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LA DÉGÉNÉRESCENCE DU POUVOIR PROLÉTARIEN ET LE RÔLE DU PARTI
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La dégénérescence du pouvoir prolétarien et le rôle du parti
Le syndicalisme révolutionnaire
Les limites du syndicat
Les conseils d'usine
Les conseils ouvriers (Soviets)
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La dégénérescence du pouvoir prolétarien et le rôle du parti
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Nous continuons la petite série de textes écrits pour défendre la conception marxiste du rôle du parti et de ses rapports avec la classe contre les déviations libérales, libertaires, démocratiques en un mot, qui sont dominantes dans les périodes contre-révolutionnaires, en publiant des extraits du chapitre de «Force, violence, dictature dans la lutte de classe» consacré à répondre aux objections suscitées par la dégénérescence du pouvoir prolétarien en Russie. L'interprétation banale, commune aux trotskistes comme aux libertaires, est que le prolétariat a perdu la partie face au stalinisme à cause du manque de démocratie dans l'Etat et dans le parti. Pour éviter une nouvelle dégénérescence il faudrait donc (et il suffirait), selon ce type de conceptions, que la dictature du prolétariat de l'avenir soit la plus démocratique possible, que le parti de classe n'ait qu'un rôle effacé ou secondaire par rapport aux autres organisations prolétariennes et que ce parti lui-même fonctionne selon les principes de la démocratie la plus large. C'est là exactement l'inverse de la position marxiste correcte.

«Force, violence, dictature dans la lutte de classe» (brochure n° 6 des «Textes du P.C.International» est paru pour la première fois entre 1946 et 1948 sur les colonnes de «Prometeo», revue théorique du Partito Comunista Internazionalista. Publié anonymement comme toutes les publications de notre courant, son auteur était le même que celui des deux textes précédents de la série («Principes marxistes fondamentaux» et «Marxisme et autorité» sur les n° 449 et 450 du «Prolétaire»), Amadéo Bordiga.

• • •

Le difficile problème de la dégénérescence du pouvoir ouvrier peut être délimité dans les grandes lignes suivantes: dans un grand pays, la classe ouvrière a conquis le pouvoir sur la ligne historique de l'insurrection armée et de l'anéantissement de l'influence des classes battues par la dictature prolétarienne. Mais dans les autres pays du monde, la classe ouvrière n'a pas eu la force de commencer l'attaque révolutionnaire, ou elle a été écrasée dans sa tentative. Dans ces pays le pouvoir resta à la bourgeoisie, la production et l'échange continuèrent à se développer dans le cadre du capitalisme, qui domine tous les rapports du marché mondial.

Dans le pays de la révolution, la dictature tient bon sur le plan politique et militaire contre toutes les tentatives de contre-attaque: en quelques années elle achève victorieusement la guerre civile, et le capitalisme étranger n'engage pas d'action générale pour la renverser.

Pourtant, un processus de dégénérescence interne du nouvel appareil administratif et politique se vérifie: on voit se former un cercle privilégié qui monopolise les bénéfices et les charges bureaucratiques, tout en continuant à se proclamer le représentant et le défenseur des intérêts des grandes masses travailleuses.

A l'extérieur le mouvement ouvrier révolutionnaire, étroitement lié à cette hiérarchie politique, non seulement n'arrive pas à renverser d'autres Etats bourgeois, mais perd le sens de son action propre, progressivement falsifié, et poursuit d'autres objectifs non révolutionnaires.

Face à ce terrible problème de l'histoire de la lutte de classe une grave question se pose: comment pouvait-on ou comment pourrait-on empêcher cette double catastrophe?

La question est en réalité mal posée; selon la méthode correcte du déterminisme, il s'agit au contraire d'identifier les véritables caractères et les lois propres à ce processus de dégénérescence, afin d'établir quand et à quoi on pourra reconnaître les conditions d'un processus révolutionnaire préservé de cette régression pathologique.

Nous ne occupons pas ici de la position de ceux qui contestent l'existence d'une dégénérescence en Russie et qui soutiennent qu'il y a là-bas un vrai pouvoir révolutionnaire ouvrier, que les formes économiques y évoluent réellement vers le communisme et qu'il existe une coordination avec les partis du prolétariat à l'étranger permettant d'aller à l'anéantissement du capitalisme mondial.

Nous ne voulons pas non plus étudier l'aspect économico-social du problème, qui doit se fonder sur une analyse serrée du mécanisme russe de production et de distribution et de ses rapports réels avec les économies capitalistes de l'extérieur.

