BIGC - Bibliothèque Internationale de la Gauche Communiste
[home] [content] [end] [search] [print]


LE BATTILOCCHIO DANS L’HISTOIRE


Content :

Le battilocchio dans l’histoire
Hier
Questions et réponses
Continuité de la vie
Nature et pensée
Bas les cartes !
Esprit et être
Drame et acteurs
Limpides Oracles
Aujourd’hui
Correspondance récente
L’inertie de la tradition
Figures d’actualité
Pales Diadoques
Morphine et cocaïne
Notes
Source


Sur le fil du temps

Le battilocchio dans l’histoire

Nous avons traité récemment de l’appréciation marxiste de la révolution russe. Citant Engels, nous avons reproduit cette phrase : « Le temps des peuples élus est révolu ». Rares seront certainement ceux qui voudront rompre aujourd’hui une lance en faveur de la thèse contraire. Après la raclée infligée au nazisme allemand et le triste sort réservé aux Juifs, qui paient très cher l’incroyable et plurimillénaire entêtement raciste en étant broyés d’abord par la fureur aryenne d’Hitler, puis par l’affairisme impérial des Britanniques, aujourd’hui par l’inexorable appareil soviétique et demain, très probablement, par la politique cosmopolite des États-Unis, qui, tolérante en paroles, s’est fait les dents sur la peau des noirs.[1].

Il sera beaucoup plus difficile d’établir qu’il est passé le temps des individus élus, des « hommes du destin » – comme B. Shaw appela Napoléon, surtout pour se moquer de lui, en le représentant en tenue de nuit – en un mot des grands hommes, des condottiere, des chefs historiques, des Guides suprêmes de l’humanité.

De tous côtés, au son des divers credo, catholiques ou maçonniques, fascistes ou démocratiques, libéraux ou pseudo-socialistes, il semble qu’on ne puisse, beaucoup plus qu’auparavant, se passer de s’exalter et de se prosterner dans une admiration servile devant le nom de quelque personnage et de lui attribuer, chaque fois qu’il remue un orteil, tout le mérite du succès de la cause pendante.

Tous sont d’accord pour attribuer à l’œuvre des chefs installés au sommet et à leurs qualités personnelles à travers leurs œuvres, une influence déterminante sur les événements du passé ou du proche avenir. On discute jusqu’à l’écœurement pour savoir si ce rôle doit leur être conféré par la choix des élections démocratiques, ou imposé par un parti politique ou encore acquis de par un coup de main. En tout cas tout le monde est d’accord, aussi bien dans le camp ami que dans le camp adverse, pour faire tout dépendre de cette question.

Or, si ce critère général était vrai, si nous n’avions pas la force le nier et de le ruiner, nous devrions reconnaître que la doctrine marxiste a fait lamentablement banqueroute. Bien au contraire, nous ne cessons de renforcer ces deux positions, le marxisme classique avait déjà mis sans exception les grands hommes à la retraite; le bilan de l’œuvre accomplie par les grands hommes récemment entrés dans l’arène ou récemment écartés de celle-ci confirme la théorie : ce sont des enfonceurs de portes ouvertes.

Hier

Questions et réponses

Frédéric Engels a fait d’intéressantes réponses aux questions qu’on lui posa à ce sujet. Il parla des grands hommes dans sa lettre à Starkenburg du 25. 01. 1894[2] et notamment dans la seconde partie de celle-ci, deuxième alinéa. Mais les deux questions posées sont liées. Les voici :

1. Jusqu’à quel point les conditions économiques peuvent-elles agir comme cause ? (attention : il faut bien lire cause et non causalité)

2. Quelle est, dans la conception matérialiste de l’histoire de Marx et d’Engels, la part du moment (nous dirons facteur) de la race et de l’individu

Également intéressante est la question à laquelle répondait une précédente lettre (à J. Bloch du 21. 09. 1890)[3] que voici : comment Marx et Engels lui-même ont-ils compris le principe fondamental du matérialisme historique ? Ce qui veut dire : selon eux, la production et la reproduction de la vie réelle sont-elles, à elles-seules, le « moment » déterminant, ou sont-elles la base fondamentale de toutes les autres conditions.

Il y a une connexion entre ces deux points, c’est-à-dire entre la fonction historique de la grande individualité et le problème du lien exact entre les conditions économiques et l’activité humaine. Engels l’a expliqué clairement dans ses réponses. Il affirme modestement que celles-ci ont été rédigées à la diable, en privé, « sans l’exactitude » à laquelle il vise lorsqu’il écrit pour le public. En effet, il se réclame des développements généraux qu’il a donnés dans l’Anti-Dühring sur la conception marxiste de l’histoire (1. Partie, chapitres 9 à 11; IIe Partie, chapitres 2 à 4; IIIe Partie, chapitre 1) et surtout dans son limpide Essai sur Feuerbach de 1888 (L. Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande). Pour ceux qui voudraient un exemple lumineux d’application particulière de la méthode, Engels renvoie au 18 Brumaire de Louis-BonaparteMarx fait une peinture brûlante de l’homme qui peut être pris comme modèle de notre Battilocchio (mot que nous expliquerons bientôt).

Continuité de la vie

Risquons une digression qui est une anticipation d’un article en chantier depuis quelques temps. Nous féliciterons volontiers l’étudiant anonyme qui posa la question de la première lettre[4]. D’habitude, en effet, les gens qui n’ont rien compris sont précisément ceux qui veulent faire voir qu’ils savent et ont assimilé, se prétendent à même d’éructer leur savoir et de saliver leurs sentences. Au contraire, les gens simples, les mieux formés politiquement, sont sans cesse convaincus qu’il leur faut comprendre toujours mieux, alors qu’ils ont le coup de pinceau du maître. Le jeune étudiant qui posa la question à Engels n’employa pas l’expression courante « conditions économiques », mais son équivalent plus exact « production et reproduction de la vie physique ». En notre qualité d’étudiant de la classe suprême, nous changeons « réelle » en « physique ». L’adjectif réel n’a pas le même poids, en effet, dans les langues germaniques et latines.

