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FARINE, FÊTE ET POTENCE


Content :

Farine, fête et potence
Hier
Aujourd’hui
Notes
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Sur le fil du temps

Farine, fête et potence

Cette vieille formule des gouvernements absolus, d’inspiration bourbonienne, est aussi banale et vulgaire que l’on veut  : mais elle est digne de ce régime que le pieux, puritain, bourgeois et libéral Gladstone a défini (oh horreur !) comme la négation de Dieu.

Quand le chef du gouvernement anglais se scandalisait de ce qui se passait à Naples à l’époque de ce brave homme qu’était le Roi Bomba, il oubliait que si celui-ci était au pouvoir, on le devait particulièrement aux entreprises pas très lointaines de son amiral Nelson, qui avait été envoyé par une Albion déjà pleinement capitaliste pour pendre les rebelles et les révolutionnaires libéraux parthénopéens.

Si grossier que soit ce rappel de la vieille norme de l’art de gouverner, il nous plaît de l’appliquer aux cinq Big : les chefs communistes se disculpent d’ailleurs de l’accusation de les caricaturer, en arguant du fait qu’ils les ont envisagés « autour d’une même table ». Naturellement, un des premiers articles de l’historique (et pourquoi pas ?) pacte de paix entre les cinq grands sera l’engagement de mettre en œuvre une loi qui punisse les offenses à l’encontre des Personnes Sacrées des Chefs d’État ou de Gouvernement, engagement incluant une complète réciprocité. Dépêchons-nous d’en dire pis que pendre, tant qu’il en est encore temps.

Les formules chiffrées sont péremptoires et décisives, car elles coupent le souffle à tout contradicteur impudent. Une table, quatre pieds, cinq grands, dix millions d’imbéciles ! Un regard de haut en bas, et les jeux sont faits.

Les demi-hommes de la phase précédente abrutissaient les esprits : un duce, quatre quadrumvirs, huit millions de baïonnettes ! Alalà[1].

Le monde entier devait alors reposer sur trois sommets : le Duce, le Führer, le Tenno[2]. Boum.

Nous avons rappelé les trois idées napoléoniennes à l’aide desquelles Marx explique le cycle du précurseur de tous les big pantins : Louis Napoléon.

Eh bien : parcellisation de la richesse, id est, Farine.

Prédominance de la parade militaire et religieuse, id est, Fête.

Gouvernement fort et durable, id est, Potence.

Hier

Selon les perroquets du marxisme, les gouvernements libéraux du type classique appliquaient pleinement la règle de ne pas s’occuper des affaires économiques, et ils n’avaient donc pas de réserves de vivres à distribuer au peuple en cas de famine. L’État, institution purement juridique, se contentant de garantir à tous les citoyens la liberté, l’égalité et la dignité, laissait le jeu de forces économiques assurer à chacun le pain quotidien.

La petite erreur réside dans le fait suivant : Marx démonte, dans tous ses écrits, cette blague colossale sur laquelle il y a convergence entre les encyclopédistes français, les philosophes critiques allemands et les économistes anglais. Et il démontre que l’État libéral et parlementaire naît affairiste, propriétaire, capitaliste et distributeur réel de la possession aussi bien d’instruments de production que de marchandises produites et de subsistances. Bien sûr, il faut pour cela savoir lire, c.-à-d. lire sans lunettes bourgeoises et petites-bourgeoises.

Les pouvoirs pré-capitalistes faisaient cela de manière moins occulte, et, si on veut, de façon moins inhumaine.

Quand les hommes sont rares sur une terre abondante, ils peuvent vivre à la seule condition de pouvoir cultiver, c.-à-d. semer et récolter en restant dans la même zone. Il suffit donc qu’ils soient protégés contre des conquérants et des pillards qui arriveraient, frais et herculéens, au moment de la récolte. La classe dominante locale est alors constituée d’hommes d’armes et de guerre, et elle protège l’inviolabilité du périmètre dans lequel l’agriculteur trime. C’est aussi une division du travail, mais dans le bon sens du terme, celui que préconisaient Platon et Xénophon et que Marx rappelle, division qui est justement attaquée par Hegel dans l’un de ses si nombreux riches d’une intuition certaine, car elle devient pour le capitalisme un instrument impitoyable qui lui permet d’exploiter le travailleur et enfin de l’abêtir.

