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MARXISME ET SCIENCE BOURGEOISE


Content :

Marxisme et science bourgeoise
L’objectivité scientifique
Illustration sur quelques branches scientifique
1) La physique
2) La médecine
3) La diététique
Les contradictions de la science bourgeoise
L’obscurantisme scientiste
La science du prolétariat
Notes
Source


[Exposé présenté à la réunion générale du parti des 6–7 avril 1968 à Turin]

Marxisme et science bourgeoise

Nous n’avons pas l’intention de développer dans ce bref exposé la théorie générale de la connaissance qui est partie intégrante de notre doctrine. Cette question importante devra être traitée une autre fois, à partir de nos textes classiques et en particulier l’« Anti-Dühring » aussi bien que du travail qui a déjà été fait sur cette base. Aujourd’hui nous parlerons seulement d’un aspect particulier et limité de cette question philosophique : la position du marxisme face à la science bourgeoise.

Il est bien évident que pour ce faire, nous nous appuyons sur la vision fondamentale du matérialisme dialectique qui comprend le monde comme un processus historique, rejette toutes les catégories immuables et a priori et cherche à saisir les phénomènes naturels et humains dans leur devenir. Cette méthode s’oppose radicalement à celle de la philosophie classique qui prétendait découvrir par l’entendement les principes de l’Être, pour ensuite les appliquer au monde tant inorganique qu’organique et humain. Engels critique impitoyablement cet idéalisme qui considère les Principes comme des entités absolues, des catégories de l’Esprit, alors que les principes qu’effectivement nous pouvons trouver sont en réalité extraits, abstraits du monde matériel. C’est bien pourquoi nous pouvons les lui appliquer; même les mathématiques, que certains considèrent comme de purs jeux de l’esprit, ne sont applicables au monde que parce que c’est du monde que nous les avons tirées.

Il y a plus : non seulement tous nos principes sont abstraits du monde, mais notre capacité d’abstraction, notre faculté de construire des représentations abstraites et d’étudier leurs rapports, en un mot notre raison, n’est pas une donnée a priori, mais bel et bien le produit de cette activité d’abstraction. C’est pourquoi il est absurde de se demander si les lois de l’univers concordent avec les « lois de la raison » : il n’y a pas de « lois de la raison » a priori et immuables, notre raison et ses lois sont un produit du monde et de notre activité dans le monde; elles traduisent notre effort pour comprendre, représenter et maîtriser les phénomènes du monde.

Il s’ensuit que la raison n’a rien de stable; tout comme l’homme entier, elle se modifie au fur et à mesure que se modifient les conditions d’existence, les besoins, les activités et les connaissances de l’espèce humaine. Des choses qui étaient « rationnelles » hier ne le sont plus aujourd’hui et réciproquement; de même, dans une société divisée en classes antagoniques, chacune d’elles possède sa propre « rationalité ».

Rejetant tout a priori, Dieu, Homme ou Raison, dénonçant la quête vaine de Principes de l’Être ou de Lois de l’Esprit, Engels proclame la fin de la Philosophie : ce dont nous avons besoin, ce sont des connaissances positives du monde.

Et voici que la Science se dresse, fière et altière, pour déclarer : Vous l’avez dit, il faut des connaissances positives; eh bien, Je suis cette Connaissance positive, alors inclinez-vous devant Moi !

Or nous contestons à la science actuelle ce caractère de science tout court, de connaissance humaine en général. Alors qu’elle se prétend Vérité, sinon éternelle du moins objective et au-dessus des classes, nous dénonçons son caractère de classe, nous la qualifions de science bourgeoise. C’est cet aspect et ses conséquences que nous voulons étudier ici.

L’objectivité scientifique

La première question que nous devons élucider, c’est justement celle de l’objectivité de la science; il nous faut préciser en quel sens nous pouvons lui reconnaître l’objectivité, et comment elle peut être science de classe tout en étant objective.

Il faut rappeler tout d’abord que toute connaissance est connaissance de quelqu’un. Pour avoir une valeur quelconque elle doit certes être connaissance d’une propriété réelle du monde, mais cela ne signifie nullement qu’elle soit indépendante du sujet connaissant. Ainsi, Engels raillait Dühring qui, affirmant la Souveraineté de la Connaissance, prétendait que la mathématique des habitants des autres corps célestes ne saurait être différente de la nôtre; Dühring ignorait aussi bien le développement historique des mathématiques, que l’origine expérimentale des axiomes mathématiques (Les mathématiciens sérieux se rendent compte eux-mêmes que leurs axiomes ne tombent pas du ciel; l’un d’eux s’est amusé, un jour, à chercher ce que devraient être les axiomes géométriques des poissons, si les pauvres poissons étaient capables de faire de la géométrie théorique). Ici aussi il faut se débarrasser des entités idéales, le Savoir, la Connaissance, la Science, que l’idéaliste situe quelque part hors du monde et qu’il essaie vainement d’attraper. En réalité, ce que nous désignons improprement par ces substantifs n’est rien d’autre que la forme théorique et abstraite de l’activité. Elle présente donc les mêmes caractères que cette activité, qui est une relation entre celui qui agit et ce sur quoi il agit, une relation qui dépend de leurs propriétés respectives tout en les modifiant.

Nous nous intéressons ici à la connaissance humaine, par opposition non pas à la science des habitants des autres corps célestes (que, comme disait Engels, nous n’avons pas l’honneur de connaître) mais à celle des animaux qui ont aussi leurs activités et leurs connaissances. Or l’activité fondamentale de l’homme est l’activité productive : il ne faudra pas s’étonner de retrouver dans la science de la société capitaliste toutes les contradictions du mode capitaliste de production. Nous reviendrons sur ce point plus loin.

Aspect abstrait de l’activité, la science cherche d’abord à prévoir les phénomènes naturels qui conditionnent cette activité, puis autant que possible à découvrir les possibilités et modalités de leur modification consciente en vue de buts déterminés. La connaissance du monde que nous cherchons n’est pas une fin en soi, c’est une connaissance pour agir conformément à nos intérêts.

Nous pouvons aborder maintenant la question de l’objectivité scientifique. La science est objective en ce sens qu’elle traduit des propriétés réelles du monde, des propriétés inhérentes aux objets, indépendamment du sujet (individuel ou collectif) connaissant. Cette objectivité est fondée sur la méthode scientifique qui comprend :
a) l’observation systématique visant à découvrir les relations entre tel et tel phénomènes. Il faut rappeler l’importance de l’observation systématique qui, dans les sciences naturelles, a été reléguée au second plan par l’expérimentation (avec des exceptions importantes comme l’astrophysique, par exemple); c’est que, dans notre science de la société humaine, l’expérimentation systématique est impossible, et nous devons nous appuyer sur l’observation et l’analyse des expériences involontaires.
b) l’expérience systématique : la modification systématique et fractionnée des conditions dans lesquelles se déroulent tels phénomènes facilite grandement la découverte et la vérification des relations ou lois auxquelles ils obéissent; elle n’est évidemment applicable qu’à des phénomènes qu’on peut reproduire à volonté.
c) à partir de ces observations, on cherche à fabriquer un schéma théorique qui représente au mieux le plus grand nombre possible de phénomènes. Cette synthèse permet alors de revenir sur l’analyse, de préciser ou de modifier les observations, de prévoir de nouvelles relations à découvrir, bref d’aller plus avant dans l’investigation.