Ici, au terme de notre exposé historique sur les problèmes de la violence et du pouvoir, nous voulons répondre à certaines objections selon lesquelles la dégénérescence dans ce sens d'une bureaucratie oppressive, dérive directement du fait qu'on a transgressé et violé les canons et les critères de la démocratie élective.

Cette objection a deux aspects, mais le moins radical est le plus insidieux. Le premier aspect est ouvertement bourgeois; il se rattache directement à la campagne mondiale de diffamation de la révolution russe, menée dès le début de la lutte par tous les libéraux, démocrates et sociaux-démocrates du monde, terrorisés autant par la magnifique et courageuse proclamation théorique de la méthode de la dictature révolutionnaire que par son application.

Après tout ce que nous avons dit dans cette étude, nous considérons comme dépassé cet aspect des lamentations démocratiques. Ce qui n'empêche pas que la lutte contre lui reste de la première importance, aujourd'hui où justement la revendication conformiste de ce que Lénine appelait la «démocratie en général» (et qui dans les textes fondamentaux du communisme révolutionnaire représente le contraire dialectique, la négation complète de la position révolutionnaire) est brandie sans vergogne justement par les partis qui se rattachent au régime en vigueur en Russie. Ce régime pourtant, bien qu'il fasse à l'intérieur, dans le droit formel, des concessions dangereuses et coupables au mécanisme démocratique bourgeois, non seulement reste mais tend toujours plus à devenir un régime strictement totalitaire et policier

On n'insistera donc jamais assez sur la critique de la démocratie dans toutes ses formes historiques connues jusqu'ici. Celle-ci a toujours été le mode d'organisation interne d'une classe ancienne ou nouvelle pour régler le problème contingent des rapports entre éléments et groupes d'exploiteurs; dans les révolutions purement bourgeoises, c'était l'atmosphère vraiment nécessaire à l'affirmation exubérante du capitalisme (...).

Mais revenons au second aspect de l'objection à fond démocratique, qui ne s'inspire plus des dogmes d'une démocratie entre les classes et au-dessus d'elles, mais qui dit en substance: il est très bien d'établir la dictature et de surmonter tous les scrupules dans la répression de la minorité bourgeoise vaincue; mais les bourgeois une fois mis hors la loi en Russie, la dégénérescence de l'Etat se produisit parce qu'au sein de la classe prolétarienne victorieuse on violait la règle de la représentation: si l'on avait établi et respecté un véritable système d'organes prolétariens de base (conseil, syndicats, parti politique) suivant le principe de la majorité et sur la base d'élections «vraiment libres», on aurait automatiquement gardé la vraie voie révolutionnaire et on aurait écarté le danger de la prédominance abusive et étouffante de l'ignoble «clique stalinienne».

A la base de cette façon de voir si répandue, on trouve l'opinion selon laquelle chaque individu, du seul fait qu'il appartient à une classe économique, qu'il se trouve vis-à-vis des effets de la production dans des rapports déterminés et communs à bien d'autres individus, a les mêmes dispositions à acquérir une claire «conscience» de classe, c'est-à-dire un ensemble d'opinions reflétant les intérêts, la voie historique et l'avenir de sa classe. C'est une façon erronée de comprendre le déterminisme marxiste: la formation de la conscience est certes liée aux conditions économiques, mais elle a un grand retard sur elles et son terrain d'action est beaucoup plus restreint que le leur. Par exemple, les bourgeois, les commerçants, les banquiers, les petits fabricants existaient et remplissaient des tâches économiques fondamentales plusieurs siècles avant que se développe la conscience économique de la classe bourgeoise; mais ils avaient une psychologie de serviteurs et de complices des seigneurs féodaux, tandis que dans leur sein se formait lentement une idéologie et une tendance révolutionnaire et que des minorités s'organisaient audacieusement pour tenter la conquête du pouvoir.

Les grandes révolutions démocratiques réalisèrent cette conquête, mais si quelques aristocrates luttèrent pour la révolution, bien des bourgeois conservèrent non seulement leur façon de penser, mais une ligne d'action contraire aux intérêts généraux de leur classe, militant et luttant avec les partis contre-révolutionnaires.

De même, l'opinion et la conscience de l'ouvrier se forment bien sous l'influence de ses conditions de travail et de vie matérielle, mais aussi dans l'ambiance de toute l'idéologie conservatrice traditionnelle dont l'entoure le monde capitaliste.

Cette influence va croissant dans la phase actuelle; est-il besoin de rappeler de quelles ressources dispose la planification de la propagande avec les techniques modernes et l'intervention centralisée dans la vie économique avec l'adoption d'une infinité de mesures réformistes et dirigistes, qui essaient de satisfaire des intérêts secondaires des travailleurs et souvent ont vraiment une influence concrète sur le traitement de ceux-ci?

