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EXPLORATEURS DU FUTUR


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Explorateurs du futur
Hier
Aujourd’hui
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Sur le fil du temps

Explorateurs du futur

Au cours du XIXe siècle, la polémique socialiste incessante, qui avait définitivement conquis l’un des premiers plans de la perspective et s’était imposée partout, ne s’identifiait cependant pas avec le contenu marxiste, bien que cette théorie fût déjà solidement constituée dès le milieu du siècle.

Nous disons polémique socialiste, et non pas simplement polémique sociale : elle posait le problème de la société future, et non celui des rapports qui régissent la vie matérielle et économique dans la société présente.

Le marxisme posa de manière nouvelle et dialectique la question de la société future, en lui ôtant son caractère ingénu et superficiel. Si, comme on le rapportait du Pandit Nehru (inégalable, la capacité de l’Intelligence moderne à faire l’imbécile !), nous considérons uniquement la mode, alors nous dirons que quoique le marxisme soit décadent pour le monde des esprits cultivés, aujourd’hui, un siècle après sa naissance, la question de l’économie politique et le problème social se trouvent bien toujours au premier plan, mais les problèmes du socialisme – tant romanesque que scientifique – en tant que caractérisation des formes sociales à venir, n’intéressent plus personne.

Désinvoltes, déniaisés, désenchantés, snobés, existentialisés (élégants participes que nous recommandons tous à l’« immanentisme linguistique » du Très Savant Staline), les lettrés bourgeois organisateurs de Conférences à cinq tout comme les représentants de commerce du Moscow Trust for Theoretical Communism hausseraient les épaules si on leur demandait de décrire le monde social de demain. Tout au plus peut-on envisager un concours émulatif, un Festival, une Olympiade historique, dans laquelle on distribuerait chaque année une médaille ou un Oscar au vainqueur, c’est-à-dire à celui qui aura présenté au public ô combien choisi les meilleurs modèles de systèmes sociaux concrets.

En vérité, si la barbe de Marx réapparaissait au bout d’un siècle, il en jaillirait un puissant crachat sur tous ces gens, un baiser ému aux rêveurs de la flamboyante Utopie, aux poètes et aux romanciers d’un monde qui constitue le lendemain de cette sale, hypocrite et vile civilisation moderne.

Même si elle se limita aux aspects les moins profonds, la forme première, inférieure, de socialisme donna une puissante impulsion au mouvement dirigé contre les défenseurs du système bourgeois et de l’économie de propriété. Il n’est pas juste (et sous cette impulsion un nombre incalculable de prolétaires avancés et de déserteurs du monde bourgeois rejoignirent les rangs de la lutte révolutionnaire), il n’est pas juste que le patron de l’usine et de la terre, après avoir payé tous les frais de production nécessaires, après avoir rétribué le travail de tous ses employés, depuis le manœuvre jusqu’au chef de laboratoire de recherche scientifique, puisse empocher un bénéfice bien supérieur au salaire de tous les autres. Et dans les discussions à bon marché, de café ou de salon, le contradicteur avait bien du mal à se défendre, en invoquant l’hérédité, le risque, la diversité et la supériorité des aptitudes personnelles, le nécessaire stimulant constitué par le désir de s’améliorer et de s’enrichir. Ce n’est pas juste, vous êtes une société de parasites, et s’il est vrai, comme vous le proclamez tous, que l’humanité doit se régler sur la fraternité et la raison ceci apparaîtra clairement un jour et les parasites seront supprimés.

Mais votre société sans riches n’est pas possible : elle s’arrêtera comme un moteur manquant d’essence et pour avoir fermé les soupapes de la soif d’or et de gloire, on aboutira à la misère générale et à la mort matérielle et – comble de malheur ! – spirituelle. C’est à cette objection que répondirent les projets et les modèles descriptifs du monde de demain, qui répartit équitablement le bonheur entre tous les membres de la communauté humaine. Le personnage de Bellamy se réveille en l’an 2000, et fait à la belle enfant qui le guide toutes les objections du XIXe siècle : celle-ci lui répond en lui montrant comment fonctionnent l’industrie, l’agriculture et tout le mécanisme de la vie sereine d’êtres joyeux et souriants.

