciation de la technique productive d’une part, et celle de la gamme des besoins et des consommations de l’autre, ont donné une grande importance à la production systématique des articles manufacturés. Il y a donc des marchandises avant qu’elles ne sortent des grandes usines de l’entrepreneur capitaliste les esclaves de l’Antiquité classique en produisaient pour que leur maître les vendent, et les libres artisans du Moyen Age en produisaient aussi mais en les vendant eux-mêmes.

Si nous remontons au clan communiste primitif, la seule chose que nous pouvons y trouver, c’est que, à côté de l’agriculture collective, sans droit personnel sur les produits alimentaires, il y avait quelques membres de la communauté qui étaient affectés au travail ouvrier mais ceux-ci étaient nourris sur le fonds de produits commun, et ils forgeaient la pioche qui devait remplacer celle qui était hors d’usage, quand c’était nécessaire, sans qu’il existe un droit de propriété personnel sur cette pioche (pas plus de la part du forgeron que de la part du piocheur).

Au moment où la propriété privée apparaît, s’appliquant aussi bien à la terre qu’à l’homme lui-même, la production agricole (qui comprend aussi l’élevage des animaux domestiques) continue de s’effectuer dans des formes multiples et se généralisant, sans intervention de l’échange et sans formation de marchandises.

Dans la petite culture familiale qui s’exerce désormais sur un domaine délimité, tous les membres de la famille en état de le faire travaillent, et les produits agricoles, accumulés selon des cycles déterminés, sont consommés par tous. Cette sorte d’économie vit à l’intérieur d’un îlot, parfaitement isolé de l’extérieur, comme cela a été dit à maintes reprises. Du point de vue économique, il n’y entre ou n’en sort aucune richesse ou valeur; du point de vue physique, il n’en sort aucun produit du travail, et il n’y entre que de l’énergie thermique fournie par le rayonnement solaire, laquelle est aussi apte à se transformer en énergie chimique dans la terre qu’en force musculaire chez les animaux et les hommes; elle peut également se transformer en connaissance collective d’organisation, que les sacristies de la culture appellent Pensée, en en faisant une vertu du moi – le seul outil qui, de par lui-même, ne sert à rien, ou, à la rigueur, pourrait servir de fumier, mais cela, nous dit-on, lui est interdit par sa nature « spirituelle ».

Supposons que dans notre îlot, ou compartiment étanche, il s’établisse un équilibre permanent, un état de régime, entre le nombre d’hommes et d’animaux, et l’étendue de la terre (le clan communiste, fort intelligent, ne faisait pas des enfants à tort et à travers, en fonction des démangeaisons existentielles du sujet), sans que la fertilité de celle-ci ne s’épuise. Dans ce cas, les recettes et les dépenses de la terre, si l’on considère ses cycles chimiques, s’équilibreront parfaitement le sol n’aura rien donné à la communauté vivante. Toute l’énergie incorporée, dans ses formes successives, devra prendre, à un stade déterminé du cycle, celle de l’énergie musculaire humaine, ou si l’on veut, de l’énergie organique le cerveau est en effet lui aussi un organe.

C’est donc à partir de cette situation d’une époque lointaine, et en ne tenant pas compte de la consommation de produits spontanés dont nous avons vu quel cas en faisait Lénine (nous savons bien que les indigènes parées de fleurs des îles de la félicité et de l’oisiveté, qui appartiennent à un ou deux archipels du Pacifique, viennent s’engager dans les studios de cinéma américains contre dollars sonnants et trébuchants), que l’on peut ouvrir la polémique les valeurs (pour le moment, valeurs d’usage et non pas d’échange), sont-elles engendrées par la Terre ou par le Travail ?

Les économies naturelles

La plus-value peut déjà exister dans des formes de production ignorant l’échange sur le marché mais fondées sur la propriété qui a fait son apparition. Nous appellerons, par souci de brièveté, économies naturelles les économies dans lesquelles il n’y a ni échange ni monnaie, mais seulement une circulation de produits matériels, ce qui n’exclut pas que soit déjà née la subdivision des membres de la société entre travailleurs et non travailleurs. Quand le vieil Adam Smith définit la rente foncière, bien qu’il soit poussé par le désir d’en expliquer l’aspect qu’elle a pris depuis longtemps dans l’Angleterre bourgeoise, à savoir une entrée d’argent pour le propriétaire juridique du sol, il inclut dans sa définition le concept de rapport naturel, et cette formule est acceptée par Marx, qui par ailleurs soumet beaucoup d’autres de ses formules à une sévère critique :
« Dès le moment où dans un pays le sol devient propriété privée, les propriétaires éprouvent, comme tous les hommes (il aurait même pu ajouter comme tous les animaux), le désir de récolter là où ils n’ont pas semé. En effet, ne vont-ils pas jusqu’à exiger que les produits naturels de leur terre leur fournissent une rente ? Ainsi le paysan est forcé d’abandonner au propriétaire foncier une partie de ce que son travail a produit et amassé. Cette partie, ou, ce qui revient au même, son prix, constitue la rente foncière ».

Le concept principal est donc une partie du produit – et le concept historiquement contingent et propre au mode de production capitaliste marchand : son prix en argent.

