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DANS LE TOURBILLON DE L’ANARCHIE MERCANTILE


Content :

Dans le tourbillon de l’anarchie mercantile
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Sur le fil du temps

Dans le tourbillon de l’anarchie mercantile

La poésie de toutes les époques a chanté cet acte qui renouvelle et perpétue la vie de l’espèce : l’enfant qui s’alimente en suçant avec sa bouche le sein maternel; nous y voyons un exemple de valeur d’usage naturelle que l’époque mercantile a malgré tout su convertir aussi dans certains cas en valeur d’échange avec la profession de nourrice. Il est donc difficile de trouver un objet utile a la vie que la société n’ait pas réussi a transformer en marchandise. C’est le rôle de la science révolutionnaire de découvrir où réside le secret, l’énigme, le fétiche, le mystère de la transformation, puisque c’est l’évidence même qu’un besoin donné est, dans une mesure donnée, satisfait concrètement par un bien donné et que les caractères de l’objet consommé et les effets de sa consommation peuvent être compris facilement par tout le monde.

C’est évident qu’il n’y avait pas de valeur d’échange pour Robinson. Mais de même qu’elle n’a pas commencé avec un Adam, l’espèce ne commence pas avec un Robinson mais plutôt avec les premiers groupes à caractère le plus souvent animal.

C’est donc un artifice qui exige des millénaires et des millénaires de développement, d’envisager deux Robinson qui travaillent des objets différents et qui, lorsqu’ils se rencontrent, aient chacun besoin d’utiliser l’objet que l’autre a fabriqué. Une société fictive de producteurs indépendants, réduite à deux composantes; nous savons maintenant qu’une société composée uniquement d’artisans, ou même d’agriculteurs individuels libres, n’a jamais existé : cela nous conduirait à la famille originaire; et nous savons aussi que cela nous conduit au clan originaire ou tribu. La véritable série historique n’a pas été : Adam – la famille monogamique – la société patriarcale –; mais tout au contraire : le groupe matriarcal originaire et communiste – la famille isolée – le sale individu égoïste de l’époque mercantile.

Prenons malgré tout, pour plus de clarté, l’exemple artificiel suivant : le marché de deux Robinson artisans, leur rencontre et le contrat : une certaine quantité de haches en pierre contre une certaine quantité d’agneaux. Pourquoi sont-ils convenus du « prix » sous cette forme simple de l’équivalence ? S’ils ne sont pas d’accord, chacun se « retirera du marché » ? Et si, du fait de leur renoncement, tous deux mourraient de faim ?

Il existe une alternative si l’affaire n’est pas conclue : le combat. Le vigoureux pasteur peut se mesurer avec l’artisan, plus agile et armé d’une hache : l’un des deux restera le maître, pour sa consommation, des agneaux et des haches, puisqu’il ne sait pas quoi faire d’autre avec la dépouille de l’adversaire. L’équivalence si limpide pour le bâtisseur de théories de « l’économie naturelle » devient ici une addition pour l’un et une soustraction pour l’autre.

Le secret de la valeur d’échange est là. Pour qu’il y ait marché, il faut qu’une force supérieure empêche les contractants de remplacer le pacte par la rixe. Une société qui vit de marchandises doit avoir un pouvoir organisé. Une société qui a un pouvoir organisé est divisée en classes; l’une d’elles détient le pouvoir à son bénéfice. Automatiquement, elle prélève sur chaque échange le « coût »d’un tel service. L’affaire commence à se compliquer : Robinson A éleveur, Robinson B tailleur de silex, l’agent de la sécurité publique C qui mange et ne travaille pas.

Marx qualifie cette affaire de fétichiste, puisque le privilège de l’agent C a été expliqué à l’origine aux deux benêts comme le résultat d’un mandat des dieux, ou quelque chose de ce genre.

Depuis lors, le tourbillon mercantile a tout englouti : des deux Robinson musclés mais idiots aux deux milliards d’hommes d’aujourd’hui, probablement moins musclés mais tout aussi idiots.

Dans le fameux paragraphe sur le caractère fétiche, Marx a parcouru la très longue route à pas de géant. Dans un passage, il a expliqué comment la société médiévale pouvait être considérée comme un type de société humaine sans valeur d’échange.