Du reste, des plans de société futures, de républiques, de colonies, d’îles où vivent des hommes libérés de l’inégalité, de la servitude et de l’exploitation, furent dessinés par la littérature de tous les siècles, et on les doit à des esprits puissants. Certes, les Cités du Soleil, les Utopies et les Icaries ne quittèrent pas le monde de l’imagination, mais leurs auteurs affirmèrent avec force, dans le monde de la réalité, la nature honteuse du monde concret de la civilisation de la propriété et si les princes et les prêtres furent toujours aux côtés des classes qui dépouillaient et exploitaient, la contre-polémique des premiers et naïfs socialistes eut beau jeu de riposter en racontant l’histoire d’Agis, roi de Sparte, qui renonça à ses biens, institua la communauté des repas et tomba en dirigeant des ilotes en révolte contre les propriétaires terriens. Il fut beau, encore qu’un peu infantile, de leur relire Clément : c’est injustice de dire ceci appartient à quelqu’un, ceci est à moi, ceci est à un autre; Ambroise : la nature a créé la communion des biens, seule l’usurpation a créé le droit de propriété; Augustin : tous les fléaux dérivent de la propriété, abstenons-nous, ô frères, de posséder une chose en propriété ou, du moins, abstenons-nous de l’aimer; Grégoire : les produits de la terre doivent appartenir indistinctement à tous; Zacharie : tous les maux des peuples des civilisés dérivent de la propriété privée. D’ailleurs, Paul avait déjà dit : celui qui ne travaille pas ne doit pas manger.

Des esprits insignes rêvèrent de la Cité de Dieu ou de la Cité du Soleil, d’autres cherchèrent et projetèrent la nouvelle Cité de l’Homme, et ils crurent pouvoir l’imposer en en proposant le plan aux puissants de l’époque ou à la force de l’opinion publique…

Nous sommes allés bien plus loin. Non pas en raillant poètes et mystiques, apôtres et missionnaires, et en nous complaisant dans les vulgarités du scepticisme, de l’agnosticisme, de l’éclectisme qui se satisfait des limites de l’aujourd’hui et de celles, plus aveugles encore, de la personne mais parce que nous avons considéré comme positive et sûre l’étude de la cité de demain, et plus encore la lutte directe pour la conquérir.

Hier

A la lumière du marxisme, on va bien plus loin que la simple polémique défensive contre les apologistes de la civilisation de la propriété et de l’individualisme privé. La dispute est dialectiquement renversée il ne s’agit plus de vous prouver que le communisme est possible et de vous montrer les expédients gouvernementaux ou organisationnels, bref, les recettes qui le rendent possible; il s’agit de prouver – aux travailleurs au moyen de leur théorie de classe, aux capitalistes par la force des armes – qu’il est certain, nécessaire, inévitable.

Ainsi la description de la société communiste devient pour nous secondaire, en particulier en ce qui concerne les détails de sa structure, d’une ampleur et d’une fécondité incalculables. Ce qui occupe la place centrale, c’est la description de la société passée et présente, afin de déduire des processus qui s’y déroulent, l’avance de la révolution, la détermination précise des caractères, des rapports et des institutions que la force révolutionnaire est destinée à broyer.

Il serait cependant inexact de soutenir que le marxisme substitue à l’exploration de la société communiste future l’exploration de la société passée et l’analyse de la société présente, en considérant toute autre anticipation comme une illusion anti-scientifique. Nous avons autre chose à faire que de nous fatiguer à vous tracer, ô ânes bourgeois, un dessin authentique de l’histoire qui mène jusqu’à vous, et une anatomie précise des organes de votre régime, pour que vous puissiez ensuite garder dans vos archives le fruit de nos peines, et placer dans votre bibliothèque, aux côtés du mahatma in-16ème, du Lincoln ou du Cavour version New Delhi, le « Capital » de Karl Marx, qui vous arrive tout juste derrière le dernier refrain de jazz-band noir et la dernière jupe découvre-fesses de Christian Dior.