C’est ainsi que, enfermés dans un de ces îlots dont nous avons parlé plus haut, peuvent vivre, d’une part, un propriétaire d’esclaves et sa famille, qui non seulement récoltent ce qu’ils n’ont pas semé, mais font aussi récolter par d’autres (Mussolini n’était pas encore là pour battre le blé de ses propres mains) ce qu’ils bouffent, et d’autre part, les esclaves et les familles esclaves qui assurent tout le travail. Tous mangent les produits de la même terre, mais l’esclave-travailleur transforme par ses processus physiologiques musculaires, par exemple, quatre mille calories qui lui sont fournies par la centrale solaire, alors qu’il n’en consomme que deux mille. La plus-value n’est rien d’autre que cela, bien qu’elle ne soit pas encore mesurée en livres sterling mais en unités d’énergie. Et, quand les premiers économistes cherchent la valeur du travail humain, il se creuse alors immédiatement un abîme entre eux et nous, marxistes ils ne la mesurent pas en hommes-vapeur ou en calories (ce qui est parfaitement identique selon l’équivalence déterminée pour la première fois par Joule), mais ils la mesurent selon le prix du marché des subsistances qui suffisent à assurer l’existence de l’ouvrier. C’est ce que Petty a affirmé brutalement :
« La loi ne devrait accorder à l’ouvrier que la stricte quantité nécessaire à le faire subsister. Si on lui donnait le double, il ne fournirait plus que la moitié du travail dont il est capable et qu’il aurait effectué sans cela. Il en résulte donc pour le public (!) la perte de cette quantité de travail ».

Evidemment, le seul public qui intéresse les premiers (de même que les derniers) théoriciens du capitalisme est celui qui est composé par ceux qui récoltent là où d’autres ont semé.

En réalité, dans le mécanisme de la société féodale, le marché existe bien, mais il s’agit principalement d’un marché de produits manufacturés artisanaux, et tout à fait accessoirement d’un marché de produits agricoles. Il est vrai que, dans les villes peu développées de l’époque, la classe artisanale, ainsi que la classe peu nombreuse des fonctionnaires et des professions libérales, trouvent des lieux où acheter contre monnaie des aliments qui sont apportés par les paysans suburbains, mais il est vrai aussi qu’une partie de ces classes possède déjà quelques lopins de terre agricole transformée en propriété privée et dont elle retire les produits. Mais le rapport des deux classes fondamentales, travailleurs de la terre et nobles, n’est pas réglé de façon mercantile; et il en est de même pour l’ordre sacerdotal. Les paysans-serfs de la glèbe possèdent un petit champ dont le produit leur sert à se nourrir, mais, après l’avoir récolté, il leur faut soustraire de cette récolte une fraction qui doit être livrée en nature à la maison du seigneur, ainsi que le dixième qu’ils doivent livrer également sous forme de denrées à la paroisse. Le paysan-serf de la glèbe n’a aucun besoin de monnaie, pas plus que le seigneur et le prêtre. Bien entendu, au cours de la période du Moyen Age la plus proche de nous, on assiste aux premières accumulations monétaires qui se développent grâce au commerce et à l’usure, et le seigneur ne limite plus son activité monétaire à la traditionnelle bourse d’argent non compté que, dans les grandes occasions, il lance avec mépris à ses hommes de main, mais il commence à avoir une caisse, une administration et une cassette personnelle. La trame mercantile ne cesse de se tisser et de s’épaissir, mais le gros de la production agricole fonctionne sans qu’il y ait besoin d’y avoir recours.

Marx et ses études – qui ne sont pas de simples notes de lecture, mais des schémas lumineux de la nouvelle théorie révolutionnaire –, sur les économistes qui le précèdent, nous serviront de guide dans ce passage de l’économie naturelle à l’économie d’échange, où le protagoniste de la lutte sociale est la classe bourgeoise, et où les théories qu’elle-même élabore sur son développement présentent un immense intérêt en effet, on a là l’illustration criante de vérité de l’assertion selon laquelle la « conscience », même collective, n’est que le dernier élément d’une transformation historique, alors que, au contraire, c’est la base économique et le choc matériel des forces et des masses humaines en jeu qui sont la clef de sa détermination.

L’agriculture mercantile moderne

La forme que le capitalisme donne à l’agriculture est celle du marché, après qu’il a détaché de la terre, d’une part, le travailleur devenu « libre », et, d’autre part, le seigneur féodal, en supprimant le caractère inaliénable de son fief par la cession de ce dernier à ses créanciers bourgeois, ou par sa mise aux enchères auprès de leurs concurrents, ou, dans certains cas, par la vente, après lotissement, aux petits et moyens paysans.

C’est de cet immense processus que sont issues les formes variées d’exploitation de la production agricole, qui survivent encore aujourd’hui et qui accompagnent la puissante industrialisation moderne dans le domaine de la production d’objets manufacturés et de services divers.

Pour distinguer entre ces différentes formes, nous nous référerons principalement à la claire exposition scientifique des meilleurs auteurs, non sans avoir réaffirmé la prééminence de la méthode qui consiste à faire découler ces formes de l’histoire.

C’est en nous reportant encore une fois à l’étude « Propriété et Capital », parue dans « Prometeo », que nous rappellerons comment la bourgeoisie a remplacé les anciennes lois et investitures féodales par la pleine application du « droit romain » à la propriété privée du sot, tant pour sa protection que pour sa transmission héréditaire ou contractuelle. Nous ne reviendrons pas sur le fait qu’un même mécanisme législatif serve aussi bien au lopin de terre de la famille du petit paysan qu’à la propriété de milliers d’hectares, non plus que sur la signification de ce dispositif juridique.

C’est que, en effet, l’étude économique met en évidence, à la place du critère de propriété qui est purement juridique, le critère bien différent d’entreprise. Cette distinction essentielle fut mise en avant à l’époque où des communistes, dont l’horizon se bornait à un syndicalisme limité au cadre de l’usine moderne, montrèrent qu’ils n’avaient rien compris aux thèses agraires de l’Internationale de Moscou puisqu’ils les prirent pour des nouveautés elles n’ont d’ailleurs toujours pas été digérées par les quatre écoliers recalés aux examens qui constituent aujourd’hui le sanhédrin spécialisé dans ce domaine pour le communisme officiel de Moscou. Leur agitation creuse et démagogique a dégringolé jusqu’à en arriver aux positions – géniales à leur époque – des physiocrates, à savoir à la lutte pour la richesse-terre et pour le partage de la misère que constitue le titre de propriété.