Cette méthode, qui présente effectivement le maximum de garanties d’objectivité, ne suffit pas cependant à faire de la science une chose en soi, planant au-dessus de la société. C’est que, contrairement sa méthode, l’objet de la science et son objectif ne sont, eux, pas objectifs du tout ! Ils sont fonctions des conditions d’existence et des besoins de l’espèce, de la société ou de la classe qui produit cette science.

Certes on pourrait dire que l’objet de la science c’est l’univers entier et tout ce qui s’y passe. L’univers entier, c’est facile à dire ! Aucune science réelle, (c’est-à-dire en laissant de côté Dieu, qui est omniscient par définition) ne pourra jamais embrasser l’univers dans sa totalité, elle-même comprise, puisque aussi bien elle en fait partie ! Engels insiste sur ce point : s’il n’y a pas de borne a priori à la science humaine, si nous pouvons prétendre tout connaître, ce n’est que potentiellement, jamais la science ne sera terminée, jamais nous ne saurons tout. D’ailleurs aucune science n’a jamais cherché tout connaître à la fois elles procèdent au contraire en découpant dans le Grand Tout des petits morceaux, et en cherchant les relations que ces morceaux entretiennent entre eux et avec le reste. Et ce découpage de l’univers, cette détermination des objets dont on s’occupe, ne découlent ni d’un libre choix ni d’un plan scientifique préconçu (par qui ?) : ce sont les conditions d’existence, les nécessités naturelles et historiques qui les imposent. Les grands savants qui ignorent ce fait, qui croient faire de la science pour la science et d’après les lois de la science, montrent par là que, loin d’être libres ils sont si bien déterminés qu’ils ne s’en rendent même pas compte.

Une science peut donc être à la fois objective et une science d’espèce, de société ou de classe. Donnons quelques exemples très simples. La science du cerf qui lui permet de trouver un point d’eau dans la forêt, d’après la nature du terrain et la végétation, est une vraie science objective (sinon il mourrait de soif), mais qui ne saurait en aucune façon intéresser la baleine. De même, le tigre a sa science de la chasse, et se moque pas mal de la science d’ingénieur hydraulicien du castor. La science humaine a beau être plus générale que celles des animaux, elle est d’abord humaine. Dans les livres de cuisine on dit que le lapin demande à cuire deux heures, et c’est une vérité expérimentale, objective mais c’est une vérité d’espèce; pour le renard c’est une idiotie, et pour le lapin une contrevérité manifeste : il ne demande à cuire ni deux heures ni deux secondes, il ne demande qu’à gambader dans les bois et à faire beaucoup de petits lapins !

Mais la science humaine n’est pas simplement humaine; déterminée par les nécessités sociales, elle est inséparable de l’histoire sociale; de plus, dans les sociétés divisées en classes antagoniques où une classe détient le monopole des forces sociales de production, les objets et les objectifs de la science sont dictés par la classe dominante, par les exigences du mode de production qu’elle représente. Dans une société où l’activité productive est déterminée non par les besoins humains mais par les lois de la reproduction élargie du capital il en va de même pour la science, qui voit les objets dont elle s’occupe et les buts qu’elle poursuit déterminés par les rapports capitalistes de production et les rapports sociaux qui en découlent. Bien plus, même la méthode scientifique n’échappe pas à la détermination sociale, dans la mesure où l’idéologie de la classe dominante intervient dans le travail de théorisation, ou bien encore impose à la science de considérer comme objets naturels, irréductibles, des produits de l’activité sociale.

Illustration sur quelques branches scientifiques

Pour illustrer ce qui précède par quelques exemples, nous les choisirons volontairement dans les sciences naturelles. Le contenu de classe des prétendues « sciences sociales » est par trop flagrant. D’ailleurs, ce que nous montrons pour la physique sera vrai a fortiori pour la sociologie.

1) La physique

Il est intéressant de commencer justement par la physique, la reine des sciences exactes, pour montrer que même la plus objective des sciences n’échappe pas à la détermination de classe. L’objet de la physique, la matière inorganique et ses propriétés, est évidemment indépendant de nous, et les lois qu’elle découvre sont objectivement vraies dans la mesure où elles peuvent l’être (sous réserve d’une investigation plus approfondie ou plus générale). Mais les secteurs dont elle s’occupe, la direction dans laquelle elle se développe, sont manifestement déterminés par les besoins de la production sociale. C’est presque une banalité aujourd’hui de dire que, tout le développement de la physique, toutes les découvertes, répondent à une exigence de la production. Et nous ne parlons pas ici seulement des commandes de l’industrie; même l’intérêt désintéressé qu’éveille telle ou telle question, et l’effort que spontanément on lui consacre, dérivent de cet appel social objectif. (A titre de contre-exemple on pourrait citer la découverte de l’électricité par les Grecs; mais cet exemple confirme en fait notre thèse : découverte fortuitement par les Grecs, l’électricité est restée pendant près de vingt siècles un petit phénomène amusant, une curiosité qui ne donnait lieu à aucun travail scientifique, tout simplement parce qu’on ne savait pas quoi en faire; à tel point qu’il a fallu la redécouvrir au XVIIe siècle).

Par contre on voudrait bien oublier qu’actuellement la production est régie par les lois du capitalisme, qu’elle est production de capital, et qu’en fin de compte c’est la nécessité d’accroître la production de capital qui oriente le développement scientifique. Mais mêmes les savants « désintéressés » sont obligés de s’en rendre compte, bien que d’une façon mystifiée : pour obtenir les crédits dont ils ont besoin pour travailler, ils expliquent au capital qu’il s’agit là d’un bon placement qui donnera demain de gros profits. De fait, tout le débat entre « recherche appliquée » et « recherche fondamentale » n’est qu’un débat entre les exigences immédiates et futures du capital, et tous ces syndicats de chercheurs et d’universitaires se sont placés d’emblée sur le terrain de la rentabilité capitaliste; ils se croient « socialistes » parce que, dégagés de la quête du profit immédiat, ils s’inquiètent du profit futur !

Nous n’étudierons pas ici en détail cette détermination du développement de la physique par la production capitaliste. Mais il y a un point important qu’il faut souligner : Marx et Engels ont prévu, sinon la forme du développement de la physique, du moins son contenu, la direction dans laquelle il devait se faire; et ils l’ont prévu non pas à partir des lois de la physique, mais à partir des lois de la production capitaliste.

Nous insisterons sur ce point, parce qu’un des gros arguments de tous les dépasseurs du marxisme est le suivant : Marx a fait, disent-ils, l’analyse du capitalisme anglais du siècle derniers le capitalisme de la machine à vapeur et du métier à tisser; or nous sommes à l’ère de l’énergie atomique et des cerveaux électroniques qu’il ne pouvait pas prévoir, le pauvre, et du coup, évidemment, tout est changé..