Le résultat important des recherches sur les lois de l’histoire « civilisée » et de la production moderne, n’est pas d’avoir assouvi une libido sciendi, une ardente soif d’information complète c’est la certitude positive, tout aussi considérable, que le développement du processus historique va dans le sens du communisme c’est la consigne, lancée aux victimes de l’organisation présente, de s’unir pour vous chasser, à coups de pieds dans le Pandit, hors de la réalité concrète, de l’histoire et du temps.

Ce gigantesque pas en avant est résumé dans une page qui ne passera de mode que lorsqu’il sera passé de mode de rencontrer dans les rues des voitures de luxe qui transportent les louches figures des princes du capital) la préface à la « Critique de l’économie politique ». Marx, tout en déclarant ne pas vouloir anticiper le point d’aboutissement de l’œuvre colossale qu’il prépare, rappelle en quelques phrases comment on était parvenu intégralement dès 1848, année du « Manifeste », au nouveau système.

Inutile de se moquer des prêtres qui, des millions de dimanches, relisent les mêmes évangiles et le Sermon sur la Montagne. Inutile de se moquer d’une épine dorsale qui a porté des millénaires d’histoire. Mieux vaut relire et ruminer mille fois une petite page comme celle-là que de courir, en proie à la libido – ou à la démangeaison de lecture – derrière les dernières productions des maisons d’édition modernes, où l’on fornique plus que dans les ex-maisons closes.

Celui qui se sera bien pénétré de ces directives, qui en aura fait la chair de sa chair, comprendra que la double victoire, décisive et triomphale, la critique de l’utopie et celle de la démocratie (deux aspects de la critique de toute orientation idéaliste, moraliste ou esthétique dans le choix du type de société que l’on prône), s’appuie sur la ressource puissante de l’étude positive, libre de tout préjugé, des faits connus et acquis du passé et du présent, ce qui ne l’empêche pas de conduire à la prévision et à la connaissance des lignes fondamentales du fait social futur. En expliquant les faits historiques et politiques d’après les conflits de l’infrastructure productive, et non
« par eux-mêmes, ni par la prétendue évolution générale de l’esprit humain », « à grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne, peuvent être qualifiés d’époques progressives de la formation sociale économique »;
une fois ceux-ci établis, l’on considère comme une notion pareillement fondée le passage à la société communiste, conséquence de l’antagonisme particulier – qui sera le dernier antagonisme historique – inhérent à la société capitaliste actuelle. Nous défendons comme positive la connaissance de la société socialiste future : nous ne sommes plus des idéalistes utopistes et des philanthropes stériles, car nous avons établi que
« l’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie de devenir ».
C’est dans ce sens que nous « prévoyons ». Le socialisme est donc pour nous un but, une tâche, et aussi une volonté collective, dans la mesure où nous possédons aujourd’hui des données qui en font une certitude sur la voie du devenir.

Le théologien scolastique soutenait qu’il lui était possible de déduire non seulement l’existence, mais la substance de son Dieu; il ne démontrait pas seulement quod est (qu’il existe) mais quid est (ce qu’il est). Bien plus de la connaissance de ses attributs, il voulait tirer la preuve logique de son existence.

Le marxiste dialectique ne fait pas de la société future un mythe, mais il sait bien qu’il ne pourrait prouver quod erit (qu’elle sera) s’il ne pouvait établir quid erit (ce qu’elle sera, les caractères qu’elle aura).

Tel est notre rapport exact avec la vision inférieure, utopiste. Il y a plus dans l’autre texte, digne de consubstantiation illimitée, « Socialisme utopique et socialisme scientifique », Engels traite à fond, et avec une grande admiration, des utopistes récents, des trois colosses qui se dressent sur le seuil du XIXe siècle, Saint-Simon, Fourier et Owen. Leurs systèmes tiennent déjà de la critique géniale du système bourgeois, ils sont déjà, pour nous matérialistes historiques, la preuve que la tâche socialiste est à l’ordre du jour. Ils sont déjà liés, non à « l’intérêt de l’humanité », notion privée de sens, mais à l’intérêt d’une classe bien définie, le prolétariat,apparu entre temps dans le sein de l’histoire

