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QUAND L'IMBÉCILE SORT DE L'OMBRE, IL NE MONTRE QUE LES TÉNÈBRES
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Content:

Toni Negri et la «mondialisation»: Quand l'imbécile sort de l'ombre, il ne montre que les ténèbres
Ce qu'enseigne le professeur Negri
Le marché global et le pouvoir suprême du capital
L'impérialisme putréfié
Du réformisme national au réformisme mondial
Ce que nous concluons avec Lénine
Notes
Source


Toni Negri et la «mondialisation»

Quand l'imbécile sort de l'ombre, il ne montre que les ténèbres
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La dite «mondialisation» de l'économie capitaliste et tout ce qui en découle au niveau de l'organisation politique, économique et militaire de la bourgeoisie, fait l'objet d'un vaste mouvement alternatif d'opposition dans lequel se retrouvent à la fois tous ceux qui subissent sur le plan économique et social les conséquences de cette course à la centralisation capitaliste et tous leurs représentants qui se sentent floués politiquement par l'obsolescence de leurs vieilles thèses sur la démocratie nationale et qui doivent leur redonner un nouveau lustre. Cette opposition démocratique est menée sur un front interclassiste, et la classe ouvrière est entraînée dans cette voie par ses organisations réformistes et opportunistes syndicales et politiques.

Dans tout mouvement interclassiste, il y a toujours des théoriciens, et les antimondialistes n'en manquent pas. Les groupes politiques ou les intellectuels se font ainsi valoir socialement grâce à leur «découverte» de l'ouverture d'une nouvelle ère du développement capitaliste et des nouvelles perspectives «de lutte et d'action» qu'elle ouvrirait. L'antimondialisme est un vrai salon Lépine en matière d'imagination politique petite-bourgeoise.

Parmi tous ceux qui auscultent le système capitaliste du haut leur infaillible science du renouveau politique, Toni Negri, ex-dirigeant de «Potere Operaio» et ex-chantre de la lutte armée excitatoire contre l'État bourgeois, se place aux premières loges. Co-auteur avec Michael Hardt d'un livre, «L'Empire», sur le capitalisme mondialiste d'aujourd'hui, il est un des porte-parole de ces nouvelles théories petite-bourgeoises sur le développement capitaliste et ses conséquences politiques pour le prolétariat et les masses exploitées.

Nous ne nous baserons pas notre critique sur ce livre, mais sur un article qu'il a fait paraître dans «Le Monde Diplomatique» de janvier 2001 et qui a l'avantage de refléter de manière synthétique les positions modernisatrices du professeur Negri et d'être facilement accessible aux lecteurs (toutes les citations ci-après sont tirées de là).

Ce qu'enseigne le professeur Negri
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Dans son article, le professeur Negri fait d'abord un double constat; premièrement:
«(...)
il n'y a pas de marché global (à la manière dont on en parle depuis la chute du mur de Berlin, c'est-à-dire non seulement comme paradigme macro-économique mais comme catégorie politique) sans forme d'ordonnancement juridique, et cet ordre juridique ne peut exister sans un pouvoir qui en garantisse l'efficacité; et deuxièmement: «l'ordre juridique du marché global (que nous appelons «impérial») ne désigne pas simplement une nouvelle figure du pouvoir suprême qu'il tend à organiser: il enregistre aussi des puissances de vie et d'insubordination, de production et de lutte de classes qui sont nouvelles».
Le professeur ne cache d'ailleurs pas que son objectif est de lancer sur le marché de la théorie une nouvelle mouture politique élaborée selon une «approche marxienne», en fait une énième tentative encore plus vile de modernisation du marxisme:
«
Le moment, dit-il, est donc venu d'ouvrir une véritable discussion et de vérifier de manière expérimentale les concepts que nous proposons, afin de renouveler la science politique et juridique à partir de la nouvelle organisation du pouvoir global».

