La vie du parti socialiste italien – surtout celle des imbéciles fut considérablement dérangée par le fait que, dans le sud de l’Italie, de Naples à Palerme, mettons à Cosenza ou dans l’Ile Capo Rizzuto, il y ait eu des membres qui prétendaient avoir, sur les questions d’orientation du parti, des positions relevant du marxisme révolutionnaire, intégral, radical ou de gauche pour tout dire, qui contredisaient durement par exemple sa tactique de bloc avec des partis et des mouvements originaires de couches sociales moyennes et non prolétariennes pour les élections locales ou nationales.
La question est simple. Le localisme, bon compagnon du tempisme dans le panier de la trahison opportuniste, est inhérent à toutes les positions anti-marxistes de type fédéraliste, proudhonien, ouvriériste et syndicaliste, ainsi qu’à celles qui élèvent l’électoralisme parlementaire à la fonction suprême. Les deux vaines propositions suivantes : réaliser concrètement cas par cas, lieu par lieu, coup par coup, un bénéfice économique relatif pour ceux qui sont dans le malheur, qui ont peu, pour les miséreux et les pauvres en général – parvenir dans toutes les communes ou dans tous les collèges à avoir, grâce au bulletin de vote, un bon rang dans le « à qui commencera » de la démocratie bourgeoise, conduisent à faire tout le contraire de ce qui est l’objectif, dans le cadre national d’abord et international ensuite, du parti prolétarien de classe.
Il était évident que le nombre des ouvriers syndiqués comme celui des inscrits au parti socialiste était plus faible dans les régions méridionales où l’industrie capitaliste était moins développée et le poids social des classes moyennes était statistiquement plus grand; c’est de cette manière qu’il fallait comprendre que le nombre de votes lors des élections pouvait être encore plus faible. Mais on prétendait transformer cette situation quantitative différente et ce rapport de forces différent par une méthode politique différente, et imposer qu’au nom du même parti on puisse faire une propagande de lutte de classe et de programme révolutionnaire à Milan, pendant qu’à Naples on devait s’occuper avec acharnement des fameux « problèmes locaux » et des encore plus malodorantes « questions morales ».
Cela équivalait à avaliser la thèse suivant laquelle, dans l’Italie unie et dans l’État parlementaire de la monarchie savoyarde, l’application des immortels principes libéraux avait déjà mené les provinces civilisées du nord à la résolution parfaite du problème administratif, à un état technique brillant et à l’honnêteté exemplaire dans la chose publique, alors que, dans la partie méridionale et sale uniquement, il restait encore à renvoyer les administrateurs, ces ânes et ces voleurs de la richesse sociale, et pour ce faire il suffisait de lever le drapeau non pas du renversement du système capitaliste et du pouvoir bourgeois mais de l’application du principe du syphon hydraulique à la fosse de ces latrines.
Cela provoquait beaucoup de dérangement que lors d’une petite conférence de propagande au sud du parallèle de Rome on prétende dire pis que pendre du parfait capitalisme évolué et énoncer les positions marxistes sur la condamnation de la démocratie parlementaire et sur le mensonge de la civilisation libérale bourgeoise, ou que, lors d’un congrès socialiste, quelqu’un appartenant à une section se trouvant à une latitude pas plus haute que celle de Florence, contribue à étriller le socialisme accommodant, réformiste et favorable aux blocs; ou l’anticléricalisme maçonnique et bouffon.
Là-bas, dans le midi, d’après les savantasses de la gradualité, il fallait toujours penser « avant toute chose » à achever l’évolution bourgeoise et le costume démocratique. Les choses allaient mal en Italie puisque jusqu’à présent on ne portait que le costume deux-pièces. En plus du régime historique des W.C., il restait encore à faire tine masse de choses pour être en phase avec les jugements sévères du libéralisme anglo-européen civilisé, depuis l’affirmation de Dieu jusqu’à la diffusion des Loges et à la Révolution méridionale ou libérale. Quelle pagaille ensuite quand les tempêtes de l’histoire obligèrent ces mêmes charlatans à demander pour l’Italie tout entière la même révolution démocratique, le second Risorgimento, et la bénédiction à nouveau du haut du Vatican.
Si l’on analyse l’histoire et la situation sociale du Mezzogiorno à la lumière de la sérieuse méthode marxiste, il est inutile de dire qu’il était évident que la lutte anti-féodale y avait commencé avant celle qui eut lieu sur les terres du roi de Sardaigne et que les libéraux y luttaient depuis 1821, non avec le bulletin de vote mais avec le fusil, contre la monarchie bourbonienne, en quête d’un avenir bourgeois, et non pas tant contre un féodalisme désormais déplumé; ces libéraux voyaient déjà que la question sociale était posée et Carlo Pisacane parlait de lutte de classe ouvrière avant d’avoir lu Marx. De même, il était évident que l’arrêt du développement industriel, en dehors des autres motifs d’ordre technique et productif, trouva justement son origine dans l’unité italienne et dans l’alliance historique entre bourgeois du Nord et du Sud selon une symbiose qui leur permettait d’exploiter et d’assujettir la classe ouvrière en Italie, laquelle ne pouvait tenir tête à ce régime et le menacer qu’avec une politique unitaire.