En d’autres occasions, nous avons fait état des classiques du marxisme, où « production » et « reproduction » sont placés côte-à-côte. Nous avons cité Engels définissant la reproduction, c’est-à-dire la sphère sexuelle, génératrice de la vie, comme la « production des producteurs ! ».

Elle serait bien vaine la science économique de type métaphysique ayant des lois immuables ou même de type dialectique théorisant une succession de phases et de cycles, si elle considérait un groupe ou une société de producteurs s’adonnant à des travaux productifs et économiques en vue de satisfaire à leurs besoins en ne subvenant à leur existence et à leurs forces que jusqu’au terme de leur vie physiologique, mais qui auraient été opérés, si ces producteurs avaient subi une opération chirurgicale, mettons par un chef raciste ! et ne pouvaient se reproduire et avoir des successeurs biologiques.

Une telle condition (le partisan de n’importe quelle science économique en conviendra) changerait tous les rapports de production et de distribution de ladite et tout à fait hypothétique communauté.

Si nous avons néanmoins fait état d’une telle absurdité, c’est pour bien montrer ceci : la reproduction est aussi importante que la production. La production fournit, entre autres, les aliments susceptibles de conserver au travailleur sa vie physique. La reproduction biologique, en créant la trame des relations économiques et on s’accompagnant de la saisissante nécessité de consommer et de faire des efforts productifs, prépare les futurs substituts du travailleur lui-même.

Avec Engels et Marx, contre Feuerbach, nous verrons plus tard que l’homme n’est pas tout amour ni tout lutte. Quoi qu’il on soit, la vision intégrale de la double base économique de la société (c’est-à-dire aussi bien la production que la reproduction) revient à affirmer la victoire du matérialisme déjà acquise tant qu’il s’en tient au domaine de la production. (Dans ce domaine, personne ne le conteste, c’est la somme matérielle des résultats). Il est facile, à partir d’une telle double base d’établir la théorie de l’activité des luttes moléculaires du prétendu « homo economicus » qui, en fait de cœur, a un bureau de comptable. On passe à la lutte des classes où se résume avec l’économie tout le reste des formes humaines d’activité. C’est dans ce domaine de la génétique et de la sexualité qu’il faut planter les plus robustes piliers de la doctrine révolutionnaire du socialisme. Car c’est dans ce domaine qu’il semble qu’il soit le plus mal aisé, selon nos petits professeurs, de liquider les motifs transcendantaux et mystiques et de traduire on terme de causalité économique l’attraction entre l’homme et la femme – surtout lorsqu’elle se place au-dessus de la fange commune de la civilisation moderne.

Poser le problème en fonction de l’individu, c’est le faire de façon vide et misérable puisque celui-ci – grand ou petit, selon le sens commun banal – tend, sur le plan économico-social à la recherche du profit et sur le plan sexuel à concevoir de façon érotique. Nous transposons le problème sur le plan de l’espèce. Nous voyons l’effort pour maintenir, au travers du processus de la multiplication et de la conservation de l’espèce, vivants et valides les éléments actifs en des cycles plus vastes que ceux dans lesquels se développe l’idiote crainte de la mort et la stupide croyance en l’éternité du sujet individuel. Ce sont les produits caractéristiques des sociétés infestées par la domination des classes exploiteuses, parasites du travail et de l’amour.

La malédiction de la sueur et de la douleur – idéologie définissant les sociétés à domination de classes, c’est-à-dire fondées sur les monopoles de l’oisiveté et du plaisir – sera définitivement levée par le socialisme.

Nature et pensée

On voit que le problème des personnalités historiques est directement lié à celui, plus général, de la conception matérialiste. Admettons un moment que l’évolution, le développement, le futur d’une société, voire de l’humanité, dépende d’une façon décisive d’un seul homme, de son apparition, de sa présence et de son comportement. Il ne sera plus possible, alors, de soutenir que l’origine première réside dans les conditions et situations économiques déterminées analogues pour les grandes masses des « autres » individus, ceux qui sont normaux, les « petits ».

Si ce trajet long et difficile – jamais réduit par nous à un simple passage mécanique – du parallélisme dans les places de travail et dans la consommation au grand résultat final des révolutions sociales : passage du pouvoir d’une classe à une autre, rupture des formes qui déterminent ce parallélisme des rapports productifs, devait en fait passer par la tête (critique, conscience, volonté, action) d’un seul homme qui serait un élément nécessaire, c’est-à-dire tel qu’en son absence rien de tout ce mouvement ne s’effectuerait, alors on ne pourrait pas nier qu’à un certain moment toute l’histoire réside dans la « pensée » et dépende d’un acte de cet homme. Voilà l’insurmontable contradiction, car si l’on concède la nécessité historique du surhomme, on sera bien obligé de se soumettre à la vision opposée à la nôtre, celle qui affirme que dans l’histoire il n’existe pas de causalité, ni de lois, mais qu’au contraire tout est accidentel, imprévisibilité, que tout est « causalité », certes observable après, mais jamais avant l’événement. En faisant cela, on aura pas fait autre chose que de saluer les potences.

En effet, comment pourrait-on nier que la naissance du colosse de l’histoire soit accidentelle, et comment éviter de ramener toute la sphère de la « reproduction » à un faux pas d’un…… spermatozoïde ?

Nous avons également combattu âprement la conception plus rationnelle et moderne de cette mystique du grand homme, propre à la bourgeoisie éclairée qui veut, à titre préventif, faire passer le fait historique, non par un seul, mais par tous les cerveaux, en préférant à la lutte révolutionnaire, l’éducation du peuple et la conscience.

Mais ce qui est encore plus insuffisant que cette conception incomplète et semi-marginale, c’est la théorie qui concentre tout dans la boite crânienne d’un seul individu. Or on ne voit pas cela possible autrement que par l’accouplement tant de fois invoqué dans les légendes du passé entre un être divin et un humain.

