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LA TRAGÉDIE DU PROLÉTARIAT ALLEMAND DANS LE PREMIER APRÈS-GUERRE (II)



Content :

La tragédie du prolétariat allemand dans le premier après-guerre (II)
La naissance du Parti Communiste d’Allemagne
Source


(Rapport à la réunion générale du parti)

La tragédie du prolétariat allemand dans le premier après-guerre (II)

Telle est l’unique explication du retard – plus inexplicable encore apparemment – avec lequel les communistes se constituèrent en parti, après que les indépendants eussent partagé durant trois mois avec les majoritaires la scandaleuse responsabilité du gouvernement qui s’efforçait d’assurer le passage indolore, dans cette Allemagne bourgeoise, mais débordante de fermentations révolutionnaires, du régime des Kaiser au régime républicain, et de réabsorber la gigantesque poussée dont les Conseils des ouvriers et des soldats avaient été et continuaient d’être l’expression tangible. Les Conseils étaient condamnés à retomber sous l’influence dominante des indépendants et même des majoritaires, dans la mesure précisément où il n’existait pas un parti révolutionnaire, aux caractéristiques et au programme bien définis, pouvant être le catalyseur au moins de l’avant-garde ouvrière la plus combative, et se différenciant clairement de tous les autres partis, non seulement dans ses proclamations politiques, mais dans son action pratique.

Ainsi s’expliquent également les nombreuses incertitudes et hésitations qui subsistaient dans le Spartakusbund, au moment même où il quittait l’USPD pour se constituer en KPD (S), et ce, bien que les indépendants aient exclu Luxemburg et Liebknecht du congrès général des conseils qui se tint à la mi-décembre, parce qu’ils auraient été de toute évidence des hôtes gênants et dangereux dans une assemblée qui devait sanctionner la totale subordination des Conseils et de leurs organes dirigeants centraux au « Conseil des Délégués du Peuple » (c’est-à-dire, en termes moins pompeux, au Conseil des ministres de la jeune République Allemande) et l’annonce prochaine des élections pour l’Assemblée Constituante. Ainsi s’explique enfin que le nom et les militants du groupe Spartakus aient figuré aux côtés de ceux de l’USPD dans des comités de grève et même dans des « comités révolutionnaires », de sorte que le jeune parti communiste subit le chantage de ces prétendus « cousins » et finit par être la victime de leurs ignobles manœvres.

Bien entendu, notre jugement critique sur le spartakisme doit être porté dans l’esprit qui était celui de Lénine lorsqu’il commentait, en octobre 1916, les thèses de Junius – Luxemburg contenues dans la brochure « La crise de la social-démocratie » : de révolutionnaires à révolutionnaires. Dans la fatale hésitation des spartakistes à rompre avec le centre, à reconnaître le lien entre le « social-chauvinisme » des majoritaires et l’« opportunisme » des indépendants, à donner « une forme complète aux mots d’ordre révolutionnaires et à éduquer systématiquement les masses dans cet esprit » (Lénine), nous devons savoir reconnaître un fait qui n’était pas subjectif et individuel, mais objectif et général : la « faiblesse » d’une gauche « enfermée de toutes parts dans l’ignoble filet de l’hypocrisie kautskyste » et soumise à la pression (ou même à la seule force d’inertie) d’un milieu hostile.

Contrairement aux bolcheviks, aucun des Spartakistes ne sut reconnaître à temps que la politique du 4 juin n’était pas seulement
« le fruit des illusions des dirigeants, qui se dissiperaient sous la pression aggravée des antagonismes de classes. L’expérience a montré que nous nous sommes trompés. D’abord, cette politique n’était pas seulement celle des dirigeants : il y avait derrière elle toute une catégorie de travailleurs qui ne voulaient pas autre chose que les dirigeants. Et ce serait une fatale illusion de vouloir expliquer qu’aujourd’hui, derrière ces chefs, il n’y a pas de masses, ou que, si elles sont derrière eux, c’est seulement parce qu’elles ne sont pas suffisamment éclairées.
La scission passe à travers les masses ouvrières elles-mêmes. »
(Radek en 1917)

C’est parce qu’elle fut incapable de reconnaître cette dure réalité, que l’avant-garde politique communiste se trouva « en retard » sur le mouvement de reprise (c’est-à-dire sur les premières manifestations de rupture des liens de dépendance entre les masses et l’opportunisme) de mouvements de masse qui allèrent jusqu’à la limite de la guerre civile entre la fin de l’année 1918.