C’est pourquoi les marxistes ont la prétention de pousser partout et non pas seulement à l’ombre des hauts-fourneaux. Ils savant bien qu’il n’y a pas la même probabilité en toutes zones pour qu’ils deviennent secrétaires de syndicat ou députés. Au contraire, s’ils sont sérieusement marxistes, ils se réjouissent de ne pas avoir une telle perspective, qui le plus souvent finit de façon dégoutante.
Si l’économie bourgeoise se nourrit par excellence de liberté, d’autonomie et de concurrence, comme les bourgeois purs le réclament et comme la théorie socialiste la décrit dans ses premiers éléments, si le développement du capitalisme s’édifie sur une course continuelle à la destruction des centres de production les plus modestes et les moins équipés afin de faire place à de gros monstres toujours nouveaux et concentrés, la disparité de distribution des « bénéfices du progrès » dans les différentes aires mondiales et au sein d’une même nation est une des conséquences directes du désordre bourgeois de l’économie. Les fameuses « zones négligées » ne sont donc pas un héritage des époques pré-bourgeoises mais un de ces nombreux cadeaux du capitalisme, de son « absence de plan » originelle. Quand il se met à faire des plans pour sa défense mondiale de classe, il ne manque pas d’y insérer quel- ques larmes hypocrites et démagogiques sur le sort des malheureuses zones arriérées dans le seul but de faire considérer comme heureuses celles où, parvenu à la dernière de ses expressions, il crée des camps de concentration ou jette des bombes atomiques.
Parmi les grandes forces et les grandes organisations de la scène politique nationale, nous n’en voyons aucune qui concentre sa lutte contre la cible centrale que sont la classe dominante et l’état de Rome, contre l’exploitation complémentaire des vautours de l’affairisme industriel et commercial et celui des chapons de la propriété immobilière.
On met en avant avec une très grande mobilisation de propagande la question consistant à libérer une partie de la nation d’une forme d’exploitation économique, à savoir celle de la grande propriété agraire méridionale, et on l’estime si considérable et si lourde que l’exploitation de la part des patrons de l’industrie, de la banque et du commerce devient un problème sans importance.
Après avoir énoncé la nouvelle règle, à savoir que le gouvernement (ce comité d’affaires si digne) publiera chaque année non seulement le bilan de l’État mais aussi un tableau de l’ensemble de l’économie nationale (ces succès socialistes sont vraiment émotionnants !), le ministre Pella a donné un premier aperçu de la situation jusqu’en 1948. On a les chiffres du revenu national. En économie bourgeoise et en économie marxiste, on parle des langues différentes. Qu’est donc le revenu national ? Est-ce la somme de tout ce qui est chipé aux travailleurs italiens par les patrons d’entreprises de toute nature, ou bien est-ce le chiffre qui cumule les « entrées » de tous, salaires pour les ouvriers, traitements pour les employés, profits pour les entrepreneurs et rentes pour les propriétaires ? Les conclusions sont encore plus parlantes si l’on prend la seconde interprétation. En Italie, entre tous, nous gagnons 6 304 milliards de lires. Nous sommes 45 millions. La division donne le résultat suivant : chaque Italien dispose de 140 mille lires par an, ou 11 600 par mois, ou encore 380 par jour. Mais un moment, car ce gros revenu individuel moyen n’est pas consommé, nous sommes des gens trop sages pour le faire, que diable ! 12 pour cent en est épargné, mis de côté, et ensuite – nous passons ici dans les classes supérieures de la science capitaliste – investi dans de nouveaux emplois productifs. Et alors, ce qui reste à chaque Italien pour sa consommation est encore réduit : 123 mille lires par an, 10 000 par mois ou 330 par jour. Nous étions sur le point de dire : cela ferait un paquet de cigarettes si tout le monde fumait. Mais nous courons le risque d’être renvoyé au banc des ânes : vous voulez que les nourrissons fument aussi ? C’est juste : il faut faire le compte par famille et, si vous voulez, par unité d’individus productifs. Productifs au sens très large car nous devons y inclure les fonctionnaires de Pella et les millions de travailleurs qui sauraient produire mais ne trouvent pas de travail. Bon, mettons-en un sur trois, puisque, dans les familles nombreuses, il y en aura plus d’un à « produire ». Le bilan italien moyen parvient alors aux chiffres suivants : 370 mille lires annuelles, 30 mille mensuelles et mille quotidiennes. Qu’est-ce que ça doit être des minima ? Laissons courir, mais évidemment, si tel est le système, la « révélation » que la garde municipale de Melissa touche treize mille lires par mois n’étonne pas. Cela fait toujours plus que pour un mécanicien mis à la porte de l’Isotta Fraschini. Nous avons heureusement une chambre élue riche de grands talents économiques; et qui sont unanimes lorsque les fortunes de la patrie sont en jeu.