Le manuel d’économie étudie donc l’anatomie de l’entreprise agricole, et non celle de la propriété, pour pouvoir développer la genèse de la rente. Néanmoins, les premiers économistes reconnurent quand même que, sans le soubassement juridique, la rente mercantile ne serait pas née :
« Le propriétaire ne reçoit rien, hormis le travail du cultivateur il en reçoit sa subsistance et ce qui lui sert à payer le travail de ses autres agents rémunérés… Le cultivateur n’a pas besoin du propriétaire foncier, ce sont les conventions humaines et les lois civiles qui le lui imposent » (Turgot, « Physiocrate »).

De Jérôme Blanqui (« Histoire de l’Économie politique », 1845), Marx cite ensuite cette définition de l’agriculture bourgeoise (aussi brillante que sa célèbre formule le capitalisme fait de la terre un article de commerce) :
« La propriété foncière sortit pour la première fois de son état de langueur dans lequel le système féodal l’avait maintenue pendant longtemps. Ce fut un véritable réveil pour l’agriculture. La terre était passée du régime de la mainmorte au régime de la circulation ».

Nous demanderons au manuel ce qu’est la mainmorte. En Italie, elle était, avant la loi qui l’a abolie, la seule forme féodale qui a fonctionné. Les biens de mainmorte sont les propriétés immobilières appartenant aux églises, aux couvents (c’est-à-dire aux ordres monastiques qui bénéficient de la rente, et non pas aux communautés de travail direct comme celles que préconisait la doctrine de Benoît), et aux autres institutions pieuses, propriétés qui ne sont ni aliénables ni transmissibles c’est pourquoi d’ailleurs elles payent un impôt spécifique qui remplace les taxes que la propriété libre normale verse au fisc lors des transferts de propriété consécutifs à une vente ou à une succession. A titre d’exemple, en Italie, en 1923–24, alors que les transferts portant sur la propriété de la terre en circulation procuraient au fisc des recettes de 500 millions, la mainmorte survivante (adjectif quelque peu abusif dans le cas présent) ne lui en fournissait que six millions. C’est bien la preuve qu’il y a autre chose à faire en Italie que d’extirper le féodalisme ! Mais poursuivons notre digression. Partant de ces taxes et de la périodicité moyenne des transferts de propriété, l’auteur calcule que la valeur du patrimoine immobilier italien s’élevait en 1924 à 120 milliards de lires pour ce qui concerne sa partie agricole privée (sur un total de 200 milliards). Nous allons comparer ce chiffre avec celui des bâtiments, qui devrait donc être de 80 milliards. Avant-guerre, il y avait en Italie 30 millions de pièces habitées; le nombre de pièces faisant partie des bâtiments non publics et affectés à toutes sortes d’activité, en plus de l’habitation, s’élevait presque au double, c’est-à-dire 50 millions; en monnaie de cette époque, une pièce valait, en faisant la moyenne entre les pièces des villes et celles de la campagne, trois mille lires, ce qui nous donne 150 milliards. Cela voudrait dire que nous devrions déduire en plus du total les sols et les bâtiments; mais la véritable raison, comme le texte nous en avertit, réside dans la sous-estimation des valeurs déclarées par les contribuables, même après vérification. La valeur du patrimoine foncier agricole en 1924 peut donc être portée aussi à 150 milliards, qui représenteraient aujourd’hui environ 8 000 milliards. La rente foncière de toutes les terres d’Italie, concentrées ou morcelées, s’élève aujourd’hui à environ 400 milliards par an. Le revenu national total a déjà atteint les 10 000 milliards la lutte pour le partage de la rente foncière ne concerne donc que les 2,5 % de l’économie du pays. Mais une grande partie des terres a déjà été morcelée à combien s’élève donc la rente des barons, ainsi que nous nous le demandions ailleurs ? Sur 45 millions d’Italiens, nous avons plus de 8 millions de propriétaires immobiliers; on sait bien que la statistique relative à la grandeur des propriétés est une affaire embrouillée quoi qu’il en soit, les difficultés de cet heureux peuple n’incombent que pour pas plus de 0,5 % à ces barons fantomatiques. A entendre les fanfaronnades de « L’Unità », il lui en coûte bien plus en cotisations et souscriptions pour le parti communiste officiel – lui qui l’entube vraiment.

Le bilan de l’entreprise

Avant d’aller plus loin, encore un tout petit peu de leçon.
« La terre cultivée se divise d’abord en propriétés, dont chacune peut comprendre une ou plusieurs entreprises ou exploitations, alors que le contraire se produit rarement (mais peut quand même se produire une grande exploitation sur plusieurs petites propriétés). On entend par propriété ou domaine l’ensemble des terres proches, ou pas très éloignées les unes des autres, qui appartiennent à une seule personne physique ou juridique; et par entreprise agricole, ferme ou unité d’exploitation, la terre cultivée qui est exploitée par un seul entrepreneur, qu’il soit propriétaire, emphytéote, fermier ou métayer ».

En conséquence (nous nous répétons, mais c’est une habitude chez nous), la question de la petite ou de la grande culture doit être mise en rapport avec la taille de l’entreprise et non avec la taille de la propriété, avec ce que Lénine appelle le monopole d’entreprise et non avec le monopole de propriété de la terre. Abolir le second peut constituer un programme bourgeois qui signifierait, après avoir mis la terre en circulation en la libérant des droits de la seigneurie féodale, la retirer du marché et l’attribuer au domaine de l’État. Mais abolir le monopole d’entreprise ne peut se faire qu’en l’abolissant en même temps pour la terre et les usines, et il s’agit donc d’une tâche révolutionnaire et communiste.