Nous avons mis en pièces la théorie encore plus sotte que celle de la conscience universelle du peuple, à savoir celle qui se fonde sur la moitié plus un des cerveaux pour piloter l’histoire. Du point de vue marxiste, elle fait peine et pitié. Allons-nous laisser vivre cette théorie du cerveau unique ? Pendant qu’on y est, pourquoi pas le reproducteur unique, l’étalon humain. Ce serait évidement moins stupide.

En fait, revenons à la question : qu’est-ce qui a précédé, la nature ou la pensée ? Ou en d’autres termes : l’histoire de l’espèce humaine est-elle un aspect de la nature réelle ou une « parthénogenèse » de la pensée ?

Engels a écrit un court essai sur Feuerbach ou, pour mieux dire, contre une apologie de Starcke, qu’il appelle, comme d’habitude, esquisse générale ou tout au plus illustrations au moyen de quelques exemples, de la conception matérialiste de l’histoire. Il y donne une synthèse de l’histoire de la philosophie, d’une part, et de l’histoire des luttes de classes d’autre part, magnifique par sa brièveté et son ampleur.

Bas les cartes !

Il y aurait là assez de matière pour un simple exposé d’une paire de demi-journées avec le commentaire approprié (les débats-fleuves occupent désormais des journées entières). Limitons-nous ici à en relever les traits caractéristiques habituels pour prouver l’identité.

D’un point de vue historique, Engels rappelle que sous l’influence du matérialisme et de la Révolution française, on passa de l’idéalisme de Hegel, dont la philosophie avait pu être prise comme fondement par la droite conservatrice réactionnaire allemande, au matérialisme de Feuerbach. C’est, en un certain sens, de Feuerbach qu’ont dérivé ultérieurement les conceptions toutes afférentes de Marx et d’Engels, après une vague d’admiration autour des années 1840, lorsque parut « L’Essence du Christianisme » et après qu’ils eussent fait de Feuerbach une critique non moins radicale que celle que Feuerbach avait appliquée à Hegel. Critique résumée et condensées dans les fameuses « Thèses sur Feuerbach » de Marx de 1845, restées inconnues pendant plus de quarante ans, et dont la conclusion est donnée par la 11° : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, il s’agit maintenant de le transformer ».

Hegel avait déjà mis au premier plan l’activité humaine. Mais, sur le plan historique, son idéalisme absolu n’avait pu donner à celle-ci un développement révolutionnaire. Le plan de la société future aurait déjà été contenu ab aeterno dans l’Idée absolue. Dès lors qu’un esprit philosophique avait découvert ce développement, au moyen de normes propres à la pensée pure, et que les conclusions en étaient transférées dans le système du droit et dans l’organisme de l’État, la réalisation intégrale de l’Idée était accomplie. En quoi est-elle inacceptable pour nous ? Pour deux motifs qui ne sont que les deux aspects dialectiques du même : nous repoussons la possibilité d’un point d’arrivée, d’un terme définitif et infranchissable. Nous refusons la possibilité que les propriétés et les lois de la pensée aient été données avant que ne s’ouvrit le cycle de la nature et de l’espèce.

Mais citons donc ! « Pas plus que la connaissance, l’histoire ne peut trouver un terme achevé dans un état idéal partait de l’humanité; une société parfaite, un « État » sont des choses qui ne peuvent exister que dans l’imagination, au contraire toutes les situations historiques qui se succèdent, ne sont que des phases transitoires dans le cours sans fin du développement de la société humaine du bas vers le haut ».(L. Feuerbach).

Hegel avait dépassé tous les philosophes précédents dans sa façon de mettre en évidence les contradictions dont se compose le long chemin de l’histoire jusqu’à nos jours. Malheureusement, comme tous les autres philosophes, comme tous les philosophes possibles, Hegel a enfermé et figé dans un système ce bouillonnement vivant des contradictions de l’histoire. Engels, lui ajoute : « Si toutes les contradictions étaient une fois pour toutes éliminées, nous serions parvenus à la prétendue vérité absolue : l’histoire universelle en est à sa fin et doit pourtant continuer, bien qu’il ne lui reste plus rien à faire. C’est une nouvelle et insoluble contradiction » (Ibid.)

Dans ce passage, Engels fait tomber une vieille objection reprise par B. Croce peu avant sa mort (voir notre réfutation dans Prometeo au numéro 4 de la IIe série). Il est objecté au matérialisme marxiste que justement il ferait finir l’histoire, parce qu’il a affirmé que la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie serait la dernière des luttes de classes. Dans son insurmontable anthropomorphisme, tout idéalisme prend la fin de la lutte des classes économiques pour la fin de toute contradiction et de tout développement dans le monde, la nature et l’histoire. Enfermé qu’il est dans les limites (pour lui lumière; pour nous ténèbres) d’une boîte crânienne, l’idéaliste ne peut pas voir que le communisme constituera, à son tour, une intense et imprévisible lutte de l’espèce pour la vie, mais une vie non encore atteinte, étant donné que la stérile et pathologique solitude du « Moi » ne mérite pas d’être appelée vie, pas plus que le trésor de l’avare n’est une richesse, même pas pour lui.

Esprit et être

Feuerbach arrive et élimine l’antithèse : la nature n’est plus la manifestation de l’idée. (Que le lecteur ne perde pas le fil : il n’est pas coupé : nous nous acheminons vers la thèse que l’histoire n’est pas la manifestation du Battilocchio). Il n’est pas vrai que la pensée est l’origine, et la nature le dérivé. Au grand enthousiasme des jeunes, et aussi du jeune Marx, le matérialisme est replacé sur son trône. « La nature existe indépendamment de toute philosophie; elle est la base sur laquelle nous, hommes, produits de la nature, avons grandi; en dehors des hommes rien n’existe : les êtres supérieurs qu’a créés notre imagination religieuse ne sont que le reflet fantastique de nous-mêmes » (Ibid.). Jusque là, et même vieux, Engels applaudit. Tout au plus s’arrête-t-il pour railler Feuerbach qui, à la place et on opposition à l’impératif moral de Kant, érige comme activité pratique de l’homme : l’amour. Non pas le fait sexuel, mais la solidarité, la fraternité « innée », qui lie l’homme à l’homme. C’est là dessus que se fonda, à l’époque, le « vrai socialisme » bourgeois et prussien, impuissant à discerner l’exigence de l’activité révolutionnaire, de la lutte des classes, du renversement des formes bourgeoises.