La naissance du Parti Communiste d’Allemagne

Lénine pouvait, en 1916, se demander si ce retard par rapport à la marche impétueuse des faits réels était un « hasard », et souhaiter que ce fût un hasard. Après coup, nous devons hélas affirmer que ce n’en était pas un. Dans un autre passage extraordinairement lucide, également écrit pendant la guerre, Lénine rappelait la mémorable bataille, conduite par Rosa Luxemburg en 1905–1906, qui avait amené la social-démocratie allemande à reconnaître la grève générale comme une des armes fondamentales de la lutte de classe. Mais il ajoutait qu’en temps de guerre (et ceci devait valoir également pour lui dans l’ardente période de l’après-guerre) la grève générale se transforme nécessairement en guerre civile et que, si la guerre civile implique nécessairement la grève, elle ne peut cependant s’arrêter là, mais doit aboutir à l’insurrection armée. Or la vision spartakiste est tout autre. Rien ne le montre mieux que le discours de Rosa Luxemburg au congrès de fondation du KPD, le premier janvier 1919, discours qui est pourtant le rappel vigoureux de l’essence révolutionnaire du marxisme, et la revendication vibrante d’un « retour au Manifeste du Parti Communiste » contre la répugnante pratique parlementariste et gradualiste de la IIe Internationale. Ce discours est, en effet, la démonstration éclatante que, dans la perspective spartakiste, la grève générale n’est pas une des manifestations et un des moyens de la révolution prolétarienne elle est son unique manifestation et son unique moyen, au point de cacher aux yeux des prolétaires (c’est-à-dire, pour les communistes, d’exclure) l’insurrection armée et la fonction centrale et centralisatrice du parti, de l’unique parti révolutionnaire marxiste, dans l’insurrection.

Ce point est d’une importance vitale. Pour Rosa Luxemburg, la passation de pouvoirs de l’équipe de Guillaume II à celle d’Ebert-Scheidemann et la proclamation de la république étaient déjà une révolution, et non une simple relève de la garde accomplie contre la révolution frémissant dans les entrailles de l’Allemagne elles étaient une révolution, avec tout « le caractère embryonnaire, insuffisant, incomplet », avec le « manque de conscience » de toute révolution purement politique. La « lutte pour le socialisme » ne commence que maintenant, c’est-à-dire lorsque la révolution « devient une révolution économique, tendant au bouleversement des rapports économiques, et par là même, et alors seulement, une révolution socialiste ». Le socialisme ne s’instaure pas à coups de décrets, fussent-ils promulgués par « le plus beau gouvernement socialiste » (le gouvernement et le printemps de l’année 1919. Ebert est donc, malgré tout, un gouvernement socialiste, et ses mesures sont « des mesures socialistes ») :
« le socialisme doit être fait par les masses, par chaque prolétaire; là où les chaînes du capital sont forgées, c’est là qu’elles doivent être brisées. Cela seulement est du socialisme, c’est ainsi seulement qu’on peut faire le socialisme. Et quelle est la forme extérieure de la lutte pour le socialisme ? La grève. C’est pourquoi nous avons vu que maintenant, dans la deuxième phase de la révolution, c’est la phase économique du mouvement qui est passée au premier plan ».

