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LA LÈPRE DE L’ILLÉGALISME BÂTARD


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La lèpre de l’illégalisme bâtard
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Sur le fil du temps

La lèpre de l’illégalisme bâtard

Si quelqu’un (un Dieu ? un Génie ? une Commission d’Enquête ? un Institut Gallup ? ou un « allez-tous-vous-faire-foutre ») avait envie de soumettre la validité de la doctrine marxiste à un « experimentum crucis »[1], aussi exhaustif qu’une analyse (dans le laboratoire le plus parfait) physico-chimique – bactériologique -radiographique – électronique – psychanalytique, voici quel pourrait en être le dispositif.

Si l’on admet qu’on puisse constater, depuis une bonne centaine d’années, dans l’histoire des pays de race blanche, la chose suivante : tandis que, d’une part, les données économiques de la technique, de la production et de la consommation, ont augmenté de un à cinquante (si l’on prend par exemple la longueur des voies ferrées ou les tonnes d’acier de 1850 à 1950), de l’autre, les idéologies, avec lesquelles les chefs politiques avancés et extrémistes pilotent les masses de gauche, s’expriment par les mêmes thèses, et les masses les suivent, elles et eux; eh bien, le papier de tournesol rouge se colore en bleu, et c’est la preuve que Marx et tous ses partisans sont une bande d’imbéciles.

Que l’on comprenne bien : la conclusion est bien celle-là, à condition qu’on veuille, puisse, et doive laisser la définition du mouvement révolutionnaire, d’avant-garde, qui prépare et représente l’avenir historique, à ceux dont les proclamations et les déclarations auront été soumises à l’épreuve de la comparaison.

Il faut donc que vous ayez bien présentes à l’esprit les divulgations politiques contemporaines des partis, des journaux, des assemblées et des hommes forts du mouvement, qui, en Italie et dans le monde, se range à gauche et qui est dirigé par la centrale stalinienne de Moscou.

Hier

Venons-en maintenant (comme c’était facile à prévoir) à la citation. Ce ne sera pas une citation de Marx et d’Engels, mais une citation de citation. En effet, Engels rapporte des passages très instructifs des « chefs populaires révolutionnaires » d’il y a un siècle.

L’article de Engels auquel nous recourons est daté de Londres, le 10 novembre 1850, et parut dans la « Neue Rheinische Zeitung » de Cologne, avec le titre suivant : « De mai à octobre »[2]. Il traite du cadre économique, social et politique de la situation en Angleterre, sur le continent et en Amérique, et il conclut par un diagnostic de phase contre-révolutionnaire. Après la revue des forces et des pouvoirs conservateurs, l’auteur passe à celle de leurs adversaires qui, eux et non pas les autres, pouvaient être reconnus comme étant l’expression « du pays comme tel, au peuple européen, au peuple de l’émigration ». Et c’est ici qu’il profère une satire impitoyable.
« Le peuple européen in partibus infidelium (expression par laquelle l’Église indique les zones et les contrées où ses missions ont pénétré avec peine et travaillent durement parmi les ennemis de la foi, parmi les populations païennes) dans son ensemble a acquis tout récemment un gouvernement provisoire dans le Kominform… (je me corrige, je me corrige, comme on dit aujourd’hui froidement après un lapsus, qui avait autrefois des conséquences mortelles) dans le Comité central européen composé de Joseph Mazzini, Ledru-Rollin, Albert Darasz (Polonais) et Arnold Ruge ».

Ceux-ci lancèrent un Manifeste dont Engels rapporte de nombreux passages. Puisqu’il s’agissait d’un ramassis d’adeptes de fois différentes, le manifeste lorsqu’il fait le bilan des défaites de 1848, regrette l’absence d’une organisation, accuse les ambitions personnelles des chefs, et débouche comme d’habitude sur l’apologie démagogique de l’action du « peuple » et sur la diffamation de la théorie.
« Ce non-sens pompeux aboutit donc en fin de compte à la plus vulgaire opinion de béotien : l’échec de la révolution serait dû à l’ambition et à la jalousie des divers chefs et à la discordance de vues des divers éducateurs du peuple… Ces messieurs haïssent la pensée, la pensée insensible, comme ils haïssent le progrès et la lutte – comme si jamais un penseur, sans excepter Hegel et Ricardo, avait atteint ce degré d’insensibilité avec lequel cette bave sentimentale est répandue sur la tête du public ! ».

