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LE PROLÉTARIAT ET TRIESTE


Content :

Le prolétariat et Trieste[1]
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Aujourd’hui
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Sur le fil du temps

Le prolétariat et Trieste

Hier

L’idéologie de nos pères, radicaux avancés et francs-maçons (même si, dégoûtés de la spéculation et du carriérisme prospérant à l’ombre de la philosophie des Loges, ils ne l’affichaient point) les tenait éloignés du militarisme et du nationalisme; mais ils n’en avaient pas moins coutume de répéter, à la fin du siècle, qu’une nouvelle guerre contre l’Autriche aurait représenté, pour une Italie à la constitution encore fragile, une fortifiante épreuve du feu.

Quand on refusa de créer une université italienne à Trieste et d’édifier à Trente un monument commémoratif consacré à Dante, les lycéens du début du siècle se laissèrent emporter par la rhétorique irrédentiste et par les manifestations contre l’Autriche de François-Joseph. La littérature est comme une serre pour la politique : les petites plantes arrosées par les filets de la rhétorique se mettent parfois à germer sur le terrain de l’histoire et se transplantent au gré des vents de la réalité. Les intérêts qui déterminaient la bourgeoisie italienne, encore en train de naître mais non dépourvue de vigueur de classe, lui indiquaient une voie qu’elle sut prendre, mais non tenir.

« Sur l’échafaud, sur l’échafaud du martyr Oberdan – nous étranglerons, nous étranglerons l’empereur – O Trieste, ô Trieste de mon cœur – nous viendrons, nous viendrons te libérer… »[2].
Ce fumet de révolution et même de régicide, ainsi que l’écho des coups de Luccheni à Genève, faisaient croire au radicalisme bourgeois de gauche qu’il entraînerait sûrement dans cette entreprise nationale les jeunes forces prolétariennes, socialistes, anarchistes; un long travail de type maçonnique qui avait duré des dizaines et des dizaines d’années contribua à y enfermer les dirigeants et les jeunes intellectuels des partis extrémistes.

Rappelons encore une fois que le mouvement socialiste italien sut réagir à cette mise en condition en y opposant la saine construction d’une politique de classe autonome. Au carrefour décisif il ne se trompa pas et laissa aux opportunistes et aux renégats, seuls ou presque dans les rangs de l’organisation des travailleurs, le soin d’apporter leur concours à cet accomplissement de l’Italie bourgeoise. Il sut opposer à celle-ci, qu’elle fût achevée ou inachevée, comme classe, comme État, comme gouvernement monarchiste excommunié, comme possible République voltairienne ou fleur-de-lysée, la ligne politique marxiste de rupture avec ces forces, en période de paix comme en période de guerre nationale, en période de calme plat comme de convulsions sociales.

Les marxistes n’avaient jamais ignoré les termes des « questions nationales ». Les rapports d’organisation qui dérivent de la concomitance de la race et de la langue ont leur place parmi les formes de production. La tendance à faire coïncider les unités nationales avec les limites de l’organisation territoriale de l’État a joué un rôle extrêmement important dans la formation du capitalisme, et toutes les étapes de la croissance de cet ennemi qu’il est impossible de tuer dans son enfance intéressent au plus haut degré la révolution.

Les marxistes surent montrer que les divers héros nationaux et irrédentistes, qui n’étaient sensibles qu’à la superstructure poétique de leurs entreprises, avaient accompli une tâche véritablement révolutionnaire en poussant à la victoire de la bourgeoisie d’affaires. Mais ils diagnostiquèrent aussi que dans la phase impérialiste d’expansion du capitalisme on gardait toujours en réserve le principe de nationalité pour pouvoir l’agiter dans des buts de classe bourgeois, et surtout dans le but de faire perdre au mouvement ouvrier sa vigoureuse autonomie. En revanche, ce principe était tranquillement foulé aux pieds chaque fois qu’il était de l’intérêt des entreprises économiques bourgeoises de s’adjuger une région frontalière, un espace vital, ou de soumettre quelque malheureux peuple de couleur outre-mer.