Les vieux régimes aristocratiques et féodaux agirent sur la bourgeoisie naissante surtout au travers de l'école et de la culture dont ils avaient le monopole, tandis qu'ils se contentaient de l'Eglise, planificatrice d'idéologies serviles, pour contrôler la masse abrutie et inculte. Cette bourgeoisie dut soutenir une grande lutte idéologique, aux alternatives compliquées, que la littérature présente comme une lutte pour la liberté de pensée, alors qu'il s'agit de la superstructure d'un âpre conflit entre deux forces organisées pour s'écraser l'une l'autre.

Aujourd'hui le capitalisme mondial, outre l'église et l'école, dispose de mille autres formes de manipulation idéologique et de moyens pour former ce que l'on appelle «conscience». Il a qualitativement et quantitativement dépassé les vieux régimes dans la fabrication de mensonges, non seulement dans la mesure où il diffuse les doctrines et les mystiques les plus absurdes, mais surtout où il informe la masse de la façon la plus fausse sur les innombrables événements de la complexe vie moderne, ce qui est très important.

Malgré ce formidable armement de notre ennemi de classe nous avons toujours admis qu'il se formerait au sein de la classe opprimée une idéologie et une doctrine opposées, devenant toujours plus claire et se répandant à mesure que le développement économique aggraverait le conflit des forces productives et que se développeraient d'âpres luttes opposant les intérêts des classes: mais cette perspective ne se fondait pas sur l'argument selon lequel, les ouvriers étant plus nombreux que les bourgeois, l'accumulation de leurs opinions individuelles prévaudrait de tout son poids sur celles des adversaires.

Cette clarté et cette conscience, nous avons toujours prévu qu'elles se formeraient, non dans un néant amorphe de personnes isolées, mais dans des organisations surgissant au sein de la masse indifférenciée, dans des minorités décidées, qui, reliées d'un pays à l'autre et situées dans la continuité historique générale du mouvement, assumeraient la fonction de direction de la lutte des masses, alors que celles-ci participent à cette lutte pour des mobiles économiques bien avant d'avoir rejoint la force et la clarté d'opinions cristallisées dans le parti dirigeant.

C'est pourquoi on ne peut exclure que, même si elle était possible, une consultation de l'ensemble de la classe ouvrière faite avec le simple critère numérique, puisse donner un résultat contre-révolutionnaire dans des situations favorables à une avance et à une lutte guidée par la minorité d'avant-garde. Même une lutte générale qui se conclut par la conquête victorieuse du pouvoir est insuffisante pour éliminer dans l'immédiat les influences traditionnelles compliquées des idéologies bourgeoises. Celles-ci, non seulement survivent dans toute la structure sociale du pays de la révolution lui-même, mais elles continuent à agir d'au-delà des frontières grâce aux imposants moyens modernes auxquels nous avons fait allusion.

Il ne suffit pas de détruire, en même temps que la machine d'Etat, tous les organes de planification idéologique du passé comme l'Eglise, l'école et autres innombrables associations; il ne suffit pas d'établir un contrôle central de tous les grands moyens de diffusion: presse, radio, théâtre, etc... Ces mesures doivent être complétées économiquement et socialement par la possibilité de passer rapidement et avec succès à l'extirpation des formes bourgeoises de production. Lénine savait fort bien que la nécessité de laisser survivre et dans un certain sens se consolider la gestion familiale des petites entreprises agricoles, signifiait laisser du terrain à la psychologie égoïste et mercantile de type bourgeois, à la propagande défaitiste du pope, en somme à laisser du jeu aux innombrables superstitions contre-révolutionnaires. Mais l'état des rapports de force ne laissait pas d'autre choix. C'est seulement en conservant la force et la solidité au pouvoir armé du prolétariat industriel que l'on pouvait concilier l'utilisation de l'élan révolutionnaire des alliés paysans contre les entraves du régime agraire féodal et la défense contre le danger d'une éventuelle jacquerie de paysans à moitié enrichis, telle que celle qui se vérifia dans la guerre civile contre Dénikine et Koltchak.

La fausse position de ceux qui veulent appliquer la démocratie arithmétique au sein de la masse travailleuse et de ses organismes remonte donc à une fausse interprétation des termes du déterminisme marxiste.

Nous avons déjà fait plus haut la distinction entre la thèse erronée selon laquelle, à chaque époque historique, à des classes défendant des intérêts opposés correspondent des groupes professant des théories opposées, la thèse exacte qui nous montre au contraire qu'à chaque époque historique le système doctrinal construit sur les intérêts de la classe dominante tend à être défendue par la classe dominée à l'avantage de la première. Qui est serf de corps l'est aussi d'esprit. Le vieux mensonge bourgeois est justement de vouloir commencer par la libération des esprits qui ne mène à rien et ne coûte rien aux privilégiés, alors que c'est de la libération des corps qu'il faut partir.

