Les proletaires de la route se mettent en colere
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LES PROLETAIRES DE LA ROUTE SE METTENT EN COLERE
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Les prolétaires de la route se mettent en colère
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Les prolétaires de la route se mettent en colère
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Après la grève émouvante et majestueuse des cheminots de décembre 95, voici celle incisive des prolétaires de la route de novembre 96. Rappelons en quelques phrases les dernières grandes luttes dans le secteur du transport de cette décennie : la grève des cheminots de 1986, corporatiste, menée par les coordinations en dehors des syndicats officiels, et ayant soulevé une maigre sympathie parmi la masse des salariés; la courageuse grève des cheminots de décembre 1995, non corporatiste, cherchant à entraîner le reste des salariés qui dans leur ensemble sympathisait avec la grève, menée par une intersyndicale (union, "forcée" par les salariés, des centrales syndicales) avec à sa tête la C.G.T., se terminant par une farce de négociations entre les centrales syndicales, le patronat et l'Etat avec le maintien d'avantages acquis par la lutte des anciens et remis en cause par le plan Juppé; et enfin la grève de novembre 96 des salariés de la route, déterminée, encadrée par une intersyndicale bien contrôlée par la base, ce qui fait que le gouvernement ne pourra pas la laisser pourrir comme en décembre 95, mais sera contraint de conclure en toute hâte. Deux semaines de lutte, pas plus, et les prolétaires ont arraché de nouvelles concessions : la retraite à 55 ans, la reconnaissance de certaines heures de travail non comptabilisées, et acquis l'expérience précieuse d'une lutte syndicale digne de ce nom.

Dans Le Monde du 28-11, le "patron des patrons" du Calvados (région de Caen et Rouen touchée par les grèves de 95 et 96), comparant les deux dernières grèves, celle des cheminots de décembre 95 et celle des salariés de la route de novembre 96, déclarait : "L'impact est plus rapide, plus violent, plus grave qu'il y a un an. Nous pouvons nous passer d'un train, nous ne pouvons pas travailler sans trafic routier". En effet l'alimentation en carburant, en produits alimentaires, en pièces détachées pour les industries de toutes sortes se fait désormais par la route. En quelques décennies, les voies des transports de marchandises se sont totalement transformées de façon à s'adapter à une économie en crise, à la recherche de coût moindre, de main d'œuvre flexible et malléable selon le flux des marchés. Comme le commente Le Monde du 26-11, "le camion a été et continue à être l'enfant chéri d'un choix politique, les pouvoirs publics privilégiant depuis des années la route au détriment du rail ou des canaux pour assurer le flux toujours plus important des marchandises qu'entraînent le marché unique européen et la libération des échanges. Aujourd'hui les jeux sont faits : 68,4% des marchandises sont acheminées par camion en France, le rail et les voies navigables ne se partageant plus que les miettes, respectivement 28,4% et 3,2% du tonnage total. Le fret routier domine largement les échanges à une époque où les multiplication constitue justement la caractéristique-clé de l'activité économique". Le 18 avril 1955, une loi instituait le système de concession de la construction des autoroutes à des sociétés qui devaient récupérer leurs investissements par l'intermédiaire de péages. Cette concession a permis d'équiper la France d'axes routiers majeurs, mais provoqué du même coup la dynamique du "tout-camion". Les poids lourds sont devenus plus efficaces, plus rapides, plus souples que les trains ou les péniches.

L'ouverture du marché unique européen, son extension à l'Europe du Nord et de l'Est ont conforté la tendance. La géographie n'a-t-elle pas donné une place stratégique à la France, entre le nord et le sud de l'Europe, au carrefour des grands flux de marchandises ? Une autoroute en a appelé une autre, dans des zones nécessitant des travaux de plus en plus coûteux en secteur périurbain ou montagneux.

De son côté, le réseau routier traditionnel, qui était déjà le plus performant du continent, s'est amélioré spectaculairement. C'est ainsi qu'au cours des quinze dernières années la route a absorbé plus de 60% des investissements publics en infrastructures. Et que les sociétés d'autoroutes, engagées dans une course éperdue pour répondre à l'extension du trafic - en vingt ans, celui des marchandises a augmenté de 70% - se sont endettées à hauteur de 121,6 milliards de francs, voisin de celui de la SNCF et qui devrait, selon l'Association des sociétés françaises d'autoroute, atteindre 230 milliards de francs à l'horizon 2005.