Le processus révolutionnaire est donc le suivant : retour aux méthodes de la lutte de classe ouverte et intransigeante; extension des grèves à une échelle toujours plus large, depuis les villes jusqu’aux campagnes; sous l’impulsion de ces grèves, les Conseils des ouvriers et des soldats acquièrent
« un tel pouvoir que, lorsque le gouvernement Ebert-Scheidemann ou tout autre gouvernement similaire s’écroulera, ce sera véritablement le dernier acte ». Déduction logique « La conquête du pouvoir ne doit pas se faire d’un seul coup, mais de façon progressive, en ouvrant une brèche dans l’État bourgeois jusqu’à en occuper toutes les positions et à les défendre pied à pied… Il s’agit de lutter pas à pas, au corps à corps, dans chaque région, dans chaque ville, dans chaque commune, pour arracher morceau par morceau à la bourgeoisie tous les instruments du pouvoir de l’État, et les transmettre aux Conseils des ouvriers et des soldats ».
La lutte doit, sans doute, être menée avec une intransigeance et une dureté implacables; mais son but n’est pas la destruction du pouvoir d’État bourgeois, mais sa destitution, et le moyen qui y conduit c’est de « miner le terrain, afin de le rendre mûr pour le bouleversement qui couronnera notre œuvre ». La révolution se fait donc « par en bas » :
« Par en bas, où chaque patron se dresse face à ses esclaves salariés; par un bas, où tous les organes exécutifs de la domination politique de classe se dressent face aux objets de cette domination, les masses. C’est là, en bas, que nous devons arracher pas à pas à ceux qui dominent leurs instruments de pouvoir et les prendre entre nos mains »
tâche bien plus difficile que celle des révolutions bourgeoises, « où il suffisait d’abattre le pouvoir officiel en son centre. »

Il s’agit là, dans l’ensemble, d’une représentation inversée du processus révolutionnaire : au lieu de la prise du pouvoir politique au niveau central (qui est également, et inséparablement, destruction de l’appareil d’État de la bourgeoisie), comme prémisse de la transformation économique, on a la conquête du pouvoir politique au niveau local, par les moyens de la lutte de classe poussée à son point culminant (la grève générale), comme acte ne faisant qu’un avec le « bouleversement des rapports économiques ». Au terme de ce processus, la catastrophe du régime bourgeois se produit comme la chute fracassante d’un arbre, sous lequel on a « miné le terrain ». Elle consiste, selon le « Programme » voté au congrès, en ce que les ouvriers « s’emparent du contrôle de la production et enfin de la direction effective de celle-ci ». Ce qui revient comme un leitmotiv obsédant dans cette conception des spartakistes, c’est la vision des « masses prolétariennes qui, de machines sans vie appliquées par le capitaliste au processus de production, apprennent à devenir les gérants (Lenker) pensants, libres, autonomes, de ce processus »; qui acquièrent « le sens de leurs responsabilités qui est le propre des membres actifs de la collectivité dans laquelle réside la possession de toute la richesse sociale »; et qui, dans et par la lutte, acquièrent les « vertus socialistes » « de l’assiduité sans le knout du patron, du rendement maximum sans les garde-chiourme du capitaliste, de la discipline sans le joug, de l’ordre sans la soumission », en assimilant en outre les connaissances et les capacités indispensables pour diriger les entreprises socialistes, car « sans [ces vertus] l’émancipation de la classe ouvrière ne serait pas l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».

On comprend donc pourquoi le Programme de la Ligue Spartacus devenue Parti Communiste d’Allemagne ne mentionne ni la guerre civile (avant et après la révolution) ni l’insurrection armée. On comprend pourquoi un chapitre entier (sur les trois chapitres du Programme) est consacré à la démonstration du fait que
« la révolution prolétarienne n’a pas besoin d’utiliser la terreur… parce qu’elle ne combat pas des individus, mais des institutions, parce qu’elle ne descend pas dans l’arène avec de naïves illusions dont elle devrait venger dans le sang le démenti », parce qu’elle n’est pas « la tentative désespérée d’une minorité pour modeler le monde selon son idéal par la violence, mais l’action des masses gigantesques du peuple, appelées à remplir leur mission historique et à transformer la nécessité historique en réalité ». On comprend pourquoi la dictature du prolétariat n’apparaît dans le Programme que comme le moyen de « briser avec une énergie impitoyable et une poigne de fer » la résistance acharnée et féroce de la bourgeoisie retranchée dans ses innombrables Vendées et aidée par ses consœurs étrangères, c’est-à-dire avec un rôle purement défensif, et pourquoi elle se réduit, sous sa forme la plus générale, à l’« armement du prolétariat » et au « désarmement de la bourgeoisie », considérés comme deux aspects de la claire vision des buts, de la vigilance et de l’activité toujours en éveil des masses prolétariennes. On comprend pourquoi le parti, en tant que force non seulement agissante, et à plus forte raison éclairante, mais dirigeante, est absent et pourquoi la dictature du prolétariat est identifiée à la « véritable démocratie ». On comprend enfin pourquoi, dans sa trop célèbre critique de la révolution bolchevique, Rosa Luxemburg revendique le partage du pouvoir par tous les partis « ouvriers », ou du moins la liberté pour eux de vivre et de faire de l’agitation. On comprend pourquoi le Programme s’achève sur ces célèbres paroles