Owen, comme beaucoup d’autres utopistes et socialistes préscientifiques, fit plus que décrire dans des livres le plan de la société nouvelle : il voulut en donner un exemple avec ses filatures de New Lanark. Il réussit à faire travailler ses ouvriers, non pas 14 heures comme dans le reste de l’industrie, mais seulement 10 heures et demie, tout en les faisant bénéficier de biens meilleurs traitements, y compris en matière d’écoles, de culture et d’assistance à leurs enfants. Puis tout s’effondra, entre autres à cause de la persécution politique, mais peu importe. Owen en était toutefois arrivé à se demander comment il se faisait que ses 2500 travailleurs, qui produisaient à eux seuls ce qu’aurait produit un demi-siècle auparavant une population de 600 000 âmes, ne consommaient qu’une part minime de cette augmentation de richesses. Et il répondait que l’explication résidait dans le fait que les propriétaires de l’usine, en plus de l’intérêt de 5 % sur le capital d’installation, réalisaient un profit de 300 000 livres sterlings, soit aujourd’hui 450 millions de lires. Owen n’était que le directeur : bien qu’il fût un organisateur de premier ordre, à peine entreprit-il de critiquer le principe du profit que la bourgeoisie l’écrasa et le chassa : il vécu pauvre dans les rangs du mouvement des travailleurs.

Le marxiste scientifique a évidemment des éléments qui lui permettent de sourire, non du combattant et du précurseur valeureux que fut Owen, mais de l’idée de construire une cellule communiste en plein capitalisme, de même que le ferait sourire l’intention de réaliser l’économie communiste là où manquent les prémisses d’un développement approprié des forces productives. Cette abolition de toute « parcelle d 'utopie » et d’illusionnisme romantique n’empêche pas la prévision et la connaissance des caractères de la société socialiste telle qu’elle succédera à la victoire révolutionnaire des travailleurs, d’être extrêmement claires, complètes et positives dans le système marxiste.

Si nous avons donc radicalement renversé les termes de la polémique, de la « possibilité du communisme » à l’« impossibilité du capitalisme à survivre au-delà de certaines limites », nous n’en avons pas pour autant renoncé a donner, en opposition dialectique avec les caractères du capitalisme qui seront détruits, la détermination péremptoire des caractéristiques économiques de la société future et de la production socialiste.

Aujourd’hui

Après les vicissitudes historiques du naufrage opportuniste dans la première guerre mondiale, de la révolution russe et de l’œuvre de Lénine, la bataille théorique entre capitalistes et communistes se déplaça sur un plan qui désormais dépassait la prévision pour entrer dans le domaine de la réalisation pratique : il s’agissait moins de la question du passage de la production bourgeoise à la production socialiste, que de celle, fondamentale, du pouvoir bourgeois au pouvoir prolétarien.

Les vieux socialistes, qui toutefois avaient une vision claire des différences structurelles entre capitalisme et socialisme, montraient qu’ils avaient perdu la notion de la « voie » historique, qui chez Marx était indiscutablement révolutionnaire, lorsqu’ils admettaient un passage « évolutif » et sans heurts – nouvelle utopie, tout comme celle du généreux Robert Owen, lorsqu’il pensait que tous les patrons auraient laissé leurs entreprises copier l’exemple de New Lanark.

Il faut donc réaffirmer les termes de la question du pouvoir et de l’État. Cette remise sur pieds du programme de l’action révolutionnaire et des piliers historiques du marxisme aussi grandiose et magnifique qu’elle ait été, et bien qu’elle se soit incarnée dans le drame vivant de l’histoire, en passant de « L’État et la Révolution » à l’Octobre rouge et à la Troisième Internationale, n’a pas suffi à éviter de graves revers du mouvement prolétarien mondial, ni une nouvelle et effrayante vague d’opportunisme. S’il sembla relativement facile, face aux initiatives bourgeoises de guerre de classe, qualifiées de « provocations », de libérer le prolétariat des scrupules pacifistes concernant les moyens d’action, nous devons aujourd’hui constater amèrement qu’il a été extrêmement difficile de lui éviter de perdre la vision du but de cette action. Les travailleurs ont combattu et combattraient peut-être encore par des moyens insurrectionnels, mais ils l’ont fait et le feraient dans des directions qui ne sont ni l’offensive pour construire une société socialiste (et encore moins la défense d’une société socialiste), ni la conquête des conditions qui sont « sur la voie du devenir » et qui permettraient vraiment d’avoir cette société demain.