Eh bien si, justement, il les a prévues, ces grandes conquêtes de la science moderne. Il a montré que les lois du capitalisme imposaient :
– la recherche de nouvelles sources d’énergie, moins liées à des conditions géologiques locales, plus aisément transportables et plus puissantes que le charbon, toujours plus puissantes; machine à vapeur, électricité, énergie tirée du pétrole, énergie atomique, voilà bien les mots clé qui jalonnent le développement de la physique et de la technique depuis un siècle;
– une automatisation croissante de la production; et qu’est-ce d’autre que le développement de la mécanique et puis de l’électronique ?

On pourrait nous demander ici : et dans quel autre direction auriez-vous voulu que la physique se développe ? Ce serait une question absurde. Elle ne s’est jamais posée, et ne se posera jamais réellement. Le fait que nous ne puissions pas imaginer des développements arbitraires de la physique démontre justement que ce développement n’est pas une affaire d’imagination ou de libre découverte.

De façon analogue, on peut montrer que l’essor des moyens de communication (et de la technologie que cela implique) découle de la nécessité d’accélérer la circulation du capital; que la chimie des plastiques découle de la tendance du capitalisme à s’affranchir des limites naturelles (matières premières) qui entravent son essor, etc…

Bien entendu, Marx et Engels n’étaient pas des prophètes : ils ne savaient pas comment cette quête de sources d’énergie toujours plus puissantes et d’automatisation croissante se réaliserait, mais ils savaient qu’elle devait se réaliser parce que l’économie capitaliste l’exigeait. Et leur analyse du capitalisme ne s’arrêtait pas à ce qui se passait sous leurs yeux. Elle englobait tout le développement possible du capitalisme (qui ne découle pas de la volonté des bourgeois mais des lois de leur économie) y compris sa mise à mort violente par le prolétariat et les caractères fondamentaux de la forme sociale qui doit lui succéder. En particulier, ils ont montré que cette évolution du capitalisme, bien loin de le modifier, tendait au contraire à le rapprocher toujours plus du capitalisme pur; ils répondaient d’avance aux découvreurs de faits nouveaux trop pressés de déclarer caduc ce qu’ils ne connaissent pas : l’analyse marxiste du capitalisme avec toutes ses implications politiques ne peut être dépassée, elle ne peut que devenir de plus en plus vraie !

Mais revenons à la physique. Elle nous offre aussi l’exemple de la branche scientifique où cela pourrait sembler paradoxal, mais cela tient au fait qu’en physique la fabrication de grandes des théories générales est relativement aisée (grâce entre autres au formalisme mathématique) et assez avancée. Eh bien, on a vu poindre ces dernières décennies des théories physiques qui reflètent directement l’idéalisme bourgeois. Sans entrer dans les détails, citons :
– La tendance à morceler la physique (qui n’est déjà qu’un petit morceau de la science) en domaines autonomes (domaines cosmique, macroscopique, microscopique, etc…) ayant chacun ses propres lois le refus de chercher à relier les lois des divers domaines les unes aux autres (l’un de nos camarades a entendu cette anti-théorie exposée par un physicien polonais, ce qui lui a fait dire que c’est la transposition en physique des voies nationales aux socialisme… !).
– Un empirisme de plus en plus théorisé, tendant à réduire la physique à des recettes de cuisine; et encore, cette comparaison fait injure aux recettes de cuisine qui sont le résultat de l’expérience gastronomique millénaire de l’humanité.
– Une tendance qui voudrait démontrer que la nature elle-même pose des bornes à notre investigation.
– Bref, car cette tendance contient toutes les autres, la tentative contradictoire de construire une théorie physique indéterministe pour justifier l’anti-déterminisme de la philosophie sociale de la bourgeoisie.

Il est bien évident que l’introduction de l’idéalisme bourgeois en physique théorique entrave le développement de la physique, même bourgeoise. Écartelée entre le matérialisme dialectique appelé par son objet même et le mode de pensée bourgeois qui lui est imposé socialement, la physique s’affole comme une boussole qui a perdu le nord.

2) La médecine

Si nous regardons maintenant le cas de la médecine nous voyons que même son objet n’est pas une donnée naturelle : en effet, tant l’homme que ses maladies sont déterminés dans une large mesure par l’ensemble de ses conditions de vie. Ceci est vrai même pour les maladies infectieuses, dans la mesure où la façon dont l’organisme réagit à tel agent pathogène (microbe, virus…) dépend de l’ensemble de son état et de son plus ou moins bon équilibre. Ainsi, la prolifération de nouvelles maladies peut certes provenir de modifications des micro-organismes pathogènes, mais tout aussi bien d’une modification des défenses de l’organisme.

S’il y a une histoire de la médecine, ce n’est pas seulement parce que les connaissances médicales s’étendent, c’est surtout parce que chaque forme sociale a ses maladies et son attitude devant la maladie (Pour donner un petit exemple de ce dernier aspect, les Indiens ne réagissaient pas du tout comme nous à la douleur). Bien plus, à l’intérieur d’une société divisée en classes, chaque classe a ses maladies caractéristiques. Nous ne parlons même pas ici des maladies proprement professionnelles (silicose des mineurs, intoxication des peintres par le plomb, etc…), mais de celles qui découlent de l’ensemble des conditions de vie tant directement matérielles (travail, alimentation, logement, etc.) que psychologiques, c’est-à-dire découlant des rapports que les hommes ont entre eux dans tel mode de production.

Pour nous en tenir à des exemples simples, citons la diminution de la taille moyenne des conscrits au siècle dernier en Angleterre, en France et en Allemagne, et due au développement du capitalisme. A cette époque la productivité du travail était encore faible, et la course à l’accumulation se traduisait par l’exploitation extensive : journée de travail très longue, travail des enfants, alimentation misérable, etc., donc par une usure physique très rapide, qui a non seulement abaissé la durée moyenne de vie des prolétaires mais en a fait une race physiquement sous-développée. (Ceux d’entre ces rabougris qui sont devenus des fermiers américains ont donné en deux générations une race de malabars, prolétarisés à leur tour mais dans des conditions différentes, ceux-ci souffrent aujourd’hui de maux différents.)

Mais, et cela aussi Marx l’a bel et bien prévu, le capital devait tendre à remplacer l’exploitation extensive par l’exploitation intensive de la force de travail, la plus-value absolue par la plus-value relative. De ce fait l’usure du prolétariat devient moins directement physique : la durée de vie remonte, la taille aussi (par exemple : la population française est en train de grandir). Mais on voit augmenter considérablement les troubles circulatoires, les troubles digestifs, etc…, et surtout les déséquilibres nerveux avec toutes leurs séquelles dus tant à la tension nerveuse du travail que l’anxiété sociale croissante.

D’une façon générale, la morbidité augmente. Cela se constate de façon très simple par le fait qu’on fabrique de plus en plus de médecins et d’hôpitaux, et qu’il n’y en a jamais assez; qu’on fabrique de plus en plus de médicaments, plus miraculeux les uns que les autres. Et malgré tous ces médecins et tous ces médicaments, nous nous portons de plus en plus mal !