Mais les rédacteurs du manifeste prétendent qu’ils ne manquent pas de doctrine.
« Or, pour démontrer au contraire leur plénitude, ces messieurs nous présentent un véritable registre à la Leporello (Leporello était un domestique idiot de la comédie classique) de vérités éternelles »[3].

Ecoutez maintenant le texte du « credo » de nos quatre rédacteurs, et voyez si à la place de leurs noms, nous ne pouvons pas mettre : Duclos, Pieck, Togliatti, Rákosi.

« Nous croyons tous au développement progressif des facultés et des forces humaines sur la voie de la loi morale qui nous a été imposée.
Nous croyons à l’association comme au seul moyen régulier qui puisse atteindre le but.
Nous croyons que l’interprétation de la loi morale et la norme du progrès ne peuvent être confiées à une caste ou à un individu, mais doivent l’être au peuple éclairé par l’éducation nationale, dirigé par ceux d’entre lui que la vertu et le génie lui indiquent comme les meilleurs.
Nous croyons à l’individualité et à la société, sacrées l’une et l’autre et devant non s’effacer, se combattre, mais s’harmoniser pour l’amélioration de tous par tous.
Nous croyons à la liberté, sans laquelle toute responsabilité humaine s’évanouit.
A l’égalité, sans laquelle la liberté et l’égalité ne seraient que des moyens sans but;
A l’association, sans laquelle la fraternité serait un programme irréalisable;
A la famille,
A la cité,
A la patrie,
comme à autant de sphères progressives (philosophie de l’oignon; excusez-nous mais nous n’en pouvions plus : continuons), dans lesquelles l’homme doit successivement s’épanouir à la connaissance et à la pratique de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, de l’association.
Nous croyons à la sainteté du travail, à son inviolabilité, à la propriété qui en découle comme son signe et son fruit;
Au devoir, pour la société de fournir l’élément du travail matériel par le crédit, du travail intellectuel et moral par l’éducation;
Nous croyons, pour nous résumer, à un état social ayant Dieu et sa loi au sommet, le peuple,… à sa base« .

Ayant fini de rapporter cet « édifiant Pater », Engels se moque pareillement de la propriété en tant que fruit et signe du travail, et du crédit que la société devrait fournir à chacun. Le premier théorème fut énoncé par Adam Smith 80 ans avant que ne le fît ce quatuor en mi bémol; quant au second, il est tellement « socialiste » que « tous les fabricants accordent habituellement à leurs ouvriers du crédit pour autant de matériel qu’ils peuvent en façonner en une semaine ».

On appellerait aujourd’hui cette Mazzinette-là « plan national d’investissement productif » de la Confédération du Travail.

Le commentaire de Friedrich, avec lequel nous terminons la citation, s’applique aussi bien au quatuor de l’époque qu’à celui d’aujourd’hui.

Les luttes des diverses classes et fractions de classes les unes contre les autres, dont le déroulement à travers leurs diverses phases de développement constitue en fait la révolution, ne sont, aux yeux de nos évangélistes, que la conséquence malheureuse de l’existence de systèmes divergents, alors qu’en réalité, c’est tout le contraire : l’existence des systèmes variés est la conséquence de l’existence de la lutte de classes. (…) Sous prétexte de combattre les doctrinaires, ils écartent tout contenu déterminé, toute conception spécifique de parti (à placer dans un florilège ! les opinions de parti ne sont telles que dans la mesure où elles sont dé-fi-ni-ti-ves : les opinions des meilleurs « par le talent ou par la vertu », sont, elles, passagères, changeantes, malléables et volages), et interdisent aux différentes classes de formuler leurs intérêts et revendications vis-à-vis des autres classes. Ils les invitent même à oublier leurs intérêts opposés et à se réconcilier sous la bannière d’un vague programme, aussi plat qu’impudent, qui dissimule seulement, sous l’apparence de la conciliation des intérêts de tous les partis, la domination de l’intérêt d’un seul parti – le parti bourgeois« .

Comme ceux de 1850, tous les auteurs de manifeste dans lesquels barbotent la progressivité, l’intérêt national, le salut de la Patrie à l’encontre de l’étranger, le salut de la constitution à l’encontre du tyran, « nient – cette négation de la part d’un parti est toujours définitive – l’existence de la lutte des classes ».

