BIGC - Bibliothèque Internationale de la Gauche Communiste
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LES FONDEMENTS DU COMMUNISME RÉVOLUTIONNAIRE MARXISTE (II)


Content :

Les fondements du communisme révolutionnaire marxiste (I)
Les fondements du communisme révolutionnaire marxiste (II)
Seconde partie : les organisations économiques de prolétariat ne sont que de pâles substituts du parti révolutionnaire
Historique des systèmes
La superstition de la « commune »locale
Mythe du syndicat révolutionnaire
Les Soréliens et le marxisme
L’épreuve de la guerre mondiale
L’organisation d’usine
Histoire du « socialisme d’entreprise »
Vain retour à des formules vides
Notes
Source
Les fondements du communisme révolutionnaire marxiste (III)


Les fondements du communisme révolutionnaire marxiste dans la doctrine et dans l’histoire de la lutte prolétarienne internationale (II)

Seconde partie :

Les organisations économiques du prolétariat ne sont que de pales substituts du parti révolutionnaire

Historique des systèmes

Les déformations que le stalinisme a fait subir à la théorie économique marxiste sont un aspect de sa trahison mille fois plus grave que les « excès du pouvoir » qui, à des stades bien différents, ont scandalisé trotskistes et krouchtcheviens, et que les fameux crimes dont le philistinisme mondial nous a rabattu les oreilles. A cette trahison, nous avons toujours opposé la thèse classique de Marx contre Proudhon telle qu’elle est formulée dans le « Capital » (livre 1, ch. XXII, par. 2). « C’est pourquoi Proudhon est victime d’une grande illusion quand il s’imagine pouvoir détruire le régime du Capital en lui appliquant les ‹ lois éternelles › de la production mercantile ».

La critique des prétendus anti-staliniens et leur tentative de renouveler le programme a la prétention ridicule de désintoxiquer le parti et l’État, formes dont Staline aurait abusé par « appétit de pouvoir » (l’éternelle explication !). Il est important de montrer que tous ceux qui nourrissent cette préoccupation bigote (à bien gratter leur vernis, on voit qu’ils aspirent tous au rôle de chefs et sont démangés par le prurit du succès personnel) retombent dans la doctrine économico-sociale de Proudhon et dans son illusion réactionnaire; ils sont aveugles à l’opposition historique entre communisme et capitalisme qui signifie opposition du communisme et du socialisme au mercantilisme.

On a de ce fait une première preuve d’ordre historique : c’est la fin misérable qu’ont faite toutes les versions qui, à seule fin de repousser les « monstres » Parti et État, proposaient diverses organisations pour encadrer la lutte prolétarienne contre le capital, et pour arriver à la formation de la société post-capitaliste.

Dans la troisième partie de cet exposé, nous traiterons de l’aspect économique et montrerons que le but, le programme que tous ces mouvements a-parti et a-étatiques se donnent sont non pas une économie socialiste et communiste, mais une illusion économique petite-bourgeoise qui les a tous enlisés dans le jeu de force des partis et des états du capitalisme moderne.

Une première thèse préjudicielle considère comme anti-marxiste au même titre toutes les tentatives fondées sur des formules ou des recettes organisatives diverses aux effets miraculeux. Celles-ci font écho aux banalités semi-séculaires des trafiquants politiques et des réformateurs qui réduisaient les événements de la lutte historique à un défilé de mannequins dans les présentations de mode. Dans la grande révolution française, bavardaient ces pédants, le moteur fut le club politique et la lutte entre les girondins, les jacobins etc… a été la clef des événements. Puis cet usage passa de mode et il y eut les partis électoraux… puis on pensa à des organismes locaux, communaux, préconisés par les anarchistes… Aujourd’hui (nous pensons à 1900) on a une dernière recette : le syndicat ouvrier de profession qui tend à supplanter toute autre organisation et s’oppose (Georges Sorel) de tout son potentiel révolutionnaire au parti et à l’État. Veille chanson. Aujourd’hui (1957), nous entendons vanter une autre forme « qui se suffit à elle-même » le conseil d’usine auquel tribunistes hollandais, gramscistes italiens, titistes yougoslaves, petits groupes « gauchistes » d’épopée burlesque donnent de différentes façons la prééminence par rapport à toute autre forme.

Il suffit d’une seule thèse de Marx, Engels et Lénine pour enterrer tout ce vain bavardage : la révolution n’est pas une question de forme d’organisation. La question réelle réside dans le heurt des forces historiques, dans le programme social auquel on aboutit à la fin du long cycle historique du mode capitaliste de production. Inventer le but au lieu de le découvrir scientifiquement dans les déterminantes passée et présentes relève du vieil utopisme pré-marxiste. Massacrer le programme final pour le remplacer par une organisation qui, en l’absence de celui-ci, ne pourra plus se livrer qu’à une vaine agitation est le nouvel utopisme post-marxiste (Bernstein, chef du révisionnisme social-démocrate disait : la fin n’est rien, le mouvement est tout.)

Nous rappellerons brièvement la série d’organisations qui furent proposées et dont le prolétariat devait, soi-disant, être le garant, mais qui firent au contraire peser sur lui après de dures défaites le joug renforcé du capital.

La superstition de la « commune » locale

Les doctrines anarchistes expriment cette thèse que le mal est le pouvoir central et supposent que tout le problème de la libération des opprimés tient dans la suppression de ce pouvoir. La classe n’est pour l’anarchiste qu’un concept accessoire; ce qu’il veut libérer, c’est l’individu, l’homme, et en cela il fait sien le programme de la révolution libérale et bourgeoise, à laquelle tout ce qu’il reproche est d’avoir instauré une nouvelle forme de pouvoir, sans comprendre que c’était là la conséquence nécessaire du fait qu’il n’a pas eu pour contenu, pour force motrice, la libération de la personne ou du citoyen, mais la conquête par une nouvelle classe sociale de la domination des moyens de production. L’anarchie, le libertarisme (et, si l’on fait une analyse tant soit peu approfondie, le stalinisme, tel qu’il est propagé en Occident) ne sont que le libéralisme révolutionnaire bourgeois classique plus quelque chose d’autre que nous appelons autonomie locale, État administratif, entrée des classes travailleuses dans les organes du pouvoir constitutionnel. Avec de semblables bourdes petites-bourgeoises, le libéralisme (qui en son temps fut une chose réelle et sérieuse) devient une pure illusion castratrice de la révolution ouvrière qui malheureusement y est actuellement enfoncée jusqu’au cou.

Le marxisme est au contraire la négation dialectique du libéralisme économique; il entend non pas le conserver en partie en lui ajoutant des corrections, mais l’écraser dans les institutions qu’il a produites et qui, qu’elles soient locales, ou surtout centrales, ont un caractère de classe. Ce n’est pas par un débordement d’autonomie et d’indépendance, mais par la formation d’une force centrale de destruction dont les formes sont justement le parti et l’État révolutionnaires, et ne peuvent être remplacées par aucune autre, que cette tâche pourra être accomplie.