Puisque la définition du latifundium est très grande propriété, petites entreprises, son morcellement ne touche ni au monopole juridique, ni au monopole d’organisation; et il ne constitue ni un programme socialiste, ni même un programme bourgeois avancé il s’agit donc d’une proposition bancale qui ne concerne que les affairistes et les songe-creux, rien de plus.

Mais venons-en à l’analyse générale des différentes parties du bilan de l’exploitation agricole, ce qui revient à définir les revenus des différents éléments sociaux qui y participent, et à étudier les diverses formes de leur combinaison dans l’économie actuelle.

L’actif, ou les entrées, c’est ce qui est fourni par la production brute, ou produit brut, qui, vendue au prix du marché, nous donne le montant en argent de la rente brute ou revenu brut. Arrêtons-nous un instant pour établir que, quantitativement, la rente est la même chose que le revenu, mais que nous utiliserons le premier terme pour désigner ce que rapporte un fonds, et le second pour désigner ce que reçoit un propriétaire, ou tout autre personne qui a un titre de propriété sur une entreprise.

Ainsi, la seule entrée d’argent dans la caisse de la ferme provient du prix de toutes les denrées produites dans l’année, apportées au marché et vendues.

Toutes les sorties d’argent doivent être soustraites de ce montant. Il faut évaluer tout ce que la production matérielle a consommé totalement ou partiellement, à savoir le capital d’exploitation. L’économie officielle le divise en capital fixe (bâtiments, machines, bétail, etc.) et en capital circulant (semences, engrais, fourrages, plants, etc.) la distinction tient au fait que le premier subit une consommation partielle, et le second une consommation totale. Il faut donc compter dans les dépenses annuelles de l’exploitation une partie (l’amortissement) du capital fixe, qui en assure la conservation, et la totalité du capital circulant. Le terme de capital fixe a une tout autre signification dans l’économie marxiste par conséquent, il vaut mieux se servir du terme de capital constant, qui comprendra, selon la terminologie marxiste, la totalité du capital circulant et la partie consommée de ce que les bourgeois définissent comme le capital fixe.

Une fois déduits, en tant que sorties, le capital circulant et l’amortissement annuel, la liste des dépenses n’est pas close. Bâtiments, machines, etc., en plus de l’amortissement, qui représente une mise en réserve destinée à leur renouvellement, requièrent un entretien annuel.

Lorsque l’entreprise est sagement administrée, il faut également mettre en réserve une autre fraction de valeur afin de couvrir les risques auxquels les installations sont soumises, et donc une quote-part pour l’assurance.

L’entreprise agricole doit en outre faire face à diverses autres dépenses si elle a du personnel administratif; elle doit également payer des impôts (sur le profit, sur le revenu dit agricole) et des cotisations aux assurances sociales pour son personnel; mais il ne faut pas prendre ici en compte l’impôt foncier qui frappe le propriétaire, ou du moins le revenu imposable du propriétaire. Nous appelons tout ceci les frais généraux !

Ce n’est pas tout. Si l’entrepreneur ne possède pas de capital liquide et s’il l’emprunte, par exemple, à la banque, afin de se faire avancer le montant annuel de toutes ces dépenses, il devra payer un intérêt correspondant sur le capital d’exploitation annuel.

Maintenant, venons-en à ce qui va aux personnes qui sont concernées par cette affaire. L’entrepreneur fait travailler des journaliers et des ouvriers agricoles, et il leur verse annuellement une certaine somme de salaires. Pour l’économie vulgaire, cette somme constitue une partie des dépenses, alors que pour les marxistes il s’agit du capital variable.

L’entrepreneur, ensuite, déploie toute son activité en vue d’un gain, et il lui reste donc un profit d’entreprise. Ici, nous nous excusons auprès de notre auteur de réfuter son affirmation selon laquelle cette partie représenterait la rémunération du travail intellectuel du dirigeant. Tout au plus pourrait-on trouver dans ce profit deux composantes, en l’affectant pour partie, s’il y a des techniciens agricoles attachés à l’entreprise, à leurs salaires et traitements, et pour le reste, au pur profit d’entreprise.

Si nous étions en train d’analyser une entreprise manufacturière, nous en aurions fini, c’est-à-dire nous aurions épuisé la liste des dépenses qui correspondent au revenu qui a été réalisé, au tout début, par la vente des produits. Mais s’agissant de terre agricole, et en vertu du code napoléonien, il faut encore accepter comme légitime un revenu verse au propriétaire juridique, à savoir sa rente foncière nette.

Si nous avions utilisé des symboles, sous forme de lettres, nous aurions vite fait de résumer tout cela, mais certains nous auraient alors considérés avec quelque indulgence comme (pouah !) des théoriciens.

Servons-nous donc de la façon de parler populaire (si propre à entuber le peuple souverain), en cherchant tout de même à être exacts.

Ce qui entre : la rente brute, c’est-à-dire le produit de la vente de la production annuelle brute au prix du marché.

Ce qui sort : 1) l’amortissement du capital fixe – 2) son entretien – 3) le capital circulant annuel – 4) l’assurance contre les risques - 5) le montant des frais généraux – 6) l’intérêt sur l’avance annuelle de capital – 7) le montant des salaires qui vont aux travailleurs agricoles – 8) le profit qui va à l’entrepreneur.

Ce qui reste : (une fois payé ce qui précède) une différence positive qui représente la rente foncière et qui va au propriétaire de la terre.

Dramatis personae

Et maintenant, les symboles et les chiffres se retirent de la scène pour y laisser la place aux personnages vivants.

Le propriétaire foncier, même s’il est en train de passer du bon temps en ville, reçoit la rente foncière nette. Au cas où une partie du capital technique lui appartient, il touche également une partie de l’intérêt !