Rappelons qu’Engels fait une exception généreuse pour l’Italie (1850). La devise de Mazzini : Dieu et le Peuple, peut avoir un sens en Italie étant donné qu’avec elle, Dieu est opposé au Pape, et le Peuple est opposé au Souverain.

Mais pas même le parti bourgeois, chez nous, n’a gardé foi en cela. Si les souverains régionaux, et le roi unitaire, ont été mis de côté (excepté si les élections donnaient une majorité monarchiste), la renonciation à tout antidéisme n’a pas été accompagnée par la liquidation du Pape, à qui les progressistes et les patriotes extrémistes ont accordé l’article 7, et des hommages infinis, également pour le compte du conseil communal et provincial de Rome. Pour idiots qu’ils furent en philosophie de l’histoire, les Mazzini, Armellini et Saffi ne constituèrent pas un gouvernement provisoire avec les votes des laquais du Quirinal et avec ceux de quelques prétentiards désaxés des paroisses de banlieue, mais à coups de carabine. O Villa Gloria, de Cremera, quand la Lune recouvre les cols, les Fabiens viennent encore, mais ils dédaignent les années mille neuf cent cinquante[4].

Aujourd’hui

Sur la toile de fond en perspective de la vie italienne, il n’y a qu’un seul élément qui domine. L’élection parlementaire de 1953.

Qu’ils soient énormes ou minuscules, les mouvements qui ne savent pas tourner le dos à la politique parlementaire, tombent inexorablement dans l’obsession électorale. C’est une obsession qui ne découle pas fondamentalement de l’hésitation entre les solutions que pourrait avoir le problème du pouvoir, entre les conséquences des vicissitudes, celles-ci bel et bien historiques, que l’État italien et la classe dominante italienne affronteraient si leur alignement sur le plan international et « guerrier » changeait.

L’obsession ne monte pas de la « base du peuple » vers l’élite[5] de la vertu et du talent, que la nouvelle législature installerait à Rome, mais elle descend de cette dernière, et elle dévore ceux qui font partie actuellement des « sphères », structurées sur le modèle de l’oignon, des candidats et de leurs petites clientèles organisées.

Il est clair pour tous que la lutte s’annonce sensationnelle, après que les élections administratives se sont haussées jusqu’à un ton « hautement politique ».

Aux époques de pouvoir capitaliste stable, si les socialistes révolutionnaires acceptèrent la conquête des Communes, ce fut à condition de donner à la campagne un caractère décidé d’agitation politique et de parti, qui visait à la propagande de classe et au renforcement du parti prolétarien dans tout le pays, et ne se fixait certainement pas pour objectif une bonne administration civique des villages ou des métropoles. Personne ne se scandalisera donc si les élections pour les Communes se sont déroulées comme des batailles entre les partis politiques nationaux plutôt qu’entre des groupes locaux, partisans l’un du tram, l’autre du trolleybus, l’un des pissoirs[6] gratuits, l’autre des pissoirs[7] payants.

Mais la réalité du rapport actuel réside ailleurs. Pas un, parmi ces virtuoses pleins de talent, ne pense en vérité à mobiliser les forces citadines, afin de profiter de leur déploiement pour s’emparer de l’État, et d’enlever celui-ci aux forces qui le contrôlent aujourd’hui. Ces forces sont stables aujourd’hui et elles se fondent, à la racine historique, sur celles qui se vantent d’avoir battu les Allemands et les fascistes avec l’alliance mondiale et l’encadrement partisan. Ce bloc a passé la consigne, et (on dissout ce bloc comme on le désire) ses responsabilités sont de peu d’importance : en effet, ce ne sont pas le parti de la D.C. ou le ministère De Gasperi qui détiennent aujourd’hui la consigne, mais ce sont la flotte navale et aérienne américaines, ou si vous voulez atlantique, ses bases durables à terre, et la liaison constitutionnelle entre elles et l’une des organisations de sbires les plus affinées; les atlantistes ne sont pas puissants en raison de la somme des votes qu’ils ont obtenue aux récentes élections administratives, ou de celles des élections politiques de 1953 qui sont attendues spasmodiquement, mais en raison de la sommation des forces politiques qui s’effectua quand bourgeois et communisants constituèrent un bloc pour la démocratie mondiale et les comités de libération.