C’est ici qu’Engels refait toute la construction philosophique, qui conserve la base du matérialisme, tout on la libérant de l’entrave métaphysique et de l’impuissance dialectique qui l’immobilisait, à des titres divers, dans un même « gel historique » que l’idéalisme, en dépit de ses apparences de volonté et d’activité pratique.

Engels élucide ce problème en le rattachant à celui de la formation des schèmes de la pensée depuis les peuples de l’époque primitive. Nous ne saurions ici que glaner ce qui concerne notre sujet plus restreint. Mais il serait utile à notre mouvement d’intégrer et d’élargir l’ensemble de la démonstration d’Engels (l’avenir s’en chargera sans aucun doute), particulièrement en ce qui concerne les perspectives où Engels confronte ses déductions avec les apporte des diverses sciences positives.

Il écrit : « La question du rapport de la pensée à l’être, de l’esprit à la nature…ne pouvait se poser dans sa forme la plus tranchante qu’à partir du moment où elle pouvait parvenir à sa pleine signification, lorsque la société européenne s’éveille de son long sommeil au moyen âge chrétien. L’esprit est-il premier, où la nature ? Cette question se posa de la façon la plus tranchante face à I'Église, après avoir déjà joué un certain rôle dans la scolastique du moyen âge. Elle devint : Dieu a-t-il créé le monde, ou le monde existe-t-il de toute éternité ?
Selon la réponse à cette question, les philosophes se divisèrent en deux grands camps : matérialisme et idéalisme. Est matérialiste celui qui considère la nature (l’être) comme premier; est idéaliste celui qui considère que c’est l’esprit (le penser) »
. (Ibid.) Mais à cette époque, il fallait encore l’Acte créateur; il est intéressant de mettre ici en relief l’appréciation que le marxisme donne de l’idéalisme dans la vive observation que voici : « Chez les philosophes, chez Hegel, par exemple, cette création du monde est encore plus embrouillée que dans le christianisme ». (Ibid.)

Une fois clarifiée la séparation des philosophes en deux groupes, la question des rapports de l’être et de la pensée n’est encore pas réglée. Sont-ils étrangers l’un à l’autre ou sont-ils l’un à l’autre pénétrables ? La pensée des hommes peut-elle connaître et décrire l’essence de la nature ? Certains philosophes ont séparé et opposé les deux éléments : l’objet et le sujet. Parmi eux, Kant, avec son insaisissable « chose en soi ». Hegel surmonta l’obstacle, mais en idéaliste, c’est-à-dire qu’il absorbe la chose et la nature dans l’Idée qui, par conséquent, peut fort bien saisir et comprendre sa propre émanation. C’est ce que Feuerbach dénonce et combat : « La préexistence des catégories logiques antérieurement à l’existence du monde matériel n’est pas autre chose qu’un vestige fantastique de la croyance en un créateur supra-terrestre ». (Ibid.) Ceci seulement suffisait pour un travail de démolition critique.

La culture allemande ne put aller au-delà de cette attitude critique. Dans un exposé clair, Engels reproche cette attitude, au-delà de laquelle la culture allemande n’avait pas su aller, l’incapacité à comprendre la vie de la société humaine comme un mouvement, comme une incessante marche en avant, Hegel en avait pourtant fourni les bases. Cette conception anti-historique de la philosophie allemande condamnait le moyen âge comme une sorte de parenthèse inutile et obscure (aujourd’hui, comme Engels alors, les marxistes doivent avoir la même appréciation pour la façon insensée dont a été posée récemment le problème de la lutte et de la critique anti-fasciste et contre le nazisme). La philosophie allemande ne sut pas insérer à sa juste place le moyen âge avec ses causes et ses effets; elle ne sut pas en découvrir les grands progrès ni son immense apport à l’évolution future de l’humanité et de l’Histoire.

« Tous les progrès réalisés par les sciences de la nature ne lui ont servi que d’argument pour démontrer l’inexistence du Créateur ». Engels conclut : « Eux aussi mériteraient les railleries dont furent l’objet les premiers socialistes réformistes français : l’athéisme est donc votre religion ! ».

Drame et acteurs

Suit alors la présentation organique du matérialisme historique, la meilleure qui fut peut-être jamais écrite. Le pas est franchi que Feuerbach n’osa tenter : remplacer le « culte de l’homme abstrait » par la « science de l’homme réel et de son développement historique ».

Ceci nous ramène un instant à Hegel qui avait rétabli (et non découvert) la dialectique. Mais pour lui, elle était l’évolution autonome du concept. Elle devient chez Marx « le reflet dans la conscience humaine du mouvement dialectique du monde physique ». Comme cela est indiqué dans la phrase fameuse, la dialectique est retournée et placée sur ses pieds, alors qu’elle était sur sa tête.