Les traductions Italiennes en circulation (éditions « Avanti ! »-UTET d’avant et d’après-guerre) donnent une parfaite formulation de gredins du passage essentiel, et il faut le reconstituer. Ce passage consiste en une double définition de l’économie de l’époque féodale, base d’une double distinction entre l’économie féodale et l’économie capitaliste, d’une double accusation envers cette dernière du plus gros mensonge et de la plus grosse iniquité. Une des deux distinctions est le reflet du type de production : extorsion personnelle et non sociale du travail non payé – l’autre du type de distribution : consommation des produits dans les limites de territoires fermés et autonomes au lieu du marché général et international.

En voici une version littérale :
« La dépendance personnelle caractérise les rapports sociaux de la production matérielle (du Moyen-Âge) aussi bien que (les caractérisent) les sphères de la vie et les cercles d’influence fondées sur elle ».

Par souci de véracité, nous préférons que le sur elle (auf ihr) fasse référence non au mot féminin Produktion, comme cela pourrait se faire, mais à l’autre mot féminin précédent Abhängigkeit, c’est-à-dire « dépendance ».

La construction allemande, qui dans la bouche ou sous la plume des tire-au-flanc devient une rinçure de répétitions sans fin, a chez Marx un pouvoir de synthèse et d’expression énorme (chez le Marx non-allemand mais juif ! chez le Marx sans nation !). Concernant ce thème qui nous occupe ici, le texte fournit deux mots composés d’une clarté et d’une puissance formidables : ce sont Lebenssphären, et aussitôt entre des crochets placés par l’auteur, Wirkungskreise [ndR. : rayon/périmètre d’action] que nous avons traduits par sphère de la vie et cercles d’influence.

Ce raccourci nous donne une description complète de la société médiévale. Nous avons déjà rappelé ailleurs que dans cette société fondée sur l’autorité personnelle, on mesurait la puissance du seigneur en fonction du nombre de ses vassaux et non de son territoire.

Dans une sphère ou un cercle déterminé, un certain nombre de serfs de la glèbe, pour lesquels il est évidemment interdit par la norme juridique de franchir les limites de la « marche » ou du « fief », sont gouvernés par un même noble terrien petit ou grand, baron ou prince, possédant tout pouvoir. C’est à lui qu’ils doivent la dîme et la corvée en fournissant des journées, des heures ou des quantités de produits. Ils ont une maison et un champ qu’ils cultivent et dont ils vivent du produit, mais ils donnent au noble et au prêtre une quote-part du blé, du vin, de la force de leurs bras et, disait-on, des charmes de leur fille. Pour une science économique positive, rapport évident, clair et « loyal ».

Donc, dans ce cercle fermé, dépendance personnelle de tous les travailleurs agricoles au baron et, dans ce même cercle, production et consommation de tout ce que les premiers et le second ont besoin de consommer, en quantités différentes mais avec peu de différence qualitative encore, du fait de la simplicité des mœurs. Producteurs et produits ne franchissent jamais le cercle : le seigneur, avec sa cour armée, en défend l’intégrité contre les envahisseurs. Peu à peu, les rapports se compliquent, et le feudataire partira, avec sa compagnie, pour suivre dans la guerre le roi ou l’empereur, lequel ne se mêle de rien d’autre dans le Wirkungskreise les artisans bourgeois s’établissent en dehors du château; de temps en temps, des marchands venus de loin exciteront avec des brocarts et des bijoux d’outre-mont et d’outre-mer la curiosité de la châtelaine, qui ne sait pas encore ce qu’est une salle de bain.

Rien de fétichiste dans la soustraction ouverte de travail. L’aspect mystique de cette société réside dans la division inexorable entre les ordres : la qualité de noble est aussi familialement héréditaire que celle du vilain, même si ce dernier est issu d’une fécondation de ius primae noctis. Et cela par la volonté de Dieu qui transmit l’investiture du pouvoir aux dynasties de nobles et de rois, bénis par les curés et les papes.

Cela sembla ténébreux à la bourgeoisie, toute prise qu’elle était par le besoin de s’éclairer, à la française, dans les domaines philosophiques, juridiques et éthiques. C’est pourquoi il est amusant, comme traitement contre la rhétorique, que, depuis les premiers encyclopédistes (toujours, comme dirait Marx, des géants de la pensée), des nabots difformes distillent de façon fastidieuse au cours des meetings électoraux actuels, de remonter aux citations des robustes économistes anglais classiques qui surent voir le phénomène à la racine.

Les limites des cercles féodaux furent brisées et effacées de la carte de France et d’autres pays, aussi bien par la lame de la Veuve que par les foudres d’Austerlitz, et les limites légales entre les ordres traditionnels furent brisées en même temps par les nouveaux codes. Tous égaux, quelle que soit la naissance, les hommes délivrés de la dépendance féodale fermée eurent la liberté d’aller n’importe où pour mener leur activité.