1953 pourra donc aligner comme il voudra ses chiffres écœurants. Le pouvoir ne se découpe pas en tranches à un moment déterminé comme celui où le photographe appuie sur le bouton, mais il se fonde sur des parts coupées dans le passé, dans le présent et dans l’avenir. Malgré tout, en Italie, ils se battront tous : droite, centre et gauche. Tout le monde comprend cela.

Qui vaincra ? Pronostic facile : le centre. En raison de ses millions de voix ? Fi donc, nous ne sommes pas du tout connaisseurs en cette matière et nous pourrions dire d’énormes bêtises.

Nous, nous faisons un calcul à notre façon, on pourrait dire dans l’espace-temps politique.

Voix du centre; atlantistes hier, aujourd’hui et demain (et aussi dans la vie d’outre-tombe), atlantistes en totalité.

Voix de la droite : anti-atlantistes hier sous Benito et Vittorio, atlantistes aujourd’hui et demain, partagées, atlantistes au moins pour les trois quarts.

Voix de la gauche : atlantistes hier jusqu’à l’indécence, anti-atlantistes aujourd’hui; pour demain, qui sait ? Comment plier des hommes aussi élus que leurs chefs à la banalité du « définitif » ? En conclusion : atlantistes pour les deux tiers.

Petite formule statistico-probabiliste : victoire américaine aux trois quarts, mathématiquement certaine.

A partir de ce moment-là, l’affaire est donc classée, et s’il y a quelque chose à scruter dans un tour d’horizon, nous scruterons dans d’autres directions différentes.

Mais, étant donné l’existence de la loi selon laquelle, s’il y a une activité parlementaire, c’est toujours à un degré obsessionnel, on se démène d’une toute autre manière, ailleurs. La bataille sera dure, dure, annonce l’organe du Parti Socialiste Italien, et il explique : nous ne faisons pas seulement allusion à la bataille électorale, mais surtout à la bataille prioritaire pour le mécanisme électoral ! Et en effet, le centre menace de manipuler la loi de telle sorte qu’on passe de la proportionnelle pure à un système avec prime pour la majorité. Eh bien, hurlent les opposants, à partir du moment où vous attentez à l’un des engagements communs et sacrés concernant la liberté et la constitution, nous sommes capables de passer à la lutte avec d’autres moyens : non pas avec les bulletins de 1953, non pas avec les votes du Parlement de 1952, mais avec des moyens illégaux et de rue !

Si l’on regarde beaucoup plus loin, dans les rangs peu nombreux des groupes communistes qui refusèrent le collaborationnisme moscovite de guerre et de paix, des comités partisans et des ministères de libération, l’obsession fait également des victimes ! A la seule pensée que ces petits groupes continuent de se retremper et de retremper les armes de l’assaut prolétarien en décidant de rester éloignés des miasmes électoraux, certains balancent et se dispersent; ils s’arrêtent en chemin, ils s’essayent, vainement, à des orientations de principe, d’estimation du moment historique, de stratégie tactique révolutionnaire, ils brouillent aussi sans le vouloir toutes ces cartes, ils ne savent plus donc pourquoi ils ont abandonné la ligne, et ils se réfugient dans un unique signalement distinctif : ne pas renoncer à la possibilité illusoire de faire un petit tour à la noce de 1953, même si c’est sur des positions qui jettent l’anathème sur le centre, la droite et la gauche, sur les « trois grands ». Un des caractères de l’obsession ainsi définie est celui qui consiste à faire perdre le sens de la distance et de la mesure, et de la prédiction des votes : c’est ainsi que tout pauvre « coéquipier », engagé comme porteur de bidon, rêve de gagner le Tour de France.

Laissons à leur cuite les mordus des élections de 1953, qu’ils soient du grand ou du bas monde, les uns et les autres ne sont pas même bons à fournir… le bidon.

Ce qui nous nous intéresse, maintenant, c’est le problème de la menace (en cas de défaite aux élections, de tripotage et de manigance, de loi électorale truquée) de recourir à l’illégalisme.

Dans les rangs prolétariens, quatre-vingt-dix-neuf pour cent des forces (au bas mot) sont aux côtés des partis qui se disent disposés à utiliser le droit constitutionnel aux élections, mais qui n’excluent pas le recours à la force au cas où « la démocratie serait violée ».