Retournons donc encore une fois sur le terrain, non de l’attente de la venue du socialisme (qui viendra, nous l’affirmons infatigablement) ou de la constatation de l’existence aujourd’hui de quelque îlot de socialisme (que nous nions tout aussi vigoureusement), mais de la nature de la société socialiste. Pour cela, jamais nous n’avons été arrêtés par la considération élémentaire que nous ne traitons pas d’une nature sociale abstraite, métaphysique et immobile, mais de la nature historique, aboutissement d’un processus dialectique en cours, analogue à la croissance d’un organisme biologique, ou au passage régulier des astres sur les orbites cycliques de révolution d’une nuée d’étoiles.

Ouvrons le livre d’Auguste Bebel, chef du socialisme allemand, mort en 1913, épargné par la honte du social-chauvinisme, et non lié d’autre part au courant révisionniste du marxisme : un orthodoxe donc. « La femme et le socialisme », paru en 1882, est pour nous un classique, non seulement par ce qu’il dit de la question des sexes, mais parce qu’il contient un robuste chapitre ou Bebel intervient de façon décidée sur la société future. Le chapitre s’intitule de manière originale : la socialisation de la société. Le mot allemand veut littéralement dire « socialistisation » : il s’agit de discuter, face aux adversaires de notre propagande, de ce que nous ferons pour rendre la société socialiste.

Je voudrais établir tout de suite, par rapport à la polémique léninienne de 35 ans plus tard, que (comme Lénine l’atteste lui-même) Bebel a une vision orthodoxe de la question de l’État.
« L’État est l’organisation de défense de la propriété privée ». « L’État est l’organisation nécessaire d’un ordre social reposant sur la domination d’une classe ».
Et encore :
« L’État cesse lorsque l’on supprime les rapports de domination de classe ».
Les papiers sont en règle.

Ce n’est donc pas sur les traces d’un contrebandier que nous faisons notre entrée dans la société socialiste ou, comme disent les bourgeois, dans le paradis où nous entrons de notre vivant, dans lequel Bebel entra, quoiqu’il mourût en 1913, et sur lequel nous sommes prêts à miser, même si nous savons que personnellement nous mourrons avant que ces salauds de bourgeois ne soient tous crevés en tant que répugnant phénomène social, et individuellement s’il le faut.

Suivons-le donc.
« Dès que la société sera en possession de tous les moyens de production, le travail obligatoire pour tous (…) sera la loi fondamentale de la société socialiste ».
Nous ne nous arrêtons pas pour l’instant sur la première démonstration de Bebel : à savoir que l’élimination de tous les parasites stimule au maximum la saine émulation et le développement des facultés inventives et créatrices.

L’auteur en vient ensuite à un point essentiel : tout le monde devra travailler, mais le temps de travail nécessaire sera extrêmement réduit par rapport au temps de travail actuel; la majeure partie des énergies sera spontanément consacrée à d’autres activités multiformes. Suit un autre passage, digne de figurer comme un chapitre à part, contre le concept bourgeois de spécialisation professionnelle. Les domaines réservés des experts actuels ne sont que mystifications de charlatans qui s’adulent réciproquement et se méprisent en silence, dans une sordide complicité générale.