Tandis que lettrés et poètes y virent le passage du monde des ténèbres à celui de la lumière de la civilisation, les nouveaux économistes se levant parmi les capitaines d’industrie et les chefs d’expéditions marchandes écrivirent que les objets, auparavant consommés par celui qui avait trimé ou apportés sur un plateau par ce dernier, le dos courbé, à la table seigneuriale, étaient devenus des marchandises. Les valeurs d’usage étaient devenues des valeurs d’échange. La justice triomphe : personne n’ôtera à autrui une valeur d’usage, tous pourront vendre et acheter sur un marché commun sans cercles fermés. La liberté personnelle a pris la place de la dépendance.

Si tout est marchandise, tout est domination du nouveau fétiche. Marx en résout l’énigme, mais les masses s’intéressent plus aujourd’hui à celles de Turandot[1]. La dépendance signifie que tu travailles pour dix et qu’on t'en enlève un; les autres neuf dixièmes sont malgré tout pour toi.

La liberté signifie que les dix dixièmes étant devenus des marchandises, il ne t'en reste aucun. Le monde, ô homme libre, s’ouvre devant toi, à la place de la glèbe originaire et de la cabane rurale. Tu peux tout avoir contre de l’argent : il ne te reste que le petit sacrifice de louer à autrui le minuscule cercle de tes bras et de tes heures de soleil.

Liberté, valeur d’échange, vous êtes nées.

Hier

Nous prendrons comme fil conducteur certains concepts de base de l’économie, ceux que Marx a approfondis et caractérisés, même s’il en a trouvé les énonciations et les intuitions souvent géniales chez ses prédécesseurs, et nous nous en servirons pour une promenade… archéologique. Valeur d’usage. Valeur d’échange. Travail individuel : nous entendons par là l’œuvre d’un travailleur qui élabore tout seul le produit prêt à la consommation. Travail associé : nous entendons généralement par là le travail d’un certain nombre de personnes pour créer une masse de produits ou d’ouvrages qui reviennent à un homme ou à un organisme. Le terme employé par Marx est Kooperation, mais nous avons toujours craint qu’il y ait confusion avec les organismes associatifs modernes destinés à l’achat ou à la production et dont les capitaux sont composés de petites parts. Division du travail dans la société, qui fait référence aux différentes tâches productives des différents groupes de membres de la société et qui se présente sous forme particulière comme une division professionnelle du travail. Division du travail dans l’entreprise de production : processus par lequel un même produit s’obtient grâce à une succession d’interventions et d’opérations d’ouvriers différents. Ilots de consommation : nous pouvons utiliser ce terme pour les sphères ou les cercles dont nous avons déjà parlé, avec Marx. Ilots de production : nous pourrions qualifier de ce terme les formes variées d’organisation dans lesquelles une direction centrale oriente les efforts des travailleurs d’un territoire.

Tout en ne les ignorant pas du tout, nous laisserons à l’arrière-plan le facteur de la force, du pouvoir et aussi de la tradition, de la propagande et nous comparerons de façon succincte la présence de ces phénomènes dans les phases historiques successives.

Nous n’avons pris au sérieux ni Robinson ni Adam. Ils ne pouvaient avoir ni échange de produits ni division du travail, étant donné qu’ils étaient seuls dans cette île unique qu’était l’Eden de la Bible ou l’Inconnue du naufrage : la première, île d’oisiveté et de consommation; la seconde, île de travail et de consommation. Et ce ne fut certainement pas un échange lorsque la très évaporée Eve signa, pour pouvoir mordre une simple pomme, une traite que nous sommes tous encore en train de payer, mais une authentique diablerie. Quant à Crusoé, le second homme qu’il rencontra fut Vendredi : ayant réussi à sauver une dague, qu’Engels utilisa pour se moquer interminablement de monsieur Dühring, il s’empressa d’instituer un rapport non pas d’échange (étant donné que Vendredi était aussi nu qu’Adam, et de plus du même sexe) mais d’esclavage ouvert, l’explication préalable étant que, sur la foi de la Bible, il ne pouvait bénéficier des droits chrétiens de la personne humaine.