Mais qui va être le sujet des expériences du professeur Negri, sinon le prolétariat? Qui va donc assumer l'échec programmé de ces expériences, sinon toujours le prolétariat? Mais qui tirera les bénéfices ce cet échec, sinon la bourgeoise et le professeur Negri qui y trouvera l'occasion d'échafauder encore de nouvelles théories!

La pensée du professeur Negri peut être résumée par trois postulats:
a) Le marché capitaliste est arrivé à un stade dit «global» et il entre dans une dimension inconnue jusqu'à présent;
b) Cette dimension capitalistique engendre de nouvelles formes d'organisation politique et économique du capitalisme et de la bourgeoisie, classe qui en représente toujours les intérêts;
c) Cette nouvelle donne rend nécessaire de nouvelles alternatives de luttes, de nouveaux objectifs politiques et de nouvelles formes d'organisation pour la classe des prolétaires et les masses exploitées du monde.

Le marché global et le pouvoir suprême du capital
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Commençons d'abord par cette idée que le capitalisme a atteint une dimension nouvelle, qui transfigure sa nature même et déplace ses centres du pouvoir dans un centre unique: le «pouvoir suprême» ou «impérial».

Loin de nous l'idée que le capitalisme ne s'est pas démesurément dilaté à l'échelle planétaire depuis la publication du texte-jalon de Lénine sur l'impérialisme («L'impérialisme, stade suprême du capitalisme», 1916). Mais cette centralisation capitaliste et cette ronde infernale du capital financier qu'elle suscite, répondent à des lois totalement immuables et parfaitement décrites par Marx, reprises ensuite comme fondements de l'explication de Lénine sur la nouvelle phase impérialiste dans laquelle venait d'entrer le capitalisme. Elle ne modifie donc pas sa nature, elle la confirme.

Le contexte du capitalisme d'aujourd'hui se distingue de ce qu'il était pendant la phase d'expansion post-deuxième guerre impérialiste par le fait que l'écroulement des pays de l'Est, mais aussi des facteurs comme la fin du cycle des guerres nationales anticoloniales, ont ouvert une nouvelle phase de repartage du monde où les batailles de rapine entre grands groupes capitalistes sont devenues acharnées, où les manœuvres des impérialismes dominants sont toujours plus conflictuelles, où l'échelle de ces disputes pour la domination des marchés s'élargit et où la vitesse de réaction des armées financières capitalistes devient une donnée toujours plus importante.

La formidable capacité d'expansion du capital à tous les domaines de la vie (même l'air que l'on respire est devenu source de commerce avec les fameux droits de polluer américains) est un phénomène qui n'étonne pas les marxistes: «Le capitalisme, c'est la production marchande à son plus haut degré de développement, où la force de travail elle-même devient une marchandise. L'extension des échanges tant nationaux qu'internationaux, surtout, est un trait distinctif du capitalisme. Le développement inégal et par bonds des différents pays, est inévitable en régime capitaliste» (1).

Dire que le capitalisme est entré dans une nouvelle dimension est une vrai découverte d'universitaire en mal de sensation historiques! Chaque minute qui passe nous fait découvrir une dimension nouvelle du capitalisme puisque, le temps d'écrire ces lignes, il s'est encore accru de quelques pouces quelque part dans le monde! Globalisant, le capitalisme l'a toujours été, destructeur de modes anciens de production aussi (et il le fut bien plus à sa formation et dans ses premières phases de pénétration du monde qu'il ne l'est aujourd'hui dans un monde qu'il a totalement conquis!), éliminateur de la petite production aussi, brasseur de population grâce à l'émigration ouvrière aussi.

L'important pour l'analyse de la situation du capitalisme n'est donc pas la taille prise par le capital mais ses règles de croissance, puisque c'est par rapport à ces règles de croissance que se définissent les règles de sa destruction. La dimension quantitative du capitalisme ne nous sert pas pour développer une théorie ou un programme de lutte anticapitaliste, elle nous indique «seulement» le degré de maturité de la société pour la révolution. Ce n'est pas le contenu de la révolution prolétarienne qui change avec la taille de l'ennemi, mais seulement la propre taille, dimension et échelle de cette révolution.