C’est que, en réalité, le capitalisme voue la médecine à l’impuissance, ou plus exactement lui impose une orientation et un objectif qui rendent ses plus grands triomphes dérisoires. Une médecine qui se respecte devrait avoir pour but de maintenir l’homme en bonne santé, de lui conserver ou de lui faire trouver un équilibre satisfaisant. C’était par exemple le but de la vieille médecine chinoise et, contrairement à nous, le mandarin payait son médecin quand il était en bonne santé et cessait de le payer quand il tombait malade. Ce renversement, le fait que dans notre société l’intérêt du médecin c’est que nous soyons malades, montre le rôle que le capitalisme impose à la médecine : celui de rafistoler l’homme détraqué par la vie qu’il mène.

Il serait tout à fait faux de croire que c’est une insuffisance scientifique ou une incapacité technique qui empêche la médecine de prévenir et la réduit à essayer de guérir. Ce n’est pas un problème scientifique, mais un problème social que la médecine est incapable de prévenir parce que les conditions de vie des travailleurs sont déjà déterminées par les exigences de la production capitaliste et qu’elle n’a aucune prise sur elles. Ce n’est que lorsque la morbidité devient telle que la production de capital se trouve menacée (par disparition ou dégradation totale de la force de travail) que le capital tourne la médecine vers la prévention; par exemple, dans le cas des maladies infectieuses à caractère épidémique. Mais, d’une façon générale, la tendance naturelle de la médecine (et des jeunes médecins pleins d’illusions) à la prévention se brise contre les exigences du Capital. Sans être grand professeur, tout le monde sait que l’atmosphère des villes est de plus en plus polluée et empoisonne les hommes; (à Paris, il y a déjà quelques années, à certains carrefours, aux heures de pointe, le taux d’oxyde de carbone dépassait les 3 pour 1000 considérés comme dose mortelle ! Sans parler du reste). Tout le monde le sait, et alors ? De même, tout le monde sait l’action néfaste du bruit sur l’équilibre nerveux. On a beau le savoir, ça ne change rien.

Il est bien évident que la situation dans laquelle se trouve la médecine bourgeoise détermine tout son développement. (Même la branche de la médecine par définition curative, le traitement des blessures, voit son importance relative et absolue déterminée par le mode de production : les accidents du travail aussi bien que ceux de la circulation sont des produits de l’économie capitaliste, sans parler des blessures de guerre !) Le capital lui dit en fait : Moi, je fais davantage de plus-value; c’est comme ça, tu n’y peux rien ils sont nerveux, inquiets, cardiaques, ils se détraquent de partout, eh bien débrouille-toi pour les remettre en état de servir : invente des calmants pour les faire dormir, des pilules pour les faire digérer, des drogues pour leur faire voir la vie en rose; et si leur cœur flanche, essaie donc l’échange standard, je te fournirai les pièces.

Les greffes du cœur, que la presse a tellement montées en épingle, sont un exemple typique de cette orientation (le la médecine par la société bourgeoise. Socialement incapable de prévenir les maladies de cœur, la médecine ne s’intéresse même pas au problème scientifique de cette prévention; mais elle consacre des trésors de travail et d’ingéniosité à un sinistre bricolage : il faut qu’un homme crève pour qu’on puisse en réparer un autre, et voilà nos médecins (humanistes et moralistes s’il en fut !) sur les routes, à l’affût d’un cœur tout chaud. Dire que ce sont ces tristes triomphes qu’on présente à l’admiration béate des cardiaques en puissance !

Il ne serait que trop facile de donner d’autres exemples de l’orientation imposée par le capitalisme à la recherche médicale, même dans le domaine thérapeutique. Une grande partie des efforts est consacrée à abréger la durée des maladies, pour vite renvoyer le travailleur à la production (les antibiotiques, par exemple) au risque de le laisser mal guérir ou détraquer par un remède de cheval, de sorte qu’un deuxième médicament devra lutter contre les effets néfastes du premier. Mais nous n’allons pas entrer dans le détail des contradictions de la médecine bourgeoise. D’une façon générale, nous pouvons dire ceci : le capitalisme a besoin de travailleurs en état d’être exploités, mais cette exploitation même les détraque. Voilà la contradiction dans laquelle est coincée la médecine sous le capitalisme et qui la détermine toute entière.

3) La diététique

Nous insisterons sur cette branche de la médecine, parce qu’elle est particulièrement importante, bien que presque inexistante aujourd’hui. Pourtant est un fait universellement admis que nous mangeons mal. Nous parlons ici des pays pleinement capitalistes, et non de ceux que le développement du capitalisme mondial avec toutes ses contradictions voue la famine chronique.) Périodiquement, les Académies de Médecine lancent des cris d’alarme, en même temps que se multiplient les charlatanismes d’alimentation vitalistes ou autre; et les médecins nous prescrivent toutes sortes de régimes pour toutes sortes de maladies, régimes fluctuants et souvent contradictoires, qui semblent relever de la mode plutôt que de la science.

Ce n’est pas étonnant qu’il n’y ait pas, aujourd’hui, une véritable science de l’alimentation. Là encore, ce n’est pas parce que c’est une science difficile. C’est vrai que c’est une science difficile que de trouver l’alimentation optimum, celle qui assure à l’espèce le meilleur équilibre et le meilleur développement dans des conditions données (Par exemple, il n’est pas du tout évident que les yaourts qui assuraient, parait-il, la longévité des paysans balkaniques, correspondent aux besoins des habitants de New York.). Mais la vraie raison n’est pas là. S’il n’y a pas aujourd’hui une science de l’alimentation, c’est qu’on ne la cherche même pas, parce qu’elle ne servirait à rien. En effet, ce que nous devons manger est déjà déterminé par les lois de la production capitaliste. Le capitalisme ne demande à la science que d’en savoir assez pour empêcher les excès dévastateurs qui le priveraient de sa main-d’œuvre. Pour le reste, c’est l’économie qui décide !

Ainsi, par exemple, Marx a montré que la culture de la pomme de terre s’est généralisée en Europe parce qu’elle permettait de nourrir les prolétaires à meilleur marché que le blé et donc d’abaisser les salaires. Mais si une nourriture bon marché reste un des buts du Capital (et les paysans français aux prix de revient trop élevés sont en train de l’apprendre à leurs dépens !) il s’y en ajoute un autre, dans la mesure où la production agricole devient elle-même capitaliste : la nécessité d’accélérer la rotation du Capital dans l’Agriculture. Nous avons montré que c’est là la cause de ce phénomène qui accompagne le développement capitaliste : l’accroissement de la consommation de produits d’origine animale (viandes, laitages, poissons) au détriment des céréales dont les cycles de production sont plus longs et difficiles à modifier. De même, les cultures maraîchères en serre se sont énormément développées ces derniers temps, et précisément dans les pays où l’agriculture est le plus capitaliste. Si à Paris on mange en plein hiver des laitues fraîches de Hollande (ou de Beauce, maintenant), c’est pour faire tourner plus vite le capital investi dans la salade.

Est-il bon pour l’homme de manger de la salade verte (insipide) toute l’année ? De se gorger de poulets (gélatineux) et de fromages (mal fermentés) ? Personne n’en sait rien, et le capital n’en a cure ! C’est même une question que la science bourgeoise ne peut pas se poser, dès lors que c’est la rentabilité qui détermine la production et la consommation alimentaire.