De façon moins risquée, nous pourrions partir d’une espèce zoologique évoluée : on en trouve qui vivent individuellement, en familles et en colonies. Nous ne dirons pas qu’elles travaillent, qu’elles produisent, encore moins qu’elles échangent, mais nous devons toutefois admettre au moins que, même si l’animal réduit sa valeur d’usage à la nourriture, il la trouve dans la nature toute prête et se consacre à sa recherche pour pouvoir la récolter; quelquefois, il la pille par la force à une brute d’une autre ou de la même espèce, et dans certains cas, il en fait des provisions; il vaut mieux ne pas suivre Maeterlinck avec ses abeilles libertaires parce qu’on ne peut nier qu’on trouve chez elles une division du travail et une hiérarchie sociale accompagnant leur industrie de construction.

C’est une donnée fondamentale pour Marx et Engels que, sur la base d’études relatives aux communautés primitives, l’espèce humaine à peine sortie de l’état animal vit, sous tous les climats, regroupée en communautés. Nous ne rappellerons pas encore une fois les phases principales de l’état sauvage et de l’état inférieur et supérieur de la barbarie.

Bien que ces groupes ne vivent au début que de nourritures qu’ils récoltent et consomment à l’état naturel, et bien que les hommes soient peu nombreux et les territoires immenses, de sorte qu’ils se déplacent en général facilement vers des zones plus fertiles à la végétation spontanée lorsqu’ils ont épuisé les ressources de celles où ils habitent, nous devons reconnaître l’existence de formes sociales organisées dès que nous avons les premières formes d’activité : chasse, pêche, culture rudimentaire de végétaux, fabrication rudimentaire d’outils qu’exige justement la chasse. La nourriture et les objets prennent une valeur d’usage et les membres de la communauté exercent des fonctions qui sont de véritables activités de travail.

Nous avons la valeur d’usage mais non la valeur d’échange. Nous avons le travail associé mais non le travail individuel. Nous n’avons pas d’entreprises, mais la communauté du clan, à savoir la société toute entière, est une entreprise unique. Il y a en son sein une division des tâches simples que Marx dénomme physiologique, immédiate, naturelle car ce que peuvent faire l’enfant, la femme, l’homme adulte, le vieillard, est une évidence pratique. Il n’y a pas encore une division technique et « manufacturière »du travail, mais il y a pleinement la division sociale du travail qui est régulée de façon rationnelle et non laissée au hasard ou à l’arbitraire. Nos ancêtres ne connaissent qu’un seul cercle de production et de consommation, ils ne font pas de distinction entre l’effort et le besoin de l’un et de l’autre. C’est que les fondations de l’édifice sont posées sans faire appel aux piliers habituels de la construction scolastique des économistes qui prennent pour le paradis terrestre le régime auquel ils veulent parvenir et qui serait régi par les intérêts individuels indépassables et leur discussion immanente. Je te roule pour ne pas être roulé par toi. Du reste, les vieux mythes moqués de l’Eden, que Satan nous enleva, et de l’âge d’or ne sont que la version naïve de cette vie initiale si éloignée de nous et de nos convulsions.

Il est donc logique que la bourgeoisie chante des louanges à Satan[2] puisque pour dérouler le film, nous savons aussi qu’elle devait y mettre sa fumeuse queue. Mais cette théorie bourgeoise est bestiale puisque son influence diabolique est inséparable des hommes des millénaires passés et de ceux à venir.

Mais, pour le moment, relevons l’azimut de certains points de la côte afin de vérifier que nous gardons le cap.

Le chapitre XII du « Capital»; de Marx[3] contient un paragraphe fondamental (le Nr 4) sur la « Division du travail dans la manufacture et dans la société » qui constitue un des repères les plus importants.
« Dans une tribu, une division naturelle et spontanée du travail s’entend… sur une base purement physiologique… l’échange de produits prend d’abord naissance sur les points où diverses familles, tribus, communautés entrent en contact, car ce sont des familles, des tribus, etc., et non des individus qui, à l’origine de la civilisation, s’abordent et traitent les unes avec les autres en pleine indépendance ».

L’échange naît donc de la rencontre de deux clans et non avec Robinson. Marx rappelle également qu’il pouvait arriver que la tribu la plus faible soit soumise à l’autre à l’issue d’une lutte armée : Morgan, Engels et Bebel nous ont rappelé que, dans la société des fratries, si une guerre se déclenche, le groupe vaincu n’est pas assujetti mais généralement exterminé, solution économiquement logique parce qu’elle laisse le monopole du cercle à quelques-uns et qu’elle ne les oblige pas à se subdiviser, comme cela arrivera plus tard, entre maîtres et esclaves.

