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LA TRAGÉDIE DU PROLÉTARIAT ALLEMAND DANS LE PREMIER APRÈS-GUERRE (I)



Content :

La tragédie du prolétariat allemand dans le premier après-guerre (I)
Retard de l’avant-garde politique sur la dynamique de la lutte de classe
Source


(Rapport à la réunion générale du parti)

La tragédie du prolétariat allemand dans le premier après-guerre (I)

Dans plusieurs rapports tenus au cours de réunions générales précédentes, dont il n’a malheureusement pas été possible de publier le compte rendu intégral, nous nous sommes efforcés de reparcourir le cycle historique dramatique au cours duquel la social-démocratie allemande joua le rôle d’« assassin du prolétariat révolutionnaire » dans le pays qui était alors l’épicentre de la lutte des classes en Europe. Elle joua ce rôle, non pas en tant que social-démocratie « allemande », mais en tant que fraction de la social-démocratie internationale comme exécuteur direct, dans son aile majoritaire, comme aide du bourreau, dans son aile « indépendante », plus infâme encore parce que plus hypocrite et drapée d’une prétendue « orthodoxie » marxiste.

Nous l’avons fait non par manie « historiographique », mais pour tirer des événements eux-mêmes la confirmation décisive d’une thèse constante de la Gauche communiste. En effet, à la direction du P.C. d’Italie comme au sein de l’Internationale, nous avons toujours lutté contre le fétichisme de l’« unité ouvrière » et, plus encore, contre les illusoires manœuvres tactiques par lesquelles on croyait pouvoir gagner à la cause du communisme des forces numériquement moins réduites que celles que la situation créée par la fin du premier massacre mondial permettait de déplacer sur le terrain, magnifiquement préparé par l’Octobre rouge, de la préparation à la conquête révolutionnaire du pouvoir et à la dictature prolétarienne exercée par le parti, conduisant à la société socialiste par le chemin long et tourmenté de la guerre civile, de la terreur et des interventions despotiques dans l’économie. Cette thèse, nous l’avons rappelé bien souvent, a trouvé son expression la plus lucide dans un article de février 1921 que nous intitulions précisément « La fonction de la social-démocratie », et dont l’idée centrale est contenue dans ce passage lapidaire
« La social-démocratie a une fonction spécifique, dans ce sens qu’il y aura probablement, dans les pays occidentaux, un moment où les partis sociaux-démocrates iront au gouvernement, seuls ou avec des partis bourgeois. Mais là où le prolétariat n’aura pas la force de l’éviter, un tel intermède ne représentera pas une condition positive, une condition nécessaire de l’avènement des formes et des institutions révolutionnaires, une préparation utile à l’assaut prolétarien; ce sera au contraire une tentative délibérée de la bourgeoisie pour le priver de sa force et le dévier et, au cas ou il resterait à la classe ouvrière assez d’énergie pour se révolter contre le légitime, l’humanîtaire, le bon gouvernement social-démocrate, pour l’écraser impitoyablement sous les coups de la réaction » (article publié dans notre brochure « Communisme et fascisme », p. 35).
L’article exhortait le prolétariat Italien à accueillir toute expérience de gouvernement social-démocrate « comme une déclaration de guerre, non comme une promesse de trêve dans la lutte des classes et de solution pacifique des problèmes de la révolution » et ce, qu’il s’agit d’un gouvernement « purement » réformiste, ou d’une coalition entre les réformistes et d’autres partis, ouvertement et constitutionnellement bourgeois (comme ce fut plusieurs fois le cas en Allemagne au cours de la période 1919–1922). Enfin, l’article s’achevait sur cet avertissement, non seulement aux prolétaires italiens, mais aux prolétaires du monde entier
« C’est pourquoi nous disons que la tactique révolutionnaire doit être fondée sur une expérience non seulement nationale, mais internationale et que (…) le martyre des prolétariats de Hongrie, de Finlande et d’autres pays devrait suffire à épargner au prolétariat occidental d’apprendre à son tour au prix de son sang quelle est la véritable fonction de la social-démocratie dans l’histoire. Le social-démocratisme tentera fatalement de suivre sa voie jusqu’au bout, mais les communistes doivent se proposer de la lui barrer le plus tôt possible, avant qu’il soit parvenu à planter le poignard de la trahison dans les reins du prolétariat ».

C’est dans cet esprit précisément que nous avons voulu évoquer, documents à l’appui (et ce sont des documents qui ruissellent de sang), le rôle de la social-démocratie en Allemagne au cours de cette période cruciale, en nous adressant surtout aux jeunes militants que de longues années séparent de ces « expériences » décisives. C’est la social-démocratie qui traîna l’héroïque prolétariat d’Europe centrale au massacre mondial.