Le préjugé national devait donc servir de barrière contre les initiatives prolétariennes de classe, mais il ne mettait aucun obstacle aux rapines impérialistes.

A partir d’une certaine date limite que l’on peut fixer au plus tard à 1870, toute subordination de la bataille prolétarienne à la satisfaction d’objectifs nationaux, ethniques ou irrédentistes préalables, toute constitution de blocs entre travailleurs et bourgeois de même langue en vue d’une libération nationale, toute formation de partis « socialistes-nationaux » comme il y en eut en Pologne et en Bohème, devinrent donc du pur défaitisme. Et ce serait une grave erreur de lecture marxiste que faire une confusion sur ce point en invoquant le passage du Manifeste qui dit que les communistes soutiennent dans certains pays les partis ouvriers qui luttent pour l’émancipation nationale.

Avec le développement du capitalisme, les blocs étatiques se cristallisent autour de centres nationaux déterminés, qui étaient en formation en tant qu’États unitaires dès l’époque pré-bourgeoise. Mais ce processus n’est pas dans ses grandes lignes un processus de morcellement, mais d’agglomération.

L’idéologie petite-bourgeoise, selon laquelle il fallait, avant de lancer des revendications de classe en Europe, attendre la libération de chaque nationalité « opprimée » et la solution de tous les problèmes d’ethnies existant en marge des grands États, est donc profondément contre-révolutionnaire. Tous ces « opprimés » dans la langue, dans l’université, dans les carrières bourgeoises et surtout dans les carrières électorales, celles où la magouille est reine, auraient retardé indéfiniment la prise de conscience par les ouvriers de l’exploitation patronale et de l’oppression sociale.

La multiplicité des langues est certes également un fait matériel et technique, mais c’est surtout les bourgeois et leurs cohortes de plumitifs qu’elle ennuie souverainement; les internationalistes modernes que nous sommes, et les travailleurs ployant sous les entreprises négrières du capital, n’hésiteront pas à rappeler que la première grève fut celle de la tour de Babel. L’obstacle des langues tombera avec les autres infamies de la moderne Babel capitaliste. Ce que le philistin bourgeois trouve surtout malséant, c’est que tout le monde ne comprenne pas au premier mot les ordres du patron.

L’idéologie petite-bourgeoise européenne gardait à l’écurie différents chevaux de bataille. L’un d’eux était l’empire austro-hongrois, qu’elle ne trouvait pas à la hauteur de la civilisation capitaliste. Mais il y avait mieux : l’empire ottoman, qui avait l’audace de maintenir solidement sa domination sur les Dardanelles. Sans oublier l’empire tsariste, qui soumettait cent nationalités alors que les autres arrivaient à peine à la douzaine. Mais pour les besoins de la littérature, dame aux appétits amoureux solides et variés, ces différentes puissances avaient été souvent utilisées l’une contre l’autre pour la défense des multiples trésors de la civilisation blanche : la couronne de saint Etienne avait sauvé la chrétienté des Califes, la Turquie s’était montrée un bon allié en Crimée (on peut lire dans Marx la divertissante chronique de cette croisade démocratique avec bersaglieri à l’appui)[3], la Russie avait constitué un bon point d’appui pour la « libération » des Balkans en 1912. Le « principe des nationalités » se prête bien à toutes les opérations de la chirurgie diplomatique prostituée, surtout dans les régions où, comme dans les malheureux Balkans, les frontières ethniques, linguistiques et nationales ne peuvent être tracées sur la carte géographique, et où les villages turcs, grecs, serbes et bulgares, avec leurs prêtres respectifs, sont à quelques pas l’un de l’autre : jamais la haine, la guerre et la force ne pourront régler le sort de ces régions sur le terrain des nationalités. Ces zones abondent en Europe : la démocratie aujourd’hui victorieuse les traite à l’aide du système ultra-libéral de la déportation massive forcée. Aux fantasmes littéraires de la liberté de langue et d’union raciale s’ajoute celui de la liberté de résidence, qui s’évanouit en fumée avec eux.