L’idée de libérer l’individu, la personne, et de les rendre autonomes se réduit à la ridicule formule du réfractaire subjectif ignorant la société et la structure qu’elle fait peser sur lui et qu’il ne peut briser ou dans laquelle il rêve de placer une machine infernale. Tout cela aboutit à l’existentialisme contemporain, à tous égards socialement improductif.

Cette exigence petite-bourgeoise qui naît de la rage du petit producteur autonome exproprié par le grand capital et donc d’une défense de la propriété (qui pour Stirner et autres individualistes purs est « un prolongement de la personne » que l’on doit respecter) s’adapta au grand fait historique de la marche en avant des masses travailleuses dont elle reconnut au cours du temps quelques formes d’organisation. Pendant la crise de la Ie Internationale (après 1870) les anarchistes se séparèrent des marxistes en ce qu’ils niaient encore les organisations économiques et jusqu’aux grèves : dès cette époque Engels établit que syndicat économique et grève ne suffisent pas à résoudre la question de la révolution, mais que le parti révolutionnaire doit les appuyer dans la mesure où, comme l’indiquait déjà le « Manifeste », leur valeur réside dans l’extension de l’organisation prolétarienne vers une forme unique et centrale qui est de nature politique.

Dans cette phase, les libertaires proposent une « commune » révolutionnaire locale assez mal définie puisqu’ils la représentent tantôt comme force en lutte contre le pouvoir constitué et qui affirme son autonomie en rompant tout lien avec l’État Central, tantôt comme forme de gestion de la nouvelle économie. Cette conception est un retour pur et simple à la première forme capitaliste des communes indépendantes de la fin du Moyen-Age en Italie et dans la Flandre Germanique où une jeune bourgeoisie luttait contre l’Empire. Comme toujours, étant donné le développement productif d’alors, c’était un fait révolutionnaire, tandis qu’aujourd’hui ce n’est qu’une répétition vide drapée dans un faux extrémisme. Au cours des cinquante ans où ils la commémorèrent, les anarchistes ont représenté la Commune de Paris de 1871 comme le modèle de ces organismes locaux alors que dans l’analyse autrement profonde et irrévocable de Marx et de Lénine, elle apparaît comme le premier et grand exemple historique de dictature du prolétariat, d’État Central, bien qu’encore limité territorialement, de la classe ouvrière.

Incarné dans la IIIe République de Thiers, l’État capitaliste français avait quitté la capitale sur les arrières de l’armée prussienne pour abattre le Paris prolétarien. Après la résistance désespérée de celui-ci et l’effrayant massacre qui suivit, Marx put écrire que désormais toutes les armées nationales des bourgeoisies étaient liguées contre le prolétariat.

Au lieu de rapetisser la lutte historique de l’échelle nationale à celle de la commune (surtout si l’on pense à une pauvre commune désarmée de la périphérie), le problème était de l’étendre à l’échelle internationale. Sous la IIe Internationale une nouvelle version du socialisme fit son apparition, qui frappa l’esprit inquiet du Mussolini d’avant-guerre lui-même, c’était le communalisme qui voulait construire la cellule de base de la société socialiste en conquérant la commune autonome, non plus hélas, par la dynamite, comme le voulaient les anarchistes, mais au moyen des élections municipales ! Les objections d’alors seraient inutiles aujourd’hui que le développement économique, dont le marxiste sait bien qu’il était inévitable, enserre tous les organes locaux dans un réseau toujours plus inextricable de liens économiques, administratifs et politiques avec le centre : il suffit de penser combien une petite commune rebelle se couvrirait de ridicule si elle voulait construire par ses seules forces une station de télévision ne serait-ce que pour brouiller celle de son pire ennemi l’État Central.

L’idée d’organisations qui grouperaient les travailleurs d’une commune, ou d’une commune qui se déclarerait indépendante politiquement et autarcique économiquement est morte d’elle-même. Mais l’illusion bourgeoise de « l’autonomie » servira encore à abrutir les cerveaux et à lier les mains des militants de la classe ouvrière[1].

Les autres formes d’organisation « immédiate » des travailleurs aboutissant au syndicat de profession et de métier, au syndicat d’industrie et au conseil d’usine auront une histoire plus longue et plus complexe. Dans la mesure où ces formes sont proposées en alternative au parti politique révolutionnaire, l’histoire de leurs mouvements et des doctrines qui de façon plus ou moins désordonnée s’appuyèrent sur eux, coïncide avec l’histoire de l’opportunisme de la Seconde et de la Troisième Internationale. Nous nous limiterons à de brefs rappels, bien que l’ignorance dans laquelle les masses d’Europe sont de cette histoire et des immenses sacrifices des prolétaires du continent qui la jalonnent soit un fait grave et bien qu’il faille qu’elles retrouvent un jour la capacité de tirer les leçons de ces terribles expériences.

L’histoire du localisme et du communisme dit libertaire et anarchiste est l’histoire de l’opportunisme dans la Première Internationale elle-même dont Marx dut se débarrasser tant par la critique doctrinale que par une dure lutte d’organisation contre Bakounine et ses partisans acharnés de France, de Suisse, d’Espagne et d’Italie.

En dépit de l’expérience de la révolution russe elle-même, beaucoup de « gauchistes » et ennemis déclarés du stalinisme considèrent encore les anarchistes comme point d’appui possible. Il était donc nécessaire de rappeler que l’anarchisme fut une première forme de maladie dans le mouvement ouvrier, qu’il fut le précurseur d’autres opportunismes, y compris l’opportunisme stalinien par le fait qu’il déplaça les positions politiques et historiques sur un terrain équivoque propre à attirer aux côtés du prolétariat des couches de moyenne et même de petite bourgeoisie, ce qui a toujours été la source de toutes les erreurs et la cause de toutes les faillites : car le résultat n’a pas été que le prolétariat a conquis la direction des masses populaires mais que le mouvement d’ensemble a perdu tout caractère prolétarien et que le prolétariat a été asservi au capital.

Les marxistes ont dénoncé ce danger dès les premières années, et il est pénible d’entendre certains dire que nous avons aujourd’hui plus d’éléments pour l’affronter que Marx lui-même alors qu’ils comprennent de travers ce qui était déjà bien clair il y a un siècle. Engels avait lui aussi horreur de la version « populaire » de la révolution ouvrière, comme le démontre parmi cent autres passages, la Préface à « La Lutte de Classes en France » :

« Après les défaites de 1849, nous ne partagions nullement les illusions de la démocratie populaire groupée autour des gouvernements provisoires in partibus. Celle-ci comptait sur une victoire prochaine, décisive, une fois pour toutes, du ‹ peuple › sur les ‹ oppresseurs ›, nous, sur une longue lutte, après l’éloignement des ‹ oppresseurs ›, entre les éléments antagoniques cachés précisément dans ce peuple »[2]

Pour la doctrine marxiste, les éléments pour condamner les versions « populaires » actuelles de tous les opportunistes (y compris les petits groupes « quadrifogliaires » et « barbaristes »[3] qui ont récemment dédié aux événements hongrois de longues palinodies dans lesquelles, comme toujours, ils font passer un mouvement « populaire » pour un mouvement de classe) existaient dès cette époque.