Après la guerre, une fois instaurée la « république des conseils » avec des socialistes majoritaires et indépendants au gouvernement, c’est la social-démocratie qui décapita l’avant-garde du prolétariat, le privant de ses militants les plus combatifs, semant le désarroi et la panique dans ses rangs – durant ces mois de cauchemar où les Scheidemann et les Noske lâchèrent les « corps francs » de la réaction contre les « criminels Spartakistes ». Enfin, c’est la social-démocratie qui Instaura sur la « terre brûlée » de Berlin et de Munich, de Hambourg et de Dresde, d’Essen et de Brême, le règne de la démocratie bourgeoise dans sa version d’opérette : la république de Weimar. Et pourtant, il faut le dire à la gloire du prolétariat allemand, jamais au cours de ces longs mois et de ces années de batailles ardentes, la social-démocratie ne réussit à empêcher le spectre haï de la révolution communiste de relever la tête chaque fois, semblant tirer de ses propres blessures des forces toujours nouvelles.

L’histoire de cette « fonction de la social-démocratie » est gravée en lettre de feu dans les événements de ces années tragiques, et aucun militant révolutionnaire ne peut se permettre de l’ignorer et d’en éluder les terribles enseignements. C’est justement dans l’Europe centrale du premier après-guerre que les « leçons d’octobre » ont trouvé leur confirmation la plus grandiose, même si malheureusement cette confirmation resta purement objective, au lieu de devenir partie intégrante de la conscience du Parti, et de le guider dans ce « chemin de Golgotha » (pour reprendre l’expression de Rosa Luxemburg) où l’histoire l’avait condamné à marcher vers une victoire qui semblait proche et qui était au contraire terriblement éloignée.

Toutefois, rappeler ce bilan historique, bilan définitif pour tous les prolétaires de tous les pays, ce n’est encore que la moitié de la tâche qui nous incombe et que nous jugeons nécessaire pour que le parti mondial unique du prolétariat renaisse et, bien plus, possède dès le début les armes théoriques et pratiques indispensables pour le combat qu’il devra mener, et qui aura peut-être à nouveau pour épicentre l’Europe centrale, et en particulier l’Allemagne. Nous devons aussi regarder l’autre face de la médaille, celle qui porte gravé non plus le museau porcin des Noske-Scheidemann, mais l’effigie héroique des Liebknecht-Luxemburg, pour comprendre ce qui fut l’autre aspect de la tragédie de l’après-guerre prolétarien en Allemagne nous voulons parler de l’effroyable retard du prolétariat et de sa direction politique, face au mûrissement des conditions matérielles et objectives d’une révolution allemande dont les bolcheviks attendaient le salut de la révolution d’octobre et qui se solda au contraire par une saignée terrible, sans même laisser derrière elle le fil d’une tradition solide à laquelle les générations suivantes auraient pu s’accrocher. Nous devons donc – tâche infiniment pénible et difficile – enregistrer, non pour le mettre aux archives, mais pour en faire la chair et le sang des générations révolutionnaires présentes et futures, le bilan des indécisions, des confusions, des preuves d’immaturité, qui caractérisèrent, hélas, toutes les forces politiques qui convergèrent dans le Parti Communiste d’Allemagne (Ligue Spartacus) à la fin décembre 1918 et au début janvier 1919. C’est cette Immaturité qui permit à la contre-révolution dirigée par les sociaux-démocrates de se déchaîner bien avant que les communistes puissent ne disons pas « faire » la révolution, mais la « préparer »et la « diriger », de prévenir à temps cette révolution, d’écraser dans l’œuf les efforts généreux d’une classe ouvrière capable de se battre dans la rue pendant trois longs mois, et de mettre – fin aux « folies » de ces « garnements de Karl et de Rosa » -comme disait le « savant » Kautsky en hochant la tète professoralement – et des millions de prolétaires anonymes qui se reconnaissaient instinctivement en eux.

Il n’y eut pas de « révolution allemande » – comme on le dit trop souvent et comme le répètent les historiens incapables de voir au-delà de la surface des choses – mais une sanglante contre-révolution préventive.