Arrêtons-nous sur les chiffres, qui provoquèrent une réponse venimeuse du docteur E.Richter, dans son livre « Doctrines erronées », auquel le calme et fougueux Bebel répondit, dans les éditions suivantes. Le professeur Hertzka, économiste non socialiste, a effectué un calcul détaillé des besoins et des ressources économiques des 22 millions d’Autrichiens, en tenant compte de la consommation alimentaire de chacun, des besoins vitaux, de la production industrielle et agricole, d’une industrie du bâtiment permettant d’assurer à chaque famille une habitation de cinq pièces, renouvellée- tous les cinquante ans. Oui, mais aujourd’hui, avec les besoins, la civilisation d’aujourd’hui ! nous rétorquerons tous les crétins. Nous nous contenterons de dire, sans refaire entièrement les calculs, qu’en matière de logements, dans cette sale république italienne et en l’an de grâce 1952, nous n’avons que les deux tiers de ce chiffre et que leur durée moyenne est trois fois plus longue. L’Icarie vaut bien la Fanfanie ! Hertzka conclut que pour réaliser tout cela il suffit de 615 000 unités de force de travail permanente. Mais sur 22 millions de personnes, on peut faire travailler beaucoup plus de gens, au moins 8 fois plus. Il excluait alors toutes les femmes en outre, n’étant ni un socialiste ni un égalitaire, il voulut ajouter un travail supplémentaire pour les besoins supérieurs de la haute société, et il ajouta 315 000 travailleurs. Les calculs une fois effectués, le résultat fut que chacun aurait dû travailler en moyenne 2 heures et demie par jour. Mais Bebel soutient que le chiffre peut encore descendre, car on ne doit exclure du travail ni les femmes (en dehors des périodes de maternité), ni les jeunes ou les personnes âgées de 50 ans, comme le faisait le calcul.

Ce n’est pas tout. Il y a encore un autre argument, qu’il faut citer dans le texte, car il est aujourd’hui dix fois plus vrai, dix fois plus brûlant :
« L’économie collectiviste du socialisme se distinguera encore sur d’autres points importants de l’économie individualiste de la société bourgeoise. Le principe « bon marché et mauvaise qualité » qui sert et doit servir de règle pour une grande partie de la production bourgeoise, parce que la grosse majorité de la clientèle est obligée d’acheter à bas prix des marchandises rapidement débitées, ce principe disparaît. On ne fabriquera que des produits excellents qui feront d’autant plus d’usage et n’auront que rarement besoin d’être remplacés. On ne verra plus les folies créées par la mode (par exemple l’impression d’un « nouveau » cours d’économie politique à chaque saison !) qui ne font qu’encourager le gaspillage et le mauvais goût ».
Après d’autres considérations sur les folies des modes féminines et des styles architecturaux (Don Augusto, vous n’aviez encore rien vu !), notre auteur conclut que tout cela reflète la névrose du siècle et que personne ne pourra soutenir que cet état de surexcitation prouve que la société se porte bien !

Traitant des nombreuses mesures à prendre pour rendre le travail moins pénible – qu’on voit adopter aujourd’hui en partie comme « mesures sociales », autrement dit pour le salut de la société bourgeoise menacée par cent maux – Bebel dit
« Pour l’économie capitaliste l’amélioration des installations est d’abord une question d’argent qui se formule ainsi : l’entreprise peut-elle la supporter, est-elle rentable ? Si elle n’est pas rentable, alors l’ouvrier peut périr. Le capital ne fait rien là où il n’y a pas de profit à retirer. L’humanité n’est pas cotée en Bourse ».
Ici, toujours cette sacrée manie, notre vieux compère s’en va chercher Marx (philistins, bouchez-vous les oreilles !) :
« Le capital, dit le ‹ Quaterly Reviewer ›, fuit le tumulte et les disputes et est timide par nature. Cela est très vrai, mais ce n’est pourtant pas toute la vérité. Le capital abhorre l’absence de profit ou un profit minime, comme la nature a horreur du vide. Que le profit soit convenable, et le capital devient courageux : 10 % d’assurés, et on peut l’employer partout; 20 %, il s’échauffe; 50 %, il est d’une témérité folle; à 100 % il foule au pied toutes les lois humaines; 300 %, et il n’est pas de crime qu’il n’ose commettre, même au risque de la potence. Quand le désordre et la discorde portent profit, il les encourage tous les deux ».

En acceptant l’invitation qui leur était faite de se rendre en Russie, les capitalistes italiens ont dit avec tact : nous n’avons pas hésité à affronter même les chasseurs de têtes ! Il est bien vrai que la Tchéka ne plaisante pas, mais il est sûr qu’en pressurant la force de travail des ouvriers russes, on peut faire des profits sans limites. Qui ne risque rien, n’a rien.