Dans cette époque médiévale tant moquée, comme dans des sociétés plus anciennes, la classe guerrière noble prélevait évidemment pour elle-même les subsistances les plus riches et les plus précieuses, en prenant une partie de ce qui était produit par les travailleurs manuels. Mais la division des tâches est telle que, tandis que le riche est physiquement un athlète, le pauvre remplit souvent, entre autres, la fonction intellectuelle : esclaves et serfs ont enseigné l’art et la philosophie aux maîtres et aux seigneurs.

C’est dans les derniers siècles de cette société dirigée par l’aristocratie que naissent les grandes administrations unitaires nationales : la monarchie absolue en forme, juridiquement, le sommet, mais elles furent encouragées et développées par les entreprises de la bourgeoisie, des serfs d’autrefois qui ont su devenir, non seulement des savants, mais des voyageurs, des marchands, des banquiers, et des techniciens des nouvelles ressources de la production.

Ces États de Louis XIV, de Colbert, et aussi de l’Angleterre elle-même encore au début du XIXème siècle, ne sont pas abstentionnistes en matière d’économie et ils n’ont pas encore embrassé les théories sournoises de l’école libre-échangiste. Mieux, si l’économie politique naît à cette époque, c’est justement parce que se posent les problèmes immenses d’une pratique économique d’État.

L’État, plutôt que d’être, ou mieux, plutôt que de se faire passer pour quelqu’un qui ne possède rien et pour une pure entité idéale, est un État capitaliste. Le capitalisme d’État n’est donc pas la dernière nouveauté historique puisqu’il existait de fait à l’époque des crinolines et des perruques poudrées.

Les capitalistes privés étaient des nourrissons qui ne pouvaient manger seuls : ils suçaient les innombrables mamelles de l’administration publique. Devenus adultes, ils ont affecté de se procurer leurs repas par leurs propres moyens. Mais si ceux qui n’étaient pas « des fils à maman » essayaient de le faire, c’était dans la douleur. Maintenant, les capitalistes sont vieux et édentés individuellement, mais le capitalisme possède un potentiel multiplié par cent et il est redevenu évident qu’il est un système immense de suçoirs qui saillent du sein monstrueux de ce Mammon moderne : l’État.

Serait-ce une thèse de notre cru ? Laissons parler Karl : « Ce n’est que dans la mesure où le seul mobile de ses opérations est l’appropriation toujours croissante de la richesse abstraite, que le possesseur d’argent se met à fonctionner comme capitaliste ou comme capital personnifié, doté de conscience et de volonté ». Encore ? : « En tant que capitaliste, il n’est que capital personnifié; son âme et l’âme du capital ne sont qu’une seule âme ».

L’État, avec ses rois féodaux et ses ministres bourgeois avant la lettre, met en route l’accumulation du capital. Vous rappelez-vous « Le Roi d’Angleterre ne paye pas » ? Le Roi emprunta une montagne de florins d’or aux banquiers de Florence pour l’une de ses entreprises de guerre dans les Flandres qui se passa mal; il fit banqueroute.

Si l’investiture de droit divin ne peut être vendue aux enchères par l’huissier, les États bourgeois ont néanmoins, et à de nombreuses reprises, fait banqueroute dans leur course à mettre en place les premiers piliers de l’accumulation primitive. C’est l’occasion de faire ici une bonne parenthèse : l’accumulation primitive et initiale n’est pas une formule marxiste, mais une formule de l’économie classique, laquelle prétend que le premier capital se forme « naturellement » par l’abstinence de celui qui a beaucoup travaillé et peu consommé. Le chapitre de Marx s’intitule « Le secret de l’accumulation primitive », et il démontre que la formation du capital, aussi bien au commencement que tout au long de l’histoire, ne se trouve pas dans la légalité pacifique et idyllique mais dans le pillage brutal. Vol, délit, rapine et saccage sont des manifestations de force appartenant au domaine privé; mais les actions de police et de guerre ne sont que cela; par conséquent, le plus gros accumulateur de capital, le capitaliste le plus important, c’est l’État, appareil de force à l’échelle sociale.