Cette détermination est si manifeste, que même les savants finissent par la découvrir. Nous avons sous les yeux un article du directeur honoraire d’une grande école vétérinaire française, qui s’effraie des modifications qu’on fait subir aux espèces animales sans pouvoir peser les conséquences qui en résulteront pour l’homme : on produit des porcs qui ont deux côtes de plus, des jambons énormes (à mauvaise texture) un foie hypertrophié et un estomac (inutiles… en charcuterie !) atrophié, des veaux qui ont des fesses (l’escalope !) si grosses qu’ils ne peuvent sortir de leur mère, à tel point que dans certains élevages on accouche toutes les vaches par césarienne;
– on accélère la croissance par toutes sortes de drogues, antibiotiques, hormones, etc… et ainsi de suite. Notre vétérinaire explique très clairement que tout cela est dû à la course à la rentabilité et à rien d’autre. Mais qu’y peut-il, qu’y peuvent les grands savants ? Rien ! Ils ne peuvent que faire le travail que le capital leur demande, quitte à pleurer de temps en temps.

Entendons-nous bien. Nous ne reprochons pas au capitalisme de modifier les espèces naturelles. Rien n’est plus loin du marxisme que de prêcher le retour à un état naturel ou à une alimentation naturelle) : ce sont là des formules sans signification aucune. La pomme que Eve a tendue à Adam était peut-être naturelle (ou divine ? !), mais depuis que l’homme est sorti du stade de la simple cueillette, il a travaillé à modifier toutes les données naturelles. Mais il faut voir dans quel sens opère l’action de l’homme sur la nature et ce qui la dirige. Pendant des millénaires les hommes ont cherché une bonne alimentation; ils l’ont cherchée là où ils étaient et avec les moyens dont ils disposaient; à force d’expérience ils étaient arrivés à des résultats qui n’étaient certainement pas définitifs, mais qui présentaient un minimum de garanties d’innocuité. La science bourgeoise bouleverse tout cela avec une capacité d’intervention formidable, mais sans savoir le moins du monde où elle va; tout son travail sur les espèces animales et végétales (comme sur la terre elle-même) est uniquement déterminé par la recherche de la rentabilité.

Du coup cette science n’est qu’une science de la rentabilité; socialement elle ne peut même pas se demander sérieusement si c’est bon ou mauvais pour l’homme de manger ce qu’elle lui fait manger. C’est bon pour le capital, un point c’est tout. Même si par extraordinaire un génie savait ce que serait aujourd’hui l’alimentation idéale, il ferait figure de charlatan lui aussi, parce que cela ne changerait strictement rien. Ce n’est que lorsqu’elle maîtrisera ses propres forces, qu’elle produira selon ses besoins et non plus suivant les lois du capital, que l’humanité pourra entreprendre une véritable science de l’alimentation.

Les contradictions de la science bourgeoise

Arrêtons là ces quelques exemples; nous n’avons pas l’intention de faire une histoire exhaustive de la science bourgeoise. Ce qui nous importait, c’était de montrer à quel point l’idée d’une Science planant au-dessus de la société est loin de la réalité; de montrer que le développement scientifique découle de nécessités sociales et, dans la société bourgeoise, de l’inexorable nécessité d’accroître toujours plus le capital.

Bien entendu, pour répondre efficacement aux besoins du capital, la science bourgeoise doit être réelle, c’est dire découvrir des propriétés et des lois objectives du monde, elle doit effectivement accroître nos connaissances positives. Mais il arrive à la science ce qui arrive en général aux forces productives et à l’appareil de production, sous la domination du capital; de même que la production qui a pour moteur la production de capital présente, du point de vue des besoins humains, des « excroissances parasites » (inutiles ou nuisibles) de plus en plus grandes, la science orientée par le capital développe des branches qui ne sont intéressantes que pour le capital, et néglige des secteurs essentiels pour l’homme.

Quoique nous sachions pertinemment pourquoi la science bourgeoise pousse dans telle ou telle direction, il nous est pratiquement impossible de dire aujourd’hui quelles connaissances resteront utiles et quelles autres (tout en demeurant vraies) tomberont en désuétude comme cela est arrivé bien souvent dans l’Histoire; ceci tout au moins dans le domaine des sciences naturelles. Ainsi, par exemple, nous savons très bien pourquoi la chimie a cherché (et trouvé) les textiles synthétiques : le capitalisme doit essayer de s’affranchir des matières premières naturelles dont la production est liée à des conditions climatiques, des cycles saisonniers, et aussi à des conditions économiques et sociales (pays coloniaux ou semi-coloniaux à monoculture, etc.); il doit chercher des matières premières industrielles produites n’importe quand, n’importe où, au rythme exigé par le marché et à bas prix de revient. Voilà pourquoi nous devons porter des vêtements de nylon, tergal, etc…; et le capital se moque de savoir si c’est mauvais pour la peau (respiration, transpiration, etc.) et donc pour tout l’équilibre biologique, du moins tant que cela ne donne pas immédiatement des effets catastrophiques. Mais cela ne prouve pas que c’est forcément mauvais ! Ici aussi il faut se garder de tomber dans le naturalisme; d’ailleurs une chemise de laine n’est pas non plus un produit naturel, mais un produit de l’activité humaine, éprouvé par une longue expérience. A trop réclamer la nature on serait vite amené, comme disaient Marx et Engels, à idéaliser l’état où les hommes tout nus grattaient la terre avec les ongles pour trouver des tubercules comestibles. S’affranchissant, pour ses raisons propres, de certaines limites naturelles, le capitalisme en affranchit effectivement l’homme; quant à savoir s’il est bon pour l’homme de se libérer de ces données naturelles-là, quant à prévoir où cela va le mener, c’est une question que la science actuelle est socialement incapable d’aborder.

De même, nous ne dirons pas que l’énergie atomique, c’est forcément mauvais. Nous savons bien que ce sont les lois de l’économie capitaliste qui obligent la bourgeoisie à généraliser l’emploi de cette source d’énergie sans tenir compte des dangers qu’elle présente et en étouffant les doutes et les angoisses des biologistes. Mais l’énergie tirée de la fission nucléaire est tout aussi (ou tout aussi peu) « naturelle » que celle tirée du premier feu de bois; aujourd’hui son emploi est exigé par le capital; ce n’est qu’une fois affranchie des lois du capitalisme que l’humanité pourra essayer de voir si vraiment, compte tenu de toutes ses implications et conséquences, elle est socialement utile.