L'Etat a encouragé le mouvement en offrant au fret routier des conditions de concurrence extrêmement favorables par rapport au rail (dont le fret a diminué de 13% depuis 1985), bien que, selon l'Agence de l'environnement et de maîtrise de l'énergie, un camion de 35 à 40 tonnes consomme deux fois et demi plus d'énergie qu'un train complet pour transporter une tonne de marchandises sur un kilomètre. Les pouvoirs publics ont donc institué une sous-tarification du gazole, de la taxe à l'essieu et des péages. Résultat : les poids lourds usent les infrastructures et polluent l'atmosphère infiniment plus que la voiture individuelle (et "a fortiori" que le train ou la péniche), mais ils paient, proportionnellement, beaucoup moins.

Parallèlement, l'Etat a opéré le transfert sur la collectivité publique des coûts sociaux et environnementaux de la circulation des poids lourds : bruit, pollution, gaz à effet de serre, accidents matériels et corporels... que la direction générale de l'énergie et des matières premières du ministère de l'industrie évalue à 24 milliards de francs par an et que la cellule prospective du ministère de l'Environnement estime, elle, à au moins quatre fois plus.

Les conditions ont donc été réunies pour que le camion s'impose. "Dans les raisonnements économiques habituellement pratiqués, l'avenir n 'a pas d'importance, écrivent les auteurs d'un rapport de la cellule prospective du ministère de l'Environnement. Les calculs ignorent la représentation des irréversibilités, les modèles fonctionnent sur l'extrapolation du passé sans intégrer les effets de seuil et de rupture caractéristiques des domaines du social et du vivant". Voici là une belle description du mode de fonctionnement du système capitaliste; et il en est encore qui bercent d'illusions les salariés en leur promettant d'arriver à une société plus harmonieuse sans mettre en l'air les bases économiques qui produisent l'incohérence, le chaos, la destruction, l'oppression et la misère psychique et physique !

Ainsi la belle réussite économique du fret routier permet le "flux tendu" dans l'activité économique, c'est-à-dire un meilleur ajustement de gestion des stocks. Qu'importe si cette belle réussite se fonde sur la "vie de galérien" des chauffeurs avec des journées de travail interminables et incomplètement rémunérées. Dans ce secteur le droit du travail et les réglementations de sécurité, dont la France est si fière, ne sont guère respectés, et les entorses au droit commun sont un des avantages parmi tant d'autres octroyés aux patrons des routiers. 35 000 entreprises de transport routier emploient en France plus de 200 000 salariés. 90% des entreprises de transport routier ont moins de 50 salariés. Le temps de travail est souvent supérieur à 240 heures par mois (au lieu de 169 heures dans le droit commun). Artisans routiers et salariés de très petites entreprises gagnent quelques fois à peine le SMIC. Selon deux rapports de la commission de comptes nationaux de transports et le Commissariat général du Plan, si on devait appliquer la législation, les coûts du transport de marchandises par camions seraient supérieurs d'environ 20% (Le Monde du 26- 11) !

En 1984 les patrons routiers lancèrent un mouvement contre le prix du carburant et le ministre P.C.F. des transports, Charles Fiterman, où les chauffeurs servirent de simple masse de manœuvre pour le patronat. En juillet 92, les routiers bloquèrent la France pendant 2 semaines. Le conflit lancé au départ par les patrons transporteurs contre le permis à points avait "dérapé" vers les revendications sociales des chauffeurs, exprimées par le biais de Coordinations. De ce conflit était sortie l'élaboration du "contrat de progrès" signé en novembre 1994 par deux organisations patronales, l'UFT et l'UNOSTRA (regroupant entre le tiers et le quart des entreprises) et deux syndicats de salariés, FO et la CFDT. Il établissait un socle de règles sur les temps de conduite et les prix abusivement bas : le texte prévoyait de ramener, à partir du 1er octobre 1995, le temps de travail à 240 heures par mois, à partir du 1er janvier 1997 à 239, à partir de 1999-2000; et l'accord ne raisonnait plus en heures de conduite, mais en temps de service (déchargement, attente de chargement, etc..). Mais les employeurs affirment que la mise en œuvre de ce contrat est rendue difficile par la conjoncture déprimée du secteur; les prix ont diminué de 3,4% en 1995 et l'activité a baissé de 4,6% au premier semestre 96. Selon la CFDT, pas plus de 5% des entreprises de transport appliquent le contrat contre 1/3 selon le patronat. Le jeudi 7 novembre 1996 les deux principales organisations patronales, l'UFT (Union des Fédérations des Transports dominée par la première organisation patronale du secteur, la FNTR ou Fédération Nationale des Transports Routiers qui représente les grosses et moyennes entreprises; les commissionnaires qui organisent les transports sont représentés par un syndicat membre de l'UFT et ont des intérêts éloignés de ceux de la FNTR) et l'UNOSTRA (fédère de nombreuses entreprises artisanales du transport) manifestent pour obtenir des aides des pouvoirs publics, notamment sous la forme d'une défiscalisation du carburant.