Que ce soit par une voie ou par une autre, par le commerce ou par l’assujettissement, la division du travail apparaîtra aussi à l’intérieur de la tribu. En premier lieu on avait :
« l’échange entre sphères de production (nous ne les avons pas inventées) originairement différentes et indépendantes les unes des autres ».

C’est alors que les travailleurs de la même tribu, qui étaient dépendants les uns des autres et parfaitement communistes, commencent à devenir indépendants les uns des autres et qu’ils échangent les produits de leur propre travail. Depuis lors, communisme et liberté échangent des torgnoles : et quelle fatigue pour faire comprendre cela !

A la fin de ce paragraphe, Marx revient sur la communauté primitive et fait une description émouvante de celles de l’Inde (qui existent encore en partie, bien que le Pandit Nehru, ce goujat démocrate-bourgeois, y sévisse) : en faisant ressortir que dans leur cadre il n’y a pas trace de « l’anarchie dans la division sociale du travail »propre au mercantilisme capitaliste, ni le despotisme politique, Marx montre combien il y a d’équilibre, d’harmonie, de fraternité et de sagesse dans cette « organisation planifiée et autoritaire du travail social » par à peine une douzaine de « fonctionnaires »qui comprend même quelquefois un poète !

Cela relèverait vraiment de la poésie de croire que l’histoire de l’humanité puisse s’arrêter à la société de ces rares oasis de braves bonshommes. S’il avait tous les défauts que les philosophes et les économistes lui attribuent, l’animal-homme serait sérieusement la pire des bêtes féroces; mais il a certainement celui de proliférer, et sa capacité développée de bavarder et donc de penser le conduit directement à celle de résister à son environnement, et non seulement de survivre à ses dangers mais à s’engager dans la marche triomphale de l’essor démographique et d’une densité de population pour le moins préoccupante.

La société des grands pouvoirs de chefs guerriers et également théocratiques, qui est le propre de l’Asie, berceau de la race la plus avancée, succède à celle des tribus. Dans cette société beaucoup plus complexe, les différents aspects se chevauchent. Nous pouvons trouver dans les empires très anciens, en nombre limité, les travailleurs artisans autonomes, les agriculteurs autonomes, les marchands qui parcourent les premières voies aquatiques et terrestres. Mais nous avons surtout un vaste emploi de travail collectif, en grandes masses, de la part des grands pouvoirs.
« L’effet de la coopération simple, c’est-à-dire sans la division technique des phases du travail, éclate d’une façon merveilleuse dans les œuvres gigantesques des anciens Asiatiques, des Egyptiens, des Etrusques, etc. ».

On dit que, quand Alexandre le Macédonien conquit Babylone, il se serait arrêté un instant pour lire l’inscription qui figurait sur le sépulcre de la reine Sémiramis.
« Je contraignis les immenses fleuves dans leur lit et avec leurs eaux et leur limon je fertilisais des provinces illimitées. Je conduisis les Assyriens, qui ne savaient pas ce qu’était la mer, sur quatre rivages (Méditerranée, Golfe Persique, Caspienne, Mer Noire). Je fondais les immenses cités aux jardins suspendus et au sept murs d’enceinte qui ne furent vaincues par aucun ennemi. Et le temps ne me fit pas défaut pour les joies et les amours ».

Alexandre, et encore plus les conquérants romains, représentaient des formes sociales fondées sur un réseau étatique militaire solide, sur des routes de liaison, sur des flottes et des systèmes de ports équipés. La base de la production était l’agriculture stable, soit grâce au travail de masse des esclaves, soit grâce à celui des cultivateurs libres, prêts à se transformer en légionnaires pour de nouvelles conquêtes. Dans le cadre du latifundium esclavagiste ou de la petite propriété, c’est la consommation sur place et par îlots de production séparés qui prévaut; mais, surtout dans les capitales politiques et sur les côtes ou dans les villes d’étape des grandes routes terrestres, il existe sans aucun doute une division du travail plus avancée et un marché d’échange. L’antiquité classique, au sommet de ses unités étatiques basées sur la fixité des populations agricoles, connut donc le commerce et la valeur d’échange, et même d’une façon limitée le travail d’hommes libres salariés; c’est pourquoi on a parlé d’un certain capitalisme en Grèce et à Rome, il y eut avant tout les grands ouvrages d’État, ponts, aqueducs, canaux, digues, forums, théâtres, et les entrepreneurs du bâtiment.
« Toutefois, son idéal, même dans la production matérielle, demeurait l’autarkia, (l’entreprise autosuffisante qui produit pour sa propre consommation) plutôt que la division du travail car si avec celle-ci ils étaient assurés du bien-être avec l’autarcie : ils avaient l’indépendance ».