Le propriétaire-exploitant direct reçoit tout à la fois la rente, le profit et l’intérêt.

Le fermier capitaliste reçoit le profit et aussi une partie de l’intérêt.

Le fermier-travailleur (colon) reçoit à la fois le profit et le salaire.

Le propriétaire-travailleur (petit paysan) cumule la rente foncière, le profit et le salaire.

L’ouvrier agricole, journalier ou engagé à l’année, reçoit seulement le salaire.

Mais il faut faire immédiatement observer que le seul aspect juridique de ce qui revient à chacun n’épuise en rien la réalité du rapport économique et de classe.

En règle générale, quand le propriétaire a donné son fonds en location à l’entrepreneur agricole, il est certain de toucher la rente foncière qui lui revient, soit parce qu’il a à sa disposition un recours légal pour l’exiger, soit parce que, comme c’est souvent le cas, il détient une caution. Le profit capitaliste de l’entrepreneur n’en est pas moins assuré, puisqu’il lui est garanti, comme pour tout industriel, par la possession du produit, source des rentrées, sur lequel sera imputé l’ensemble des dépenses : sauf cas exceptionnels ou situations de crise sur les marchés, il procure un excédent sur les dépenses. Le paiement du salaire au travailleur par le patron est également garanti par la loi.

Mais dans les formes mixtes, il en va autrement. Le fermier-travailleur est contraint par la loi de payer son fermage au propriétaire foncier, et s’il a comme garantie le produit brut de son exploitation, son produit net, lui, peut s’avérer très insuffisant pour assurer sa part de profit, et même être inférieur au salaire qui lui revient, sans qu’il puisse se rattraper sur personne.

Le propriétaire-travailleur devrait quant à lui cumuler rente, profit et salaire, mais, en réalité, si les impôts et les intérêts de ses dettes le submergent, il peut lui arriver, sans qu’il puisse disposer d’aucun recours, que son produit soit insuffisant, que les parts de rente et de profit figurant dans l’analyse théorique disparaissent, et même qu’il travaille pour un salaire inférieur à la moyenne, trimant ainsi au profit de l’État, de la banque, de l’usurier ou du conseiller légal.

A partir de cette présentation fondée sur les faits, qui est évidente pour les différentes orientations sociologiques, il est donc incontestable que, dans l’agriculture, ne serait–ce que sous l’aspect, dirions-nous, purement comptable, les formes mixtes sont les plus misérables et les plus appropriées pour requérir des efforts de travail excessifs par rapport à leur rémunération.

Et voilà que de soi-disant marxistes viennent faire campagne pour augmenter le nombre de petits propriétaires, de petits fermiers et métayers, afin d’en empêcher la prolétarisation ! L’attitude de ces gens-là s’explique en réalité par leur objectif d’éviter qu’ils ne deviennent des révolutionnaires et, pour les démasquer, il suffit d’apporter la preuve qu’ils en font ainsi des gueux bien plus exploités que les travailleurs salariés. Au lieu d’élever le « peuple » au-dessus du prolétariat, ce qu’ils prétendent faire en faisant appel au premier plutôt qu’au seul second, ils l’abaissent non seulement socialement, intellectuellement et politiquement, mais aussi en réalité économiquement.

Parenthèse lexicale

Étant donné que nous sommes un parti et non une académie, il n’est ni possible ni utile d’échapper à des interférences entre les différents modes de traitement des questions : exposés écrits ou oraux, articles unitaires ou périodiques (et la périodicité régulière est gravement compromise par la modestie de nos ressources, notre misère matérielle n’étant pas moindre que celle du travailleur « autonome », qui n’exploite personne et qui n’est au service de personne).

Ayant parlé de capital, de salaire et de profit, termes qui reviennent sans cesse dans l’économie marxiste appliquée aux entreprises capitalistes en général, et pas seulement aux entreprises agricoles, il nous faut (en même temps) répéter des choses déjà dites dans « Propriété et Capital », et dans le Tome 1, déjà paru, des « Éléments d’Économie marxiste », et anticiper sur des choses qui seront dites dans les Tomes II et III, à paraître, de cet opuscule.

Nous nous limiterons donc ici (et, en effet, l’étude de la rente foncière ne fait que conduire progressivement à la doctrine générale de la plus-value, ainsi qu’on le constate chez Marx) aux seuls éclaircissements indispensables pour ne pas se tromper dans l’emploi des termes, et pour éviter des rapprochements ou des dissociations erronés entre des énonciations qui relèvent des différents chapitres de la théorie auxquels nous devons nous référer, sans qu’il nous soit possible d’apporter une solution simple à ce problème en renvoyant le lecteur àdes pandectes ou des digestes systématiques du marxisme, que même les richissimes instituts de divers bords sont incapables de réaliser.

De même que l’on met en parallèle la rente immobilière avec le profit d’entreprise et l’intérêt financier, on considère habituellement que la terre, l’usine avec ses machines, et l’argent liquide, se situent sur le même plan en tant que capital « patrimonial » de leur détenteur.

Ce sont en effet tous les trois des moyens de la forme actuelle de production, et ils sont tous assujettis par la législation en vigueur au monopole de propriété. Mais la question est bien plus complexe à partir du moment ou on y introduit deux critères fondamentaux : le processus historique et les rapports de classe.

L’entreprise agricole a besoin du concours du capital-terre, du capital technique et du capital-argent. Il semble que, quantitativement, le rapport entre l’intérêt et le capital-argent coïncide en gros avec le rapport entre la rente et la valeur immobilière : mais il ne faut pas aller trop vite, même quantitativement, pour le faire coïncider avec le rapport entre le profit industriel et le capital-machines, qui est souvent bien plus élevé.