Le marxisme commence par traiter la science de la société et la science de l’histoire selon une même méthode : celle qui s’applique aux sciences de la nature. Mais nul n’ignore les caractères particuliers de ce « domaine » de la nature qu’est la vie de l’espèce humaine. Il nous faut vite en arriver aux « réponses » d’Engels; reproduisons seulement quelques passages essentiels : « Dans la nature, il y a des agents inconscients… Dans l’histoire de la société, en revanche, les êtres qui opèrent sont doués de conscience, de réflexion ou de passion, et ils tendent vers des buts déterminés… Mais l’intention des hommes, quelle que soit son importance pour la recherche historique et particulièrement celles des différentes époques et des événements singuliers ne peut rien changer au fait que le cours de l’histoire est régi par des lois internes générales… Ce n’est que rarement qu’arrive ce qui est voulu… Les heurts entre les innombrables volontés individuelles et les actions particulières conduisent, dans le domaine de l’histoire, à une situation qui est absolument semblable à celle qui règne dans la nature inconsciente. Les buts des actions sont voulus, mais les résultats en découlant effectivement ne sont pas voulus, ou dans la mesure où ils semblent correspondre néanmoins au but recherché, ils ont tout de même, en fin de compte des conséquences tout autres… Les hommes font leur histoire, quelle qu’en soit l’issue et chaque individu poursuit consciemment ses propres fins… La résultante de ces innombrables volontés qui agissent dans les différentes directions, et leur effet sur le monde extérieur, sont précisément l’histoire… Il importe donc de chercher quelles sont les forces qui impulsent ces motifs, quelles sont les causes historiques qui se transforment dans les têtes des acteurs. Le vieux matérialisme ne s’est jamais posé cette question… Il importe donc de déceler les forces motrices qui, consciemment ou inconsciemment, et en vérité souvent inconsciemment, se trouvent derrière les motifs des hommes opérant dans l’histoire, et qui constituent les véritables et ultimes moteurs poussant l’histoire. Il ne peut pas tellement s’agir ici des motifs déterminant les hommes singuliers, même les plus éminents, mais plutôt des motifs qui mettent en mouvement les grandes masses les peuples entiers, des classes entières; il ne s’agit pas tant des motifs momentanés conduisant à un mouvement passager à la façon d’un éphémère feu de paille, prompt à s’enflammer et à s’éteindre, mais au contraire à une action durable qui aboutit à une grande transformation historique ».[5]

Ainsi, après la partie philosophique, fait suite la partie historique, jusqu’au grand mouvement prolétarien moderne. C’est là que s’achève la philosophie dans le domaine de l’histoire comme dans celui de la nature. « Il ne s’agit plus de s’imaginer les rapports dans la pensée, mais de les découvrir dans les faits ».

Limpides Oracles

Rappelez-vous les questions et écoutez les réponses, non obscures et non ambiguës comme celles de l’Oracle antique, mais transparentes et en accord avec nos positions.

Réponse à la dernière question indiquée, celle de 1890 :

« Le moment qui, en dernière instance, est déterminant dans l’histoire, c’est la production et la reproduction de la vie matérielle.
La situation économique est la base, » poursuit Engels, « mais les divers « moments » de la superstructure, formes politiques de la lutte des classes et ses résultats (Constitutions établies par la classe victorieuse une fois la bataille gagnée, etc.), les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes matérielles dans le cerveau des participants, théoriques, politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent aussi leur influence sur le cours des luttes historiques, et en de nombreux cas en déterminent d’une manière prépondérante la forme. Il y a action et réaction de tous ces moments (facteurs) au sein desquels le mouvement économique s’impose finalement comme une nécessité à travers la foule infinie des hasards (accidentalité) »
.

Réponse à la question de 1894 :

« Sous le nom de rapports économiques que nous regardons comme la base déterminante de l’histoire de la société, nous entendons la manière dont les hommes produisent leurs produits entre eux (dans la mesure où il existe une division du travail). Donc il est toute la technique de la production et celle des transports y est incluse. Selon notre conception, cette technique détermine également le mode d’échange ainsi que la répartition des produits et, par conséquent, après la dissolution de là société gentilice et la division en classes correspondantes, c’est-à-dire les rapports de domination et d’esclavage, par conséquent l’État, la politique, le droit, etc.… »

« Si, comme vous le dites, la technique dépend, pour une très large part, de l’état de la science, celle-ci dépend encore beaucoup plus de l’état et des besoins de la technique… Toute l’hydrostatique (Torricelli, etc.) est sortie de besoin vital de régulariser les torrents des montagnes en Italie aux XVIe et XVIIe siècles ».[6]

Quant au point a de la question 2 (sur le « moment » représenté par la race), nous ne donnerons que ce brûlant apophtegme : « La race est un facteur économique ». Production et reproduction, il n’en est pas question ? « La race est une chaîne matérielle d’actes reproductifs ».

Enfin, le point b concerne le Battilocchio, sur lequel nous laisserons la parole à Frédéric le Magnifique :

« Les hommes font leur histoire eux-mêmes. Mais jusqu’à présent, ils ne le font pas avec une volonté commune, selon un plan d’ensemble, et cela, même pas dans le cadre d’une société limitée. Leurs efforts se contrecarrent. Et c’est justement pourquoi, dans toute société de ce genre, prévaut la nécessité complétée et manifestée par le hasard. La nécessité qui s’affirme ici à travers tous les hasards est encore, en fin de compte, la nécessité économique. C’est alors qu’apparaissent les grands hommes. C’est évidemment un pur hasard que tel grand homme surgisse à tel moment déterminé, dans tel pays donné, mais si nous le supprimons, il reste le besoin de son remplacement, et ce remplacement se trouvera toujours tant bien que mal, mais il se trouvera toujours à la longue. Ce fut un hasard que Napoléon, ce Corse, fut précisément le dictateur militaire dont avait absolument besoin la République française, épuisée par sa propre guerre; mais faute d’un Napoléon, un autre aurait pris sa place, ceci est démontré par le fait que l’homme s’est trouvé chaque fois qu’il a été nécessaire : César, Auguste, Cromwell, etc. »

Marx ! Engels entendait bien les huées du parterre. Cela s’applique aussi à lui. A cela, Engels répond : « Si Marx a découvert la conception matérialiste de l’histoire, Thierry, Mignet, Guizot, tous les historiens anglais d’avant 1850, prouvent qu’on y tendait, et la découverte de la même conception par Morgan est la preuve que les temps étaient mûrs pour elle et qu’elle devait nécessairement être découverte ». (C’est Engels qui souligne).