Au cours des guerres en série qui s’accumulèrent dans le ciel lourd des Balkans, on vit s’ébrouer à l’envi une démagogie qui pouvait bien se dire, dès l’époque, populaire-démocratique (essayez donc de trouver un adjectif plus prostitué que l’adjectif démocratique : il va avec Satan et avec le Christ, avec libéral et avec social, avec parlement et avec dictature…). Dans la première guerre contre la Turquie, la Grèce, la Serbie et la Bulgarie s’allièrent au nom de leurs minorités opprimées. Mais la Turquie une fois battue, la répartition du butin n’alla pas sans mal : les Bulgares, considérés jusque-là comme de gentils démocrates, furent rétrogradés au rang de brutes impérialistes, et les autres prélevèrent une bonne partie de leurs conquêtes. Les grands fauves de Berlin, Vienne et Saint-Petersbourg lorgnaient vers les débouchés de l’Adriatique et de la mer Egée, et les impérialismes de Paris et de Londres se mettaient en état d’alerte. L’Italie donna le la en infligeant à la vieille Turquie une première leçon de démocratie lors de la guerre de Libye en 1912, avec laquelle elle commença à bâtir glorieusement son empire colonial. Le « fondateur » de l’empire en question était alors à l’ombre pour antimilitarisme[4].

Les socialistes d’Italie s’opposèrent vigoureusement à cette guerre de conquête, ce qui les prépara à éviter le piège de la guerre de libération pour Trieste et le Trentin en 1915 malgré toute sa parure de séductions démocratiques. Mais en 1914 hélas, tous les partis socialistes d’Europe avaient trouvé quelque province à libérer, quelque azimut vers lequel exporter à coups de canon la civilisation démocratique, et ils étaient tombés dans la trahison et l’union sacrée nationale.

La guerre éclata dans la « petite Serbie » attaquée par l’Autriche pour avoir organisé l’attentat de Sarajevo. Une première orgie démocratico-national-défensiste fut organisée en l’honneur du libre peuple serbe, et la coupe fut dignement levée par ce champion de toutes les libertés qu’était Nicolas de Russie. Nous ne suivrons pas l’histoire des guerres et de leurs justifications : il faudrait un volume entier. Citons cependant au tableau d’honneur le petit parti socialiste serbe qui se dressa contre la guerre et qui refusa tout appui pour la défense nationale à son répugnant régime intérieur de courtisans, de traîneurs de sabre issus de crimes en série et de bourgeois marchands de porcs, et ce en dépit de la puissance et de la violence de l’invasion militaire.

Aujourd’hui

La première guerre mondiale donna Trieste à l’Italie, à la grande Italie, et créa dans le royaume des Serbes, Croates et Slovènes la grande Serbie[5] tandis que les partis nationalistes et militaristes italien et serbe fêtaient la victoire remportée grâce à l’habile tripatouillage du charlatanisme démocratico-populaire. D’un côté comme de l’autre les partis ouvriers n’avaient pas cru aux mensonges irrédentistes et avaient refusé de se battre pour faire perdre à l’Autriche Trieste et Zagreb. Ils repoussèrent aussi au nom du sain internationalisme l’hostilité naissante entre les deux États dans le différend à propos de Fiume, qui fit immédiatement des deux alliés de la veille, des deux champions des guerres pour la liberté, deux ennemis prêts à s’accuser mutuellement d’oppression ethnique et nationale.

Nous connaissons bien les accusations italiennes de panslavisme adressées aux Yougoslaves qui, dans la carte de leurs revendications, franchissaient l’Isonzo et le Natisone pour annexer Udine et le Frioul. Les jeunes n’ignorent pas le plan monarchiste et fasciste d’annexion de Lubliana et de soumission de la Croatie. Les issues dramatiques des conflits militaires obligent l’ethnographie, cette femme volage, à valser dans les bras de toutes les parties en présence.