« La Ligue Spartakus n’est pas un parti qui voudrait prendre le pouvoir en se servant des masses des travailleurs et en passant par dessus leur tête. Elle n’est que la partie du prolétariat la plus consciente du but, qui indique à chaque instant aux grandes masses ouvrières leurs tâches historiques, et qui dans chacune des étapes de la révolution représente le but final socialiste et dans chacune des questions nationales, les intérêts de la révolution mondiale… La Ligue Spartacus refuse également de prendre le pouvoir pour la seule raison que les Scheidemann et Ebert ont fait faillite et que les indépendants se sont engagés dans une impasse en collaborant avec eux. Elle ne prendra jamais le pouvoir autrement que portée par la claire et indubitable volonté de la grande majorité de la masse prolétarienne an Allemagne, par l’adhésion consciente de celle-ci aux idées, aux buts et aux méthodes de lutte de la Ligue Spartacus. La victoire de la Ligue Spartacus ne se situe pas au début, mais à la fin de la révolution elle s’identifie à la victoire des masses gigantesques du prolétariat socialiste ».

Nous sommes revenus au point de départ. La conquête du pouvoir politique central n’est pas la prémisse nécessaire, indispensable, de la transformation économique (qui est en même temps une « transformation des hommes », une révolution des « consciences »); elle est le point d’arrivée d’un processus de conquête des leviers de commande politiques mais surtout économiques, « de bas en haut », par la force brute de l’action revendicative poussée à son plus haut niveau, la grève générale. Elle ne précède pas la réalisation, nécessairement longue et complexe, du socialisme mais elle coïncide avec cette réalisation même. Elle exprime l’adhésion complète de la classe ouvrière dans son ensemble aux buts du socialisme; et le parti est le reflet de cette « prise de conscience » globale, et non l’organe de la conquête révolutionnaire préalable du pouvoir politique et de l’exercice dictatorial du pouvoir, en conjonction avec l’élan des masses laborieuses, élan instinctif mais influencé par le travail de propagande, d’agitation et d’encadrement du parti; sinon, la révolution ne serait pas socialiste, puisqu’elle ne serait pas « l’œuvre des prolétaires eux-mêmes ».

La conclusion que nous pouvons tirer de ceci, c’est, avant tout, que cette conception s’écarte radicalement du marxisme restauré par la révolution bolchevique et, déjà, par la lutte théorique du parti de Lénine. Elle est au contraire une convergence (presque un magma) de courants étrangers au marxisme, qui vont du spontanéisme au socialisme d’entreprise, du conseillisme au syndicalisme révolutionnaire, de l’ouvriérisme à l’éducationnisme idéaliste et humaniste. C’est pourquoi il n’y a pratiquement pas de ligne de démarcation, à l’origine, entre le KPD et le courant qui formera plus tard le KAPD, d’une part, entre le KPD et les multiples variantes du syndicalisme ou mieux de l’« unionisme » à la de León (y compris dans la version sans parti des IWW ou des « shop stewards ») d’autre part. En deuxième lieu, la parabole ultérieure du mouvement communiste en Allemagne est incompréhensible (pour qui ne veut pas s’arrêter à la surface des choses, au jugement des individus, aux commérages des… « luttes de pouvoir »), si on ne remonte pas aux racines théoriques et politiques du mouvement.



Source : « Le Prolétaire », Nr. 132, 31 juillet au 3 septembre 1972

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