Dans l’antiquité classique, les îlots fermés de production-consommation l’emportent donc sur le mercantilisme d’échange général, et le tissu connectif est surtout de nature politique et militaire. Les philosophes antiques exaltent la valeur d’usage.

Cette unité de l’empire est brisée par les invasions barbares de hordes qui n’étaient pas encore fixées et aptes au travail agricole, et qui s’étaient multipliées sur des terres stériles et froides : c’est de ce choc que naît la société médiévale, dont nous avons donné les différentes références et qui exige des peuples une nouvelle stabilité, avec une organisation plus fédéraliste que centralisée.

Dans l’agencement féodal, la production agraire s’appuie donc sur des cercles autarciques de production et de subsistance, dans lesquels les vivres ne prennent pas encore le caractère de marchandises. Mais les besoins d’autres articles, des vêtements aux outils, s’étant déjà quelque peu développés, le métier d’artisan doit y subvenir. Les mille entraves de l’organisation en corporations sont destinées à freiner le mercantilisme.

« Le marchand pouvait acheter toute sorte de marchandises, le travail excepté. Il n’était souffert qu’à titre de débitant de produits ».

De toutes façons, les produits artisanaux sont distribués comme valeurs d’échange sur un marché, même s’il est fragmenté par des barrières continues qui peuvent être communales, et une division sociale du travail, comme dans les époques précédentes, mais beaucoup plus particulière, est déjà en œuvre. Mais il manque la division technique (manufacturière) du travail : maître et valet en arrivent à savoir fournir le même objet fini : chaussure ou épée. Nous ne pouvons pas encore parler de travail associé.

Aujourd’hui

Nous vivons en plein dans l’époque de la production capitaliste et de la distribution marchande, et il n’est pas possible bien sûr même de résumer la description de son cours orageux.

Excepté dans quelques oasis de production agraire familiale, et excepté dans le cœur des pays habités par des races de couleur, tout équipement humain apparaît désormais comme un « amas de marchandises », et il n’y a pas de valeurs d’usage qui n’aient été transformées en valeurs d’échange. Le travail artisanal individuel survit presque partout pour certains articles, mais c’est le travail associé qui prédomine. La transformation qu’a subie le mode de production des produits manufacturés a rendu possible la naissance du marché national, puis mondial; elle a ajouté à la division sociale du travail entre les classes, entre ville et campagne, entre catégories professionnelles, la division dans l’entreprise du fait de laquelle tout travailleur ne sait plus qu’accomplir une seule phase du travail et, justement pour cela, ne dispose d’aucun produit. Les îlots de consommation se sont dissous dans la mer générale de même que les îlots de production se sont regroupés en blocs toujours plus grands.

Nous sommes parvenus ici au passage où l’on doit comprendre notre vision dialectique des conditions qui ont été nécessaires pour augmenter la productivité du travail, et dont nous voyons par conséquent l’accélération comme des conditions utiles, et des caractères de la société mercantile qu’au contraire nous entendons dépasser dans le processus révolutionnaire.

Il est nécessaire que toutes les valeurs d’usage passent par la fournaise des valeurs d’échange, et l’organisation communiste s’édifiera d’abord sur cette condition nécessaire, dans la mesure où elle ramènera les grands stocks et équipements sociaux à de pures valeurs d’usage collective, et communes comme dans la première fratrie.

Le remplacement du travail individuel par le travail associé est un facteur d’augmentation du rendement tel qu’il constitue l’autre pilier d’une nouvelle organisation. Et le travail associé général, dans une production collectiviste, autorisera, du fait de la réduction des temps et étant donné les caractères nouveaux de l’affectation du travail, des marges très grandes aux gammes les plus diverses d’activités individuelles non mercantiles.

Après être parvenue à ses résultats, la division du travail dans l’entreprise doit cesser, et avec elle également la division professionnelle et sociale dans son sens le plus large, précisément dans la mesure où la direction scientifique de chaque fonction dans les secteurs de travail productif sera unique et centrale. En effet, tout système mercantile et d’entreprise est inséparable, et du despotisme de la division des fonctions dans l’entreprise, et du désordre anarchique de la production dans la société.