Pour la bourgeoisie italienne, Trieste est aujourd’hui en danger. Le prolétariat, qui a écrit une page de son histoire en refusant la guerre pour Trieste, ne peut dans cette situation baser sa politique sur l’accusation lancée à la bourgeoisie de laisser perdre un morceau du territoire national par la faute de ses errements fascistes d’hier et de sa politique gouvernementale inconsistante d’aujourd’hui. La question ne se pose pas ainsi : c’est, cela a toujours été, une question internationale liée à la lutte entre impérialismes. A l’époque de la Triple Alliance, Guillaume II disait : « Ceux qui toucheront à Trieste trouveront devant eux l’épée de l’Allemagne ! » Il est vraisemblable que si l’Allemagne avait gagné la guerre avec Hitler, le différend sur les régions de la Vénétie Julienne et de Trieste aurait été encore plus âpre qu’aujourd’hui. Tête de pont vers le cœur de l’Europe, Trieste intéresse l’impérialisme le plus moderne et les plans de contrôle américains. Sur cet échiquier stratégique, les marionnettes des gouvernements de Rome et de Belgrade se disputent à vide sur les lignes de démarcation entre Italiens et Slovènes. Dans la zone A et dans la zone B, de Gorizia à Trieste et à Capodistria, Pola, Fiume, les établissements des deux groupes ethniques sont impossibles à séparer; en général les campagnes, slovènes parfois à 100 %, entourent des centres urbains et des petites villes essentiellement ou entièrement italiennes. Des deux côtés on manipule des statistiques fausses; et l’on pourrait toujours dresser des listes fausses pour la solution qui plaisait tant à Mussolini, l’éventuel plébiscite; on imagine enfin les fameuses « élections libres » sous la protection de troupes d’occupation de dix nationalités différentes…

Une série de circonstances originales fait que le jeu diplomatique des impérialismes dans ce secteur ne peut d’aucun côté cacher son indécence. Si la Yougoslavie était restée soumise à la Russie, on aurait trouvé un tour de passe-passe simple et clair : un morceau à l’est, avec d’ailleurs des Italiens, serait allé à la Yougoslavie, un morceau à l’ouest, avec des Slovènes et des Croates, serait allé à l’Italie, et au milieu on aurait eu très probablement un morceau mixte, avec Trieste, le port et les chantiers, sous un double contrôle étranger, qui aurait fait l’objet d’une contestation permanente entre les deux puissances qui dominent le monde. Mais la situation s’est compliquée à cause de la dispute entre Moscou et le régime de Tito, régime de banditisme que nous appellerons, par euphémisme, national-militaire (ses origines étant fort semblables aux meurtres d’alcôve d’où est né le royaume de Karageorgevitch). Démocratie populaire est un terme qui ne veut rien dire, même si des chefs de bandes de guérilla politiquement douteux prétendent lui donner corps. Mais parler de socialisme ! de communisme ! Dans les rapports sociaux entre les classes, dans le jeu des forces de production, qu’y a-t-il de changé dans la république yougoslave entre l’époque où Tito était l’enfant chéri de Moscou et celle qui a suivi la rupture ? Rien, vraiment rien.

Et qu’est-ce qui a changé d’ailleurs lorsqu’en l’espace de vingt-quatre heures on a d’abord appris que Belgrade se rangeait contre l’Axe, puis qu’il se rangeait à ses côtés (avril 1941) ? Ce sont les champs de force des grandes puissances impérialistes qui déterminent ces changements, et non des oppositions sociales et politiques locales, et ceci parce que ces grandes puissances portent la marque de l’ensemble des forces productives et sociales mondiales, de l’intérêt de la classe capitaliste et des violentes réactions que les contradictions économiques soulèvent contre elle.

Sûrs d’avoir à Rome un régime qui leur serait directement soumis, les trois grands États bourgeois occidentaux étaient prêts à garantir que les Slaves pourraient rester sous la domination italienne avec le plein respect de toutes les libertés : c’était toujours mieux que d’être soumis à celui qui était alors « le sale dictateur Tito ». D’où l’engagement de ces trois pays de donner Trieste à l’Italie, bien que cette mesure fût exclue par le traité de paix, mais d’où aussi le désaccord du quatrième grand, la Russie, avec cette fragile promesse. Moscou et les partis italiens qui en dépendent étaient prêts à assurer que la minorité italienne serait mille fois mieux dans les bras de la libre démocratie populaire version yougoslave que sous la domination du gouvernement clérical, foncier et monopoliste de Rome.