Ces pouvoirs publics qui devaient réaliser les premières concentrations de travailleurs « libres », c.-à-d. soustraits à l’économie individuelle de la petite culture et du métier artisanal, se préoccupèrent des masses de subsistances qui sont à la base de toute accumulation, et ils se préoccupèrent des possibilités de famine qu’entraînait la libération des serfs, qui se trouvaient séparés de leur nourriture naturelle. Ils eurent par conséquent des réserves immenses, non seulement d’argent, d’outillage et de propriété de toutes sortes, mais aussi de vivres et surtout de blé; ils eurent d’immenses édifices, inconnus de la civilisation moderne, dans lesquels les farines étaient stockées dans les grandes villes pour la saison hivernale. Avant que le réseau de la prétendue économie libre ne se construise, l’État maintenait en vie, dans l’intérêt des capitalistes, les masses des nouveaux esclaves salariés. Et quand le mécontentement menaçait, fonctionnait alors un terme de la formule : farine !

Parcourant le cycle entier avec des bottes de sept lieues, nous voyons que nous en sommes à nouveau à cet emmagasinage d’État : les vicissitudes historiques ont fait en sorte que l’administration américaine possède des ressources de nourriture capables de rassasier toutes les populations du monde; et cela ne constitue pas un passif, mais une affaire colossale.

Nouveautés, l’État capitaliste et le capitalisme d’État ? ! L’État bourgeois moderne naît avec les attributs suivants : banquier, entrepreneur, propriétaire de terres et de maisons, et au sommet de tout : vivandier.

A chaque page, avons-nous dit, cela est évident : il suffit de rappeler la description du pillage des propriétés étatiques et communales anglaises par les landlords alliés avec les bourgeois industriels, et cela en toute légalité parlementaire; il suffit encore de faire allusion à la comparaison entre la sous-alimentation du travailleur agricole libre anglais de 1850 et l’amélioration de la nourriture que l’État – il est ici vivandier par antonomase -fournit aux … forçats.

Constituée par des greniers publics, cette réserve sociale on ne peut plus élémentaire des grands États médiévaux ainsi que des seigneurs asiatiques, et du premier capitalisme, après avoir travaillé à créer l’immense armée de ceux qui ne possèdent rien, des sans-réserve, des pauperes salariés (quand ils ont la chance de vendre leurs bras), cette réserve donc, la pratique réformiste et socialoïde, qui prétendit avoir rassemblé les exigences du mouvement socialiste, la remplaça ensuite par cent formes hypocrites qui avaient exactement les mêmes fond et objectif conservateurs : assistances diverses, parfois allocations de chômage, travaux d’État sur une grande échelle même pour des ouvrages inutiles ou stupides, bureaucratisation d’un domaine toujours plus important des activités de travail, et ainsi de suite. Mais, répétons-le, on en revient à la formule brute : farine, à la simple différence qu’aujourd’hui le menu est plus varié et que ceux qu’on engage pour les expéditions impérialistes d’outre-mer se font même approvisionner en cocktails par l’État. Panem et circenses constituait la récompense primitive allouée aux légionnaires de l’impérialisme romain; aujourd’hui, ils veulent des sandwiches et des Hollywood’s vamps.

Le terme Potence, extrema ratio grâce à laquelle on éliminait (mais à cette époque on ne disait pas encore comme cela) les adversaires irréductibles, n’exige pas que l’on s’y étende, étant donné qu’il existe toute une littérature illustrant l’abus qui en aurait été fait en ces temps moins jolis et plus féroces. Mais on n’a pas établi les statistiques qui montreraient facilement l’augmentation, avec la civilisation capitaliste, du nombre des cas où l’on supprime délibérément ceux qui s’opposent à certains objectifs de classe. La rhétorique les traite, d’un côté, de martyrs de la liberté de pensée, de l’autre, d’espion, de traître et de vendu.

Reste la Fête, qui a joué auprès de tous les peuples un rôle de premier plan dans la gestion de l’ordre social. Fêtes religieuses, fêtes civiles, fêtes militaires, spectacles publics et gratuits de toutes sortes, foires, bacchanales, saturnales auxquelles, de temps en temps, on invitait les masses afin qu’elles ne croient pas que le divertissement, l’amusement, l’orgie et le festin soient l’affaire des seules couches privilégiées et oligarchiques, alors qu’elles en usaient en privé avec des matériaux et du personnel choisis.