Il n’y en a peut-être qu’un pour cent qui soit sur le terrain de principe de l’usage de la force et non de la légalité pour arriver au pouvoir : ces groupes ne sont pas menaçants du tout; et ce pour deux raisons. Premièrement : ils sont très loin du rapport de forces qui leur permettrait de penser qu’ils puissent créer des ennuis aux porte-avions et à la police motorisée. Deuxièmement : s’ils étaient proches de ce rapport, ils agiraient en triples idiots s’ils se mettaient à menacer avant de se jeter sur eux.

Eh bien, nous allons examiner le caractère actuel du problème de ces grands partis abâtardis. Ceux-ci se proclament constitutionnels et constitutionnalistes en principe, prêts à tout accord d’action égalitaire, et même de détente et de collaboration avec le pouvoir; mais dans certaines hypothèses, qu’ils présentent comme ne pouvant découler que de l’initiative historique de leur contradicteur, ils déclarent qu’ils passeraient de toute leur énergie sur le terrain illégal : Togliatti, d’un ton poli, a proposé à De Gasperi un procès de Nuremberg; bien entendu avec lui, De Gasperi dans le rôle d’accusé comme criminel de guerre. De Gasperi a répondu : essayez donc de m'attraper; pour l’instant, c’est moi qui ai la police en mains.

Quand ces champions du principe démocratique, qui signeraient tous les deux, aux termes de leurs thèses de parti, le texte du quatuor en mi bémol dont il a été question auparavant, viennent sur le terrain de la force, ils sont obligés d’admettre que la violence est un agent historique. Mais toute leur dynamique historique de la force réside dans la chose suivante : si je suis le vainqueur, alors je serai le juge et je te pendrai légalement. Toi, en tant que vaincu, tu joueras le rôle de criminel, et c’est par toi que sera punie la violation de la légalité et du droit du peuple !

Dans ce duo de paladins du parlementarisme, lequel consiste en une réduction du processus historique au partage et au tirage au sort de quelques centaines de types dans une salle close lors de l’actualité cristallisée du vote, aucun des deux ne se préoccupe un instant de l’objection suivante : vous avez prétendu pendant cinq années que des millions d’hommes s’immoleraient sur un signe de vous, en donnant comme seule contre-garantie que vous avez tracé pour toujours une ligne de démarcation entre les criminels et les libérateurs de l’humanité.

Si vous êtes d’accord aujourd’hui sur le fait que cette ligne de démarcation passe entre vous, la conclusion est double : l’une, généreuse, que le mot criminel n’a pas de sens et qu’il faut vous liquider comme de vulgaires bonimenteurs; l’autre que, si le mot a un sens, vous êtes tous des criminels, des deux côtés de la nouvelle barrière, et que c’est seulement en nuremberguisant toute la bande que l’on s’en sortirait.

Un des caractères de la révolution communiste sera d’être une révolution sans procès. Du vivant de Lénine encore, les éléments de gauche déclinèrent l’invitation à siéger comme accusateurs publics au procès des Socialistes Révolutionnaires, quoiqu’ils approuvassent sans limite la rupture du bloc politique avec eux et leur mise hors de combat. Mais la révolution russe devait payer à l’histoire son tribut de jacobinisme en retard et nous laissâmes venir l’accusateur Vichinsky, fusilleur de l’accusateur d’État Iagoda, qui avait fait exécuter nos premiers camarades de l’opposition bolchévique. Economie avec comptabilité bourgeoise ? Ergo, politique avec scène et échafaud bourgeois. Allez, la frisottée, au Temple !, entendrons-nous indifférents chanter Palmiro à Alcide…

Le courant qui émerge dans le camp bourgeois « libéral » sur la limitation de la démocratie n’est certainement pas une nouveauté. Déjà lors du premier après-guerre dans certains pays balkaniques, Roumanie, Bulgarie, il y eut des précédents : le parti communiste fut mis hors la loi; et également le parti bourgeois « totalitaire ». L’argument était le suivant : nous sommes des adversaires de la méthode de la dictature, et nous soutenons que le pouvoir doit découler d’une consultation des citoyens dans laquelle tous les partis jouissent de la liberté d’opinion, de propagande, d’association et d’agitation. Mais à partir du moment où un parti, dans sa doctrine et dans son programme, (comme les partis communistes authentiques de l’époque), refuse ce principe selon lequel le pouvoir se conquiert par la voie élections-parlement, et déclare qu’il prépare la voie insurrection et déclare en plus que s’il arrivait au pouvoir, il supprimerait toutes ces facultés et garanties à ses opposants; il est clair qu’un tel parti renonce à la plate-forme démocratique, et la loi peut parfaitement, sans violer la conception libérale, lui dénier le droit de participer aux élections, et même de faire de la propagande et d’exister comme association.