Quiconque met le « peuple » à la place de la classe, plaçant la classe prolétarienne avant et au-dessus du parti communiste, croit rendre à celle-ci un suprême hommage alors qu’en réalité il la déclasse et, la noyant dans la confusion populaire, l’immole à la contre-révolution.

Mythe du syndicat révolutionnaire

A la fin du 19e siècle les partis politiques du prolétariat étaient nombreux en Europe et étaient devenus des organisations puissantes. Leur modèle était la « social-démocratie » allemande qui, après une longue lutte contre les lois exceptionnelles et anti-socialistes de Bismarck avait contraint l’État bourgeois du Kaiser à les abolir et qui voyait augmenter ses électeurs et le nombre de ses sièges au Parlement à chaque élection. Ce parti aurait du être le dépositaire de la tradition de Marx et d’Engels, et c’est à quoi est dû son prestige au sein de la Seconde Internationale reconstituée en 1889.

Pourtant, c’est justement au sein de ce parti que s’était développé le nouveau courant appelé révisionniste dont le premier théoricien fut Édouard Bernstein. Ce courant soutenait ouvertement que le développement de la société bourgeoise et ses nouveaux aspects à l’époque de tranquillité sociale et internationale relative qui avait succédé à la grande guerre franco-prussienne ouvraient de « nouvelles voies » au socialisme, diverses de celles que Marx avait indiquées.

Que les jeunes militants ouvriers d’aujourd’hui ne s’en étonnent pas ! Les termes sont exactement les mêmes que ceux de la formule du XXe Congrès russe de 1956 dont tout le monde croit pourtant qu’ils sont récents.

Le révisionniste italien Bonomi, ex-membre du parti socialiste, expulsé en 1912, ex-ministre de la guerre sous Giolitti, et qui, à ce titre, remplit, la mission de faire mitrailler, non pas les fascistes, mais les prolétaires qui combattaient contre eux, et finalement devint un des chefs de la république anti-fasciste, écrivit il y a un demi-siècle un livre intitulé « Les nouvelles voies du socialisme ». Giolitti en tira cette belle phrase que les socialistes avaient mis Marx au grenier. La Gauche Communiste Internationale se relie historiquement à la fraction de gauche qui, dans ces lointaines années, lui répondit en donnant à son journal le titre de « La Soffitta » (Le grenier).

Les révisionnistes soutenaient que dans la nouvelle situation de l’Europe et du monde capitaliste, la lutte insurrectionnelle, l’emploi de la violence armée, la conquête révolutionnaire du pouvoir politique, étaient inutiles, et ils écartèrent complètement la thèse centrale de Marx : la dictature du prolétariat.

A la place de cette « vision catastrophique » ils mirent l’action légale et électorale, l’action législative et parlementaire et on alla jusqu’à voir des élus socialistes participer aux ministères bourgeois (possibilismes, millerandisme) afin de promulguer des lois favorables au prolétariat. Pourtant les congrès internationaux d’avant la première guerre mondiale avaient toujours condamné cette tactique et déjà à cette époque les collaborationnistes à la Bonomi avaient été expulsés du parti mais non les Bernstein ou, en Italie, les Turati. Une vague de défiance à l’égard de la forme du parti politique qui donnait beau jeu aux critiques anti-marxistes et anarchistes succéda à cette dégénérescence non seulement de la doctrine mais de la politique des partis socialistes, sur laquelle nous ne pouvons pas nous étendre plus longtemps ici. Dans un premier moment, seuls des courants moins importants numériquement se placèrent sur le terrain de la lutte contre le révisionnisme pour la défense de la doctrine originelle du marxisme (radicaux en Allemagne, révolutionnaires intransigeants en Italie et ailleurs « durs », « étroits », « orthodoxes » etc…).

Ces courants auxquels correspond, pour la Russie, le bolchevisme avec Plekhanov (qui finit aussi mal que l’allemand Kautsky pendant, la guerre), et Lénine ne cessèrent pas un instant de revendiquer la forme parti et (seul Lénine le fit clairement pour ce second point) la forme État, c’est à dire la forme dictature. Mais pendant une dizaine d’années peut-être une autre école mena la lutte contre le révisionnisme social-démocrate. Ce fut le syndicalisme révolutionnaire, dont le chef théorique fut Georges Sorel, mais dont les origines remontent certainement plus loin. Ce courant fut fort dans les pays latins. Il lutta tout d’abord au sein des partis socialistes sous forme de fractions qui en sortirent ensuite soit en conséquence des vicissitudes de la lutte, soit par cohérence à l’égard de leur doctrine qui excluait le parti des organes de la révolution de classe.

La forme première de l’organisation prolétarienne était pour eux le syndicat économique qui devait non seulement mener la lutte de classe pour défendre les intérêts immédiats des ouvriers, mais aussi se préparer, sans se subordonner à aucun parti politique, à diriger la guerre révolutionnaire qui abattrait finalement le système capitaliste.

Les soréliens et le marxisme

L’analyse des fondements et de l’évolution de cette doctrine telle qu’on les trouve chez Sorel et dans les différents groupes qui se sont ralliés à lui dans divers pays, nous conduirait trop loin. Ici nous nous proposons simplement d’établir un bilan historique succinct de ce courant et de traiter la perspective très discutable qu’il avait d’une société non capitaliste future.

Sorel et nombre de ses partisans, même en Italie, déclarèrent au début qu’ils étaient les véritables continuateurs de Marx contre le travestissement pacifique et évolutionniste que lui avait fait subir les révisionnistes légalitaires. Pourtant, ils furent finalement obligés d’admettre qu’ils représentaient une autre sorte de révisionnisme qui, à première vue pouvait sembler de gauche tandis que l’autre était de droite, mais qui en réalité remontait aux mêmes origines et présentait les mêmes dangers que ce dernier.

Ce que Sorel disait retenir de Marx était l’emploi de la violence et le heurt de la classe prolétarienne contre les institutions et le pouvoir bourgeois, et par dessus tout contre l’État. Il montrait ainsi qu’il restait fidèle à la critique de Marx selon laquelle l’État contemporain issu de la révolution libérale, dans ses formes démocratiques et parlementaires, ne cesse pas d’être l’organe caractérisé de défense des intérêts de la classe dominante dont le pouvoir ne peut être abattu par les voies constitutionnelles. Les soréliens revendiquèrent l’action illégale, l’usage de la violence, la grève générale révolutionnaire, qui représentait le maximum de leur idéal, à une époque où la majorité des partis socialistes répudiaient ces mots d’ordre avec la dernière énergie.