Pleinement justifiée aux yeux de la classe dominante par les tumultueuses agitations de ces ouvriers en bleu de travail ou en uniforme, cette contre-révolution préventive fut déclenchée à une vitesse d’autant plus foudroyante que l’ennemi du prolétariat avait le sentiment confus, mais terriblement exact, que cette armée ouvrière en armes n’avait pas de direction politique – ou du moins que celle-ci s’offrait sans défense aux coups de l’ennemi. Certes, il serait antimarxiste de prétendre expliquer une tragédie d’une telle portée par des causes purement « subjectives »; de plus, ce serait indigne face à un martyre collectif qui, par son ampleur et sa gravité, n’a peut-être pas d’égal dans l’histoire du mouvement ouvrier. Mais nous ne cherchons pas ici à fournir une « explication » nous faisons une constatation douloureuse. Si la première peut intéresser les historiens, la seconde doit être utile aux militants. Même une direction révolutionnaire magnifiquement armée peut faillir à sa tâche, s’il manque le concours de circonstances qu’aucune force sociale n’a, par elle-même, le pouvoir de créer. Ce que l’histoire ne pardonne pas aux partis et à leurs directions, ce n’est pas d’être tombés au cours d’une lutte inégale, mais de s’être battus sur une ligne erronée, ou du moins ne leur appartenant pas complètement en propre, et de n’avoir pas transmis à l’avenir la semence ou plutôt, car le terme sent son Evangile, le point d’appui nécessaire pour une vigoureuse reprise. Marx a adressé un hommage vibrant aux communards vaincus, mais cela ne l’a pas empêché de reconnaître et de dénoncer leurs erreurs, d’en tirer une leçon féconde pour les prolétaires appelés à relever dans l’avenir le drapeau de la Commune et à le conduire enfin à la victoire.

D’autre part, de nombreux jeunes en quête d’une lumière dans les ténèbres de la contre-révolution stalinienne, vont chercher dans la « révolution manquée » de 1919–20 à Berlin précisément ses enseignements négatifs, portés à leur paroxysme par les Gorter et les Pannekoek par leur KAPD et par leur Unionen. C’est pourquoi notre combat pour la restauration intégrale du marxisme révolutionnaire doit comprendre nécessairement la critique la plus impitoyable, mais la plus objective, de cet immédiatisme, de ce spontanéisme, de cet ouvriérisme, de ce socialisme d’entreprise, de ce conseillisme, qui furent, sinon la cause première de la tragédie du prolétariat allemand, du moins sa manifestation extérieure, son « épiphénomène » et, dans cette mesure, une de ses causes.

Retard de l’avant-garde politique sur la dynamique de la lutte de classe

On a souvent souligné le terrible retard avec lequel, malgré l’épreuve d’août 1914 et l’expérience des mois et des années qui suivirent, le groupe de magnifiques militants révolutionnaires rassemblés autour de Liebknecht et de Rosa Luxemburg se sépara du corps putride de la social-démocratie : il ne parvint, en effet, à se constituer en parti qu’à un moment où la bataille, dans l’immédiat du moins, était déjà perdue, – et perdue au point que, seulement une vingtaine de jours plus tard, Karl et Rosa étaient assassinés, crime collectif le plus horrible dont le « socialisme »dégénéré se soit sali au cours de sa trop longue histoire.

Dans sa polémique de 1916 avec « Junius » (pseudonyme de Rosa Luxemburg), Lénine avait critiqué cette répugnance des spartakistes à rompre la tradition « unitaire » du parti, la désignant précisément comme le point faible de Junius, malgré sa tenace opposition au social-patriotisme dominant et sa vibrante, revendication de l’internationalisme prolétarien; et il avait formulé le vœu que le groupe « Die Internationale » se libère du poids de cette « inertie historique » et reconnaisse pour ennemis non seulement les fauteurs déclarés de l’« Union sacrée », mais aussi et surtout les partisans sournois de l’opportunisme « centriste » (les Kautsky, les Hilferding). La rupture ne se fit cependant pas en 1916 puisqu’il fallut attendre la fin de 1918 pour qu’elle ait lieu et encore avec beaucoup d’hésitation de la part de ses protagonistes. Il ne s’agit là ni d’un hasard, ni d’une erreur d’appréciation, ni d’un concours de circonstances extérieures inéluctables, mais bien d’un retard dû à la vision théorique que les Spartakistes et, avant tout, Rosa Luxemburg, avaient du processus révolutionnaire.

A la fin du XIXe siècle et au début du XXe, Rosa Luxemburg avait été au premier rang dans la lutte contre le bernsteinisme, le millerandisme, le révisionnisme. Elle avait été des premières (comme le reconnaîtra Lénine) à découvrir en Kautsky, au cours des polémiques d’après 1905, le germe (qui plus tard deviendra un tronc solide) de déviations opportunistes. De façon parfaitement cohérente, elle fut la première en Allemagne à dénoncer la trahison d’août 1914, et à le payer de la prison. Ce qui en 1906 avait été une bourrasque à l’intérieur du parti, provoquée par le contrecoup de la révolution de 1905 en Russie, était devenu en 1914 une catastrophe générale de la classe; la voie qui en 1906 semblait avoir été perdue de façon temporaire, avait été littéralement abandonnée pour la voie opposée, celle de la classe dominante en 1914. Mais dans la vision de Rosa Luxemburg cette débâcle s’inscrivait, avec mille autres, dans les pages tournantes du livre séculaire de l’émancipation prolétarienne, dans son « chemin de croix ». Rien ne pourrait jamais empêcher le prolétariat de retrouver la voie du marxisme, mais cela ne devait se produire qu’au terme d’un long processus au cours duquel la classe ouvrière tout entière se retrouverait elle-même, dans et par la lutte, c’est-à-dire parviendrait à la conscience pleine et entière des buts de son mouvement instinctif, à la possession globale et définitive de la doctrine socialiste. Les agents de cette redécouverte ne pouvaient être ni des militants individuels, ni le parti, mais les masses elles-mêmes; et celles-ci n’atteindraient ce but -identifié au socialisme – ni par une illumination divine, ni par une accumulation graduelle de « conquêtes » partielles comme dans la vision aberrante des réformistes, mais au travers de la lutte poussée jusqu’à son expression suprême, la grève générale, qui en allemand se dit précisément Massenstreik, grève des masses.

