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LES FONDEMENTS DU COMMUNISME RÉVOLUTIONNAIRE MARXISTE (III)


Content :

Les fondements du communisme révolutionnaire marxiste (I)
Les fondements du communisme révolutionnaire marxiste (II)
Les fondements du communisme révolutionnaire marxiste (III)
Troisième partie : la conception petite-bourgeoise de la société communiste chez les syndicalistes et les socialistes d’entreprise
Le Parti est irremplaçable
La forme communale
La forme syndicale
Vigueur des formes inter-syndicales
La fonction économique
La polémique est toujours la même
Paroles inoubliables
A l’échelle de la société
L’expérience Russe et Lénine
Syndicats et capitalisme d’état
La forme d’organisation par entreprise
Marxisme et économie des conseils
Conclusion
Notes
Source


Les fondements du communisme révolutionnaire marxiste dans la doctrine et dans l’histoire de la lutte prolétarienne internationale (III)

Troisième partie :

La conception petite-bourgeoise de la société communiste chez les syndicalistes et les « socialistes d’entreprise »

Le parti est irremplaçable

Le système de Gramsci a porté à son expression la plus poussée la prétention de faire correspondre de façon parfaite la structure de l’organisation ouvrière de lutte à celle de l’économie industrielle bourgeoise. Cette position, dont se réclament aujourd’hui divers groupes qui critiquent la dégénérescence stalinienne, allie, et il ne peut en être autrement, l’impuissance dans l’action à l’incapacité de distinguer les caractères qui opposent la structure économique d’aujourd’hui à celle de demain. En cela, elle reste largement au-dessous des résultats classiques de la critique que le marxisme a faite de l’économie présente.

Elle implique une erreur économique en tous points semblable à celles qu’elle dénonce dans le système stalinien et qui ont été aggravées énormément depuis le XXe Congrès, précisément depuis qu’on s’est placé sous le drapeau de l’antistalinisme. Cette erreur consiste à imaginer une société dans laquelle les ouvriers auraient remporté la victoire sur les patrons au sein de la commune, du métier, de l’entreprise, mais seraient restés emprisonnés dans les mailles d’une économie de marché persistante, sans se rendre compte que cela signifie la même chose que le capitalisme.

Seul le parti possède dans son programme les caractéristiques d’une société non capitaliste et non mercantile telles qu’elles résultent d’une véritable étude marxiste, d’une prévision critique et scientifique libre de tout utopisme, et ceci justement dans la mesure où il n’est pas astreint à se calquer sur l’organisation que le mode capitaliste impose à la classe productrice.

Hésiter sur la nécessité de la forme parti et de la forme État conduit à noyer dans la confusion l’antithèse des formes communistes et des formes capitalistes dont le parti marxiste était bien conscient, et à renier complètement les buts programmatiques. Il suffit de penser aux postulats du programme marxiste (abolition de la division technique et sociale du travail, ce qui veut dire suppression des limites entre les différentes entreprises de production, abolition du contraste entre ville et campagne, synthèse sociale de la science et de l’activité humaine pratique) pour comprendre que toute esquisse « concrète » d’organisation et d’action prolétarienne qui se proposerait de refléter la structure actuelle du monde économique se condamnerait du même coup à ne pas sortir des caractères et des limites propres aux formes capitalistes actuelles, et en même temps qu’à ne pas comprendre, à être anti-révolutionnaire. Seuls le parti et l’État prolétariens dans lesquels la société de demain se cristallise avant même d’avoir une existence historique, et qui ne correspondent à aucun matériel et à aucun modèle empruntés au monde bourgeois, offrent une issue à ces schémas « concrets » d’organisation sociale, même si le prolétariat ne les découvre qu’après une longue série de luttes. Dans les organes que nous appelons « immédiats » et qui sont modelés par la physiologie de la société actuelle, rien d’autre ne peut virtuellement se cristalliser, si ce n’est la répétition et la sauvegarde de celle-ci.

La forme communale

Les libertaires qui polémiquaient avec Marx dans la Première Internationale aux alentours de 1870, et dont un étrange préjugé veut qu’ils aient été « plus avancés » que Marx, avaient une visions étroite du passage de l’économie bourgeoise au socialisme. Cela ressort bien du fait que, tout en s’opposant en paroles au militarisme et au patriotisme, ils n’avaient pas compris que, même quand il considère l’économie bourgeoise dans les limites nationales, Marx recherche ses lois de diffusion mondiale, et qu’ils ne voyaient pas l’importance de la formation du marché international.