L'internationalisation du capitalisme est un processus si peu nouveau que Lénine le décrivait déjà comme le principal facteur de développement du capitalisme en Russie et se félicitait que grâce à ce processus et à ses effets destructeurs pour la société russe réactionnaire, se créaient et se développaient les conditions objectives de la révolution démocratique et prolétarienne (Il ne gémissait pas sur la mainmise du capital européen sur la libre détermination russe!). La dimension nouvelle du capitalisme entré dans sa phase impérialiste n'avait donc rien d'une inconnue et n'avait donc rien d'imprévisible pour les marxistes d'alors, pas plus qu'aujourd'hui la dimension du capitalisme serait une imprévision du marxisme ou une découverte inattendue.

La guerre entre capitaux et leurs états-majors nationaux, l'élargissement toujours plus grand des champs de bataille n'ont donc rien à voir avec une gestion «impériale» où l'impérialisme se présenterait comme entité unique, étouffant les antagonismes au point de les faire disparaître, même si cette unicité est décrite par le professeur Negri comme le résultat du rapport de force du plus fort, les États-Unis sur les autres.

La centralisation du capital, la toute puissance du capital financier, la tendance à l'accaparement du marché par un nombre toujours plus restreint de capitalistes, la fusion de capitaux toujours plus importants, comme d'ailleurs leur désagrégation toujours plus brutale, ne datent pas d'hier; ce sont autant de phénomènes inscrits dans le développement même du capital et régis par les lois invariantes du mode de production capitaliste.

L'échelle prise ces vingt dernières années par la centralisation du capital et l'accélération de sa circulation à l'échelle planétaire ne peut que nous réjouir, pour deux raisons: elle confirme toutes les thèses marxistes sur les lois fondamentales du capitalisme; et, accumulant à une échelle formidable les contradictions internes de ce mode de production, elle ouvre potentiellement de formidables perspectives pour la lutte internationale et internationaliste de la classe ouvrière, même si nous n'en voyons pas encore à l'instant les réels prémisses.

Le fameux constat du professeur Negri sur la globalisation du marché, base de toute son imbécile divagation «marxienne», n'est que du réchauffé: le véritable «constat» d'origine a été fait il y a un siècle avec la caractérisation de la nouvelle phase impérialiste du capitalisme. Depuis, le capitalisme n'a fait que se propager de manière gigantesque sans changer ni de nature ni de phase.

L'impérialisme putréfié
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Mais le professeur Negri, comme porte-parole de la démocratie bourgeoise, voit dans ce gigantisme de la centralisation du capitalisme à l'échelle mondiale autre chose de bien plus subliminal, quelque chose que seuls les petits-bourgeois avides de nouveautés peuvent percevoir:
«
Ce dispositif [de concentration militaire, monétaire, culturel, linguistique, communicationnel, NdlR] est supranational, mondial, total: nous l'appelons «empire».
Encore faut-il distinguer cette forme «impériale» de gouvernement de ce que l'on a appelé pendant des siècles l'«impérialisme». Par ce terme nous entendons l'expansion de l'État-nation au-delà de ses frontières; la création de rapports coloniaux (souvent camouflés derrière le paravent de la modernisation) aux dépens de peuples jusqu'alors étrangers au processus eurocentrés de la civilisation capitaliste; mais aussi l'agressivité étatique, militaire et économique, culturelle, voire raciste, de nations fortes à l'égard des nations pauvres.
Dans l'actuelle phase impériale, il n'y a plus d'impérialisme - ou, quand il subsiste, c'est un phénomène de transition vers une circulation des valeurs et des pouvoirs à l'échelle de l'Empire [souligné par nous, NdlR].De même, il n'y a plus d'État-nation: lui échappent les trois caractéristiques substantielles de la souveraineté - militaire, politique, culturelle –, absorbées ou remplacées par les pouvoirs centraux de l'Empire. La subordination des anciens pays coloniaux aux États-nations impérialistes, de même que la hiérarchie impérialiste des continents et des nations disparaissent ou dépérissent ainsi: tout se réorganise en fonction du nouvel horizon unitaire de l'Empire

Difficile de balancer à l'eau en si peu de mots autant de vérités scientifiques!