Il y a, par contre, des domaines où nous pouvons faire des prévisions. Par exemple, il est très probable que presque toute la chirurgie dentaire, toute la science ultra-perfectionnée de la réparation des dents sera amenée à disparaître, dans la mesure où l’équilibre général et une prévention judicieuse éviteront leur détérioration. Et lorsqu’on en vient aux prétendues « sciences de l’homme », le tri est vite fait : toute la psychologie, la psychologie sociale, la sociologie, etc., disparaîtront dans les oubliettes de l’Histoire. Tout simplement parce que leur objet, l’homme de la société capitaliste (homo capitalicus) aura disparu. Sans nous étendre ici sur ces « sciences », citons quand même un exemple. La psychologie sociale (qui prépare aux brillantes carrières de chef du personnel, de rédacteur en publicité, à l’étude des marchés et des « relations (in) humaines » dans l’usine ou à la diplomatie) s’est penchée scientifiquement sur le problème de la productivité des ouvriers. (Comment l’augmenter sans bourse délier !) Et elle a trouvé, par exemple, que le rendement d’un atelier de bobineuses augmente de tant de % si les machines sont peintes en vert tendre (au lieu de gris), s’il y a des fleurs et des tableaux par-ci par-là et si le chef d’atelier (aux belles moustaches viriles) est gentil avec toutes les ouvrières sans jamais accorder de préférence à aucune (sainte émulation). C’est là une vérité scientifique et expérimentale, dont dès à présent nous nous foutons éperdument, contre laquelle nous nous battons au besoin, et qui deviendra, dans la société communiste, une stupidité monstrueuse ! Revenons aux sciences tout de même un peu plus sérieuses, à celles qui prétendent accroître l’emprise de l’homme sur la nature. Nous avons vu que les plus « objectives » d’entre elles ne se développent que dans les directions où cette emprise sur la nature permet d’étendre la reproduction élargie du capital. Mais même ce développement, exigé par le capital, est entravé par le mode capitaliste de production. Ceci pour plusieurs raisons.

Le fait même de cette orientation déséquilibre le développement scientifique, le brise en morceaux qui tirent à hue et à dia et le ralentit;
– la lutte (inévitable) entre la rentabilité immédiate et la rentabilité future accentue ce déséquilibre;
– l’idéalisme bourgeois imprègne la mentalité des « savants » et contrarie leur travail; ce fait, déjà relevé par Engels, devient de plus en plus flagrant, comme nous J'avons montré à propos, de la physique;
– enfin la division sociale dit travail, qui a permis autrefois l’essor scientifique, gêne maintenant son essor ultérieur.

Ce dernier point est intéressant parce que c’est un des facteurs qui provoquent les remous universitaires. Le capitalisme demande de plus en plus de science; or la forme dans laquelle s’effectuait la production de science était très en retard sur celle de la production matérielle : tout récemment encore, la science était produite de façon quasi-artisanale et individuelle; ce n’est que depuis quelques décennies que le travail associé est introduit sérieusement dans la fabrication de science, entraînant une prolétarisation des professeurs et autres savants. Ceux-ci deviennent prolétaires dans la mesure où ils ne sont plus maîtres de leurs moyens de production et de leurs produits, mais doivent vendre leur force de travail; bien entendu, ces travailleurs au « prix de revient » élevé et qui lui sont utiles à plus d’un point de vue, le capital ne les ravale pas au rang des prolétaires ordinaires : il en fait des « prolétaires de luxe » (comme il y a des « poules de luxe »).

Mais cette modernisation, de l’université et de la recherche vient en fait déjà trop tard. Au début du capitalisme, l’introduction du travail associé, la socialisation de la production, a permis l’essor des forces productives; aujourd’hui ces forces étouffent dans le carcan des rapports capitalistes. Même la science actuelle, bourgeoise, ne peut plus s’accommoder de la forme capitaliste; son développement demande l’abolition de la division du travail, de la comptabilisation individuelle ou d’usine, de la concurrence, du salariat.

Il suffit de considérer le nœud de contradictions que représente, pour la bourgeoisie, la sélection et la formation de cette « élite ». Toutes les découvertes géniales de la psycho-pédagogie se brisent contre la réalité des rapports capitalistes. A les regarder de prés, ces grandes découvertes, on s’aperçoit d’ailleurs que ce ne sont que de pâles imitations de choses que nous connaissons fort bien. Depuis longtemps, le Parti pratique la méthode de transmission des connaissances et de développement du travail que les savants éducateurs cherchent à tâtons : dans le Parti, la théorie n’est pas distincte de la pratique; l’enseignement n’est pas distinct de l’activité même; la formation des jeunes se fait sans professeurs, par leur participation au travail collectif; on n’a nul besoin d’examens ou de diplômes pour contrôler ou sanctionner les capacités; chacun contribue au travail selon ses forces et s’il commet une erreur, les camarades le corrigent sans histoire. Mais si le Parti peut conduire son activité de cette façon, qui est à la fois la plus efficace, et celle qui permet à chaque militant de déployer au maximum ses capacités, c’est parce qu’il est un organe collectif unitaire; luttant tous pour la même cause, les militants ne connaissent ni concurrence ni arrivisme; ils ne recherchent ni la fortune ni la gloire : leur activité s’impose à eux comme une nécessité historique à laquelle chacun donne spontanément le meilleur de lui-même.

Le fait que ce mode de fonctionnement hante (sans qu’ils le sachent clairement) bon nombre de réformateurs de l’université, confirme simplement cette thèse marxiste : à partir d’un certain degré de développement les forces productives se révoltent contre la forme capitaliste et appellent objectivement la forme communiste. Mais comme il est impossible d’introduire « par petits morceaux » le communisme dans la société bourgeoise, les idées les plus hardies des réformateurs tournent à l’utopie. Le seul résultat réel de leur agitation c’est d’entretenir l’illusion qu’on petit réformer la société sans la révolution et la dictature du prolétariat; pendant que la réforme effective de l’université se fait dans le sens de l’accentuation de la concurrence (pudiquement appelée « compétition », comme s’il s’agissait d’un sport désintéressé !) : concurrence pour entrer dans la catégorie « de luxe », pour s’y maintenir et y avancer, concurrence entre les facultés, entre les unités de recherche, etc… Le capitalisme ne connaît pas d’autre moyen de faire travailler les hommes.

L’obscurantisme scientiste

Dans les chapitres précédents nous avons vu que la science bourgeoise, loin de planer dans l’éther de la « connaissance pure », est déterminée par le capital et complètement empêtrée dans les contradictions de la société capitaliste. Nous allons voir qu’elle est de plus une arme de la conservation bourgeoise.

Ceci tout d’abord parce que le « progrès scientifique » est un des grands alibis de la bourgeoisie. Les maux dont souffre l’humanité sont évidents; ne pouvant nier leur existence, la bourgeoisie s’applique à masquer leurs causes sociales et se retranche derrière les forces « naturelles ». Alors qu’en réalité les forces productives de l’humanité sont déjà trop grandes pour la forme capitaliste, la propagande bourgeoise fait croire aux prolétaires que leurs souffrances proviennent d’une insuffisance de la maîtrise de la nature.