De même, à propos du fameux problème de la conscience, il est faux que la série des déterminations soit: causes économiques déterminantes - conscience de classe - action de classe.

Le déroulement est inverse: causes économiques déterminantes - action de classe - conscience de classe. La conscience de classe vient à la fin et, de façon générale, après la victoire décisive.

La nécessité économique concentre la pression et les efforts de tous ceux qui sont opprimés et étouffés par les formes cristallisées d'un système donné de production. Ils réagissent, se débattent, se dressent contre ces limites. C'est au cours de ce heurt et de cette lutte que grandit leur compréhension des conditions générales, des lois et des principes de celle-ci et que se forme chez eux une vision claire du programme de leur classe.

Depuis des dizaines d'années, on nous reproche de vouloir une révolution d'inconscients.

Nous pourrions répondre que, pourvu que la révolution balaye l'amas d'infâmies accumulé par le régime bourgeois et pourvu que soit brisé le cercle formidable des institutions qui oppriment et mutilent la vie des masses productives, cela ne nous gêne pas du tout que les coups soient portés à fond par des hommes non encore conscients de l'issue de la lutte.

Mais par contre, nous marxistes de gauche, nous avons toujours revendiqué avec netteté et vigueur l'importance de la partie doctrinale du mouvement; nous avons constamment dénoncé l'absence de principes et leur trahison par les opportunistes de la droite (...).

La clé de notre système réside justement dans le fait que ce n'est pas l'individu que nous considérons comme le siège de cette clarification; nous savons fort bien au contraire que dans la généralité des cas les éléments de la masse lancée dans la lutte ne pourront pas avoir dans leurs cerveaux les éléments de la vision théorique générale. Poser une telle condition serait purement illusoire et contre-révolutionnaire. Ce rôle revient au contraire, non à des groupes d'individus supérieurs envoyés pour le bien de l'humanité, mais à un organisme, à un mécanisme différencié au sein de la masse, utilisant les individus comme les cellules qui composent les tissus et les élevant à une fonction qui, sans ce complexe de relations, n'aurait pas été possible. Cet organisme, ce système, ce complexe d'éléments dont chacun a ses fonctions propres est l'organisme de classe, analogue à l'organisme animal dans lequel concourent des systèmes très compliqués de tissus, de vaisseaux, etc.

C'est le parti, qui, dans une certaine mesure, détermine la classe face à elle-même et la rend capable de faire son histoire.

• • •

Il n'est que trop bien établi que le parti de classe, avant et après la prise du pouvoir est susceptible de voir dégénérer sa fonction d'instrument révolutionnaire. Il faut rechercher les causes de ce grave problème de pathologie sociale ainsi que les remèdes aptes à le combattre. Mais il résulte de ce qui précède que dans ce domaine nous n'accordons aucun crédit à cette ressource qui consiste à chercher une garantie et un contrôle de l'orientation du parti dans des consultations de type électoral soit parmi l'ensemble des militants du parti lui-même, soit dans le cercle plus large des ouvriers appartenant aux organisations économiques des syndicats, à des organismes d'usine ou même des organes de type politique représentatifs, tels que les soviets ou conseils ouvriers.

Pratiquement, l'histoire du mouvement démontre qu'une telle solution n'a jamais conduit à rien de bon, qu'elle n'a pas conjuré les désastreuses victoires de l'opportunisme. Dans tous les conflits de tendance dont les partis socialistes traditionnels furent le théâtre avant la guerre de 1914-18, les révisionnistes de la droite argumentèrent toujours contre les marxistes radicaux de gauche en prétendant avoir des contacts avec des masses plus larges d'ouvriers que les cercles réduits de la direction du parti.

En fait l'opportunisme s'appuyait surtout sur les chefs parlementaires qui transgressaient les directives politiques du parti et revendiquaient leur autonomie pour pouvoir collaborer avec les partis bourgeois sous le prétexte qu'ils avaient été désignés par tous les électeurs prolétariens, beaucoup plus nombreux que les ouvriers inscrits au parti et qui en élisaient la direction politique. De même, les chefs syndicaux qui sur le plan économique, pratiquaient la même collaboration de classe que les parlementaires sur le plan politique, se montraient récalcitrants à la discipline du parti, sous le prétexte qu'ils représentaient tous les travailleurs économiquement organisés et bien plus nombreux que les militants du parti. Les uns et les autres, parlementaires possibilistes et bonzes syndicaux n'hésitèrent pas, alors qu'ils couraient à l'alliance avec le capitalisme, laquelle culmina dans leur adhésion à la guerre, à déconsidérer, au nom de leur ouvriérisme ou labourisme de façade, les groupes non prolétariens qui menaient une saine politique de classe au sein du parti en les traitant d'intellectuels.