La grève générale sorélienne dans laquelle culmine la théorie de « l’action directe »(c’est à dire sans intermédiaires légalement élus entre prolétariat et bourgeoisie) était conçue comme une grève simultanée de tous les métiers ouvriers de toutes les villes d’un État et même de tous les États, ce dont il n’y eut pas d’exemples. En réalité, l’insurrection des syndicalistes gardait la forme et les limites d’une action d’individus ou tout au plus de groupes sporadiques, et elle ne se haussait pas au niveau d’une action de classe. Cela est dû à son horreur d’une organisation politique révolutionnaire qui ne peut pas ne pas avoir aussi des formes militaires et, après la victoire, étatiques (État prolétarien, dictature); en effet tout comme les bakouniniens de trente ans auparavant, les soréliens ne veulent ni parti, ni État, ni dictature. La grève générale nationale victorieuse coïncide (le même jour) avec l’expropriation (notion de la grève expropriatrice), et la vision sorélienne de passage d’une forme sociale à une autre est aussi nébuleuse et changeante qu’elle fut décevante et anachronique.

En 1920, alors que l’enthousiasme pour Lénine, la forme parti, la conquête centrale du pouvoir et la dictature expropriatrice était à son comble en Italie, le mot d’ordre faussement extrémiste de grève expropriatrice fut introduit dans les milieux maximalistes et ordinovistes; ce fut une des nombreuses occasions où les marxistes durent étriller impitoyablement ces Messieurs, sans craindre d’être accusés d’étouffer le mouvement des masses.

Sorel et toutes ces tendances qui étaient en substance ses épigones se plaçaient en dehors du déterminisme marxiste; le jeu des interactions entre sphère économique et politique reste pour eux lettre morte; individualistes et volontaristes, ils voient tout d’abord dans la révolution un impossible acte de conscience et seulement ensuite un acte de force. Ils renversent le marxisme sur la tête, comme Lénine l’a montré dans « Que faire ? ». Considérant que la conscience et la volonté jaillissent dans le for intérieur de l’individu, ils font table rase de l’État bourgeois, de la division en classes et de la psychologie de classe. Ils ne comprennent pas l’alternative : dictature capitaliste ou communiste, et ils en sortent par la seule voie historique possible : en rétablissant la première. Quant à savoir s’ils le font consciemment ou non, c’est un problème qui est tout pour eux, mais qui pour nous est zéro.

Il ne nous intéresse pas de suivre plus longtemps Georges Sorel dans son évolution logique : idéalisme, spiritualisme, retour au sein de l’église catholique.

L’épreuve de la guerre mondiale

Nous ne pouvons certainement pas faire ici une histoire critique du désastre qui frappa le mouvement socialiste en août 1914 lors de l’éclatement de la première guerre mondiale. Nous nous demanderons seulement si les partis politiques furent seuls touchés et si les organisations syndicales et les idéologues de l’école syndicaliste qui ne voulaient pas s’appeler un parti mais qui l’étaient en fait, avec une base de classe petite-bourgeoise en dépit de leur désir superstitieux de pureté ouvrière, ne firent pas eux aussi la même faillite. Ceux-ci constituaient alors, comme du reste les anarchistes l’ont toujours fait plus ou moins, des « groupes » mal définis qui se déclaraient apolitiques, anti-électoraux, anti-parlementaires, anti-parti. Nous avons des exemples tout récents montrant comment cette pudeur à l’égard du parti et de la politique révolutionnaire finit toujours par permettre à ces regroupements instables et relâchés de séjourner dans les partis opportunistes bourgeois et de faire des campagnes électorales pour de vulgaires traîtres. Autonomie avant tout ! Il est indiscutable que les plus grands partis socialistes d’Europe nous firent alors assister à une honteuse banqueroute : c’est d’ailleurs de là que partit toute la restauration du marxisme révolutionnaire réalisée au temps de Lénine. Rappelons que ce dernier resta inapprochable, même de sa compagne, pendant trois semaines, qu’il foulait aux pieds les journaux, ne pouvant croire à la nouvelle de la trahison socialiste et tournait comme un ours en cage dans sa petite chambre de Suisse. Nous ne changeons rien à ce que nous avons toujours dit et fait contre les parlementaires traîtres qui avaient voté les crédits de guerre et étaient entrés dans les gouvernements d’union sacrée; mais en Italie, avec l’avantage de neuf mois de retard, une mêlée se déclenche pour empêcher la défection des chefs du parti à quelques jours de la mobilisation. La direction du parti tenait bon, et bien qu’en majorité réformiste et opposé à la grève générale nationale, le groupe parlementaire s’engagea à voter contre les crédits de guerre et le gouvernement, et il vota effectivement contre à l’unanimité. Ceux qui eurent la position la plus défaitiste furent les chefs de la Confédération Générale du Travail dont nous dûmes démasquer le sabotage contre la proposition de grève; ils disaient craindre qu’elle échouât – en réalité et pour des motifs de patriotisme bourgeois, ils craignaient qu’elle réussit.

Mais dans tous les pays, ce furent les grandes centrales syndicales qui remorquèrent le parti politique sur la voie de l’union sacrée. Ce fut le cas en France, en Allemagne et en Autriche. En Angleterre, le monstre de tous les temps, le grand champion de l’anti-révolution : le Labour Party auquel les trade-unions (c’est-à-dire les syndicats économiques) sont affiliées passa unanimement du coté de la guerre, tandis que le petit parti socialiste britannique prenait une attitude d’opposition.

Les critiques soréliens du parlementarisme en avaient à juste titre dénoncé bien des hontes, mais ils n’avaient pas pensé que les députés ouvriers qui hantaient les anti-chambres de l’administration bourgeoise y étaient poussés par les organisateurs syndicaux qui voulaient pouvoir rapporter des concessions matérielles à leurs associés. La trahison ou la vilenie des chefs révolutionnaires n’est pas l’origine, mais une manifestation inséparable de l’opportunisme, dont la faillite de 1914 est l’exemple le plus classique. L’opportunisme est un fait social, un compromis entre les classes qui s’étend en profondeur, et ce serait folie de l’ignorer. Le capitalisme proposa un pacte aux ouvriers industriels exemptés du service militaire. Si en Italie le syndicat des cheminots s’opposa à la Confédération Générale du Travail sur la question de la grève, dans laquelle ses membres risquaient pourtant de perdre leur sursis, ce fut parce qu’il avait une force politique et du fait des liens qui existaient ouvertement entre cet Organisme ouvrier combatif et l’aile extrémiste du parti marxiste. Dans la crise de 1914, comme dans toutes les autres crises analogues quoique moins retentissantes, les syndicats économiques furent des boulets de plomb aux pieds des partis de classe. On en rejette généralement la faute sur les cercles dirigeants, mais il faut reconnaître que les syndiqués ne surent pas davantage éliminer ceux-ci que les militants de parti leurs chefs, ou les électeurs socialistes leurs députés, sinon après de longues années de lutte. Les soréliens n’avaient pas prévu cet ensemble de faits évidents quand ils proposaient comme remède au révisionnisme de boycotter les partis et de se réfugier dans les syndicats ouvriers.