L'impérialisme donc est une notion ringarde selon l'érudit Negri. En quelque sorte l'impérialisme, et les États qui en sont les protagonistes, se seraient autodigérés ou auto-éteints pour se transmuer de vulgaires représentants d'intérêts capitalistes particuliers et «archaïques», en quelque chose de bien plus noble, qui dépasse la propre conscience qu'elle a d'elle-même et que les intellectuels bourgeois avisés et attentifs se font un devoir de lui révéler. Une sorte de gouvernement mondial, construit sur «un ordre biopolitique» (sic!) est en train de se mettre en place et, relève le professeur donneur de leçons d'un doigt menaçant:
«(...)
les autorités américaines ne sauraient refuser la responsabilité du gouvernement impérial» (resic), refus d'autant plus improbable que selon lui ce «pouvoir impérial» serait «fixé par une Constitution américaine élargie de manière impériale au marché mondial» (reresic).

La «globalisation du marché» a donc eu raison de l'impérialisme, paix à son âme. L'impérialisme était soluble dans la démocratie, personne ne le savait et le marxisme ne l'avait pas prévu. Merci monsieur le professeur pour cette découverte fondamentale!!!

Il est difficile - que monsieur le professeur nous pardonne notre vision terre à terre - de se représenter ce «gouvernement impérial biopolitique» sous d'autres formes que celles, politiques, économiques, militaires et syndicales, que l'impérialisme a bâties pour assurer sa domination. S'il venait à exister, il ne pourrait être que le produit de ces structures forgées au cours des décennies pour aider, faciliter et tenter de réguler l'expansion capitaliste. D'ailleurs, rappelons que l'organisation internationale de l'impérialisme connue à ce jour, débuta avec la SDN (Société des Nations, créée par le Traité de Versailles et qui dura de 1920 à 1946), la fameuse caverne des brigands, et sa fin fut suivie après la deuxième guerre impérialiste par un élargissement et une extension des organismes internationaux de l'impérialisme. La SDN fut remplacée par l'ONU et son cortège d'organismes satellites politiques, militaires, économiques et l'impérialisme mit en place toute une kyrielle d'organisations telles que le GATT (OMC aujourd'hui), l'OCDE (en 1961) pour contrôler le marché mondial et assujettir toutes les nations aux intérêts des plus puissants, le BIT pour assurer un meilleur contrôle social de la force de travail. Le FMI et la Banque mondiale furent aussi créés au sortir de la guerre pour contribuer aux efforts de reconstruction capitaliste. Viendront plus tard, pour forcer la vapeur, des accords commerciaux et financiers internationaux au profit des plus puissants, les réunions directes du G7 et G8 ensuite, des cadres moins formels comme le forum de Davos, etc...

Les bases de l'organisation mondiale de l'impérialisme, fondée aujourd'hui sur la domination du capitalisme américain, fonctionnant toujours sur les mêmes principes de domination des pays capitalistes les plus riches et les mieux armés sur les autres, ont donc été mises en place il y a un demi-siècle, si l'on considère la SDN comme une tentative précurseuse.

Pour le professeur Negri, ce grand commandement du monde se substitue aux obsolescentes «Nations-États» et annihile leur relative autonomie impérialiste. Qu'il mette le compte de cette transition sur: «la lutte de classe ouvrière, des prolétaires du tiers-monde etc...», ne fait qu'ajouter au confusionnisme une dimension démagogique.