Mais voilà que du fait de la condamnation du Kominform la démocratie-populaire-soutenue-par-l’adhésion-des-masses-ouvrières-et-paysannes-libérées devient dans les colonnes de l’« Unità » et de ses semblables la « clique de Tito ». Ce qui n’explique rien, pas plus qu’on n’explique l’effondrement de la révolution bolchévique en parlant de la « clique de Staline ».

Avec la même facilité et le même type de procédure, auquel les masses ne participent qu’à titre de victimes abusées, qui permit aux alliés recruteurs de « résistances » de congédier le chef de bande Mihailovitch pour prendre Tito à la place (résultat d’un compromis réalisé à l’époque entre états-majors américain, anglais et russe), aujourd’hui Tito a pesé les avantages qu’il y avait à louer ses services à un seul des deux groupes opposés. On ignore complètement quels précédents marxistes et communistes avaient dans un premier temps orienté Tito vers Moscou : probablement son absolue virginité en matière de mouvement prolétarien… Quoi qu’il en soit, son organisme militaro-étatique est en train de se louer pour le moment aux capitalistes occidentaux; les masses, elles, comme les étoiles, se bornent à regarder. Ce qui ne s’explique que par le fait qu’il s’agit dans les deux cas et dans les deux sens d’un système organisé en dehors des masses travailleuses, au-dessus d’elles, contre elles, leur initiative ayant été paralysée par le fléau de l’opportunisme de type « partisan ».

Et voici que des deux côtés les mêmes partis, la même presse, modifient d’un seul coup leur science géographico-historico-linguistico-ethnographique sur ce problème !

La Russie révolutionnaire est tombée au niveau d’un épouvantail qu’un Comte Sforza[6] peut agiter pour faire du chantage à un Tito. N’ayant pas pu réduire ce dernier à sa merci parce que Tito, en aventurier avisé, ne prend pas de billets pour les Canossa kremlinesques, Moscou pourrait pour le berner s’insérer dans la déclaration tripartite, et donner comme consigne aux divers partis staliniens de soutenir que Trieste, voire Pola, Fiume et Zara doivent revenir à l’Italie pour les raisons « nationales » qui sont au fond des pensées et des discours des conformistes sous tous les cieux.

D’autre part les capitalistes occidentaux, qui n’ont pas encore convenu du prix qu’il faut mettre pour acheter le nouveau satellite, pourraient aussi avoir à lui offrir des compensations territoriales. En ce cas la parfaite démocratie atlantique et parlementaire en viendrait avec hauteur à reconnaître les droits de l’irrédentisme croate et slovène contre les appétits italiens, et elle appliquerait les canons classiques du droit des gens pour donner à Trieste un nom slave.

Toutes ces leçons ne pourraient être qu’utiles au mouvement de classe des travailleurs si elles l’amenaient à assimiler la règle de l’autonomie de sa propre action, à se persuader que les classes dominantes parlent toujours de liberté, d’indépendance et de droit national dans des buts d’oppression sociale, et que l’on doit toujours repousser, de tout côté et en toute langue, leur invitation à collaborer.

Nous ne devons pas voir à Trieste trois faces du parti ouvrier : une face pro-italienne liée à la cause irrédentiste contre laquelle le socialisme a tant combattu en Italie et en Vénétie Julienne; une face résolument pro-slave et favorable à l’union avec Tito dans des limites plus étendues, sous le prétexte énorme qu’à Belgrade c’est la classe ouvrière qui est au pouvoir; une troisième face enfin, la plus ébouriffante, la face kominformiste, qui a changé de consigne du jour au lendemain en appuyant d’abord Tito, puis en faisant le contraire, et qui utilise pour cette nouvelle orientation, avec une effronterie égale à celle de Sforza, l’italianité de la Vénétie Julienne et l’appui qu’une pareille cause pourrait trouver à Moscou.