Le syndicalisme révolutionnaire
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Mais il est encore une autre preuve du fait que le recours à une représentation directe du travailleur pur et simple ne conduit pas à des solutions de gauche et à la préservation de l'orientation révolutionnaire: c'est l'histoire de l'école du syndicalisme sorélien qui, un moment, parut à certains constituer le vrai contre-poids de la dégénérescence des partis social-démocrates lancés sur la voie de la renonciation à l'action directe, à la violence de classe. Les groupes marxistes qui ensuite confluèrent dans la IIIème Internationale reconstruite par Lénine critiquèrent justement et condamnèrent cette orientation en apparence extrémiste, l'accusant d'abandonner le critère unitaire de classe capable de dépasser l'étroitesse des catégories isolées et des conflits limités à des revendications économiques, ce qui, malgré l'emploi de moyens physiquement violents de lutte, conduisait à renier la position révolutionnaire marxiste pour laquelle toute lutte de classe est politique et a pour organe indispensable le parti.

La justesse de la polémique théorique fut confirmée par le fait que le syndicalisme révolutionnaire lui-même fit naufrage dans la crise de guerre et passa dans les rangs du social-patriotisme des différents pays.

Mais, à celle-ci s'ajoute, pour la question dont nous nous occupons, l'expérience à tirer de l'action du parti au lendemain de la victoire révolutionnaire: ce sont les faits les plus saillants de la révolution russe qui nous apporteront ici le plus de lumière.

Nous contestons la position selon laquelle la désastreuse dégénérescence de la politique révolutionnaire léniniste jusqu'au stalinisme actuel aurait son origine dans la prééminence excessive du parti et de son comité central sur les autres associations ouvrières de classe. Nous contestons cette position illusoire selon laquelle tout le processus de dégénérescence aurait pu être endigué aux débuts si l'on avait consulté par élections les différentes bases pour la désignation des directions ou pour décider des tournants importants de la politique du régime prolétarien. On ne peut affronter ce problème sans le relier au préalable à la fonction économico-sociale des différents organismes dans le processus de destruction de l'économie traditionnelle et de construction de la nouvelle.

Les limites du syndicat
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Les syndicats constituent sans aucun doute et ont constitué pendant une longue période un terrain fondamental de lutte pour le développement des énergies révolutionnaires du prolétariat. Mais cela n'a été possible avec succès que lorsque le parti de classe a sérieusement travaillé en leur sein pour déplacer le point d'application de leur effort des petits objectifs contingents au but général de classe.

Le syndicat de catégorie, même évoluant vers le syndicat d'industrie, trouve des limites dans la mesure où peuvent exister des différences d'intérêts entre les diverses professions ou regroupements des travailleurs. Et ces limites s'accentuent à mesure que la société et l'Etat capitalistes parcourent les trois phases successives du capitalisme, passant de l'interdiction de l'association professionnelle et de la grève à la tolérance des organisations syndicales autonomes et finalement à leur conquête et leur emprisonnement dans le système bourgeois.

Mais même en régime de dictature prolétarienne, on ne peut pas davantage considérer le syndicat comme un organe représentant de façon primordiale et définitive les intérêts des travailleurs. Même dans cette phase sociale peuvent subsister des conflits d'intérêts entre les diverses professions de la classe laborieuse. Mais le point fondamental est que les travailleurs n'ont de raisons de se servir du syndicat que tant que le pouvoir ouvrier est contraint de tolérer à titre temporaire et dans certains secteurs la présence des donneurs de travail; au fur et à mesure qu'avec la progression du socialisme ceux-ci disparaissent, l'action du syndicat se vide de son contenu. Nous ne concevons pas le socialisme comme la substitution de l'Etat patron au patron privé; même si dans une phase de transition le rapport devait être celui-là, on ne pourrait pourtant pas admettre par principe que, dans l'intérêt suprême de la politique révolutionnaire, les travailleurs syndiqués doivent toujours l'emporter dans leur pression économique sur l'Etat donneur de travail.

Sans aller plus loin dans cette importante analyse, nous croyons avoir expliqué pourquoi nous, communistes de gauche, nous n'admettons pas que la masse syndiquée puisse être amenée à influer sur la politique révolutionnaire sur la base de sa consultation majoritaire.