Une précision s'impose:
«(...)
l'Empire est simplement capitaliste: c'est l'ordre du «capital collectif», cette force qui a gagné la guerre civile du XXe siècle».
Mais alors, si l'impérialisme n'est plus, si le capitalisme peut donc se gérer de manière centrale, en véritable capitalisme collectif, si la classe ouvrière à déjà gagné sa bataille contre l'impérialisme, donc si la société a posé les bases objectives d'une société maîtrisable et planifiable, fût-ce par un ordre encore plus centralisateur, que reste-t-il à faire?

Du réformisme national au réformisme mondial
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Le professeur Negri décrit l'état nouveau de l'ordre mondial comme étant la transformation qui fait passer la société du stade de la coercition et de l'exercice de «dispositifs disciplinaires» des États-nations (en termes plus justes, des puissances impérialistes) à celle d'une administration centralisée de la production et de la société:
«
Si la détérritorialisation de la production incite à la mobilité et à la flexibilité sociales, elle accroît aussi la structure pyramidale du pouvoir et le contrôle global de l'activation des sociétés concernées. Ce processus paraît désormais irréversible, qu'il s'agisse du passage des nations à l'Empire, du déplacement de la production de la richesse des usines et du travail à la communication ou encore de l'évolution des modes de gouvernements disciplinaires vers des procédures de contrôle».

Du point de vue de la conservation de l'ordre bourgeois, le professeur Negri a certainement raison d'avancer de telles théories. L'extraordinaire généralisation et développement du capitalisme à l'échelle mondiale contient en son sein à l'état latent le formidable potentiel de lutte de classe du prolétariat international. Comment demain canaliser des luttes qui - correctement dirigées - pourraient s'appuyer sur cette centralisation du capital à l'échelle internationale et seraient capables d'unifier les rangs ouvriers par-delà les frontières, de leur donner des objectifs communs de lutte classiste, d'amener la solidarité ouvrière à s'élargir non seulement au-delà des entreprises et régions mais aussi au-delà des limites nationales?

La bourgeoisie a bien intérêt à adapter son appareil de domination impérialiste pour en faire aussi un facteur de contrôle social et politique sur les potentialités de luttes de classe internationales, pour étouffer, par l'ouverture du «dialogue» et la distribution de strapontins, toute velléité de luttes et d'affrontements frontaux avec les classes exploitées du monde. Le Forum de Davos programme déjà de faire participer des militants contestataires, gageons que nous pourrions bientôt y voir le professeur Negri.

La recette de l'opportunisme et des démocrates petits-bourgeois pour contribuer à cette adaptation est toujours la même: un peu de démocratie injectée dans le fonctionnement de l'appareil de domination bourgeois, «espaces» de dialogue et participation de tous, renouveau de la «citoyenneté». Avec ces ingrédients de la cuisine traditionnelle démocratique, le professeur Negri assure venir à bout de l'Empire, comme les prolétaires sont déjà venus à bout de l'État-nation colonialiste et impérialiste: «Elle [la constitution de l'Empire] inaugure du même coup une nouvelle étape de bataille des exploités contre le pouvoir du capital. L'État-nation, qui enfermait la lutte des classes [pas du temps de la révolution russe et de la IIIe Internationale, Monsieur le professeur], agonise comme avant lui l'État colonial et l'État impérialiste.

«Attribuer aux mouvements de la classe ouvrière et du prolétariat cette modification du paradigme du pouvoir capitaliste, c'est affirmer que les hommes approchent de leur libération du mode de production capitaliste».
Ouf! Bientôt le socialisme, plus qu'une étape à franchir! Si le professeur Negri veut faire de la provocation intellectuelle, jeu très prisé des petits-bourgeois, il y réussit très bien. S'il prétend faire avancer la lutte du prolétariat c'est une autre histoire!