La politique prolétarienne à Trieste ne peut être que la fraternité internationaliste entre travailleurs de langue italienne ou slave, le refus de toute grimace raciale et patriotique. Le vieux socialisme triestin se ressentait du réformisme social-démocrate autrichien. Mais il avait fait un bon travail de préparation marxiste : même les Oberdorfer[7] ne purent pas nier dans les débats avec les communistes de la Troisième Internationale la solide base marxiste du léninisme. Quoi qu’il en soit, dans les luttes électorales d’avant la guerre ils s’étaient battus contre le parti italien. Etaient-ils pour autant pro-autrichiens ? Ils n’étaient certainement pas pour que Trieste aille à l’Autriche, pas plus que les internationalistes serbes n’étaient pour que Zagreb aille à cette même Autriche. Chacun luttait contre « son » impérialisme, contre sa bourgeoisie. Après la disparition de l’Autriche, les travailleurs triestins ne se laissèrent pas prendre dans le piège d’une opposition nationale. Le parti communiste de Livourne prit à Trieste la section politique, le journal, la Bourse du travail. Camarades italiens et slaves y travaillaient en parfait accord. Les mêmes articles, traduits par le bon Srebrnic, paraissaient dans les deux éditions, italienne et slovène. La généreuse classe ouvrière de Trieste, comme les travailleurs agricoles de la campagne, vibrait d’enthousiasme pour la révolution de Lénine, et pour les mêmes raisons.

Les manœuvres politiques des Sforza et des Kardelj doivent inspirer aux ouvriers et travailleurs juliens le même dégoût. S’il y a eu division et si les travailleurs triestins ont fait couler le sang de leurs frères pour des raisons de haine nationale et à cause du jeu politique infâme et vénal des États bourgeois, des gouvernements des États de second rang qui ne parlent de nation que pour mettre la nation aux enchères, cela doit être une honte ineffaçable pour les traîtres au communisme. C’est dans ces franges de rencontre entre les peuples, dans ces zones bilingues, que l’internationalisme prolétarien doit faire ses preuves, en refusant les drapeaux de toutes les patries en faveur du drapeau rouge, le drapeau unique de la révolution sociale.

Notes :
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  1. « Il proletariato e Trieste », « Battaglia comunista » № 8/1950, 19 avril 1950. [⤒]

  2. Chanson patriotique italienne en vogue au début du siècle. Oberdan était un irrédentiste triestin exécuté en 1882 par les Autrichiens pour avoir été trouvé en possession de bombes. « L’empereur » désigné dans la chanson est François-Joseph d’Autriche, dont la femme, l’impératrice Elisabeth, sera tuée en 1898 à Genève dans un attentat par l’anarchiste Luccheni. [⤒]

  3. Allusion à une série d’articles de Marx dans le « New York Daily Tribune », 1853–54. Voir Marx-Engels, « Œuvres politiques », trad. Molitor, Paris, 1929, 1930, tomes III, IV, V. [⤒]

  4. Il s’agit de Mussolini, qui appartenait à l’époque à l’aile gauche du parti socialiste italien, et qui avait été arrêté à l’occasion de violentes manifestations prolétariennes d’opposition à la guerre. La Libye fut annexée au royaume d’Italie en 1912. [⤒]

  5. Le royaume des Serbes, Croates et Slovènes fut proclamé en décembre 1918. En 1929, il prit le nom de royaume de Yougoslavie. [⤒]

  6. Diplomate italien, plusieurs fois ministre des Affaires étrangères, et notamment de 1947 à 1951. [⤒]

  7. Aldo Oberdorfer 1885–1941. Diplômé en littérature à Florence, secrétaire de l'Université populaire de Trieste. Enseignant moyen (professeur à l'institut technique de Chieti en 1915), socialiste convaincu, il revient à Trieste après la guerre, se consacrant aux Travailleurs Coopératifs et autres institutions populaires. Pendant les vingt années du fascisme, il a été contraint de quitter son emploi d'enseignant, de cesser toute activité et de travailler comme publiciste. Immédiatement après que l'Italie ait déclaré la guerre aux démocraties occidentales le 11 juin 1940, il est arrêté et envoyé en exil à Lanciano. Il meurt le 14 septembre 1941 à Milan. [⤒]


Source : « Editions Prométhée », novembre 1979, ISBN 2–903210–01–2

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