Les conseils d'usine
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Passons maintenant aux conseils de fabrique ou d'usine. Nous rappelons que cette forme d'organisation économique, considérée dans un premier temps comme beaucoup plus radicale que le syndicat, voit constamment démenties ses prétentions de dynamisme révolutionnaire, puisqu'elle est désormais acceptée communément par tous les courants politiques, y compris le courant fasciste. La conception qui voyait dans le conseil d'usine un organe participant d'abord au contrôle, puis à la gestion de la production, pour enfin conquérir celle-ci en totalité, usine par usine, s'est révélée comme ouvertement collaborationniste, comme une nouvelle voie, tout aussi efficace que celle du vieux syndicalisme, pour empêcher la canalisation des masses vers la grande lutte unitaire pour le pouvoir. La polémique relative à cette question eut un grand écho dans les jeunes partis communistes lorsque les bolchéviks russes furent contraints de prendre des mesures essentielles et parfois draconiennes pour lutter contre la tendance des ouvriers à rendre autonome la gestion technique et économique de l'usine dans laquelle ils travaillaient; chose qui, non seulement empêchait l'établissement d'un véritable plan socialiste, mais menaçait gravement l'efficacité de l'appareil productif, chose sur laquelle les contre-révolutionnaires tentaient de spéculer. En fait, plus encore que le syndicat, le conseil d'usine peut agir comme représentant d'intérêts très restreints et susceptibles d'entrer en contradiction avec les intérêts généraux de classe.

Mais par ailleurs le conseil d'entreprise n'est pas non plus un organe fondamental et définitif du régime prolétarien. Quand une économie vraiment communiste aura été établie dans des secteurs donnés de la production et de la circulation, c'est-à-dire quand on aura dépassé de loin la simple expulsion du patron hors de l'industrie et l'administration de l'entreprise par l'Etat, ce sera justement le type d'économie par entreprises qui devra disparaître. Un fois dépassé l'aspect mercantile de la production, l'établissement local ne sera plus qu'un noeud technique du grand réseau dirigé rationnellement et avec des solutions unitaires; l'entreprise n'aura plus de bilans d'entrées et de sorties, et ne sera donc plus une entreprise, puisque dans le même temps le producteur cessera d'être un salarié.

Le conseil d'entreprise a donc, comme le syndicat, des limites naturelles de fonctionnement, qui l'empêchent d'être jusqu'au bout le véritable creuset de la préparation de classe qui rend les prolétaires prêts et capables de lutter jusqu'à ce qu'à l'obtention de leurs buts finaux. Pour cette raison, ces organismes économiques ne peuvent pas être une instance d'appel pour vérifier si le parti qui détient le pouvoir d'Etat a plus ou moins dévié de la ligne historique fondamentale.

Les Conseils ouvriers (Soviets)
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Il reste à examiner le nouvel organisme révélé par la révolution d'Octobre: les conseils d'ouvriers, de paysans et au début aussi de soldats.

Certains affirment qu'ils représentent un nouveau type constitutionnel prolétarien s'opposant au type traditionnel des pouvoirs bourgeois. Le réseau des conseils, partant du dernier village pour arriver, par des couches horizontales successives, au sommet de la direction étatique, se caractérise par le fait que tout membre des vieilles classes possédantes en est exclu; ils sont donc la manifestation organisée de la dictature prolétarienne; par ailleurs ils ont cette autre caractéristique de réunir dans leurs mains tous les pouvoirs représentatif, exécutif et aussi, en théorie, judiciaire. Il s'agirait donc d'un parfait engrenage de démocratie, interne de la classe ouvrière, dont la découverte éclipserait les parlements traditionnels du libéralisme bourgeois.

Mais depuis que le socialisme est sorti de sa phase utopiste, tout marxiste sait que ce n'est pas l'invention d'une formule constitutionnelle qui peut suffire à distinguer les grands type sociaux et les grandes époques historiques. Les structures constitutionnelles sont des reflets transitoires de rapports de force et ils ne dérivent pas de principes universels auxquels on pourrait faire remonter un mode immanent d'organisation étatique.

Les conseils sont effectivement à la base des organes de classe et non pas, comme on l'a cru, des combinaisons de représentations corporatives ou professionnelles; donc ils ne présentent pas les limitations qui affectent les organisations purement économiques. L'importance de ces conseils réside pour nous avant tout dans le fait qu'ils sont des organes de lutte et c'est en nous reportant à l'histoire de leur développement réel, et non à des modèles fixes de structure que nous cherchons à les interpréter.