Rappelons les termes de Marx, et appliquons-les à l’entreprise décrite ci-dessus.

Pour Marx, le coût d’un domaine foncier ou d’un atelier de machines, ou même une somme d’argent, ne constituent pas un capital. Son point de départ, c’est d’assimiler le capital à une masse de marchandises, de produits du travail humain. La valeur tirée de ces marchandises se divise en trois parties. La première est le capital constant, c’est-à-dire ce que l’entrepreneur, à qui les marchandises appartiennent et qui les vend, a dépensé pour les matières premières, l’usure de l’installation et autres frais généraux. La seconde est le capital variable, c’est-à-dire ce qui a été dépensé en salaires verses aux travailleurs. Et la troisième est la plus-value, c’est-à-dire la marge bénéficiaire qui revient à l’entrepreneur.

La somme de ces trois parties constitue le capital « d’arrivée », c’est-à-dire la valeur qui est entre les mains de l’entrepreneur lorsque le cycle de production est terminé, quelle que soit la durée de celui-ci.

Eh bien, quel était le capital constant de notre entreprise ? On le reconnaît (que le lecteur veuille bien faire preuve de patience et d’attention) dans les première, deuxième, troisième, quatrième et cinquième parties des avances (dépenses, sorties) amortissement des installations; leur entretien; capital « circulant », ou matières premières; assurances; frais généraux. Tout ceci est constant dans la mesure où, après que ces dépenses ont été effectuées, elles sont reconstituées, à l’identique de ce qu’elles étaient Initialement, au départ du nouveau cycle productif (qui, en agriculture, n’est lié qu’à l’année solaire).

Quel est le capital variable ? Seulement la septième partie : les salaires (et éventuellement les traitements).

Quelle est la plus-value ? La somme de trois parties : la sixième : les intérêts; la huitième : le profit d’entreprise; et la dernière : la rente foncière nette.

Quelle est la somme des trois termes capital constant, capital variable et plus-value, c’est-à-dire le capital final prêt pour un nouvel emploi ? C’est clair toute la valeur de la production en denrées, qu’en économie rurale on appelle la rente foncière brute. Pour eux, c’est une rente brute, pour nous, c’est du capital.

Par conséquent, le capital tel qu’il est décomposé par Marx est une chose bien différente de la valeur du patrimoine-terre, et du capital-installations (fixe).

Dans le cas d’une entreprise industrielle normale, nous appelons capital, dans un cycle donné, la somme des produits, ce que la comptabilité de l’entreprise désigne par le chiffre d’affaires, c’est-à-dire ses entrées brutes, ses produits d’exploitation Nous n’appelons pas capital la valeur estimée (ou valeur d’inventaire) des installations, des machines et des stocks, ni la différence entre cette valeur augmentée des apports des actionnaires et le capital actionnaire lui-même nominal ou réel, qui est calculée dans les bilans prescrits par la loi.

C’est d’autant plus vrai que la valeur vénale de l’entreprise ne dépend pas de la somme des valeurs estimées ou valeurs d’inventaire, mais de sa capacité à engendrer un produit brut et, sur ce produit brut, une marge bénéficiaire nette, qui peut donc être de beaucoup supérieure à cette somme, et même à la somme des droits des actionnaires, là où il y en a.

Si nous poursuivions maintenant l’analyse de tout cela, nous en arriverions à la distinction fondamentale, que nous avons traitée entre autres dans « Dialogue avec Staline », entre les taux de rente, d’intérêt, de profit, et le taux de plus-value. La plus-value est la somme de ces trois éléments qui sont soustraits à la valeur produite; mais puisque eux la mettent en rapport avec la valeur des installations, et nous, avec la valeur vivante de transformation, la loi de la baisse de ces taux n’empêche nullement que la plus-value ne cesse de s’accroître de manière gigantesque, que ce soit en valeur absolue ou relative.

Il nous suffit ici de dire, pour illustrer quelque peu cela avec des chiffres, qu’un fonds d’une valeur vénale d’un million peut rapporter une rente brute d’environ 10 % et une rente nette d’environ 5 %, soit 100 000 et 50 000. Si, sur la différence de 50 000 entre les deux rentes, qui représente les dépenses annuelles, on a 20 000 de salaires, le taux de plus-value (rente nette sur salaires) est de 250 %. Dans un secteur industriel donné, avec les mêmes chiffres d’entrées et de sorties, c’est-à-dire avec 100 000 lires de chiffre d’affaires annuel et 50 000 de dépenses, la valeur des installations peut facilement n’être que de 500 000 : dans ce cas, l’économiste vulgaire trouve pour ce fonds un taux de profit de 10 % (le double), alors que pour nous, le taux de plus-value précédemment calculé restera inchangé.

Intérêt et rente

Renvoyant donc à des exposés ultérieurs le problème du profit d’entreprise qui concerne également les sociétés par actions, et les entreprises para-étatiques et étatiques, nous retournons à l’époque où les économistes du capitalisme en voie de développement n’étaient pas frappés par cet aspect-là de la plus-value, mais par les aspects historiques de la rente foncière et de l’intérêt, qu’on qualifiait alors ouvertement d’usuraire.

Telle est la voie que Marx lui-même emprunte pour parvenir à la compréhension du capitalisme. Si l’on prend comme lui la bonne direction, il est facile d’arriver au terme de ce long chemin le capital se contentera d’un taux de profit moindre, il tolérera une élévation du niveau de vie des travailleurs, et on aura aussi, malgré cela, la preuve, non pas tant de l’augmentation continuelle de la plus-value extorquée, ce qui ne constituerait qu’un résultat platonique, mais surtout de la menace de la catastrophe révolutionnaire.