On rétorque cependant qu’Engels avait déclaré lui-même dans sa note sur Feuerbach : « Marx était un génie, nous n’avons que du talent par rapport à lui ». Il serait déplorable, après toute notre démonstration que l’on n’ait pas compris qu’il existe de très fortes différences d’un homme à l’autre, du point de vue de la force musculaire aussi bien que de celui du potentiel de la machine-cerveau.

Le fait est que, si nous avons liquidé le cas extrême, celui de l’« homme du destin » cher à B. Shaw, nous ne pouvons nous flatter de nous être débarrassés des « crétins du destin », de ces pauvres auto-candidats à occuper le vide aménagé pour eux par l’histoire, de ces gens uniquement préoccupés d’être présents le jour de l’appel, toujours embusqués qu’ils sont à l’affût de la gloire.

Aujourd’hui

Correspondance récente

Ceci se relie parfaitement à l’argument d’une lettre envoyée à une camarade ouvrière. Celle-ci, en s’excusant, à tort, de l’imperfection de son exposition, sut poser la question de façon très expressive. Nous reportons le texte d’une partie de notre réponse : « Tu écris : ‹ Tu as bien dit qu’un marxiste doit s’en tenir aux principes et non aux hommes… Si nous disons que les hommes ne comptent pas et si nous les laissons ainsi de côté, jusqu’à quel point est-ce possible ? Si ce sont les hommes qui déterminent on partie des faits ?, si les hommes sont en partie la cause qui a déterminé le bouleversement, nous ne pouvons pas les oublier tout-à-fait ›. Loin d’être une vacillante approche de la question, c’est une voie qui en est utile.

Les faits et les actes sociaux dont nous nous occupons en tant que marxistes sont opérés par les hommes, ont les hommes pour acteurs. Vérité indiscutée. Sans l’élément humain, notre théorie ne tient pas debout. Mais, traditionnellement, cet élément est considéré d’une façon tout à fait différente de celle introduite par le marxisme.

Ton expression simple peut s’énoncer de trois manières différentes. Le problème révèle alors toute sa profondeur, à laquelle tu as le mérite d’approcher : Les faits sont opérés par des hommes. Les faits sont opérés par les hommes. Les faits sont l’œuvre de l’homme Jean, de l’homme Pierre, de l’homme Paul.

L’homme étant d’une part un animal, de l’autre un être pensant, ce qui nous distingue nous, marxistes, des « autres », ce n’est pas seulement le fait qu’ils affirment, « eux » que l’homme pense d’abord et que c’est ensuite par les effets de sa pensée que sont résolus les rapports matériels et même les rapports biologiques de son existence. Ce qui nous distingue, c’est que nous affirmons, nous, qu’à la base de tout se trouvent les rapports physiques, animaux, de nutrition, etc.

La question ne se pose justement pas pour chaque homme en particulier, mais dans la réalité des complexes sociaux et dans l’enchaînement de leurs phénomènes.

Or, les trois formulations du mode selon lequel les hommes « interviennent » (excuse les grands mots) dans l’histoire sont celles-ci :

Les systèmes religieux ou autoritaires traditionnels disent : un Grand Homme, ou bien un Illuminé par la Divinité, pense et parle, les autres apprennent et agissent.

Les idéalistes bourgeois plus récents disent : la partie idéale, même si elle est commune à tous les hommes civilisés, détermine certaines directives en vertu desquelles les hommes sont conduits à agir. Ici aussi ressortent encore au premier plan tels ou tels hommes « déterminés » (penseurs, agitateurs, capitaines de peuples) qui donneraient l’impulsion à l’ensemble.

Enfin, les marxistes disent : la commune action des hommes, ou, si l’on veut, ce qu’il y a de commun et de non-accidentel et de particulier, naît de poussées matérielles. La conscience et la pensée viennent après, et déterminent les idéologies propres à chaque époque.

Et alors ? Pour nous comme pour toutes les théories, ce sont les actes humains qui deviennent les facteurs historiques et sociaux. Qui fait une révolution ? des hommes. C’est clair.

Mais pour les premiers, ce qui est fondamental, c’est l’Homme Illuminé, prêtre ou roi.

Pour les seconds, c’est la conscience et l’idéal qui a conquis les esprits.

Pour nous, c’est l’ensemble des données économiques et la communauté des intérêts.

Pour nous aussi, les hommes ne se réduisent pas à des protagonistes qui récitent ou créent des marionnettes dont les fils sont tirés… par l’appétit. Sur la base de la communauté de classe, il existe des degrés, des couches différentes et complexes de disposition à agir et, encore plus, de capacité de sentir et d’exposer la théorie commune.

Mais, le fait nouveau, c’est que nous n’avons plus besoin – même à titre de symbole – comme ce fut le cas dans les révolutions précédentes, d’hommes déterminés avec une individualité et un nom. »

L’inertie de la tradition

Le fait est que, dans la mesure précisément où les traditions sont les dernières à disparaître, les hommes très souvent agissent mus par la sollicitation suggestive de la passion qu’ils ont pour le Chef. Dans ces conditions, pourquoi ne pas utiliser cet élément passionnel qui, bien entendu ne change pas le cours de la lutte des classes, mais qui peut favoriser la mise en place des effectifs de la lutte et accélérer la choc ?

Or, il semble que l’histoire de plusieurs lustres comporte de dures leçons dont l’essentiel se ramène à ceci : il n’est pas possible de renoncer à faire de l’agitation et de vaincre à travers les hommes. C’est justement pourquoi nous, marxistes de la gauche, nous avens soutenu que la collectivité des hommes qui luttent ne peut être constituée par toute la masse, ni même par la majorité de celle-ci. Cette collectivité doit être constituée par le parti pas trop nombreux et les cercles de l’avant-garde dans cette organisation. Mais les noms qui galvanisent les foules, pour dix hommes qu’ils ont entraînés en ont porté mille à leur perte. Freinons par conséquent cette tendance, supprimons, dans la mesure du possible, non pas, certes, les hommes, mais l’homme pourvu d’un grand H, d’un nom précis, d’un curriculum vitae particulier.