Dans un discours de M. Waldeck-Rochet (1) (voir France Nouvelle du 17/1/68) on trouve l’exemple type de cette mystification, qui renvoie l’amélioration du sort des prolétaires dans un futur indéterminé au fur et à mesure que les progrès de la science et de la technique permettent d’augmenter la production et la productivité du travail… ! Refusant avec horreur la lutte de classe pour le renversement de la domination bourgeoise, ces messieurs du P.C.F. prêchent la soumission de toutes les classes aux impératifs du Progrès, de la science et de la technique bourgeoises, dont en réalité les prolétaires n’ont rien à attendre ! On voit ici que même les conquêtes les plus sérieuses de la science bourgeoise jouent en faveur du conservatisme capitaliste, en contribuant à cette illusion du Progrès. (De même l’autorité scientifique d’un Einstein ne donnait que plus de force à l’idéalisme petit-bourgeois, démocrate et pacifiste, dont il n’a pu se dégager). De plus, la bourgeoisie tire argument des succès des sciences de la nature pour construire une « science sociale » soi-disant au-dessus des classes, en réalité pour justifier sa philosophie sociale et sa forme de société. Ici les contradictions de la pensée bourgeoise (reflets des contradiction sociales) éclatent :
– dans les science de la nature la bourgeoisie a accepté en fait le matérialisme dialectique, sinon, il n’y aurait pas eu de science et pas d’essor de la production;
– dans la science de la société, elle ne peut l’accepter, car il implique sa mort.

Pour camoufler cette contradiction, la bourgeoisie a joué sur une confusion énorme qui se traduit dans le langage par l’ambiguïté du mot « raison ». Lorsqu’elle s’est présentée comme la lumière opposée à l’obscurantisme, la Raison opposée aux superstitions, le mot « raison » confondait deux notions différentes : celle de la rationalité du monde et celle d’une Raison immanente et transcendante.

La « rationalité du monde », c’est le fait que les phénomènes et les événements du monde ne sont pas indépendants et incohérents mais liés entre eux, qu’il est possible de découvrir ces relations et les lois qui les régissent, de comprendre le monde. C’est tout simplement la notion du déterminisme. Dans ce sens, la bourgeoisie n’était nullement novatrice : cette affirmation est aussi vieille que l’homme, et même les animaux la pratiquent, s’ils ne l’ont pas formulée théoriquement. De plus ce n’est nullement un principe a priori, mais une conquête permanente : dire que « tout est lié à tout » n’est qu’une phrase creuse (et qui tourne à l’absurde : le lien entre la prise de Jérusalem par les croisés et le récent tremblement de terre en Sicile est extrêmement ténu et indirect !). Ce qui nous importe, c’est de trouver ce qui est lié, comment et à quoi.

Dans quel sens pouvons-nous dire que les « superstitions » sont irrationnelles ? Ce n’est pas parce qu’elles nient le déterminisme, mais parce que, faute de pouvoir trouver les vraies causes de tel phénomène, elles tentent de l’expliquer par un faux déterminisme. Ce déterminisme irréel est généralement anthropocentrique, il attribue à l’homme un pouvoir extraordinaire et sert à des fins sociales. Ainsi des forces naturelles qui échappaient à la compréhension humaine étaient mises au service d’un certain ordre social. C’est ce que faisait la bible lorsqu’elle expliquait l’effondrement géologique qui a produit la vallée du Jourdain par les vices et turpitudes des habitants de Sodome et Gomorrhe; ou, plus prés de nous, la Sainte Inquisition, en attribuant le tremblement de terre de Lisbonne aux Juifs et autres hérétiques.

La bourgeoisie est d’ailleurs allée un peu trop vite en traitant de superstitions idiotes toutes les connaissances des sociétés qui l’ont précédée. Même les talismans n’étaient pas une chose stupide : le guerrier qui se croit invulnérable ne connaît pas la peur, sa façon de se battre s’en trouve modifiée et souvent aussi l’issue du combat; et l’homme qui est persuadé qu’une pierre magique lui assure une bonne digestion digère effectivement mieux. De plus, la science a très souvent traité de superstition ce qui était en réalité le résultat d’observations séculaires; tel, il y a quelques siècles, ce « savant » qui se moquait des naïfs paysans bretons qui croient que la lune a quelque chose à voir avec les marées. Aujourd’hui encore, la prévision météorologique la plus scientifique n’est guère plus sûre que celle des paysans, fondée sur une longue expérience. Rappelons aussi les deux cas de rupture de barrage, où une vieille expérience condensée dans les noms de lieux (Malpasset, en France) savait que le terrain n’était pas sûr; ignorant la toponymie et sa signification, les savants géologues et ingénieurs ont construit les barrages juste aux mauvais endroits.

Ce qui ne veut pas dire, évidemment, qu’il faut reprendre toutes les croyances anciennes. Mais même lorsque leur critique scientifique et rationnelle était fondée, elle servait à la bourgeoisie à accréditer l’idée d’une Raison a priori. Au lieu de comprendre la rationalité humaine comme la recherche de l’adéquation vraie des moyens à des fins déterminées, elle en a fait un Absolu. Et ce n’est pas par bêtise ni par hasard, mais parce que cette raison abstraite, au-dessus de la société, au-dessus des classes, indépendante des hommes et également accessible à tous, est le fondement théorique de sa philosophie sociale. C’est sur elle que repose le Principe Démocratique, la plus grande superstition de tous les temps, la croyance que c’est la libre expression des libres opinions qui détermine les rapports sociaux et le devenir social. Par la « Raison », la bourgeoisie a simultanément éliminé un anthropocentrisme simpliste (celui qui fait des processions pour faire pleuvoir) et institué et institutionnalisé un anthropocentrisme plus raffiné : celui qui reconnaît les lois de la nature, mais met l’homme en dehors; celui qui pose l’homme comme une Liberté.

Cette croyance qui justifie la forme politique de la société bourgeoise, est une superstition pire que toutes les superstitions antiques. Si les vieux Grecs ont expliqué la foudre ou les ras de marée par la colère de Zeus, ou de Poséidon, on peut dire à leur décharge qu’ils étaient effectivement incapables d’en trouver l’explication véritable. Aujourd’hui que la bourgeoisie prétend expliquer les phénomènes sociaux, et en particulier les (catastrophes qui frappent les hommes, par la superstition démocratique, leur explication scientifique réelle est parfaitement accessible à l’humanité. Mais elle n’est pas donnée par une Science abstraite. Elle est donnée par une science qui se présente ouvertement comme science de classe, une science qui ne peut être que celle de la classe objectivement appelée à détruire le capitalisme, une science-action, la science révolutionnaire du prolétariat. Contre cette science, la bourgeoisie mobilise toutes ses forces, et en particulier sa science. La science pourchasse le petit charlatan qui vend de l’herbe sèche comme remède secret des Aztèques contre ceci ou cela; et certes ce petit escroc exploite pour son profit personnel les souffrances des hommes et l’impuissance de la science bourgeoise. Mais il est parfois plus efficace et toujours infiniment moins dangereux que le charlatanisme intrinsèque de cette science elle-même : en se posant comme Science En Soi, en prétendant que c’est une Science abstraite et au-dessus des classes qui doit régler les problèmes sociaux, la science lutte directement contre la prise de conscience révolutionnaire du prolétariat. C’est pour cette raison (et non pour satisfaire les petites vanités) que la bourgeoisie se livre à une telle glorification de la science et des savants : que les prolétaires maintenus par la division du travail dans l’ignorance et l’abrutissement admirent la science et les savants et attendent d’eux leur salut, voilà la bourgeoisie tranquille.