Ce fut encore pire en France et en Italie où certaines confédérations syndicales étaient sous l’influence du courant anarcho-syndicaliste. En France ce dernier était même majoritaire et son secrétaire Jouhaux, sorélien jusqu’à la moelle, était un ennemi du parti et de son groupe parlementaire. Toutefois ce n’est pas le seul Jouhaux qui suivit la politique patriotarde des députés socialistes, mais toute son organisation et les masses qu’elle groupait, à l’exception de minorités absolument négligeables au début. Il en fut de même pour le fameux Gustave Hervé, chef des anti-militaristes européens, directeur de la « Guerre Sociale », organisateur du « citoyen-browning », ou citoyen-révolver qui, autrefois, s’était engagé à « planter le drapeau tricolore dans le fumier » : à l’éclatement de la guerre son journal prit le titre de « La Victoire » et déclencha la campagne la plus venimeuse de « haine aux boches »; puis, lui-même, alla s’engager, « dans le fumier » qui était bien digne de lui.

Il ne sortit donc rien de mieux des rangs soréliens que de ceux du parti S.F.I.O. qui, en fait de marxisme, ne valait même pas, déjà à cette époque, trois sous de fausse monnaie. Les syndicalistes « anti-parti » firent la même fin que les Guesde et les Cachin, dont le second, qui fut communiste à une époque plus récente et, après une parenthèse hitlérienne, anti-fasciste-résistant, partit alors en Suisse pour offrir au journal de Mussolini l’argent de l’État français.

En Italie, existait à côté de la Confédération Générale du Travail une « Union Syndicale Italienne ». Pour imbibée qu’elle fut de bas réformisme, jamais la première n’adhéra à la politique de guerre. Les syndicalistes anarchistes au contraire se scindèrent en deux unions syndicales : l’une contraire à la guerre, l’autre, avec De Ambris et Corridoni, interventionniste déclarée.

Le parti, lui, sortit plus honorablement de l’épreuve : lorsque Mussolini en sortit en Octobre 1914 aucune voix ne s’éleva, à la séance d’expulsion de la section de Milan, pour le défendre.

En ce qui concerne les anarchistes, il sera suffisant de rappeler que leur grand pontife (après la mort de Bakounine), le Russe Pierre Kropotkine se solidarisa de la manière la plus outrée avec la politique de guerre du tsarisme.

L’organisation d’usine

La proposition de renoncer au parti politique prolétarien pour reporter le centre de gravité de la lutte révolutionnaire sur le syndicat de métier comportait tout d’abord l’abandon total des bases théoriques de la doctrine marxiste. Elle ne pouvait être faite que par des gens qui en avaient abjuré le credo philosophique et économique, comme finirent par le faire les soréliens et comme les bakouniniens l’avaient fait d’emblée.

Par ailleurs, dans son bilan historique, elle montra qu’elle était privée de tout fondement. Le raisonnement selon lequel le syndicat serait supérieur au parti parce que dans les partis peuvent entrer des éléments n’ayant pas une origine purement prolétarienne, qui finissent par occuper des postes dirigeants – ce qui ne serait pas possible dans les syndicat – est réduit à néant par les exemples historiques les plus éclatants.

L’étroitesse de l’horizon syndical, si on le compare à l’horizon politique, réside dans le fait que le premier a une base non pas de classe, mais à peine de catégorie et qu’il se ressent de la séparation ridicule qui, au moyen-âge, existait entre les métiers. La transformation ultérieure du syndicat de métier (ou professionnel) en syndicat d’industrie ne représente pas un pas en avant. Dans cette forme, un menuisier travaillant dans une usine d’automobiles par exemples, fera partie de la fédération des métaux et non de celle du bois. Mais les deux formes ont ceci de commun que le contact entre leurs membres ne s’établit que sur les problèmes d’un secteur étroit de production, et non sur tous les problèmes sociaux. La synthèse des intérêts des groupes prolétariens professionnels et industriels locaux ne se fait que par l’intermédiaire des fonctionnaires des organisations.

C’est donc seulement dans l’organisation du parti que peut être surmontée l’étroitesse des intérêts de professions et de secteurs productifs puisqu’elle ignore ces divisions.

Après la première guerre mondiale, tout le monde avait compris que la trahison à la cause socialiste n’était pas seulement le fait des groupes parlementaires et des partis mais aussi des grandes organisations syndicales. Cela a incité beaucoup à surestimer une forme d’organisation immédiate des prolétaires industriels : le conseil d’usine.

Ceux qui théorisaient ce système prétendaient qu’il était capable plus qu’aucun autre d’exprimer la fonction historique de la classe travailleuse moderne, et ceci sur un double plan. Tout d’abord, la défense des intérêts des ouvriers contre le patron passait selon eux du syndicat au conseil d’usine, relié aux autres dans le « Système des conseils » par localités, régions et nations, et aussi par secteur d’industrie. En outre, une nouvelle revendication faisait son apparition : celle du contrôle de la production et, à échéance plus lointaine, de sa gestion. Les conseils auraient eu à intervenir non seulement dans la question des conditions faites à l’ouvrier par l’entreprise (salaires, horaires, etc…) mais aussi dans les opérations technico-économiques jusqu’alors laissées à la décision de l’entreprise : programmes de production, achats de matières premières, destination des produits. On se proposait une série de conquêtes dans cette direction qui avaient pour but la gestion ouvrière totale, c’est à dire l’élimination, l’expropriation effective des patrons.

Cette vision qui pouvait sembler séduisante au premier abord fut tout de suite regardée comme trompeuse par les marxistes révolutionnaires, du moins en Italie. En effet la question du pouvoir central restait en dehors de cette perspective puisqu’elle admettait la coexistence de l’État bourgeois et d’un contrôle ouvrier développé (premier exemple de coexistence du loup et de l’agneau !) et même d’une gestion ouvrière s’exerçant sur un certain nombre d’entreprises ou de groupes d’entreprises.

Il ne s’agissait là que d’un nouveau révisionnisme, d’une édition plutôt aggravée qu’améliorée du réformisme. En effet, dans cet hypothétique système des conseils, le plan social de la production et de l’économie (que les révisionnistes confiaient à un État politique acquis à la classe ouvrière par des moyens pacifiques) s’évanouissait dans la multitude des gestions locales.

Il est facile d’établir théoriquement que ce nouveau système était aussi anti-marxiste que le syndicalisme sorélien. Nous voyons en effet qu’il élimine du drame révolutionnaire les personnages parti de classe et État de classe – qui lui sont suspects – de la même façon que ce dernier. Les révisionnistes classiques, eux, se limitaient à saboter ouvertement la violence de classe et la dictature de classe sous l’aspect formel. Dans les deux cas c’est en substance la révolution et le socialisme qui s’en vont.

Continuant pendant des décades encore après les soréliens à partager leur méfiance banale à l’égard des deux formes parti et État, on est arrivé à confondre le « contenu du socialisme » avec ces deux postulats : contrôle ouvrier sur la production, gestion ouvrière de la production. Et on voudrait faire passer cette camelote pour le nouveau marxisme !