Une perspective semblable coupait la route à la tactique qu’on prétendait léniniste : entrer au parlement pour détruire le parlement, en déclarant à chaque intervention qu’on veut abattre le parlementarisme.

Nous ne discuterons pas ici de cette tactique : établissons seulement que, comme nous le prévoyions depuis 1919, excepté quelques exemples russes (dans la Douma tsariste), elle ne présente aucun exemple historique de réalisation dans les pays de capitalisme développé, et surtout établissons que cette tactique se trouve aux antipodes de celle des partis communistes actuels, laquelle comporte à chaque intervention, discours et motion, ou thèse, à l’intérieur et à l’extérieur des chambres électives, et même dans les assemblées de parti, des coups de langue en série destinées à lécher le derrière de l’institution parlementaire et de la constitution démocratique.

En 1919 donc, la tactique proposée par Lénine pour le parlement n’avait pas de précédents (même Karl Liebknecht avait dû, en août 1914, voter les crédits de guerre !) et nous avons soutenu qu’elle n’aurait pas de succès : les cas balkaniques confirmèrent que jamais la bourgeoisie n’aurait été idiote au point de laisser se développer un tel plan. La bourgeoisie des nations modernes, avec ses instruments de gouvernement et de police, a fait depuis longtemps le bilan de la méthode parlementaire, et elle sait que si celle-ci donne cinq pour cent d’agitation et de propagande à l’extérieur, elle donne en définitive quatre-vingt-quinze pour cent de capsulage des partis d’opposition dans les filets opportunistes.

La proposition du libéral Vinciguerra contre la tactique qu’il appelle catinilaire, ne prend pas pour cible le parti communiste, mais la droite fasciste. Il dit : nous ne dissolvons pas les partis ni n’interdisons les congrès ou les journaux, mais nous excluons seulement, à l’aide d’une loi formelle et constitutionnelle, ces partis du droit d’avoir des sièges au parlement. Car ceux-ci en effet se réclament des traditions de la monarchie d’une part, de la Marche sur Rome de l’autre, et donc revendiquent un illégalisme anti-constitutionnel.

Et les autres bandes de s’écrier : bien ! Mais un traitement identique doit être appliqué à l’extrême-gauche, puisque celle-ci a également des intentions illégalistes. La preuve n’en est pas fournie par les déclarations programmatiques, ultra-légalitaires, mais (aux dires de certains auteurs d’articles) par la découverte de caches d’armes.

Plus logique, Vinciguerra dit : le parti anarchiste est cohérent puisqu’il fait des déclarations illégales et contre l’État, mais qu’il se refuse d’aller au parlement. Mais étant donné que le parti communiste stalinien fait au contraire des déclarations programmatiques de démocratie et même de paix sociale, on ne peut lui interdire la compétition électorale, pas même si l’on est convaincu de son « double-jeu ».

L’erreur historique de la proposition de Vinciguerra réside en cela : les mesures d’exception prises contre un parti d’opposition armée ne commencent jamais par le Parlement. Elles commencent à l’extérieur, et les députés sont les derniers à jouir de l’immunité. Si on décide d’appliquer une politique et une loi d’exception, les premiers à être frappés seront les militants, les sièges des organisations, les associations elles-mêmes, les journaux : ce n’est qu’à la fin qu’on expulsera messieurs les parlementaires.

La tactique conservatrice ne consistera donc jamais à limiter le droit électoral, mais précisément à contre-attaquer, quand il y a danger, dans la « rue ». Plus les députés sont nombreux et plus ils sont de bons gages de castration de la révolution.