Lorsqu'il s'interroge ainsi dans son article:
«(...)
comment la guerre civile des masses contre le capital monde [encore une jolie expression pour s'élever au-dessus des basses réalités de l'exploitation capitaliste] peut-elle éclater dans l'Empire?»,
il ne veut surtout pas suggérer que le prolétariat international doit mener une guerre révolutionnaire armée, sous une direction de parti unique, dans la perspective d'imposer son pouvoir par la force aux anciennes classes dominantes. Il ne s'agit que d'emphase du langage. Bourgeois ne craignez rien! Les références à la lutte qui sont avancées dans l'article sont au mieux celles des grèves de l'hiver 1995 en France, c'est-à-dire d'une lutte défensive de caractère économique, donc limitée dans les objectifs et dans les moyens et ne sortant pas du cadre légal bourgeois. Rien à voir avec un appel à la lutte révolutionnaire du prolétariat! Cela démontre clairement une chose: la lutte prétendument révolutionnaire contre l'Empire n'ira pas plus loin que les pacifiques démonstrations syndicales ou démocratiques. La «guerre civile» se réduit ainsi à un inoffensif mouvement d'insoumission civile, à «une nouvelle expression de la démocratie dans le contrôle des conditions politiques de reproduction de la vie». Danger écarté!

Donc, pour résumer, l'Empire est destiné à disparaître sous la «poussée» des mouvements d'opinion et de citoyenneté (c'est-à-dire de collaboration de classe) sans avoir à subir d'assaut armé du prolétariat érigé en classe antagonique du capital. Encore quelques grèves citoyennes et quelques frasques à la Bové et l'Empire s'effritera comme une falaise sous l'action des vagues, laissant la place à ce que le professeur Negri appelle le «commun», nouvelle société fondée sur des valeurs d'égalités. Voilà en tout cas un programme démocratique très riche en utopies conservatrices et à l'usage de la classe dominante pour épaissir un peu plus l'écran qu'elle entretient entre la classe prolétarienne et son programme, ses tâches et ses objectifs indépendants de classe.

Ce que nous concluons avec Lénine
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Pour rafraîchir la mémoire de ceux dont la raison d'être sociale de petit-bourgeois intellectuel est de travestir sans cesse le patrimoine théorique et politique du communisme au nom de la nouveauté, du mouvement (qui est toujours roi pour l'opportunisme), de la «recherche scientifique» même, il faut rappeler par quelques commentaires ce que Lénine observait dans l'évolution du capitalisme à une époque où il venait d'achever son passage du stade de la libre concurrence à celui du monopole, engendrant ainsi l'évolution vers l'impérialisme et la domination du capital financier. Ce passage n'était d'ailleurs pas une nouveauté pour les marxistes, puisque toute cette inexorable tendance était largement décrite et expliquée par Marx et par Engels. De leur analyse du processus de concentration capitaliste et de formation de groupes de plus en plus puissants qui se partagent le monde et dictent leur politique aux grands États bourgeois, ni l'un ni l'autre ne concluaient alors qu'un autre processus, politique, aurait dû suivre, éloignant la révolution comme moyen unique de libérer la classe exploitée du joug capitaliste. Au contraire, ils tiraient la conclusion que toute hypothèse d'un passage «pacifique» du capitalisme au socialisme s'éloignait à grande vitesse devant la concentration capitaliste et l'assujettissement de plus en plus évident de l'État au capital financier, donc de la totale et absolue dépendance de toute la machine parlementaire aux intérêts supérieurs du capital national.

Lénine n'a pas eu d'autre ligne lorsqu'il écrivait «L'impérialisme, stade suprême du capitalisme». Ce n'est pas de soi-disant nouveautés politiques qu'il cherchait à mettre en avant pour orienter politiquement le prolétariat international, mais la confirmation inébranlable que seule la révolution, c'est-à-dire la prise du pouvoir armée par la classe ouvrière et sous la direction de son parti de classe, peut venir à bout du capitalisme.