C’est précisément au feu de la lutte et même de la guerre de classe que le parti s’était purifié en 1905 et 1906; c’est la grève générale à Petrograd et à Varsovie qui avait apporté une bouffée d’oxygène aux organismes ankylosés des partis occidentaux; la même chose allait se produire, devait se produire maintenant, malgré la guerre et ses lois d’exception. Repris dans le tourbillon de la lutte de classe, le prolétariat dans son ensemble allait reconquérir son programme, et donc son parti il en brûlerait les scories, il en éliminerait les illusoires protagonistes, bref il reconstruirait cette unité que les chefs corrompus croyaient avoir brisée pour toujours ou avoir pour toujours mise au service de l’ennemi. La réalisation de ce tournant purificateur n’incombait pas à des individus, à des groupes, à des avant-gardes conscients; tout au plus pouvaient-ils l’accélérer :
« Les hommes ne font pas l’histoire de leur plein gré, mais ils la font eux mêmes. L’activité du prolétariat dépend du degré de maturité atteint par l’évolution sociale, mais l’évolution sociale n’avance pas plus loin que le prolétariat; Il en est le moteur et la cause, autant que le produit et la conséquence. Son action elle-même est un fardeau déterminant de l’Histoire. Et si nous ne pouvons pas sauter par-dessus l’évolution historique, nous pouvons, certes, ralentir ou accélérer cette évolution (…). La victoire du prolétariat socialiste est liée aux lois d’airain de l’Histoire, aux mille étapes d’une évolution antérieure pleine de tourments et de trop de lenteurs. Mais cette victoire ne pourra jamais être remportée si, de toute la masse des conditions matérielles accumulées par l’Histoire, ne jaillit pas l’étincelle, la volonté consciente des grandes masses ». (Rosa Luxemburg « La crise de la social-démocratie »).

Fidèle à cette conception, Rosa Luxemburg, à l’égal de tous les Spartakistes, n’accepta pas d’être exclue du parti : c’était la direction du parti qui s’était exclue elle-même par sa trahison d’août 1914 et par ses fautes ultérieures, et la Némésis historique sanctionnerait sa condamnation irrévocable en la jetant irrévocablement dans la poubelle de la bourgeoisie dominante et de ses saturnales guerrières
« La liquidation du tas de décomposition organisée qui s’appelle aujourd’hui social-démocratie n’est pas une affaire privée qui dépende de la décision personnelle d’un ou plusieurs groupes. Elle se produira inévitablement comme conséquence de la guerre mondiale ».

Après avoir longtemps toléré une « opposition » qui lui permettait de fournir une soupape de sûreté à l’indignation et à la rancœur des militants sans porter préjudice au « bien suprême » de l’unité, la social-démocratie majoritaire décida enfin d’expulser le groupe spartakiste en même temps que l’aile « rebelle » des Indépendants. Ceux-ci s’étant officiellement constitués en parti en 1917 – dans le but délibéré de canaliser les prolétaires qui, s’ils avaient été livrés à eux-mêmes, auraient risqué de se radicaliser en se jetant enfin dans les bras des Spartakistes –, les Spartakistes, qui avaient pourtant aussitôt dénoncé les contorsions cyniques des « indépendants » et démasqué leurs ignobles tartufferies, acceptèrent cependant l’hospitalité qu’on leur offrait hypocritement dans les rangs du parti, contre la simple promesse d’une « autonomie » de propagande. Pourquoi cette erreur ? Sûrement pas parce qu’ils manquaient du courage nécessaire et suffisant pour se « séparer » (comment reprocher aux futurs martyrs de janvier 1919 de manquer de courage ?), mais parce qu’ils y étaient poussés par la logique même de leur vision du processus historique d’émancipation de la classe et de rédemption du parti comme simple résultat de ce processus.



Source : « Le Prolétaire », Nr. 131, 17 juillet au 30 juillet 1972

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