Il semble parfaitement compréhensible aux premiers chercheurs que la propriété de la terre comporte une rente, étant donné que la terre produit des fruits; il leur faut faire un effort plus important pour comprendre qu’une somme d’argent prêtée produise un intérêt, lis sont encore bien loin de comprendre que, dans les deux cas, l’explication ne sera trouvée que lorsqu’on établira l’origine des valeurs dans le travail des hommes, et que ni la terre ni l’argent ne peuvent être comparés aux chocolats purgatifs (« Dormez et Klingax fera le reste ! »), et par suite non plus les machines, mais qu’il faut trouver dans le conglomérat social les malheureux qui resteront éveillés pendant que vous dormirez.

Lorsque le lecteur s’appelle Karl Marx, il trouve des choses vraiment intéressantes chez Petty. Écrivant en 1679, il est le premier à découvrir que la valeur d’une marchandise, qu’il appelle son prix naturel, est déterminée par la quantité de travail moyen qu’elle contient. Et il est bien vite confronté aux problèmes qui se résument dans celui de la plus-value : à savoir les entrées – le revenu – de ceux qui ne fournissent pas de travail.

« Mais avant de nous étendre sur la rente, cherchons à en expliquer la nature mystérieuse, tant en ce qui concerne l’argent, dont nous désignerons la rente par le terme d’intérêt, qu’en ce qui concerne les biens fonciers et immobiliers ».

Contrairement aux physiocrates français pour lesquels la rente foncière est la seule source de plus-value (dans la mesure où la production manufacturière, selon eux, n’augmente pas la richesse mais ne fait que la transformer, en aboutissant à un équilibre des valeurs qui fait vivre les classes « stériles », industriels et ouvriers), Petty a franchi le pas consistant à se rendre compte de l’existence d’une seconde forme de plus-value dans l’intérêt.

Il suppose que, sur une terre donnée, un homme seul fasse lui-même tous les travaux nécessaires, labourages, semailles, récoltes, battages, etc., qu’il conserve les semences pour l’année suivante, et qu’il déduise de la récolte ce qu’il lui suffit pour vivre le blé qui lui reste constitue la véritable rente foncière naturelle. Ou mieux, elle sera la moyenne du sur-produit ainsi obtenu sur une période de sept ans.

Pour Marx, cela revient à définir la rente comme un sur-travail du producteur, compte tenu du travail qui correspond au salaire et à la reconstitution du capital, au lieu de : un simple excédent du travail employé par rapport au travail nécessaire (et donc, c’est ainsi que nous, les marxistes, la définissons). Définition synthétique certes, mais qui a le mérite d’être énoncée. Un excédent donc de blé produit par rapport à la quantité moindre que ce paysan unique aurait dû produire dans le seul but de la manger. Les paroles sont de Petty, mais la musique est de Marx.

Ensuite, Petty veut exprimer cette rente en argent anglais, c’est-à-dire consulter le compte courant de ce Robinson Crusoë à la Banque d’Angleterre. En cela, il fait preuve d’une belle sagacité. En monnaie, dit-il, cette rente correspondra à la quantité de métaux précieux, par exemple d’argent, qu’un mineur pourra extraire d’une mine durant le même laps de temps, après avoir déduit de cette quantité celle qu’il devra dépenser pour vivre, en réduisant sa consommation au minimum indispensable : autrement dit, c’est l’économie maximale que peut réaliser le travailleur salarié en s’alimentant de la façon la plus frugale. Dans le langage de Marx, cela signifie supposer que la rente est égale à toute la plus-value, profit compris. Après avoir trouvé le fruit, à savoir après avoir calculé la rente annuelle en argent, Petty, avec un « nouveau trait de génie », veut trouver la valeur commerciale de la terre (l’édition française donne une mauvaise traduction de ce dernier terme en disant : du pays).

En fait il dit : la valeur naturelle du sol dont la vente est libre. Eh bien, son procédé est vraiment original. Il se demande combien d’annuités de rente peut valoir le terrain, c’est-à-dire quel sera le prix que l’acheteur est disposé à payer en monnaie courante pour ce terrain. Il dit que cela correspond à la durée de vie sur laquelle peuvent compter vivre ensemble un homme de 50 ans, un de 28 et un enfant, c’est-à-dire le grand-père, le père et le fils, et il n’est pas utile de prendre en considération une descendance plus lointaine et non encore née. Chacune de ces trois vies est évaluée en Angleterre à 21 ans (Petty nous donne en réalité comme différences entre les générations : 22 et 23) et donc la terre vaut 21 annuités de rente.

Marx observe que ce procédé équivaut à la technique de la « capitalisation » des économistes ordinaires : 21 ou 20 rentes sont équivalentes à un taux annuel de 5 %, c’est-à-dire que l’acheteur a calculé que la terre lui rapportera autant que son argent placé à un taux d’intérêt de 5 % par an. Petty veut partir de la rente comme forme-mère de la plus-value, mais en raisonnant ainsi il en déduit en réalité que la rente n’est qu’un dérivé de la forme intérêt.

Le raisonnement de Petty est d’autant plus intéressant qu’il pourrait servir à établir un lien général entre la prolongation de la vie des générations dans le monde moderne et la baisse du taux de profit. Nous pouvons évaluer aujourd’hui la durée d’une génération à 30 et non à 21 ans, et Staline, qui tenait tant à Voronoff (même si ce fut avec un maigre succès[1]), en aurait revendiqué au moins 35 pour le « pays du socialisme ». Pourquoi, dans ces conditions, nier la baisse du taux de profit de 5 à 3 % en trois siècles ?

Mais Petty ne répond pas à l’objection que Marx lui adresse par ailleurs, à savoir que, une fois les 21 rentes annuelles consommées, la valeur vénale de la terre de notre exemple continuera à exister pour 21 autres années ou pour une vente au même prix. Cela, le droit l’exprime par le caractère héréditaire de la terre, sans limites de générations.