Pauvre Bebel !
« Dans la société socialiste le problème du profit aura fini de jouer un rôle, car pour elle il n’y a pas d’autre considération que le bien-être de ses membres ».
Dans le futur « pays du socialisme » on n’invitera personne à conclure des affaires

Nous n’avons pas la place pour suivre Bebel – ou l’autre magnifique marxiste d’outre-Rhin, Lafargue – dans le calcul exact de l’augmentation des forces mécaniques gratuites pour l’homme. Bebel en vient à la thèse que l’opposition entre travail manuel et intellectuel cessera dans la société à venir, de même que les crises de production et le chômage seront des choses impossibles. Il en vient à un point qui est fondamental pour les phénomènes les plus modernes, comme nous l’avons montré dans notre critique des conceptions américaines et keynésiennes :
« Le caractère des produits de l’économie capitaliste qui sont des marchandises que leurs propriétaires s’efforcent d’échanger fait dépendre la consommation des marchandises de la solvabilité des consommateurs. Mais le pouvoir d’achat est limité pour la très grande majorité de la population, qui est payée bien en dessous de la valeur de son travail (…). Le pouvoir d’achat et la capacité de consommation sont deux choses différentes en régime capitaliste (…). Dans la société nouvelle cette contradiction sera abolie. En effet cette société ne produira pas des ‹ marchandises › destinées à être achetées ou ‹ vendues ›, mais elle produira des objets nécessaires à l’homme et qui seront destinés à la consommation, sinon ils seraient sans but ».

Avec une concordance étroite, scientifique, entre l’analyse critique de la société de l’économie privée, et des prévisions que trois quarts de siècle ont confirmées de façon irréfutable, Bebel établit ces définitions fondamentales de l’économie communiste à venir.
« Si on dispose de moyens de production et de forces de travail, tout besoin peut être satisfait. La capacité de consommation n’est limitée que par… la satiété des consommateurs. Mais si la nouvelle société ne connaît pas de « marchandises », elle ne connaît par conséquent pas non plus d’argent. L’argent semble être l’opposé de la marchandise, mais il est lui-même une marchandise ».
Il est l’équivalent général qui mesure la valeur d’échange. Mais, s’écrie Auguste, dans la société socialiste il n’y a plus de valeurs d’échange, mais uniquement des valeurs d’usage – ce que nous désignerions mieux comme utilité physique des choses.

Le brave vieux sergent s’en prend ensuite au janissaire Richter, et raille celui-ci lorsqu’il ne comprend pas que dans ce que Marx et Lénine appellent « socialisme inférieur » l’usage de bons précaires ou de signes « d’or ou de fer blanc » attestant le travail fourni ne permet pas de faire resurgir l’accumulation du capital. Après lui avoir répliqué que là où il n’y a pas d’argent, il n’y a ni intérêt ni capital, il l’envoie finalement au diable, en compagnie de Rodbertus et autres Dühring, déjà assaisonnés par le chef (en français dans le texte) Engels :
« S’il (le possesseur du bon de travail) trouve que ses besoins sont inférieurs à ce qu’il reçoit en échange de son travail, il travaillera moins. S’il veut faire don de ce qu’il n’a pas utilisé, personne ne l’en empêchera. S’il accepte librement de travailler pour un autre afin que celui-ci puisse s’adonner au farniente ou s’il veut partager avec lui le produit de son travail, personne ne le lui interdira ».

Mais laissons ces arguments ad hominem que nous arrache l’obstination des conservateurs. Ce n’est pas eux que nous voulons convaincre, mais les déshérités de tout.

Bebel célèbre encore les sommets qu’atteindra la production libérée de l’exploitation dans tous les domaines de la science et de l’art.
« Quand Goethe – rappelle-t-il – lors d’un voyage en Rhénanie, étudia la cathédrale de Cologne, il découvrit dans les devis que les architectes de l’époque payaient leurs ouvriers en fonction du temps passé, parce qu’ils voulaient du travail de qualité, exécuté consciencieusement ». Et comme Marx, Bebel maudit le système capitaliste du salaire aux pièces ou aux primes, cette machine infâme à broyer les corps et les esprits qui porte le sceau des Taylor ou des Stakhanov.