Parvenu à ce point qui est le couronnement de sa description de la mission de la bourgeoisie moderne, Marx ne prévoit plus d’autre étape que la dictature du prolétariat dans les États avancés du monde et la diffusion du pouvoir du prolétariat à une échelle toujours plus vaste à la suite de la destruction des États nationaux nés avec le capitalisme. Les anarchistes au contraire, proposent la destruction de l’État capitaliste pour lui substituer, après l’écroulement du pouvoir d’État central, sinon l’autonomie illimitée de chaque individu (bourgeois, naturellement), du moins celle de petites unités humaines qui seraient les communes de producteurs indépendantes les unes des autres. On ne voit pas en quoi cette forme abstraite de société future fondée sur les communes locales diffère de la société bourgeoise actuelle et quelles formes économiques différentes des formes actuelles elle nous présente : ceux qui, comme Bakounine et Kropotkine, se sont employés à la décrire n’ont fait que la relier à des idées philosophiques et non à une critique des lois de la production historiquement constatables jusqu’à aujourd’hui. Lors même qu’ils empruntaient une telle critique à Marx, ils ne savaient en tirer qu’une minime partie des conclusions qui en découlent. Frappés par le concept de plus-value qui est un théorème économique ils n’ont rien su en tirer d’autre que la condamnation morale de l’exploitation ni en voir la cause ailleurs que dans le « pouvoir de l’être humain sur l’être humain ». Ils restaient donc en deçà et au dessous de la dialectique, ce qui les empêchait de comprendre, par exemple, que le passage de l’appropriation du produit et du travail du serf par le seigneur terrien, à la production de plus-value dans l’agriculture capitaliste a représenté une réelle « libération » vis à vis de formes plus pesantes de servitude et d’oppression, la nécessité d’une division en classes et d’un pouvoir d’État persistant, sans doute, à l’avantage de la bourgeoisie, mais aussi, dans cette phase, à l’avantage de tout le reste de la société.

Si l’effort humain a acquis un plus grand rendement, si la rémunération moyenne a égalité d’effort a augmenté, il faut en trouver la raison principale dans la formation du marché national et la division du travail collectif entre branches d’industries échangeant leurs produits semi-finis et finis dans une libre circulation, avec une tendance toujours plus forte à étendre celle-ci au-delà des frontières de chaque État.

L’idée que pour démolir le pouvoir capitaliste il faille briser l’État national en d’innombrables îlots de pouvoir (qui caractérisaient le moyen-âge pré-bourgeois !) n’a aucun sens : en effet la richesse de la bourgeoisie, la force de son État ont augmenté de façon parfaitement cohérente avec la prévision marxiste, ainsi que la production de plus-value, (ce qui ne signifie pas que son prélèvement absolu aux dépens des classes inférieures ait augmenté aussi, puisque son accroissement se concilie entre autres avec une certaine diminution de la journée de travail et une augmentation générale du standard de vie)[1].

En outre, il est directement rétrograde de renfermer l’économie dans les limites étroites d’unités de production-consommation isolées, dans le seul but d’éliminer au sein de chacune d’elles les prélèvements de quelques oisifs aux dépens des travailleurs.

Il est certain que, dans ce système de communes égalitaires, le coût de la nourriture consommée en une journée, calculé en heures de travail de tous les membres adultes, sera plus élevé que dans une nation ou existe une circulation économique d’une commune à l’autre, par exemple la France moderne; il est également certain que dans cette dernière on acheminera plus facilement un produit manufacturé quelconque de sa zone de production aux lieux de consommation, en dépit des deux cents familles. Il ne resterait plus à ces communes qu’a traiter de l’une à l’autre sur le plan du libre échange. Même en admettant qu’une « conscience universelle » règle pacifiquement ces rapports entre unités économiques locales, rien n’empêcherait que, du fait de l’oscillation des équivalences entre marchandises et marchandises, elles se soustraient mutuellement de la plus-value et du surtravail.