Est-ce à dire que le prolétariat ne doit rien à la science bourgeoise ? Ce serait absurde ! Le prolétariat doit à la bourgeoisie d’avoir détruit les formes figées de production, d’avoir réalisé (sur son dos) cet essor des forces productives qui le pose objectivement devant la nécessité de sa révolution, qui rend le communisme possible et nécessaire. Cet aspect historiquement révolutionnaire du capitalisme se retrouve bien entendu sur le plan théorique : la science bourgeoise a eu aussi sa phase révolutionnaire, qui a consisté en la démonstration de l’historicité de la nature. Deux grandes étapes la marquent (nous mettons des noms pour faciliter le repérage) :
Galilée et Kant : de la négation du mouvement absolu et de l’univers géocentrique à l’établissement de l’historicité du système solaire;
Lamarck et Darwin : démonstration de l’évolution des espèces vivantes et approche des lois qui régissent cette évolution; origine de l’espèce humaine.

Voilà les grandes conquêtes de la science bourgeoise. Arrivée devant l’homme, elle tourne court. La troisième étape, la démonstration de l’historicité des formes socio-familiales et des lois qui régissent leur évolution par Morgan, sort déjà du cadre de la science bourgeoise.

De fait, la science bourgeoise n’a jamais accepté le travail de Morgan; aujourd’hui, on ne se contente pas de l’ignorer, tout le travail de l’ethnologie tend à cacher le grand tronc historique mis en évidence par Morgan, sous les petits rameaux divergents; l’approfondissement des détails ne vise qu’à briser ou escamoter l’unité de la voie maîtresse du développement historique et ses lois. C’est que si elle peut accepter l’historicité et le déterminisme dans la nature, la bourgeoisie ne peut pas les accepter pour la société humaine. Pour elle, l’histoire n’est qu’une lente sortie des ténèbres vers cet Idéal de Raison qu’est la société bourgeoise. Et plus cet idéal montre sa véritable nature, plus les convulsions sociales deviennent violentes, plus la bourgeoisie repousse avec horreur ce déterminisme qui annonce sa mort et se réfugie dans la superstition.

Le travail de Morgan marque la fin de la phase révolutionnaire de la science bourgeoise : fait sur la lancée de cette science il la dépasse et rejoint la science prolétarienne qui était née entre temps en Europe. C’est peut-être le seul travail scientifique sinon au-dessus des classes, du moins entre deux classes; mais il ne pouvait rester dans cette position instable; la science bourgeoise l’a renié, marquant ainsi ses limites; et Marx et Engels ont vu tout de suite qu’il s’insérait parfaitement dans la science prolétarienne, à qui il apportait une confirmation historique éclatante.

A mesure que la phase révolutionnaire de la bourgeoisie s’achevait, que le Capitalisme vainqueur entrait dans sa phase d’expansion, puis commençait à pourrir, la science bourgeoise devait suivre une évolution parallèle. Elle ne pouvait que se développer suivant les besoins du capital tout en reculant sur le plan des principes, placer sa rationalité au-dessus des classes et se prétendre investie du salut de l’humanité. Cette science abstraite n’est plus aujourd’hui qu’un opium du prolétariat, et il n’y a rien d’étonnant si elle fait si bon ménage avec son ennemie d’hier, la religion. La bourgeoisie n’en est plus à chercher la cohérence; dans sa terreur du prolétariat elle utilise pêle-mêle Dieu et la Raison, le Pape et la Démocratie.

La science du prolétariat

Ainsi, la science bourgeoise, hier révolutionnaire, est aujourd’hui un obstacle dressé devant le prolétariat. Elle n’est même plus que cela, car nous nous désintéressons totalement des progrès qu’elle peut encore faire. D’une part parce que nous savons qu’elle n’ira pas bien loin, et d’autre part parce qu’aujourd’hui ça n’a aucune importance :
Les problèmes qui se posent actuellement à l’humanité ne sont pas dus à une insuffisance dans la maîtrise des forces naturelles, mais bien au fait qu’elle ne maîtrise pas du tout ses propres forces.

Son emprise sur la nature, sa science et ses forces productives ont échappé à son contrôle, elles sont devenues autonomes sous forme de capital, la dominent et se multiplient à ses dépens d’après les lois du capital. Et il ne s’agit pas là d’un rapport entre l’homme et la machine (que la superstition bourgeoise tend à personnaliser comme les anciens personnalisaient la foudre), et le capital n’est pas pour nous une entité métaphysique. Il s’agit du rapport que les hommes entretiennent entre eux dans l’activité productive.

C’est parce que les rapports de production sont fondés sur l’appropriation privée, sur le marché et le salariat, qu’ils ont transformé les force productives et les rapports de production, provoquant des convulsion sociales que la superstition bourgeoise interprète de façon scientifiquement fantaisiste.

Il s’agit de révolutionner qualitativement les forces productives, par le bouleversement dictatorial des rapports sociaux de production.

C’est pourquoi le prolétariat, classe objectivement appelée à réaliser cette révolution, renverse l’ordre logique de la science qui voudrait construire d’abord une physique achevée, puis une biologie achevée pour aboutir enfin à une science sociale. Le prolétariat, lui, part de la science de la société humaine et lui subordonne toutes les autres. C’est la connaissance des lois du développement social qui seule lui permet effectivement de réaliser cette révolution appelée par l’histoire. Ce n’est qu’après avoir liquidé les contradictions sociales que, devenus maîtres de leur propre force, les hommes pourront reprendre efficacement l’investigation scientifique de la nature. Débarrassée des contradictions du mode capitaliste de production, la science intégrée dans l’ensemble des activités sociales avancera alors à pas de géant.

Pour résumer notre exposé, nous pouvons partir d’une citation de Jules Vallès. Dans un article qui vise à rallier les savants et autres intellectuels à la cause du prolétariat (déjà à cette époque !…), il emploie cette formule : La Révolution n’est que la marche de la Science en avant. Or si effectivement, comme nous l’avons vu, l’essor de la science, comme celui de toute activité humaine, passe nécessairement par la révolution communiste, la formule de Vallès ne reflète que trop cet idéalisme bourgeois qui a empoisonné le mouvement ouvrier, français en particulier : en mettant la Science au-dessus de la société il désarme en fait le prolétariat. Il faut retourner sa formule pour la remettre sur ses pieds :
La science d’aujourd’hui c’est la marche en avant de la révolution; c’est la science de classe du prolétariat, la théorie et la praxis révolutionnaires, la doctrine historique et l’expérience des luttes du prolétariat; c’est l’organisation du prolétariat en classe révolutionnaire; en un mot : la science humaine contemporaine se condense dans le parti marxiste.

Seul le Parti de classe du prolétariat représente, défend et met en action l’unique science qui compte et qui englobe toutes les autres.

Notes :
[prev.] [content] [end]

  1. Waldeck-Rochet était alors le Secrétaire Général du PCF. [⤒]


Source : « Programme Communiste », Brochure « le Prolétaire », nr 22 : « Marxisme et science bourgeoise » année 2000, traduit de : « Marxismo e scienza borghese (Rapporti collegati di Marsiglia, Torino 6–7/4 e Firenze 6–7/9/68) », dans « Il Programma Comunista », nr.21, 1968

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