Ce sont les spectacles de cirque romains auxquels nous avons fait allusion, ce sont les Panathénées et les fêtes grecques si nombreuses, auxquelles on associait des manifestations culturelles, artistiques et athlétiques

A l’époque moderne, on continue, sous des formes modernes, la mobilisation des masses pour des cérémonies, des festivités et des réunions tapageuses, dans lesquelles, de manière improvisée, on mange, on boit, on danse et on s’esbaudit. Dieu, le roi, la république et le parti socialiste ont béni partout de semblables manifestations.

Elles ne sont pas liées à la collectivisation de toutes les activités, qui accompagne les formes modernes de production, précisément parce que des fêtes de masse, il y en a eu dans le passé lointain même quand les activités de production étaient individuelles et parcellaires et qu’elles n’exigeaient pas la rencontre d’un grand nombre de personnes. Travail et exploitation autrefois isolés, aujourd’hui associés : fête toujours associée. Voilà pour- quoi la fête devient non pas un côté humain de l’activité, mais un moment dans l’action de direction des peuples de la part des classes et des institutions dominantes, et voilà pourquoi elle entre dans le machiavélisme facile mais solide des « tyrans », et donc dans leur formule cynique, d’où nous sommes partis.

Aujourd’hui

Les grands pouvoirs se tiennent prêts à fournir de la farine, comme nous l’avons dit, et cela n’est pas une nouveauté mais le cœur du capitalisme, dont les prémisses sont : concentration des hommes – concentration des instruments de travail – concentration des subsistances. L’échange marchand est une autre condition et une caractéristique de l’économie bourgeoise, mais à lui seul, il n’équilibre pas l’attribution de subsistances à celui qui a effectué un effort de travail : si cela était, la critique de Marx envers toutes les écoles économiques conservatrices, de l’école mercantiliste à l’école classique, serait tombée.

La direction du processus est un fait de classe et donc un fait politique et d’État, désormais depuis des siècles. Il n’y a donc pas à s’étonner que, si la World War II s’est terminée par des boites de conserve, la World War III commencera par des boites de conserve. Boites de conserve contenant tous les aliments imaginables, et aussi, on le comprend, de la farine, incroyablement blanche; et le décolorant chimique, utilisé par les grands producteurs, intoxique les pauvres bénéficiaires de l’UNRA.

Picasso et Joliot, si vous collectez les signatures contre les boites, nous en sommes aussi. L’ennui est que vous vous êtes associés au marxisme révolutionnaire (le véritable vous aurait fait fuir à cent à l’heure) seulement dans la mesure où les « cuisiniers » du Moustachu vous l’ont présenté en boites.

Bien : la fête. Le marxisme serait-il contre la fête ? Nous entendons s’amonceler et gronder l’un des plus puissants cyclones démagogiques; et nous éviterons de donner toute la philosophie de la question en une seule fois. Ce que nous pouvons dire, c’est que de même qu’Engels veut abolir la distinction entre la ville et la campagne dans la nouvelle société, de même sera abolie la distinction entre jour férié et jour ouvrable. Naturellement, Engels ne préconisait pas – car il se tenait, comme nous, bien loin de l’utopisme – qu’on renonce aux innovations modernes de la vie urbaine pour revenir à un ruralisme idyllique; mais il préconisait qu’on conserve toutes les activités modernes sans le rassemblement bestial et massif dans des lieux méphitiques. C’est ainsi que nous voulons supprimer le jour ouvrable, avec la suppression de la distinction dans ce domaine. Le travail en masses, pour des raisons de rationalité, restera une nécessité, le repos en masses ne l’est pas : repos en tant qu’emploi d’au moins les trois-quarts de la journée (aujourd’hui exploitée par les tayloristes et les stakhanovistes) en activités complémentaires capables de restaurer, d’améliorer et d’élever les hommes dans tous les sens, et en dehors des grilles des spécialisations imbéciles.

Les sociétés de classes condamnent précisément à la fête. Parce que Dieu avait, par un acte de volonté, créé le monde, il se reposa le septième jour; quand Adam transgressa son ordre, il perdit la vie selon nature, vie toute de plaisir et sans efforts, et il fut condamné à travailler. Dans le même verdict, il y a deux parties : tu gagneras ta vie à la sueur de ton front – tu te souviendras de sanctifier la fête. Dans notre construction, c’est autre chose qui advient, et de la divinité, et de la volonté, et de l’activité humaine; autre chose de très différent de la fête, symbole d’esclavage social.