Quel est le passage de la tactique « de Lénine » à la tactique « de Catilina » ? Ibsen ne fut pas le seul à réhabiliter ce dernier, contre ce gros dégonflé vraiment réactionnaire de Marcus Tullius[8]. Rappelons-nous d’un militant socialiste de gauche, mort jeune, Mario Trozzi, qui écrivit une défense de Catilina. Ce que Salluste décrit comme une conjuration fut une véritable préparation et action révolutionnaire. La tactique consistait à lutter minoritairement à l’intérieur du Sénat en y utilisant les sièges de députés, et puis préparer à Subure[9] les manipules armés prêts à sortir les poignards. Et ce que Cicéron voulait réprimer, ce n’était pas l’abus de discours, mais justement celui des poignards !

Si l’illégalisme des staliniens doit être défini comme bâtard et contre- révolutionnaire dans ses effets, ce n’est pas en raison de la méthode double, mais en raison des positions historiques et de classe qui en constituent la toile de fond.

Un parti communiste qui s’engage de manière continue dans la critique politique, féroce et impitoyable, de la démocratie et du libéralisme, dans la propagande et la préparation ouverte de la conquête violente du pouvoir et de la dictature, peut, dans certaines situations, se tenir en dehors des sables mouvants du parlement, et telle était pour nous la situation européenne et italienne de 1919. Malgré cela, il ne se dissout pas et ne se cache pas, en réduisant tout au réseau illégal et de préparation armée. Il se retire du parlement afin de ne pas être corrompu et castré par l’atmosphère égalitaire, mais (tant qu’il le peut) il publie des journaux, il organise des meetings, il fait de la propagande écrite et orale, et tient ses organisations, ses réunions et ses congrès au grand jour.

Il est commode d’adresser des compliments aux libertaires qui, éprouvant du dégoût pour l’appareil d’État, s’en tiennent éloignés, et ne s’en rapprocheront même pas pour lui asséner des coups puissants !

Le double jeu est le contenu de toute la politique bourgeoise actuelle. Mais ce n’est pas le jeu du parti révolutionnaire de classe, qui fait œuvre d’organisation, de propagande et d’agitation ouverte, en mettant à profit le fait que le réseau de l’État de classe ne l’en empêche pas, et qui, en même temps, tend historiquement vers le dénouement insurrectionnel. Voilà quelle est la tactique non bâtarde, mais léniniste et marxiste.

Vous pouvez appeler tactique catilinaire celle qui au contraire assortit toute l’action publique et officielle de déclarations de respect constitutionnel, mais trame pendant ce temps la rébellion armée.

Nous définissons comme illégalisme bâtard celui qui se caractérise par trois aspects. Programme, théorique et pour l’agitation, de démocratie et de légalité institutionnelle. Préparation de groupes pour l’action armée (pour autant qu’on veuille bien y croire : il s’agit au fond de régurgitation de l’illégalisme bourgeois antifasciste; l’illégalisme libéral historique, en temps de paix, en temps de guerre, et en temps de guerre civile, mérite un traitement à part). Menace périodique de passage du légalisme à l’illégalisme.

Cette menace devient encore plus banale quand, comme dans les dernières manifestations, elle se réfère non pas à la force du parti mais à une insurrection spontanée du peuple !

La révolution par dépit ! Rien ne les sépare désormais de la menace qu’un mari fait à sa femme, si elle le trompe à nouveau.

Nous ne nous insurgeons pas, mais le peuple s’insurgera contre vous. Si ! Les si sont plus ineffables les uns que les autres. Si vous violez votre constitution ! Si vous révélez dans les faits que votre démocratie n’est qu’une saloperie ! Si vous mettez votre Patrie sous le joug de l’étranger ! Si vous faites la guerre contre l’État russe, qui ne veut pas la faire contre vous, qui ne veut pas la faire contre quiconque, qui ne veut pas que dans votre pays une classe et un parti prennent les armes pour vous envoyer les quatre fers en l’air !