Le lundi 18 novembre, les chauffeurs salariés commencent un mouvement de grève. 54% d'entre eux (depuis 19901e taux de syndicalisation a augmenté de 10 points) sont syndiqués dans 5 fédérations : la FGTE (Fédération Générale des Transports et de l'Equipement; son secrétaire général adjoint est un cheminot qui a participé à la grève de la SNCF de décembre 1995; elle revendique 50.000 adhérents dont 13 000 routiers et autant de cheminots) est la première organisation salariale du secteur (18% aux élections professionnelles de 1994 pour le comité d'entreprise) et est dans l'opposition au sein de la ligne confédérale de Nicole Notat; la C.G.T. (11,5%); FO (11%); la FNCR (Fédération Nationale des Chauffeurs Routiers, autonome soit 5%); la CFTC (2,5%); la C.G.C. (1,5%) et autres organisations (4,5%). A la différence du mouvement de décembre 1995, aucune coordination ne viendra supplanter les organisations syndicales officielles. Des centaines de poids lourds bloquent les abords de Bordeaux dont le maire est le premier ministre, Alain Juppé, et les accès aux routes nationales 10 et 137 menant respectivement à Niort et Angoulême; des barrages sont organisés à Vitrolles sur l'autoroute A7, à Toulouse, Strasbourg. Selon la CFDT, 5000 camions sont entrés en action le 19 au soir. Dès le 18, le ministre des Transports, B.Pons reçoit l'intersyndicale CFDT-FO-CGT-CFTC-FNCR. Le 20, l'intersyndicale expose en 7 points ses revendications : "Réduction réelle du temps de travail avec embauches correspondantes; paiement à 100% de tous les temps de travail; retraite à 55 ans pour les chauffeurs et les métiers pénibles; augmentation des salaires; arrêt des licenciements et des soi-disant plans sociaux; arrêt des emplois précaires voyageurs et marchandises; suppression des 10 jours de carence maladie; refonte de la convention collective permettant de revaloriser toutes les professions de ce secteur d'activité; reconnaissance du droit syndical". Syndicats et patronat demandent l'implication de l'Etat dans les négociations. Jeudi 21, le blocus des routes s'étend à une Cinquantaine de villes avec des barrages, filtrants ou non et autres "opérations escargots" auxquels prendraient part entre 40 000 et 50000 camions selon les syndicats, 10000 selon les chiffres officiels. Les routiers bloquent l'accès des dépôts de carburants à Bordeaux, Caen et dans le Sud-Est où sont concentrées les raffineries pétrolières du Sud de la France. Les camionneurs communiquent entre eux par C.B. et interviennent dès que des camions citernes tentent de s'approvisionner. La solidarité des autres salariés est présente sous forme de collecte d'argent, d'aides matérielles des communes pour les chauffeurs immobilisés dans leurs camions (locaux pour les sanitaires, repas chauds). Des mouvements de grève débuteront dans les compagnies pétrolières où la situation sociale est là aussi tendue et dans certains dépôts de la SNCF comme Sotteville-lès-Rouen le 27-11. Le 22-11 le secrétaire général de la CFDT-Alsace annonce une rencontre avec le syndicat allemand des routiers salariés. Ce jour-là a lieu la deuxième séance de négociation entre l'intersyndicale et les patrons transporteurs qui sont d'accord sur les revendications mais demandent l'aide financière des pouvoirs publics. Cette séance est présidée par un représentant du ministre des Transports. Le 26, on compte 160 barrages, fermés ou filtrants; l'Est est le plus touché avec 51 barrages contre 29 dans le Nord, 27 en Rhône-Alpes et 7 en Ile de France. Les dépôts de carburant restent la cible privilégiée des grévistes. Les préfets doivent prendre des arrêtés de réquisition pour assurer la distribution de carburant aux services de sécurité et de santé. Le 26 au soir, le nombre des barrages est passé à 190 montrant la détermination des grévistes. Le