Pour réfuter Petty, il est nécessaire de se servir d’une petite formule de calcul intégral. C’est pourquoi, afin d’éviter qu’on ne crie au scandale, nous préférons raconter une petite histoire.

La petite bonne et le calcul intégral

Quand, âgé tout au plus de dix ans, j'étais élève à l’école primaire, je possédais à fond les quatre opérations arithmétiques, mais la bonne de la maison me mettait continuellement dans l’embarras. « Je suis analphabète, disait-elle, mais vous qui êtes instruit, calculez-moi combien je dois avoir économisé pour que je puisse m'arrêter de travailler tout en ayant l’assurance de toucher une lire par jour » (je vois d’ici les insinuations qu’on ne manquera pas de faire sur mon âge : jusqu’en 1916, on pouvait vivre avec une lire par jour, trois ou quatre cents d’aujourd’hui – il doit avoir au moins cinquante ans). Du haut de ma culture, je lui répondais avec mépris : « Idiote ! Pour que je fasse un pareil calcul, il faut que tu me dises l’année où tu mourras ». Elle me regardait avec compassion et, en faisant des efforts énormes, elle essayait de m'expliquer que la détermination de cette date n’était pas nécessaire (elle comptait à l’évidence vivre plus longtemps que les 21 misérables années de Petty). Si je sortis battu de cette longue lutte, c’est parce que la bonne se servait du calcul intégral, et moi non.

La donnée indispensable au calcul n’était pas l’espérance de vie de cette femme, mais le taux d’intérêt : non seulement son pécule lui aurait suffi même si elle avait vécu aussi longtemps que Mathusalem, mais il lui aurait certainement survécu (dévaluations mises à part !).

Si elle est placée à intérêt au taux de 5 %, une somme d’une lire devient, au bout d’un an, (vous en savez quand même autant qu’une pauvre illettrée du, j'allais dire du siècle dernier), une lire et un sou. Et si, à l’inverse, je veux percevoir dans un an une somme d’une lire, il me suffira de mettre de côté aujourd’hui (à la banque) 95 centimes (environ).

Par conséquent, une lire d’aujourd’hui vaut une lire; une lire de l’année prochaine vaut aujourd’hui 0,95; une lire dans deux ans, un peu plus de 0,90 (environ !). N’en déduisez surtout pas qu’une lire dans 10 ans vaudra une demi-lire d’aujourd’hui; elle vaut, « en valeur actualisée », 61 centimes; et une lire dans 20 ans ne vaut pas zéro mais 38 centimes.

Je suis arrivé à comprendre ce calcul lorsque j'ai appris, en plus des quatre opérations classiques, à me servir des puissances : croyez-moi sur parole, si vous le voulez bien.

Le problème est donc le suivant : combien dois-je « inscrire au budget » pour obtenir la somme des valeurs actuelles de ces rentes futures, toutes égales, mais à des dates de perception qui s’éloignent progressivement dans le temps ? Combien d’années ? Toutes les années jusqu’à la fin… du capitalisme.

Ici, nous pourrions passer du calcul infinitésimal aux concepts einsteiniens de la relativité qui donnent une mesure à l’infinité de l’espace et du temps – mais restons-en aux économistes bourgeois pour lesquels la rente est « perpétuelle » et le nombre d’années à prendre en considération dans le calcul infini.

Il suffit alors que je fasse l’addition suivante : une lire, plus 0,95, plus, plus, plus… 0,61, plus… 0,38, plus, plus, plus… je sais que la longueur des « Fili » inspire le respect, mais les plus ne contiendraient pas dans le journal tout entier. Les termes de l’addition diminuent, diminuent, mais ils ne finissent jamais. Le mot d’intégration, qui sonne de façon amphigourique (que peut donc vouloir dire amphigourique ? c’est là l’occasion pour vous de le comprendre), ne signifie rien d’autre qu’addition. Je ne vais pas vous l’expliquer en fin d’article, mais je vais vous la faire comprendre à l’aide d’une petite histoire. Au camp de relégation de Ponza, il y avait un camarade de valeur, toujours actif, qui niait qu’une somme de termes en nombre infini puisse donner un total fini; c’est en vain qu’on mobilisait pour lui prouver cela le philosophe Zénon, Achille et son combat contre la tortue : pour lui, Achille ne pouvait pas rejoindre la tortue.

Eh bien, cette somme est précisément de vingt lires. En intégrant l’expression de la valeur actuelle des rentes futures, constantes et en nombre infini, au taux de 5 %, on obtient un capital égal à vingt fois la rente. Quand on a trouvé le nœud de la question, la petite règle devient facile, et n’importe quel usurier la connaît. On trouve le capital en divisant la rente par le taux d’intérêt une lire divisée par 5 centimes est égale à vingt. N’est-ce pas difficile ? Vingt sous dans une lire.

La petite bonne devait, pour jouir de 365 lires par an, avoir accumulé 7 300 lires (ou avoir extrait de la mine une pépite de deux kilogrammes, à 3,60 lires le gramme).

Après tout, Petty n’était pas bête du tout. Et pas ennuyeux non plus.

Notes :
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  1. Serge Voronoff : chirurgien russe, naturalisé français (directeur depuis 1917 de l’institut de Clinique Expérimentale du Collège de France) introduit le 12. 01. 1920 l’opération pour obtenir le rajeunissement de l’organisme humain par le moyen de la greffe de glandes prises sur le chimpanzé. Sur ce sujet, Voronoff écrivit : « Vivre, étude des moyens de réaliser l’énergie vitale et prolonger la vie ». Paris 1920. [⤒]


Source : « Il Programma Comunista » Nr. 22, 04 – 18 décembre 1953.

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