Je sais la réponse qui impressionne facilement les camarades ingénus : Lénine. Fort bien. Il est certain qu’après 1917 nous avons gagné à la lutte révolutionnaire beaucoup de militants, parce qu’ils ont acquis la conviction que Lénine avait su faire la révolution et l’avait faite : ils sont venus, ils ont lutté et ensuite, ils ont mieux approfondi notre programme. Avec cet expédient, des prolétaires, des masses entières se sont mises en mouvement qui, peut-être, auraient continué à dormir. Je l’admets. Et après ? Sur ce même nom, n’est on pas en train de recruter au profit de la totale dégénérescence opportuniste des prolétaires ? Nous en sommes réduits au point que l’avant-garde de la classe ouvrière est beaucoup plus en retrait qu’avant 1917, lorsqu’on était peu à connaître le nom de Lénine.

Dans ces conditions, je dis que dans les positions et les directives de Lénine est résumé le meilleur de la doctrine commune du prolétariat et d’une véritable politique de classe, mais son nom, on tant que tel présente un bilan négatif. Il est évident qu’on a exagéré : Lénine lui-même en avait plein les bottes des hyperboles personnelles. Il n’y a que les petits bonshommes qui se croient indispensables à l’histoire. Lorsqu’il entendait de telles choses, Lénine riait comme un gosse. Il était suivi, adoré, il n’était pas compris.

Ai-je réussi par ces quelques mots à te donner une idée de la question ? Un temps devra bien venir où un puissant mouvement de classe aura une théorie et une action correctes, sans avoir a exploiter les sympathies pour des noms. Je crois fermement qu’il viendra. Qui n’y croit pas ne peut être que découragé par la vision marxiste de l’histoire, ou pire encore, un chef des opprimés stipendié par l’ennemi.

Comme tu le vois, je n’ai pas mis dans la balance l’effet historique de l’engouement pour Lénine avec le néfaste effet de mille chefs renégats, mais avec les effets négatifs du nom de Lénine lui-même. Je ne suis pas davantage tombé dans le piège : « Ah, si Lénine n’était pas mort ! ». Staline était lui aussi un marxiste dont les papiers étaient en règle, et c’était un homme d’action de premier ordre. L’erreur des trotskistes, c’est de rechercher la clef de l’immense bouleversement provoqué par la force révolutionnaire dans la sagesse ou dans le tempérament de certains hommes.

Figures d’actualité

Pourquoi avons-nous appelé la théorie du Grand Homme « théorie du Battilocchio » ?

Battilocchio est un personnage qui attire l’attention et révèle en même temps son vide absolu. Long, dégingandé, courbé pour cacher un peu la tête pendante et ahurie, l’allure incertaine et vacillante. A Naples, on l’appelle « battilocchio » à cause du battement de paupière propre au désorienté et au philistin. Pour échapper à tout reproche de localisme : à Bologne, on lui crierait en patois : dis-donc, t'es un fantôme !

En cette année de 1953, tout se ressent du fait général, non accidentel, qu’une forme historique à moitié pourrie n’arrive pas à crever : le capitalisme. L’histoire et la politique contemporaines nous gratifient d’une constellation de battilocchi. Le marasme, propre à de telles phases de l’histoire, répand dans les masses admiratives et lèches-bottes la conviction absolue qu’il faut s’en tenir à des battilocchi du destin, et à eux seuls. Et surtout que le changement de garde dans le corps des battilocchi serait (pauvres de nous, Frédéric !) le moment déterminant de l’histoire.

Pour ce qui est du manque absolu de langage nouveau et même de toute pose originale, il existe parmi les Chefs d’État un ineffaçable trio de Battilocchi : Franco, Tito, Perón. Ces champions, ces oscars de la beauté historique, ont atteint le « nec plus ultra » dans l’art suprême de retrancher de leur personne tout signe particulier : tout autre que des nez dynastiques, des yeux d’aigle !

Quand à feu Hitler, et Mussolini, le premier avait, semble-t-il un admirable état-major de gens non-battilocchi promus à ce haut grade de criminel qui non seulement faisaient l’histoire, mais la jouaient. Ce qui excuse Mussolini, c’est qu’il était entouré d’une faune ineffable de sous-battilocchi, laquelle, lors des événements des années 1944–45, s’est transformée de milice en une bande d’associés qui font aujourd’hui notre joie.

Un très joli trio qui se déploie non dans l’espace, mais dans le temps, apportant la preuve, si besoin est, que toute succession par hérédité ou par élection produit le même effet historique qui se mesure ainsi : le zéro qui multiplie le zéro. Ce sont les Roosevelt, Truman et Ike. Les forces américaines, qui occupent le monde, justifieraient notre époque comme une descente de battilocchi.

Pales Diadoques

[7] Une constellation, non moins significative du stade où nous sommes, nous est présentée par les chefs nationaux, récents et actuels, si souvent limogés, très durement, dans les pays et dans les partis rattachés à la Russie. On ne saurait où trouver plus aisément des Battilocchi, au fin fond des Balkans ou dans les jupes de Marianne ? A la mort d’Alexandre le Grand, l’Empire de Macédoine, qui s’était étendu à deux continents, fut divisé en États mineurs confiés à ses différents généraux, lesquels ne mirent pas longtemps à disparaître sans laisser de traces. Celui qui se rappellerait de leurs noms, nous en raconterait beaucoup en fait d’histoire.

Lorsque l’histoire appelle donc un grand homme, elle le trouve. Il se peut fort bien qu’elle en trouve un, pourvu d’un cerveau à potentiel peu élevé. Mais quand elle appelle des battilocchi, il peut arriver aussi que le peste soit occupé par des hommes de valeur. Nous ne voulons ici traiter d’idiot personne.