Ce fut donc un stade essentiel de la révolution que celui où les Conseils se dressèrent contre la Constituante à type démocratique qui venait d'être élue et où le pouvoir bolchévique dispersa par la force l'assemblée parlementaire réalisant le mot d'ordre historique génial de «Tout le pouvoir aux soviets». Mais tout ceci ne suffit pas à nous faire accepter l'opinion qu'une telle représentation de classe une fois constituée, et mise à part la fluctuation en tous sens de sa composition représentative, il soit permis d'affirmer qu'à n'importe quel moment de la lutte difficile conduite par la révolution à l'intérieur et à l'étranger la consultation ou l'élection des Conseils soit un moyen commode de résoudre à coup sûr toutes les questions et même d'éviter la dégénérescence contre-révolutionnaire.

Cet organisme décrit un cycle très complexe qui, dans l'hypothèse la plus optimiste, doit se conclure par sa disparition en même temps que l'Etat dépérira. Mais pour cette raison même, il faut admettre que le mécanisme du Soviet tout comme il est susceptible d'être un puissant instrument révolutionnaire, peut aussi tomber sous des influences contre-révolutionnaires. En conclusion, nous ne croyons à aucune immunisation constitutionnelle contre ce danger, qui se trouve uniquement dépendre du développement intérieur et mondial du rapport des forces sociales.

On pourrait ici nous objecter que, voulant établir la prééminence du parti révolutionnaire (qui comprend seulement une minorité de la classe) sur toutes les autres formes d'organisation, nous semblons penser que le parti est éternel ou doit survivre au «dépérissement de l'Etat» dont parlait Engels.

Nous ne voulons pas affronter ici la discussion sur la transformation future du parti en un simple organe de recherche et d'étude sociale, coïncidant avec les grands organismes de recherche scientifique de la société nouvelle: c'est un phénomène analogue à celui de la disparition de l'Etat qui dans la définition marxiste se transforme en effet en une grande administration technique toujours plus rationnel le et moins coercitive.

Le caractère distinctif que nous attribuons au parti dérive justement de sa nature organique: on n'y entre pas du fait d'une position «constitutionnelle» dans le cadre de l'économie ou de la société; on n'est pas automatiquement militant du parti du seul fait que l'on est prolétaire ou électeur ou citoyen, etc...

On adhère au parti, diraient les juristes, par une libre initiative individuelle. On y adhère, disons-nous, nous marxistes, toujours du fait d'une détermination naissant des rapports sociaux, mais celle-ci peut se rattacher de la façon la plus générale aux caractères les plus universels du parti de classe, à sa présence dans toutes les parties du monde habité, à sa composition comprenant des éléments de toutes les catégories et entreprises, des travailleurs et jusqu'à des non-travailleurs, à la continuité de son rôle aux stades successifs de propagande, d'organisation, de lutte, de conquête, de construction d'un nouveau régime.

Parmi les organes prolétariens, c'est donc le parti politique qui est le moins lié à ces limites de structure et de fonctions qui permettent aux influences anti-prolétariennes, aux germes qui déterminent la maladie de l'opportunisme de se frayer leur voie. Et puisque, comme nous l'avons plusieurs fois admis en prémisse, ce danger existe également pour le parti, la conclusion est que nous ne cherchons pas la défense de celui-ci dans sa subordination à d'autres organismes de la classe qu'il représente, subordination qu'on a réclamée souvent avec mauvaise foi et parfois pour la raison naïve que ces organismes comprennent un plus grand nombre de travailleurs.

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Notre interprétation de la question s'étend également à la fameuse revendication de la démocratie dans le parti, selon laquelle les erreurs de la direction (dont nous admettons n'avoir eu que trop d'exemples désastreux) peuvent être évitées ou réparées en recourant, d'ordinaire, à une comptabilité des opinions des militants de base.

Cela signifie que nous n'imputons pas la dégénérescence du parti communiste au fait que les assemblées et congrès n'auraient pas eu suffisamment voix au chapitre face aux initiatives du centre.

On a assisté à un étouffement contre-révolutionnaire de la base par la direction à bien des tournants de l'histoire. Les moyens offerts par la machine d'Etat, jusqu'aux plus féroces, ont été employés dans ce but. Mais tout cela, plus que l'origine, a été la manifestation inévitable de la corruption du parti sous la pression des influences contre-révolutionnaires.

La position de la gauche communiste italienne sur ce que nous pourrions appeler la question des «garanties révolutionnaires» est avant tout qu'il n'existe pas de garanties constitutionnelles ou contractuelles, bien que le parti se différencie des autres organismes par le fait qu'il est un organisme contractuel (non dans le sens des légistes, ni même de Jean-Jacques Rousseau cependant).

A la base du rapport entre militant et parti il y a un engagement. Nous avons de cet engagement une conception, que pour nous débarrasser du terme antipathique de «contractuel» nous définirons simplement comme dialectique. Le rapport est double, c'est un double courant à sens opposés: du centre à la base et de la base au centre. Si l'action définie par le centre répond à un bon fonctionnement de ce rapport dialectique elle rencontrera une réaction saine à la base.