Nous laissons encore. d’autres passages remarquables sur des hommes célèbres, ainsi que sur qui fera les travaux répugnants.
« (La société nouvelle) ne produira plus de marchandises (…) mais des objets d’usage pour les besoins de la société. Par là même le commerce cesse d’exister (…). Dès lors une véritable armée de personnes des deux sexes sera disponible pour une activité productive ».
Autre étape : la discipline des services publics. Si aujourd’hui ces institutions sont gouvernementales, cela ne veut pas dire que l’État les dirige selon un critère socialiste. L’État-patron a toujours été condamné par les marxistes; mais, ici, Bebel dit quelque chose de plus :
« …de telles mesures (discrimination à l’embauche, etc.) émanant de l’État-patron sont bien pires que si elles étaient prises par un employeur privé ».

L’utile aperçu que Bebel donne ensuite du problème de la terre constitue, comme dans tout texte marxiste sérieux, toute une propagande contre la parcellarisation de la culture.

Venons-en à la conclusion :
« De même que la disparitiondu salariat supprimera l’exploitation de l’homme par l’homme, de même tout fondement sera retiré à l’escroquerie et à la duperie, à la dénaturation des aliments, aux trafics boursiers, etc. Les temples de Mammon resteront vides car les rentes publiques, les actions, les reconnaissances de dette, les obligations hypothécaires seront jetées au rebut. Le mot de Schiller : ‹ Que notre livre de comptes soit détruit et réconcilié l’univers entier › deviendra une réalité et la parole biblique ‹ Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front › sera vraie désormais pour les héros de la Bourse et les frelons du capitalisme ».

Un « rideau de fer » nous sépare de la société socialiste, anxieusement explorée par August Bebel et par tant de nos camarades; mais ce rideau ne partage pas l’espace, mais le temps.

Le rideau que l’on traverse pour conclure des affaires et entreprendre des échanges ne nous concerne pas : la société socialiste n’est pas un terrain de chasse aux marchandises à vendre ou à acheter, et de tels rideaux ne s’élèvent qu’entre secteurs du monde capitaliste, dominés, dans l’histoire complexe des bourgeoisies, par les centres étatiques typiques de la période historique bourgeoise, dont les contrats, les contacts et les conflits se répartissent en une trame complexe sur la voie du devenir révolutionnaire. Et les taux de change qui régissent les tractations sont uniquement l’indice des différents degrés de l’esclavage salarié, rapport inévitable partout où l’on échange de la monnaie contre de la force de travail.

Il est facile de taxer de visionnaire et de dupe le révolutionnaire qui décrit la société pour laquelle il lutte il est facile pour ceux qui hier idolâtraient la raison raisonnante et le monde marchant sur la tête de Hegel de dire, aujourd’hui qu’ils sont du côté du gibet, qu’il n’est pas de science du futur.

Nous sommes plus solides dans la science du futur que dans celle du passé ou du présent, toutes deux difficiles et toutes deux exposées à la probabilité de l’erreur, dont personne ne pourra dire si elle est plus effrayante du côté de l’infiniment grand ou de l’infiniment petit, du côté de l’abîme spatial ou de cet abîme temporel qui, aux immenses distances où nous osons aujourd’hui pousser notre enquête, échappe par surprise à notre regard pour devenir insaisissable.

Il est une science du futur révolutionnaire, plus sûre que celles du passé et du présent maudit. N’a-t-on pas pu conduire des millions de victimes du capital au massacre impérialiste en le faisant passer pour leur but de classe ? Et ne parvient-on pas, aujourd’hui encore, à abuser des millions d’autres prolétaires en faisant passer pour leur société un territoire actuel, concret et matériel, où l’on incite le capital assoiffé de profit à conclure la paix, et à s’assurer un marché ?


Source : « Battaglia Comunista » Nr 6, 20 mars – 3 avril 1952

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