Maintenant, quel est le montant du revenu de l’ensemble de la propriété foncière sur les six milliards ? Quel est celui de la propriété agraire latifundiste ? Inutile de mettre en relief deux ou trois éléments qui ont cent ou deux cents millions de rente. Les grandes terres sont peu nombreuses et les revenus unitaires faibles. Si au moins ces charlatans proposaient de supprimer le revenu privé des terres à haut rendement… ! Mais les tableaux de Pella nous donneront certainement la réponse par la lecture de ce que la grande propriété terrienne représente parmi les mille milliards de taxes qu’encaisse le fisc.
Faisons les comptes de la manière suivante. Supposons qu’il y ait réellement un million d’hectares de terres de mauvaise qualité réparties en grands domaines. L’évaluation de l’assiette imposable ne peut dépasser 250 lires par hectare pour de bons pâturages et pour de rares terrains pouvant être semés. Puisque ce sont des lires de 1939, mettons dix mille lires d’aujourd’hui. Cela fait dix milliards : toute la pression de ces couches rétrogrades de propriétaires peut être estimée à six centième du revenu national, c’est-à-dire 0,16 pour cent. Voilà donc le scandale social autour duquel s’agitent avec un consensus méprisable les démo-chrétiens d’une part, les social-communistes de l’autre.
Quant à l’histoire que les terres libérées procureront un rendement meilleur, nous en savons assez; de toute façon il est évident qu’il faut investir; puisque nous disions (en accord avec Sturzo) que mille milliards sont nécessaires et que Pella, avec Keynes, ne veut pas investir au-delà de l’épargne, et alors qu’il préfère des investissements « productifs », à savoir commerciaux, industriels, affairistes; si on lui arrache dix pour cent de l’épargne, la bonification agraire demandera une quinzaine d’années. Et il est bien clair qu’en régime bourgeois on n’y arrivera même pas.
Et ce n’est pas encore fini. Les chiffres du revenu national tirés des statistiques officielles sont déformés. On connaît avec certitude tous les salaires que touchent les ouvriers. La même certitude est applicable aux revenus des entreprises agricoles, terres et maisons, et à un degré important aux petites entreprises industrielles et commerciales que l’agent du fisc dépiaute de bon cœur. Un doute gigantesque concerne en revanche la grande industrie, les société anonymes et le grand monde des affaires. Don Sturzo a découvert là-aussi un certain nombre de pots aux roses. C’est en particulier dans la zone de contact avec les dépenses de l’État et avec les produits des plans internationaux que la souce de milliards est fantastique. Non seulement la considération que la consommation moyenne est de façon claire plus importante que celle qu’on peut déduire des chiffres de Pella, mais aussi les observations évidentes que nous avons établies, particulièrement les maquillages bien connus effectués sur les bilans, les projets et les dividendes des grandes sociétés anonymes, permettent donc de supposer que le « revenu » est beaucoup plus élevé.
Eh bien, les profits du capital représentent une part importante de ce revenu, et cette part on est loin de pouvoir la lire dans les statistiques de la richesse mobilière. Quel pourrait être son montant ? En étant prudents, an moins dix pour cent. C’est-à-dire au moins 600 milliards. 60 fois plus que les fabuleuses rentes des grands domaines. Et ce premier chiffre, non le second, est en grande partie déjà net de taxes.
Le socialisme, l’économie socialiste, c’est autre chose, on l’a dit cent fois. Mais ci vous voulez donner à ceux de Cosenza le spectacle d’un baron envoyé à la potence, il vous faut offrir ici à Milan celui de soixante capitalistes.
Étant bien entendu qu’il pourra aussi y avoir de « brillants précédents anti-fascistes » nous investissons nos maigres économies pellestes (de Pella président du conseil, anti-ouvrier) dans l’agrandissement de la place Loreto.[1]
Notes :
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Notes des traducteurs :
L’Isotta Fraschini est une entreprise de métallurgie.
Dans le dernier paragraphe, Bordiga met des guillemets parce que « brillants précédents antifascistes » était une phrase toute faite et utilisée dans les milieux politiques antifascistes. En appelant à l’agrandissement de la Place Loreto, Bordiga signifie qu’il aurait préféré voir exposes les cadavres des capitalistes plutôt que ceux des dignitaires fascistes.
Carlo Pisacane est très connu en Italie étant un des héros du risorgimento, il se suicida après son échec à Sapri pour ne pas être fait prisonnier par les Bourbons. Son œuvre la plus connue est « La Révolution ».
Le tempisme dont parle Bordiga et qu’il associe au localisme est l’immédiatisme. [⤒]