gouvernement veut en finir rapidement car le conflit commence a avoir des effets sur l'activité économique du pays et de plus la C.G.T. a appelé pour le 27 à une journée de mobilisation des salariés en solidarité avec les chauffeurs routiers (qui sera un échec). La 6ème séance de négociations débouche sur un protocole d'accord, notamment sur la durée et la rémunération du temps de travail et sur la retraite à 55 ans; pour cette dernière, de façon à ne pas créer un précédent pour le reste du secteur privé (la réforme du système privé des retraites date de 1994 sous le gouvernement Balladur amenant la durée légale de cotisation de 37 ans à 40 ans), on conclut à une retraite anticipée sous forme d'un "congé de fin d'activité" : de 57 ans à 60 ans, le salarié toucherait 75% de son salaire payé par l'Etat pour les 4/5ème et par la profession pour le reste; de 55 à 57 ans, c'est la profession seule qui assurerait le financement de 75% du salaire brut. Actuellement, le transport routier bénéficie d'un système de retraite à 60 ans, géré par la Carcept, fédérant 53 000 entreprises, 506000 cotisants et cette caisse est en bonne situation financière. Mais cet accord sur les retraites ne concerne pas l'ensemble des métiers pénibles du transport, mais seulement les chauffeurs routiers. Le gouvernement promet des allégements des charges sociales. Avant d'apposer leur signature, les syndicats doivent soumettre ce protocole aux camionneurs. Et le 28 les propositions concernant le paiement du temps de travail et l'augmentation des salaires sont jugées insuffisantes par les grévistes. 240 barrages couvrent la France. L'intersyndicale commence à se diviser sur les revendications à défendre en priorité, la C.G.T. misant sur l'extension du conflit qui ne se fera pas, la CFDT et FO désirant une solution rapide et donc un compromis. L'accord a permis d'effectuer des avancées comme la préretraite, le temps de travail, les frais de déplacement et le délai de carence pour les congés de maladie (ramené de 10 à 5 jours, alors qu'il est de 3 jours pour les autres salariés), mais pour les routiers il reste insuffisant sur les augmentations de salaire. Le 29 novembre, 12ème jour de grève, le nombre de barrages fléchit (222 à 8h du matin). Le ministère des Transports veut en finir avec ce conflit (le gouvernement anglais réclame à son homologue français l'indemnisation des milliers de transporteurs anglais bloqués dans l'Hexagone) et propose de procéder par décret pour le paiement intégral des temps de travail, hors temps de conduite, de façon à imposer la décision au patronat des routiers. Le 29 à 15h les négociations étaient conclues au ministère des Transports. Toutes les organisations syndicales, à l'exception de la C.G.T., ont signé cinq des six protocoles. Les textes signés portent sur la retraite à 55 ans, les frais de déplacement des chauffeurs, la durée de la carence maladie, la reconnaissance du droit syndical et le renforcement de l'interdiction de circuler le dimanche, notamment aux camions étrangers. Le sixième protocole paraphé uniquement par les organisations patronales portent sur la question du temps de travail et prévoie une réunion entre les partenaires sociaux le 2 décembre pour se mettre d'accord sur un texte de décret, décret à signer au plus tard le 15 décembre. Le nombre des barrages chutait de 190 à 16h à 46 à 17h30, bien qu'aucune organisation syndicale à l'exception de la CFTC n'avait formellement appelé à la reprise du travail, estimant que l'initiative devait en revenir à la base. Nous saluons chapeau bas, la belle victoire des prolétaires de la route et la vigueur de leur lutte contre le pouvoir de l'Etat et le patronat !

Source: «La Gauche Communiste», Année XIII, N° 24, Juillet 1997, p.43-48

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