Le fameux problème de la discipline consiste donc à présenter aux militants de base un système de limites qui soit la traduction intelligente des limites imposées à l'action des chefs. C'est pourquoi nous avons toujours soutenu que ceux-ci ne doivent pas avoir la possibilité, lors de tournants importants de la conjoncture politique, de découvrir, d'inventer et de faire avaler à la base de prétendus nouveaux principes, de nouvelles formes, de nouvelles règles pour l'action du parti. Car c'est dans des surprises de cette sorte que s'accomplit l'histoire honteuse des trahisons opportunistes. Quand cette crise éclate, des luttes internes se déclenchent, justement parce que le parti n'est pas un instrument immédiat et automatique; les divisions de tendances, les ruptures sont dans ce cas un processus utile, comme la fièvre qui libère l'organisme de la maladie, mais nous ne pouvons pourtant pas, statutairement, les admettre, les encourager ou les tolérer.

Il n'existe donc pas de recettes ou de règlements pour empêcher le parti de tomber dans les crises de l'opportunisme ou d'y réagir par la constitution de fractions. Mais l'expérience de la lutte prolétarienne de plusieurs décennies nous permet d'établir certaines conditions permettant de les éviter. Notre mouvement a la tâche de rechercher, de défendre et de réaliser inlassablement celles-ci.

En conclusion nous indiquerons les principales:

1) Le parti doit défendre et affirmer la plus grande clarté et continuité dans la doctrine communiste telle qu'elle s'est développée au travers des applications successives aux événements historiques qui en furent faites. Il ne doit pas tolérer des proclamations de principe qui soient en contradiction même partielle avec ses fondements théoriques.

2) Le parti doit en toute situation historique proclamer ouvertement le contenu intégral de son programme économique, social et politique, surtout en ce qui concerne la question du pouvoir, de sa conquête par la force armée, de son exercice par la dictature.

La dégénérescence des dictatures en un régime de privilèges pour une couche restreinte de bureaucrates et de prétoriens s'est toujours masquée derrière des proclamations hypocrites d'amour du peuple à fond, tantôt démocrate, tantôt national. Elle a toujours prétendu avoir derrière elle la totalité des masses populaires, tandis que le parti révolutionnaire n'hésite pas à déclarer son intention d'attaquer l'Etat et ses institutions et de tenir la classe vaincue sous le poids despotique de la dictature, même quand il admet que seulement une minorité avancée de la classe opprimée est arrivée à comprendre ces exigences de la lutte.

«Les communistes, dit le Manifeste, dédaignent de cacher leurs buts». Ceux qui se vantent de les atteindre en les tenant habilement cachés, ne sont que les renégats du communisme.

3) Le parti doit observer une stricte rigueur dans la question d'organisation: il n'accepte pas de s'agrandir par des compromis avec des groupes ou groupuscules ou pis encore de conclure des marchés pour la conquête d'adhésions à la base contre des concessions à de prétendus chefs et dirigeants.

4) Le parti doit lutter pour une claire compréhension historique du sens antagonique de la lutte. Les communistes revendiquent l'initiative de l'assaut à tout un monde d'institutions et de traditions; ils savent être une menace pour tous les privilégiés et appellent les masses à la lutte pour l'offensive et non pour la défense de prétendus avantages et progrès conquis au sein du capitalisme. Les communistes ne donnent pas en prêt et bail leur parti pour courir aux remparts défendre des causes qui ne sont pas leurs, des objectifs non prolétariens comme la liberté, la patrie, la démocratie et autres semblables mensonges.

«Les prolétaires savent ne rien avoir à perdre, que leurs chaînes».

5) Les communistes renoncent à toute cette débauche d'expédients tactiques qui furent utilisés sous le prétexte d'accélérer l'adhésion de larges couches autour du programme révolutionnaire.

Ces expédients sont le compromis politique, l'alliance avec les autres partis, le front unique, les différentes formules sur l'Etat utilisées comme ersatz de la dictature prolétarienne: gouvernement ouvrier et paysan, gouvernement populaire, démocratie progressive, etc...

Les communistes voient une des principales conditions de la dissolution du mouvement communiste et de la dégénérescence du régime communiste soviétique justement dans l'emploi de ces moyens tactiques. Ils considèrent ceux qui, tout en déplorant l'infection opportuniste du mouvement stalinien continuent à défendre cet arsenal tactique, comme des ennemis plus dangereux que les staliniens eux-mêmes.

Source: «Le Prolétaire», numéro 451 et 452, novembre 1999 - mars 2000

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