Une autre certitude qui accompagnait ce texte classique est que la révolution bénéficiait - et non pas subissait comme un passif ou un handicap - de la formidable expansion à l'échelle mondiale du capitalisme, de sa capacité phénoménale à pénétrer les contrées les plus éloignées et les aires les plus diverses et de l'exacerbation des antagonismes inter-impérialistes qui en résultait. Cette dynamique-là, fût-elle accompagnée des guerres les plus terribles, et en 1916 lorsque Lénine écrivait «l'impérialisme», la guerre faisait rage, était au contraire considérée par tout bon marxiste comme une aubaine historique à ne pas rater pour faire mûrir la révolution et en faire une lutte non pas nationale - il ne pouvait en être question du point de vue autant théorique que politique et militaire - mais une lutte internationale, en mettant en mouvement la classe ouvrière de tous les pays et de tous les continents. La poussée de cette vague révolutionnaire, facilitée par la pénétration mondiale du capitalisme et son mode d'organisation monopoliste, devait en plus mettre en mouvement toutes les nations opprimées par les anciens partages coloniaux et placer leur mouvement dans le sillage de la révolution mondiale du prolétariat.

Telle était en quelques mots la perspective que donnait Lénine quand il expliquait ce qu'était l'impérialisme. Donc pas de retour en arrière vers un capitalisme de libre concurrence, où le marché national domine encore largement le développement capitaliste et où les marchés extérieurs sont plutôt des comptoirs coloniaux de ravitaillement en matières premières, réservoir de forces de travail esclavageables à volonté ou encore de chair à canons pour l'armée de la métropole (La Chine fut un des derniers exemple de ce genre, où la brutalité coloniale atteignit son paroxysme),
mais marche forcée vers l'internationalisation de la lutte de classe et vers la révolution mondiale, mais réaffirmation ferme et sans concession de la doctrine du socialisme scientifique de Marx, réaffirmation donc de la nécessité du parti mondial (que représentera la IIIe Internationale), donc de la centralisation politique de la révolution mondiale pour répondre aux coalitions mondiales du capitalisme, direction militaire unique de la classe ouvrière, réaffirmation de la nécessité de la lutte armée et de la violence révolutionnaire, réaffirmation de la dictature du prolétariat comme condition phare du maintien au pouvoir pour la transformation de la société héritée du capitalisme vers la société sans classe du socialisme.

Les innovateurs et les modernisateurs du socialisme scientifique, ont en général tous un point commun: ils ne sont que les épigones plus ou moins proches de quelques pères spirituels, dont ils masquent la filiation pour paraître plus originaux et uniques en leur genre dans l'histoire. Mais bien avant le professeur Negri, d'autres antimarxistes (ou ayant renié le marxisme) se sont targués de grandes découvertes historiques, ont fourni de nouvelles assises pseudo-théoriques au réformisme pour renforcer son influence parmi les rangs du prolétariat, pour mieux contrôler sa lutte en la maintenant dans un cadre légaliste étroit, et donc dans le but caché de conservation de l'ordre bourgeois. Le professeur Negri ne fait finalement que marcher dans le sillage politique de personnage comme Kautsky, mais sans en avoir l'envergure historique.

La manière de poser les problèmes du développement, des phases du capitalisme et des conséquences politiques à en tirer pour la lutte de classe, relève de la même méthodologie aprioriste, masquée dans les deux cas par la terminologie marxisante, mais parfaitement opposée au matérialisme historique. Ayant rejeté la nécessité de la révolution prolétarienne ou plutôt ne l'ayant jamais défendue, l'épigone, à l'image de son père spirituel, trouve dans les a priori démocratiques les raisons de sa négation du marxisme. Il les trouve dans le même argument: le capitalisme change, évolue et avec lui doit évoluer la politique applicable au mouvement de luttes de classes. Kautsky, qui fut marxiste avant de se renier et passer dans le camp de l'union sacrée de la 1ère guerre impérialiste et de la contre-révolution, évoluait à une époque où les changements du capitalisme étaient bien plus marquants que ceux qu'on observe aujourd'hui.