Marx n’a-t-il pas dit ce qu’était le « contenu du socialisme ? ». Marx n’a pas répondu à une question aussi métaphysique. Le contenu d’un récipient est aussi bien l’eau que le vin ou qu’un liquide ignoble. En tant que marxistes nous pouvons seulement nous demander quel est le processus historique qui mène au socialisme, quels seront les rapports entre les hommes dans ce socialisme, c’est-à-dire dans une société qui ne sera plus capitaliste. Sous ce double aspect, c’est pure sottise de répondre : contrôle de la production dans l’usine, gestion de l’usine ou encore, ce que l’on ajoute souvent, autonomie du prolétariat.

Le processus historique qui, à partir d’une société pleinement capitaliste et industrielle conduit au socialisme, nous le voyons depuis un siècle déjà de la façon suivante : formation du prolétariat; organisation du prolétariat en parti politique de classe; organisation du prolétariat en classe dominante. C’est seulement alors que commencent le contrôle et la gestion de la production, non pas dans l’usine, ni par le conseil du personnel, mais dans la société et par l’État de classe dirigé par le parti de classe.

Si la recherche risible du « contenu » concerne la société pleinement socialiste, les formules de contrôle ouvrier et gestion ouvrière perdent à plus forte raison toute signification. Dans le socialisme, la société n’est plus divisée en producteurs et non producteurs, parce que ce n’est plus une société divisée en classe. Si l’on veut user de cette sotte expression le « contenu du socialisme » ne sera pas l’autonomie du prolétariat, mais sa disparition c’est-à-dire la disparition du salariat, de l’échange, même du dernier, celui qui s’effectue entre monnaie et force de travail, disparition enfin, de l’entreprise. Il n’y aura rien à contrôler ni à gérer, personne face à qui réclamer l’autonomie. Ces idéologies démontrent seulement, chez ceux qui les adoptent, une impuissance théorique et pratique à lutter pour une société qui ne soit pas une mauvaise copie de la société bourgeoise. Ce que de tels gens réclament, c’est leur propre autonomie à l’égard d’une tâche ardue à l’égard du parti de classe, à l’égard de la dictature révolutionnaire. Marx jeune, encore tout imprégné de formules hégéliennes (en lesquelles ces gens croient encore aujourd’hui) aurait répondu que celui qui cherche l’autonomie du prolétariat, trouve l’autonomie du bourgeois, éternel modèle de l’homme (voir question juive).

Histoire du « socialisme d’entreprise »

Les Conseils des ordinovistes italiens ont des précédents dans les pays anglo-saxons. Leurs ancêtres sont les vieilles guildes de métier qui ne sont pas nées de la lutte contre un patron bourgeois, mais de la guerre contre d’autres guildes et contre des formes seigneuriales et terriennes.

Le mot d’ordre de « conquête de l’usine » est apparu en même temps que, de premier chapitre de la révolution prolétarienne européenne, la révolution russe se voyait travestie en lutte des paysans pour la « conquête de la terre ». On établissait ainsi un parallèle bien superficiel, et pourtant c’est par ces voies que l’on s’écarta et que l’on s’écarte encore de la voie maîtresse de la conquête du pouvoir et de la société.

Lénine a liquidé ce problème pour la Russie dans la question agraire et dans la question industrielle[4]. Syndicalistes et anarchistes du monde entier retirèrent leurs sympathies à la révolution russe quand ils comprirent que le « contrôle ouvrier et paysan »(sur lequel même aujourd’hui, on spécule en le falsifiant) dérivait de la position marxiste de contrôle de pouvoir, et ne concernait que des entreprises que l’État russe ne couvait pas encore exproprier.

Les tentatives de gestion autonome des usines durent être réprimées, quelquefois par la force, pour éviter des désastres économiques et des absurdités qui auraient été antisocialistes dans leurs effets politiques et militaires, dans leur incidence sur la guerre civile.

Le parti dissipa rapidement la confusion entre l’État des Conseils ouvriers, organes territoriaux et politiques, et la fiction ordinoviste de l’État des conseils d’entreprise, dont chacun est autonome dans la gestion de sa propre usine. A cet égard il suffit de lire les thèses du IIe Congrès de l’Internationale Communiste sur les syndicats et conseils de fabrique, qui définissent la tâche de ces organes avant et après la révolution. La clé de la solution marxiste se trouve dans la pénétration de l’un et de l’autre de ces organismes par le parti révolutionnaire, et dans leur subordination (tout le contraire de l’autonomie !) à l’État révolutionnaire.

Dans cette question il est intéressant de rappeler l’expérience italienne. En 1920, se produisit le célèbre épisode de l’occupation des usines. Manifestement mécontente du lâche comportement des grands syndicats confédéraux et poussés par la situation économique et par l’offensive patronale qui avait succédé à la première euphorie de l’après-guerre, les ouvriers se barricadèrent dans les usines après en avoir expulsé les dirigeants, les mirent en état de défense, et tentèrent dans de nombreuses localités de continuer le travail dans ces conditions, et parfois même de disposer commercialement des produits manufacturés.

Si alors, en Septembre 1920, le prolétariat italien avait eu un parti révolutionnaire fort et décidé, ce mouvement aurait pu avoir des développements grandioses; au contraire, le parti socialiste était en pleine crise après le Congrès unitaire de Bologne en 1919 qui avait suivi la retentissante victoire électorale (150 députés au parlement) et alors que se développait l’opposition du faux extrémisme représenté par les « maximalistes » de Serrati, cette crise ne devait être résolue qu’en Janvier 1921 avec la scission de Livourne.

Pendant l’occupation des usines, on se remit toujours des décisions à prendre, sur des rencontres hybrides entre dirigeants du parti (dont quelques organisations périphériques étaient disputées entre les différentes tendances), parlementaires socialistes, et chefs de la Confédération du Travail. C’est en vain que la Gauche soutint que seul le parti devait affronter les problèmes de la lutte politique ouvrière et donner des mots d’ordre, et qu’aussi bien les députés que les membres du syndicat n’avaient qu’à les appliquer en tant que membres du parti, puisqu’il s’agissait d’actions à l’échelle nationale et ouvertement politiques.

De l’autre côté, on se livra à une orgie de positions faussement extrémistes qui prouvèrent combien le manque de solides bases doctrinales dans le parti pouvait être ruineux. On confondit le généreux mouvement d’occupation des usines avec la constitution de soviets de conseils ouvriers en Italie; et ceux-là même qui s’opposaient au mot d’ordre de conquête du pouvoir parlèrent de proclamer cette constitution. On oubliait les positions pourtant bien nettes de Lénine et des congrès mondiaux, dans lesquels les soviets n’étaient pas des organismes susceptibles de coexister avec l’État traditionnel, mais surgissant d’une lutte ouverte pour le pouvoir et visant, quand le vieil État vacille, à se substituer à ses organes exécutifs et législatifs bourgeois. Dans la confusion générale et dans l’absurde collaboration qui s’établit entre révolutionnaires et légalitaires, le mouvement italien était nécessairement voué à l’impuissance.