Le fait est qu’en Italie, par exemple, le concours ouvert pour les grandes personnalités concerne des postes qui furent occupés par des colosses de l’histoire. Ne s’agit-il pas, en effet, de donner la parodie d’une tragédie, qui eut autrefois son solennel déroulement ? Ainsi, à l’occasion du 60e anniversaire de Togliatti, on a déployé un cérémonial tristement tourné vers le passé : on a largement reproduit son curriculum vitae et ses écrits, après quoi l’on est arrivé à tout résumer dans cette formule synthétique : un grand patriote.

Il y a un siècle que ce type s’est vidé de toute substance. Il offre peu d’espoir d’une grandeur qui ne soit pas à la battilocchie. L’histoire a déjà trouvé ses héros, sans trop chercher : Mazzini, Garibaldi, Cavour et tant d’autres qui ne descendront pas de leur auguste siège. De patrie, a vrai dire, il en reste très peu, mais des patriotes, nous on avons à la pelle. L’autobus de la gloire révolutionnaire est complet. Ceci ne diffame pas celui qui est aujourd’hui l’objet d’un culte. On a exhumé ses écrits remontant à 1919 (à l’époque où on a eu le tort de ne pas accorder à ces écrits l’attention qu’ils méritaient !) : ils lui font honneur. Il n’a jamais cessé d’être marxiste parce qu’il ne l’était jamais devenu. Il soutenait alors ce qu’il soutient aujourd’hui : la mission de la patrie. Un très grand patriote ? Si vous voulez. Comme une grande diligence à l’époque du train électrique et de l’avion à réaction.

Nous avons discuté de Lénine. Si nous n’avons pas fait ensuite allusion à Staline, disparu depuis peu, ce n’est point par peur qu’une expédition punitive ne vienne prendre notre « scalp » et on décorer le Mausolée (pratique à laquelle il y a bon espoir qu’on arrive). Staline est encore un de ces surgeons d’un milieu de fer, d’un anonyme milieu de parti qui, sous des impulsions historiques non accidentelles, a construit un mouvement collectif, anonyme et profond. Ce sont les réactions de la base historique, et non pas les accidents fortuits d’une vulgaire course au succès, qui déterminent le tournant de l’histoire à travers lequel, dans une flambée thermidorienne, le groupe révolutionnaire a dû se brûler lui-même; et si un nom peut être un symbole alors même qu’une personne ne compte en rien pour l’histoire, le nom de Staline reste comme le symbole de cet extraordinaire processus : la plus puissante force du prolétariat réduite à l’esclavage par l’édification révolutionnaire du capitalisme moderne sur les ruines d’un monde arriéré et inerte.

La révolution bourgeoise est bien obligée d’avoir un symbole et un nom, bien qu’elle aussi soit faite, en dernier ressort, par des forces anonymes et des rapports matériels. Elle est la dernière révolution qui ne soit pas anonyme. C’est pourquoi nous l’avons nommée romantique.

C’est notre Révolution qui apparaîtra lorsque n’existeront plus ces courbettes, ces profondes génuflexions devant des personnes et faites surtout de lâcheté et d’égarement. C’est notre révolution qui aura, comme instrument de sa propre force de classe un parti organiquement fondu dans toutes ses caractéristiques, celles de la doctrine, celles de l’organisation, celles du combat révolutionnaire; un parti auquel importe peu le nom de l’individu et le mérite individuel, un parti capable de refuser à l’individu conscience, volonté, initiative, mérite ou démérite, pour tout résumer une unité aux limites bien nettes.

Morphine et cocaïne

Lénine a pris chez Marx la définition, que beaucoup combattent parce qu’ils la trouvent banale : « La religion est l’opium du peuple ». Le culte de l’Être divin est donc la morphine de la révolution, qui endort les forces agissantes. Ce n’est pas par hasard que, lors du récent deuil national (pour la mort de Staline) l’on a prié dans toutes les églises de Russie.

Le culte du chef, de l’Être et de la personne, non plus divine, mais humaine, est un stupéfiant social pire encore. Nous dirons qu’il est la cocaïne du prolétariat. L’attente du héros qui enflamme et entraîne au combat, c’est une injection de sympamine. Les pharmacologues ont trouvé le terme adéquat : héroïne. A une brève exaltation, succède la prostration chronique et l’effondrement. On ne peut rien injecter à une révolution qui hésite, à une société honteusement enceinte de dix-huit mois et qui n’a pas encore accouché.

Rejetons le vulgaire recours qui consiste à tirer parti du succès de l’homme d’exception; crions une autre formule du communisme : Le communisme est la société qui se passe des battilocchi.

« L’intérêt privé fait qu’une sphère, en laquelle un homme se trouve en antagonisme avec cet intérêt, se transforme en sphère de vie de cet homme. »
Marx.

Notes :
[prev.] [content] [end]

  1. Publié dans « Il Programma Comunista » № 7, 1953. Battilocchio est un personnage populaire italien. [⤒]

  2. Voir Marx-Engels « Sur la littérature et l’art » Ed. Soc. 1954 pp. 162–5 [⤒]

  3. Ibid. pp. 159–161 [⤒]

  4. W. Borgius, voir Werke, tome 39 page 205. [⤒]

  5. « L. Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande ». -Traduction remaniée du Chapitre IV : « Le Matérialisme dialectique ». [⤒]

  6. Voir nos divers articles sur notre journal (« Il Programma Comunista ») et la revue (« Prometeo ») sur la précocité de l’entreprise capitaliste agricole en Italie, et sur la dégénérescence de la technique moderne de protection contre les eaux, lors des inondations du Polesine. [⤒]

  7. Titre des généraux qui se disputèrent l’empire d’Alexandre. [⤒]


Source : « Invariance », numéro 5, janvier mars 1969

[top] [home] [mail] [search]