Cette anarchie mène à l’insuffisance et à la crise économique, et donc à l’écroulement du système mercantile. La planification de classe que le capitalisme met en œuvre pour repousser les conséquences de cette anarchie congénitale est une chose : c’est une planification de répression des antagonismes ainsi qu’un calcul général afin d’obtenir le maximum de rendement d’entreprise évalué de façon mercantile; notre planification du travail et de la consommation générale est autre chose : c’est un calcul de valeurs d’usage en unités physiques, et non de valeurs marchandes.

La disparition des îlots de consommation est un résultat acquis, mais la concentration de la production dans de grandes entreprises au travail associé demeurera capitaliste tant que, le marché de la consommation étant déjà unique à l’époque capitaliste, le « territoire de production »de tous les peuples, ou du moins de celui de tous les peuples les plus avancés, ne sera pas unique, avec des plans internationaux valables partout, pour le blé, pour l’acier ou pour le pétrole.

Il reste à mettre en rapport quelques étapes de ce chemin (qui se déroule déjà sous nos yeux pour ce qui concerne la destruction des anciennes « sphères de vie »dans le tourbillon mercantile unique au monde, et qui s’achèvera quand les caractères négriers déjà définis dans l’organisation capitaliste cesseront) avec les passages fondamentaux de Marx; et ce afin qu’il n’y ait pas de confusion entre l’organisation communiste, pour laquelle le prolétariat combat et combattra, et la situation des pays de grand impérialisme monopoliste, ou pire celle de la Russie d’aujourd’hui et de sa sphère eurasiatique.

Chap. Xl. Coopération[4] :
« La production capitaliste ne commence en fait à s’établir, comme nous l’avons vu, que là où un seul capital individuel (notre traducteur-traître habituel a écrit : un seul patron) emploie un nombre suffisamment important de salariés à la fois, où le procès de travail, exécuté sur une grande échelle quantitative, demande pour l’écoulement de ses produits un marché étendu. Une multitude d’ouvriers fonctionnant en même temps sous le commandement du même capital, dans le même espace (ou si l’on veut sur le même champ de travail) en vue de produire le même genre de marchandises, voilà le point de départ historique et conceptuel de la production capitaliste ».

L’association des efforts est donc acceptée, et en effet :
« En agissant conjointement avec d’autres d’après un plan, l’ouvrier efface les bornes de son individualité et développe sa puissance comme espèce ».

Mais le capital se sert de cette association pour produire des marchandises et extorquer du profit : cela nous le refusons; dans ce sens qu’à la fin du cycle, l’association du travail restera mais le caractère mercantile et la plus-value cesseront.
« L’aiguillon puissant et le but déterminant de la production capitaliste c’est la plus grande extraction possible de plus-value… Enfin, la coopération d’ouvriers salariés n’est qu’un simple effet du capital qui les occupe simultanément. Le lien entre leurs fonctions individuelles et leur unité comme corps productif global (revendication communiste) se trouve en dehors d’eux dans le capital qui les réunit et les retient ».

Et donc, pour les marxistes, chaque fois qu’il y a production de marchandises, et système de rétribution par le salaire,
« la force productive que forment les travailleurs en travaillant comme travailleur collectif est force productive du capital; dans la mesure où ils constituent les membres d’un organisme vivant (ce que nous voudrions !) ils ne sont plus qu’un mode d’existence du capital ».

Chap. XII. « La division du travail et la manufacture ».[5] (Notons que les concepts sociaux discutés ici sont les mêmes dans la manufacture simple, dans la manufacture organique, dans le machinisme, dans la grande industrie). Citation du paragraphe, duquel nous avons extrait des passages relatifs aux phases précapitalistes.
« Étant donné que la production et la circulation de marchandises sont la condition générale du mode de production capitaliste, la division manufacturière du travail ne prend racine que là où la division sociale est déjà parvenue à un certain degré de développement ».
« L’expansion du marché universel et le système colonial qui font partie des conditions générales d’existence de la période manufacturière lui fournissent de riches matériaux pour la division du travail dans la société. Ce n’est pas ici le lieu de montrer comment cette division infesta non seulement la sphère économique, mais encore toutes les autres sphères sociales, introduisant partout ce développement des spécialités, ce morcellement de l’homme qui arracha au maître d’Adam Smith, à A. Fergusson, ce cri : ‹ Nous sommes des nations entières d’ilotes et nous n’avons point de citoyens libres › ».

La division du travail dans l’entreprise, la spécialisation professionnelle et même la division sociale du travail sont combattues dans la vision d’une organisation communiste.
« La division manufacturière du travail suppose l’autorité absolue du capitaliste sur des hommes transformés en simples membres d’un mécanisme collectif qui lui appartient ».