Non seulement toutes les religions ont leurs dates fériées et leurs réunions de masses pour le tapage et la distraction mais tous les pouvoirs de classe ont procédé de même, y compris le pouvoir bourgeois la Convention interdit les fêtes des prêtres mais ordonna de danser sur toutes les places de France pendant toute la nuit du 14 juillet, en l’honneur de la prise de la Bastille.

Cet appel lancé aux masses pour de grands chahuts de commémoration ou de célébration de dates sociales, civiles et surtout militaires, a été le pivot de l’histoire de tous les pays modernes, et est le plat de résistance de toute la propagande nationale et constitutionnelle sur laquelle se fondent les partis au pouvoir.

Vieille question socialiste : participer ou non aux fêtes du centenaire garibaldien en 1905 ? Au cinquantenaire du Royaume d’Italie en 1911 ? Ceux qui comprenaient quelque chose au mouvement de classe soutinrent et obtinrent finalement le non.

Mais pourquoi ne pas avoir nos fêtes ? Et on admit largement les bals prolétariens et les petites fêtes en rouge, spécialement dans les centres moyens du Nord, sous prétexte de ramasser de l’argent pour le parti ou pour sa presse.

Puisque nous opposons notre parti à leurs partis, nos organisations à leurs organisations, ayons nos fêtes contre leurs fêtes. L’argument qui a circulé et a gagné avant que le mouvement révolutionnaire ne soit à maintes reprises roulé dans la farine et ne se soit effondré : il faut bien savoir se rapprocher des masses !, semble évident, et il semble toujours évident.

Le résultat est qu’on a beaucoup exagéré dans ce sens : pensons seulement à ces mouvements impérialistes et fascistes qui, sur le même modèle que le Second Empire dont nous nous sommes occupés, ont d’une part impitoyablement disloqué les partis et les organisations rouges, mais de l’autre, ont organisé très activement des réunions populaires pour les fêtes, les solennités, les célébrations et les manifestations, encadrées par les partis et la police de la classe dominante.

Et les ouvriers ont dû danser, et ils ont dansé et ils ont mangé et bu dans les fêtes de village et de ville, comme ils ont dû défiler bien encadrés, sauf que les orchestres jouaient « Giovinezza » au lieu du vieil « Hymne des travailleurs ».

A présent, la manie des défilés, des parades et des revues arrive à son maximum, dans tous les pays; elle séduit de la même manière le blanc, le jaune ou le noir. C’est l’élément militaire de force qui prédomine : navires sur la mer, chars d’assaut sur la terre et véhicules hérissés de toutes les armes, avions dans le ciel filant et vrombissant au-dessus de milliers de nez levés qui frémissent religieusement. Io triumphe ! Il n’y manque que les vaincus réduits en esclavage qui suivent le char triomphal, et la raison en est claire : ils n’ont pu obtenir la « fête », puisqu’ils sont obligés de travailler dans les camps de concentration ou dans les usines des pays mis sous le joug. A Londres, où le gouvernement travailliste impose des restrictions continuelles à la consommation des classes inférieures, il les compense avec un festival, quelque chose entre le lunapark, l’exposition et la foire, qui, malgré le dévoiement de moyens modernes mis en œuvre, a été, parait-il, un authentique navet.

A Moscou, lors de la grande parade, les avions supersoniques écrivirent dans le ciel les mots « Gloire à Staline ». Pour ne pas considérer une telle chose comme le record mondial des pitreries, il faut avoir de la personne de Staline l’opinion la plus méprisante possible; et nous-mêmes, nous n’y arrivons pas.

On raconte aussi, mais nous ne voulons pas le croire, qu’au festival de Berlin de la jeunesse mondiale, les Soviétiques se sont indignés du fait qu’une statue de Staline non seulement était trop petite (quelle est la hauteur de rigueur ? Celle du colosse de Rhodes ?) mais avait le pli du pantalon trop bien repassé, et ça c’est du style bourgeois.

Le parfait partisan de Staline se préoccupe donc d’avoir au moins autant de déviations dans le pli de son pantalon que de celles auxquelles ont été assujetties son épine dorsale et sa cohérence avec le marxisme.