Ou bien l’histoire suit des finalités de patrie, de nation, de race, ou bien elle suit des finalités de classe. Si l’on croit à cela, il ne faut pas s’étonner que les classes bourgeoises des différents pays se soutiennent entre elles, et que, quand le prolétariat national les menace, elles en appellent à l’étranger. Pour nous, il ne peut y avoir pire qu’un étranger de classe. Ce qui importe, ce n’est pas que les Américains soient ici en tant qu’Américains, mais en tant que bourgeois. Ce qui importe, c’est qu’ils soient vingt fois plus forts que les bourgeois locaux. Et alors, de quelle sorte est le raisonnement suivant : si vous, bourgeois italiens, vous restez seuls, nous serons tranquilles et nous permettrons que les ouvriers soient exploités sans vous attaquer, dès que vous serez vingt-et-une fois plus forts, nous vous attaquerons ?

S’il y avait au contraire dans le monde un gouvernement de dictature prolétarienne, celui-ci ne serait pas pour les travailleurs un gouvernement étranger, mais leur gouvernement, il serait une puissance politique détenue entre les mains de l’Internationale prolétarienne, et donc aussi par les ouvriers italiens, par le parti communiste italien. Comme la lutte se déroulerait au milieu des affrontements de classes contiguës, et des armées d’État, c’est un problème ardu de l’histoire future; et on ne menacerait alors personne, mais on déclarerait que, dans tous les combats, avec toutes nos forces, et dès que possible en prenant l’initiative de l’offensive, on se placera aux côtés de notre compagnon de classe, et donc aux côtés de cet État qui se trouve au-delà de la frontière, ennemi de l’autre État étranger qui soutient notre classe ennemie, et l’État constitutionnel italien.

Mais – l’essentiel est là – la grande masse suit plus facilement l’accusation d’agression, d’atteinte à la paix, d’atteinte à la liberté ! Elle suit la campagne, et ensuite elle plie sous l’attaque, la guerre et la dictature, dans une impuissance semi- séculaire.

Personne ne s’insurge plus, lorsque cette menace conjugale insensée a été mise à exécution !

Notes :
[prev.] [content] [end]

  1. Littéralement « l’expérimentation de la croix », on pourrait traduire ici « la preuve par neuf ». [⤒]

  2. Nous reprenons la traduction de ce texte parue dans « La pléiade », Marx, Œuvres IV, préparée par Maximilien Rubel, page 412 et suivantes. [⤒]

  3. Toutes les parenthèses dans le texte de Engels sont de Bordiga. [⤒]

  4. Ce passage nous a fort intrigué. Il s’agit vraisemblablement d’une reprise détournée d’un morceau de littérature patriotique italienne, peut-être du XIXe siècle. Il ne s’agit pas d’un morceau de Cesare Pascarella qui consacra à Villa Gloria un de ses Sonnets (1885). Villa Gloria est une petite localité sur une hauteur près de Rome où eut lieu le 23 octobre 1867 une bataille entre soixante-dix jeunes républicains qui voulaient pénétrer dans Rome pour y susciter ou aider un mouvement révolutionnaire et des forces pontificales largement supérieures en nombre; les premiers furent écrasés. Villa Gloria est donc un haut lieu de l’épopée nationale italienne du siècle dernier. Cremera est, faisant un bond par-dessus les millénaires, comme Bordiga aimait à le faire – il tendait à vivre dans toutes les époques non séparé de toutes les générations antérieures –, elle aussi un lieu glorieux du passé italien – ici romain –; ce fut près de ce fleuve que furent écrasés trois cents membres de la gens Fabia – un des clans patriciens les plus anciens et les plus glorieux de Rome –, qui menaient une guerre semi-privée pour le compte de l’État romain et pour leur propre appétit de territoire, par les Etrusques de Véies. La bataille eut lieu, estime-t-on, le 18 juillet 479. C’est sous la conduite des Fabiens que les guerres contre les Etrusques puis contre les Samnites, jusqu’à la grande victoire de Sentinum de 295 (remportée par les Romains commandés par Quintus Fabius Maximus Rullianus) qui donna à Rome la prépondérance incontestée sur toute l’Italie centrale, furent menées.
    Bordiga rappelle ici le passé toujours pour montrer et dénoncer l’infâme abjection et le grossier ridicule de la stupide actualité et des sinistres temps présents. [⤒]

  5. En français dans le texte. [⤒]

  6. En français dans le texte. [⤒]

  7. En français dans le texte. [⤒]

  8. Cicéron. [⤒]

  9. Subure était un quartier populaire de la Rome antique, occupé essentiellement par des marchands et des artisans. [⤒]


Source : « Battaglia Comunista », № 13, 1952.

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