Le chef bourgeois Giolitti eut une vision beaucoup plus claire des choses. Même sous l’angle constitutionnel, il aurait pu expulser les ouvriers par la force armée, mais il se garda bien de le faire en dépit des incitations des forces de droite et du fascisme naissant. Les ouvriers et leurs organisations ne montraient aucune intention de sortir armés des usines qu’ils occupaient, pratiquement inertes, pour attaquer les forces bourgeoises et tenter d’occuper les centres de l’administration et de la police. Giolitti pensa que la faim les ferait finalement sortir de la position insoutenable dans laquelle ils s’étaient mis. Il ne fit pratiquement pas tirer un seul coup de fusil, mais le mouvement finit misérablement, et bien vite dirigeants et patrons capitalistes rentrèrent en possession des usines, dans les mêmes conditions qu’avant, après un nombre négligeable d’incidents. La bourrasque était passée sans apporter aucun dérangement sérieux au pouvoir et aux privilèges de classe.

Toute l’histoire de ces années d’après-guerre en Italie démontre clairement comment la lutte prolétarienne est vouée à la faillite, même dans des conditions favorables, quand un parti révolutionnaire capable de poser la question du pouvoir de façon radicale fait défaut. Et toute l’histoire du fascisme démontre la même chose. Cette banqueroute a été la banqueroute théorique de la formule qui veut substituer à la révolution visant au contrôle politique de la société, à l’assaut contre l’État bourgeois et à l’instauration de la dictature prolétarienne, l’illusion mesquine du contrôle et de la conquête de l’entreprise productrice par les ouvriers organisés en conseils d’usine regroupant tout le personnel, sans tenir compte d’aucunes directives politiques ni d’appartenance de parti.

Le courant italien de l’ordinovisme[5] n’alla pas alors jusqu’à soutenir l’inutilité du parti, parce que l’évolution de la IIIe Internationale la conduisait à converger sur la tactique de contacts avec les partis ouvriers même réformistes et opportunistes et parce que son idéologie était celle d’un front unique de classe entre ouvriers industriels et petits-bourgeois. Mais les événements ultérieurs et l’histoire du triomphe de l’opportunisme en Italie et dans l’Internationale montrèrent combien la doctrine du conseil ouvrier se suffisant à lui-même (et à la cause révolutionnaire) était un dangereux point de départ, ainsi que l’illusion selon laquelle le passage de l’entreprise isolée des mains du patron dans celles du personnel suffirait à assurer la victoire du communisme, indépendamment de la question générale de la nouvelle organisation de toute vie humaine, qui rompra avec le vieux schéma de production auquel les organismes syndicaux et d’entreprise sont attachés, pour le bouleverser ensuite de fond en comble.

Vain retour à des formules vides

A chaque nouvelle vague de régression que la grande tragédie russe nous a présentée et nous présente, on voit se succéder les tentatives de rendre vie à des formes d’organisation prolétarienne différentes de celles sur lesquelles les grands pionniers de la révolution d’Octobre s’appuyèrent pour marcher à la tête de l’assaut prolétarien de la fin de la première guerre mondiale : le parti politique et la dictature prolétarienne. Aucune construction théorique et pratique utile à une grande reprise du mouvement de classe ne sortira jamais de cette défiance timorée à l’égard des formes d’organisation indispensables au bouleversement historique du rapport de domination de classe, c’est-à-dire du parti et de l’État. L’objection puérile se réduit toute entière à la conviction que la « nature humaine » est condamnée à détourner l’exercice du pouvoir des fins pour lesquelles il avait été instauré et pour la défense desquelles la classe avait donné mandat à la « hiérarchie »(le mot est exact) au profit de l’intérêt et de la vanité individuels des éléments occupant des charges dans le Parti ou l’État.

Le marxisme consiste à démontrer qu’une telle fatalité n’existe pas et que les actions des individus dépendent des forces engendrées par des intérêts généraux, surtout quand il s’agit non pas d’individus quelconques agissant parallèlement à d’autres comme de simples molécules de la masse, mais d’éléments portés par la dynamique sociale aux positions-clef, aux points cruciaux de la lutte historique.

Ou nous lisons l’histoire en marxistes, ou bien nous sommes condamnés à retomber dans les masturbations de la scolastique, qui explique traditionnellement les plus grand événements, soit par les manœuvres du monarque qui prétend les présenter comme l’effet d’une cause efficiente qui serait la transmission de la couronne à l’héritier, à la lignée, soit par les exploits du condottiere que le désir d’être immortalisé devant la postérité suffirait à rendre capable de n’importe quoi. Selon nous, il ne peut exister pour l’individu de lien entre une prévision consciente, une volonté active d’une part et de l’autre un résultat direct modelant la société et l’histoire; et c’est vrai non seulement pour le pauvre individu-molécule perdu dans le magma social, mais surtout pour la tête couronnée, le porteur de sceptre, le personnage revêtu de charges, d’honneurs et portant des titres hérités et un nom aux initiales en majuscules. C’est justement celui-là qui ne sait pas ce qu’il veut et qui n’obtient pas le résultat qu’il escomptait; c’est justement à lui que, si on nous passe l’image, le déterminisme historique réserve le plus de coups de pied au derrière. Bref, si l’on accepte notre doctrine, c’est le chef qui assume au maximum la fonction de marionnette de l’histoire.

On doit étudier la succession des révolutions comme la succession des défaites de modes de production dépassés. Les combattants révolutionnaires apparaissent alors comme des forces suscitées par la déterminante qui pousse la société à un plus grand bien être. Dans la phase dynamique de la transformation sociale, ils font en règle générale les plus grands sacrifices aux premières lignes de la bataille, sacrifice de leur « carrière politique » autant que de leur vie, car ils obéissent aux forces encore inconnues qui accompagnent l’enfantement historique de la forme sociale de demain.

Dans la phase historique finale de chacune de ces formes par contre, cette dynamique sociale s’altère parce qu’une autre, opposée, est en train de surgir. Ce sont alors les égoïsmes personnels, le « je m'en foutisme » généralisé des individus, la corruption grossière, qui tendent à assurer la défense et la conservation de la forme traditionnelle, comme le prouve l’exemple des exacteurs de toutes les époques, des prétoriens, des courtisans et des prélats débauchés d’Ancien régime, et enfin des vils bureaucrates de l’affairisme bourgeois d’aujourd’hui.

Pourtant, même dans ces périodes de cynisme et d’indifférentisme, la défense de la forme capitaliste contre la chute est encore assurée par le réseau des organismes d’État et par les partis politiques de la classe dominante eux-mêmes qui dans bien des tournants historiques ont montré que, contre la révolution, ils savent s’organiser solidement en une force unique; dans l’Allemagne et l’Italie fasciste sans doute, mais aussi dans l’Angleterre, l’Amérique et la Russie contemporaines, si on sait regarder un peu au-delà de l’hypocrisie de surface; et ils nous ont montré entre autres choses comment ils osent venir nous voler le pouvoir subversif que nous tirons de notre science de la géologie des sous-sols historiques. Et c’est nous, justement nous qui devrions être lâches au point de renoncer à la force irrépressible que nous possédons en propre en même temps qu’à la forme qu’elle devra nécessairement revêtir, celle du parti révolutionnaire et de l’État de fer de la dictature ? Naturellement ceux-ci seront constitués par des hommes (et même certains d’entre eux seront attachés à des fonctions définies); mais ceux-ci prouveront que loin de procéder par manœuvres, par intrigues secrètes et par surprise, ils obéissent rigoureusement aux impératifs dictés par le devenir historique aux organes de la révolution irréversible en train de bouleverser les formes économiques et sociales.