Derrière toutes ces festivités des big, non seulement il. ne peut y avoir de sérieux mouvements de masses fondés sur les véritables intérêts de celles- ci, mais il ne pourrait pas même y avoir décemment une sérieuse disposition idéaliste dans un sens quelconque, comme les déclarations incessantes des ex-marxistes, qui invoquent à tout moment la moralité, la légalité et l’honnêteté. L’idéalisme religieux de Luther suffit à abattre le tapage vulgaire et le faste des cours catholiques : là n’est certes pas le fond historique du problème mais partout où il y a des clameurs joyeuses, encadrement de gens qui font des ovations, payés ou forcés, défilés moutonniers de masses enivrées, là nous sommes en présence de formes historiques en décadence, de pouvoirs en même temps fragiles et impitoyables, là se profile crûment l’ombre de la véritable sœur de madame la Fête, madame la Potence.

La théorie économique marxiste de la fête et du repos montrerait comment le travailleur, dans ses heures de distraction, ne se promènera pas comme un béotien dans les rues insipides des grandes agglomérations urbaines dans lesquelles la machine impitoyable et esclavagiste de la production bourgeoise s’arrête et souffle par instant; il sera, à son tour, parmi ses semblables qui travaillent, il verra une vie véritable et saine, continue et agréable, il ouvrira les horizons de toutes ses activités dans le rythme d’un équilibre général, et il ne rencontrera pas de festivals et des colonnes d’imbéciles applaudissant aux attitudes enjolivées des dominateurs.

Un vieux sonnet de Trilussa décrit une revue navale de l’époque du roi Humbert 1er, avec son magnifique défilé sur la mer, et la foule sur les quais, et les brillantes évolutions, jusqu’à ce que les luxueuses chaloupes emmènent têtes couronnées et amiraux pour le repas sur le navire amiral. Le peuple reste là

…et regarde la frégate

sur la mer qui étincelle.

Aujourd’hui ce sont des avions supersoniques, ou des théories de chars, ou des essaims de parachutes, ou d’autres spectacles encore plus suggestifs et solennels que le navire sur la mer. Nous ne nous mettrons pas au goût du jour, et nous serons, journalistiquement parlant, pauvres en substantifs et adjectifs, nous serons vulgaires car ce sont toujours des entubages[3].

Ô grandes masses, le besoin d’assister aux fêtes immenses est-il irrésistible ? Allez, allez. La série des entubages continue.

Mais comme l’a dit ou presque un « immense », la vingt-quatrième heure tardera, mais elle finira par sonner.

Ce sera la mauvaise heure pour les entubants, les entubistes et les entubeurs d’hier et d’aujourd’hui. L’heure finale des big, qui vivent dans l’histoire tant que vit le vieil expédient : fête, farine et potence.[4]

Notes :
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  1. Cri fasciste. [⤒]

  2. Honorable Fils du Ciel titre religieux de l’Empereur du Japon.[⤒]

  3. Jeu de mot intraduisible : le mot italien fregata signifie aussi bien la frégate (navire) que le fait de se faire rouler ou « entuber ». [⤒]

  4. Notes des traducteurs :
    Le Roi Bomba est Ferdinand II de Bourbon (1810 – 1859), appelé ainsi à cause du bombardement de Messine (le 7 septembre 1848). Roi du royaume des Deux-Siciles, son royaume ne lui survécut que de peu : son fils François II devait abdiquer en 1861 à la suite des victoires de l’armée de Garibaldi. Victor-Emmanuel II fut proclamé roi d’Italie le 18 février 1861. L’amiral anglais Nelson se rendit à Naples en 1799 pour y écraser de façon particulièrement féroce la république jacobine pro-française dite parthénopéenne, adversaire de Ferdinand II.
    Quadrumvir : c’étaient les membres du quadrumvirat institué à Rome et remis à l’honneur en Italie par le fascisme.
    8 millions de baïonnettes : boutade mussolinienne selon laquelle l’Italie devait avoir 8 millions de soldats.
    Trilussa est le pseudonyme de Carlo Alberto Salustri (1871 – 1950 ), poète écrivant en dialecte romain et de tendance satyrique. Ses œuvres principales sont « Ommini e bestie » (1908 ) et « Lupi e agnelli » (1919). Trilussa est l’anagramme de Salustri.
    Giovinezza était un hymne fasciste.[⤒]


Source : « Battaglia Comunista » Nr.16, 1951. Traduit dans Invariance. Traduction non vérifiée, se repporter à l’original.

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