Plus loin, Marx parle de despotisme de fabrique, d’automates abrutis.
« … c’est l’individu lui-même qui est morcelé et métamorphosé en ressort automatique d’une opération exclusive, de sorte que l’on trouve réalisée la fable absurde de Menenius Agrippa représentant un homme comme fragment de son propre corps ».
Les travailleurs comme bras, les exploiteurs comme estomac.
« De même que le peuple élu portait écrit sur son front qu’il était la propriété de Jéhovah, de même l’ouvrier de manufacture est marqué comme au fer rouge du sceau de la division du travail qui le revendique comme propriété du capital ».
« La division sociale du travail met en face les uns des autres les producteurs indépendants de marchandises (ce seraient des entreprises indépendantes dans des conceptions futuristes erronées), qui ne reconnaissent en fait d’autorité que celle de la concurrence, d’autre force que la pression exercée sur eux par leurs intérêts réciproques, de même que dans le règne animal la guerre de tous contre tous, bellum omnium contra omnes, entretient plus ou moins les conditions d’existence de toutes les espèces ».

La société bourgeoise est caractérisée par l’anarchie de la division sociale du travail et par le despotisme dans la division du travail en entreprise.

La critique de la division des fonctions humaines va jusqu’à la condamnation de l’antithèse ville-campagne et aussi à la condamnation de l’antithèse bras-cerveau. Et quand, dans le chapitre sur la grande industrie, Marx regarde directement le futur et
« la conquête inévitable du pouvoir politique par la classe ouvrière »,
et il affirme que :
« La forme de production capitaliste et la situation économique de l’ouvrier qui lui correspond sont aux antipodes des agitations révolutionnaires et de la direction dans laquelle elles vont : la suppression de la vieille division du travail. Et le développement des antagonismes dans une forme historique de production représente l’unique voie historique possible à sa dissolution et à sa métamorphose ».

Si la Russie connaît toute une orgie de spécialisation, de division despotique du travail dans l’entreprise et dans la société, et même carrément de travail forcé avec déportation des travailleurs associés dans des camps de travail, cela se produit non parce que Staline est une canaille mais parce qu’il n’y a rien d’autre à faire pour organiser la production capitaliste à une époque où les étapes séculaires depuis la première manufacture semi-artisanale jusqu’à la très grande industrie mécanisée sont désormais brûlées. Il n’y a rien d’autre à faire pour combattre l’anarchie des entreprises, lutte qui transparaît à tout moment dans les bilans-mêmes de l’URSS.

Le capitalisme d’État cherche à lutter contre l’anarchie de la production, mais, étant donné qu’il produit des marchandises et qu’il se préoccupe des coûts de production, il ne peut le faire qu’en exaspérant le despotisme de fabrique vis-à-vis du salarié.

Ce n’est pas là de l’administration socialiste. Le socialisme libérera le travailleur, et donc l’homme, simultanément de l’anarchie sociale et de l’oppression dans l’entreprise, de la division du travail et des spécialisations. Cette longue lutte aura pour point de départ le moment et les secteurs où le mercantilisme monétaire sera abandonné.

On ne passera du bellum omnium contra omnes au communisme que lorsque tout acte dont l’émulation est le stimulant se trouvera exclu par l’organisation de la vie.

C’est pourquoi le malheureux qui s’est mis à essayer d’établir quelle était la quantité maximale de charbon qu’on peut extraire à coups de pioche des parois de la galerie en une journée de travail, et que tout marxiste voudrait ardemment prendre à coups de pieds au cul, est devenu héros national.

Mais là-dedans, il y a aussi une logique. Les héros nationaux servent à la société capitaliste. Le communisme abolit les héros.

Notes :
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  1. Il s’agit d’un opéra inachevé de Giacomo Puccini tiré d’un conte des Mille et une nuit et dont Carlo Gozzi avait déjà tiré une fable théâtrale tragi-comique : « La princesse Turandot ». [⤒]

  2. Bordiga pense à l’hymne de Carducci A Satan. [⤒]

  3. Dans la traduction française de Joseph Roy, il s’agit du chapitre 14. [⤒]

  4. Dans la traduction française de Joseph Roy, il s’agit du chapitre 13. [⤒]

  5. Dans la traduction française de Joseph Roy, il s’agit du chapitre 14. [⤒]


Source : « Battaglia Comunista » Nr 9, 1952. (Correction en Août 2003)

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