Proposer de chercher dans des organismes autres que le parti des garanties contre la dégénérescence d’un chef ou d’un individu chargé d’une fonction quelconque, c’est démontrer qu’on a renié toute notre doctrine marxiste et rien d’autre.

En effet le réseau des « chefs » et des « responsables » de ces organismes n’est pas différent de celui du parti. En général pas plus que ce dernier, il n’est formé exclusivement d’ouvriers. C’est même un aspect douloureux de l’expérience historique d’avoir clairement montré que de l’ouvrier qui a quitté le travail pour occuper une charge syndicale ou de l’élément provenant de couches non prolétariennes, le plus enclin à trahir sa classe est généralement le premier. Il y a des milliers d’exemples de ce fait.

Tout ce bavardage sur les « garanties » est généralement présenté comme le moyen d’établir un lien plus étroit avec les « masses ». Qu’est ce que les masses ? Cela peut être deux choses. Tout d’abord la classe encore privée d’énergie historique, c’est à dire sans un parti qui l’entraîne sur sa voie révolutionnaire, bref la classe considérée seulement du point de vue de sa sujétion, des chaînes qui la lient à l’organisation sociale bourgeoise. Ou bien, dans certaines situations historiques, les masses débordant quantitativement la classe ouvrière parce quelles englobent des couches semi-prolétariennes. Ces situations peuvent appartenir à deux périodes historiques différentes qu’il faudra bien distinguer et tout ce qui précède se résume dans cette distinction.

Quand la révolution bourgeoise était encore à faire et qu’il s’agissait d’abattre les formes féodales (par exemple en 1917 en Russie) ces couches du « peuple »(qui n’était pas encore le prolétariat) contenaient des forces dirigées contre le pouvoir d’État et les sommets de la société à un moment révolutionnaire décisif, ces couches pouvaient s’ajouter au prolétariat, non seulement pour en augmenter l’effectif numérique, mais pour lui adjoindre un nouveau potentiel révolutionnaire utilisable dans la phase de transition, à la condition qu’existât le parti de la dictature ouvrière (dont l’hégémonie devait être garantie par sa liaison avec le prolétariat mondial) possédant une claire vision historique et une puissante organisation autonome.

Une fois épuisé l’élan révolutionnaire anti-féodal ces masses qui entourent le prolétariat révolutionnaire deviennent réactionnaires à l’égal de la grande bourgeoisie, et même beaucoup plus qu’elle. Toute tentative de se lier avec elles est de l’opportunisme, et revient à détruire la force révolutionnaire, à se solidariser avec la conservation capitaliste. Cette appréciation vaut aujourd’hui pour tous les pays de race blanche.

Dans leur course précipitée au reniement de toute politique révolutionnaire, les opportunistes russes d’aujourd’hui n’ont pas encore, il est vrai, jeté à la ferraille la forme parti, mais à chaque étape de leur marche à reculons ils se justifient par l’autorité des masses dont ils vantent l’appui quand cela leur convient. Nous n’avons pas besoin d’une autre preuve à posteriori et historique de l’inconsistance complète de cette vieille recette trompeuse, ni du fait que c’est elle qui est à la base de la liquidation du parti révolutionnaire

Notes :
[prev.] [content] [end]

  1. Il est utile de prouver que les idées ici soutenues appartiennent à la tradition classique du marxisme. Nous voulons le faire en nous servant d’un passage contenu dans la lettre de Marx à Engels du 20 Juin 1866; la guerre dont il s’agit dans la lettre est la guerre entre la Prusse et l’Autriche-Hongrie; l’Italie est alliée de la première. Le passage est important à propos de l’appréciation marxiste des guerres de formation des nations européennes dont la phase n’était pas encore close alors; mais aujourd’hui, il est encore plus actuel lorsque Marx d’une façon vraiment prophétique se moque de l’idée que la société nouvelle réalisée dans une petite nation puisse jouer le rôle de modèle pour le monde entier. Ce que l’on disait-alors du modèle français nous le répétons aujourd’hui pour le modèle russe.
    « Hier il y a eu au Conseil International débat sur la guerre actuelle. La séance avait été annoncée, et la salle était bondée. Messieurs les Italiens nous avaient également envoyé de nouveaux délégués. La discussion, comme il fallait s’y attendre, se limita à la question des nationalisations et à la position que nous devons adopter vis-à-vis de cette question. Les débats furent renvoyés à mardi prochain.
    Les Français, venus en très grand nombre, donnèrent libre carrière à l’antipathie cordiale qu’ils éprouvent envers les Italiens.
    D’ailleurs les représentants (non ouvriers) de la ‹ Jeune France › déclarèrent que toute nationalité et les nations elles-mêmes sont des préjugés surannés. C’est du Stirnérianisme proudhonisé. Décomposer tout en petits groupes ou communes, qui forment à leur tour une association, mais pas d’État. Et cette individualisation de l’humanité, ainsi que le ‹ mutualisme › qui y correspond s’opéreront de la façon que voici : l’histoire s’arrêtera dans tous les pays et le monde entier attendra que les Français soient mûrs pour faire une révolution sociale. Alors ils feront les premiers l’expérience et le reste du monde, entraîné par la force de leur exemple, fera la même chose. C’est tout à fait ce que Fourrier attendait de son phalanstère modèle. Au reste ce sont tous des réactionnaires qui chargent la question sociale des superstitions de l’Ancien Monde.
    Les Anglais éclatèrent de rire quand je commençai mon discours en faisant remarquer que notre ami Lafargue, etc…qui avait supprimé les nationalités, nous avait harangué en français, c’est à dire dans une langue que les 9/10 de l’auditoire n’entendaient pas. J'indiquai en même temps que, sans en douter le moins du monde, il semblait entendre par négation des nationalités leur absorption par la nation-modèle, la nation française »
    .
    (Correspondance, Tome IX, pp. 75–76) [⤒]

  2. Engels, Préface de 1895 à la « Lutte des Classes en France », Éd. Sociales 1946, p. 11, premier paragraphe. [⤒]

  3. Quadrifoglio : organisation italienne groupant quatre tendances d’opposition. Barbaristes : existentialistes de « gauche » publiant la revue « Socialisme ou Barbarie ». [⤒]

  4. Cela est traité dans un article à paraître sur la révolution russe. [⤒]

  5. Fraction dirigée par Gramsci, qui entra dans le parti communiste à sa fondation. Son nom lui vient de son organe « Ordine Nuovo » (Ordre Nouveau). [⤒]



Source : « Programme Communiste », numéro 1, octobre 1957

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