Alors que cette phase montante du capitalisme impérialiste était un formidable pas en avant vers la révolution mondiale du prolétariat, Kautsky y voyait par contre une bonne raison de faire confiance à cette évolution du capitalisme pour y échapper. Le capitalisme, selon lui, était entraîné dans une évolution irréversible où l'entente internationale des capitaux mettrait fin à la concurrence anarchique, aux guerres entre blocs impérialistes et rangerait définitivement au placard la nécessité du renversement révolutionnaire de la bourgeoisie.: «Du point de vue purement économique, écrit Kautsky, il n'est pas impossible que le capitalisme traverse encore une nouvelle phase où la politique des cartels serait étendue à la politique extérieure, une phase d'ultra-impérialisme» (2), c'est-à-dire une phase «d'exploitation en commun de l'univers par le capital financier uni à l'échelle internationale» (3), donc précise Lénine dans «L'impérialisme, stade suprême du capitalisme», de cessation des luttes et des guerres entre impérialistes du monde entier. Plus loin, Lénine ajoute le commentaire suivant: «Les propos absolument vides de Kautsky sur l'ultra-impérialisme encouragent, notamment, cette idée profondément erronée et qui porte de l'eau au moulin des apologistes de l'impérialisme, suivant laquelle la domination du capital financier atténuerait les inégalités et les contradictions de l'économie mondiale, alors qu'en réalité elle les renforce.»

La théorie de la putréfaction de l'impérialisme selon le professeur Negri, réchauffe la vieille idée de Kautsky selon laquelle l'impérialisme, en se développant, réduit les contradictions et antagonismes capitalistes jusqu'au stade de n'apparaître que comme une seule entité non conflictuelle. Et nous rajoutons que si l'Empire fait disparaître les rivalités impérialistes, il fera aussi disparaître les guerres impérialistes.

Donc et en dépit de ce que pourrait bien dire là-dessus le professeur Negri, l'idée de l'existence d'un ultra-impérialisme est bien reprise dans son essence par la théorie de l'Empire. Mais il la porte tout aussi loin que le chef social-démocrate-traître allemand de l'époque: par le seul fait d'une action démocratique des prolétaires et masses exploitées, les forces de l'Empire - en réalité du capitalisme et de l'impérialisme - se trouveraient totalement sublimées au point de s'autodissoudre dans la démocratie bourgeoise qu'il génère pourtant lui-même comme forme de domination. Le colonialisme, l'impérialisme s'étant évaporé comme par l'action démocratique et sans l'action brutale de la révolution, il n'y a pas de raison que l'Empire ne suive le même chemin! Le résultat de ce parcours sans accrocs sera une autre société certainement sublime, mais dont le concept n'apparaît pas dans cet article. Mais existe-t-il?

L'histoire de la lutte de classes est truffée de petits génies bourgeois qui croient pouvoir marier la révolution à leurs espérances de classes moyennes et qui exploitent la confusion théorique et politique de la classe ouvrière pour se faire valoir dans le cercles des littérateurs et pour gonfler leur notoriété publique. Notre rôle est de combattre sans répit ses faiseurs d'illusions. Ils sont en réalité au service de la conservation de l'ordre bourgeois, ils se dresseront demain contre les «incivilités citoyennes» (pour utiliser leur style de langage) du prolétariat en lutte contre le capitalisme et l'impérialisme toujours bien vivant. Ils se dresseront contre les non moins incivilisés communistes révolutionnaires, contre l'organisation de parti mondial qu'ils auront construite, contre les organisations ouvrières luttant sans concession contre l'État bourgeois, toujours bien en place et toujours prêt à l'affrontement contre-révolutionnaire avec le prolétariat.

Notes:
[prev.] [content] [end]

  1. «L'impérialisme, stade suprême du capitalisme», Lénine, Ed. Sociales. [back]
  2. Karl Kautsky, «Die Neue Zeit», cité par Lénine dans «L'impérialisme, stade suprême du capitalisme». [back]
  3. Karl Kautsky, «Die Neue Zeit», cité par Lénine dans «L'impérialisme, stade suprême du capitalisme». [back]

Source: «Le Prolétaire», n° 457, Avril-Juin 2001

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