Ce système imaginaire de petites communes se réduit à une caricature philosophique du self government (auto-gouvernement), cher aux petits-bourgeois de tous les temps. C’est évidemment un système aussi mercantile que celui de la Russie de Staline et de celle, toujours plus anti-prolétarienne, de ses successeurs, un système d’équivalents monétaires (sans l’État pour battre monnaie ?) totalement bourgeois et qui pèserait même plus lourdement sur le producteur moyen qu’un système de grandes industries nationales et impériales

La forme syndicale

Dans l’idéologie de Sorel et de ses successeurs, le syndicat suffisait à lui seul aussi bien à diriger la lutte prolétarienne (premier aspect dont nous avons déjà fait la critique) qu’à organiser et gérer l’économie prolétarienne. Nous allons montrer ici comment ce deuxième aspect du syndicalisme implique une confusion et une édulcoration des caractères de la forme de production qui succède au capitalisme, et s’oppose historiquement à lui, et leur transformation en un schéma détaché de l’histoire. Ce schéma ne se réalisera pas et n’est pas réalisable; il n’a de vie que dans les illusions et dans la pensée de demi-bourgeois, nourrissant sans doute une certaine haine contre le grand patronat, mais impuissants à saisir la profondeur de l’antithèse qui oppose la société d’aujourd’hui à celle qui naîtra de la victoire du prolétariat.

L’opportunisme de toutes les époques a apporté beaucoup de confusion sur le programme de la forme sociale future. Il s’est déshonoré jusqu’à railler les hautes exigences d’un tel programme historique final, qui avait été défendu par les partis politiques se réclamant du marxisme. Il a fallu et il faudra lutter longtemps encore pour prouver que dès sa première apparition le courant révolutionnaire possédait déjà les critères décisifs de ce programme; mais l’incertitude qui règne en ce qui concerne les caractères de la société qui sortirait de la victoire des syndicats sur le patronat capitaliste et de l’écroulement de l’État politique de la bourgeoisie est encore plus grande.

Dans l’histoire des courants socialistes on a beaucoup équivoqué sur les formes de simple coopération que l’on a confondues avec des formes socialistes jusque dans des textes importants, alors qu’elles sont simplement filles de l’utopisme pré-marxiste. En présence de la vision syndicaliste de la société qui fonctionnera après la défaite des capitalistes, nous devons tout d’abord nous demander si sa cellule constitutive sera le syndicat de métier local, de petites étendues territoriales ou bien le syndicat de métier national et, en puissance, international.

Nous ne devons pas oublier que dans l’engrenage des organisations de défense économique telles qu’elles se sont formées à la fin du XIXe siècle et au début du XXe (avec une netteté particulière dans les pays latins), il est un organe qui conquiert la primauté par son activité dynamique : c’est la « bourse du travail » française, qui en italien porte le nom, meilleur, de « camera del lavoro »(chambre de travail). Si la seconde appellation a un relent dégoûtant de parlementarisme bourgeois, la première évoque (c’est pourquoi elle est, tout compte fait, pire) un marché du travail, une vente des travailleurs au patron le plus offrant, ce qui l’éloigne d’autant plus d’une lutte qui vise à extirper le principe même du patronat.

Pourtant, si les ligues isolées et même leurs fédérations nationales, organes moins unitaires et moins centralisés, se ressentent fortement de la limitation que leur impose des catégories professionnelles préoccupées de revendications étroites et temporaires, les Bourses urbaines ou provinciales du Travail étaient au contraire portées, du fait qu’elles développaient la solidarité entre les ouvriers de divers métiers et de différentes localités, à se poser des problèmes de classe d’un ordre supérieur, et finalement d’ordre nettement politique. Elles discutaient des problèmes politiques véritables, non au sens électoral ordinaire, mais au sens de l’action révolutionnaire, même si leur caractère local ne leur permettait pas de se soustraire complètement aux défauts que nous avons examinés dans les formules communalistes et localistes.

Vigueur des formes inter-syndicales

Nous pourrions citer des épisodes des années rouges qui ont suivi la première guerre en Italie dans lesquels l’organe spécifique de la Bourse du Travail, le Conseil Général des Ligues, décide de larges manifestations de rues, sans même qu’il fut besoin de convocation par les fonctionnaires syndicaux, et sur de simples appels faits ouvertement au nom de groupes des partis socialistes et ensuite communiste.

En France, pendant les premières années de ce siècle, les vagues de mouvement qui partaient des « Bourses du Travail » étaient fort redoutées de la Sûreté. Sans le savoir, ces bourses étaient des organes politiques de la lutte pour le pouvoir, mais les bonzes confédéraux réformistes et même parfois anarchistes spéculaient sur leur isolement pour empêcher des mouvements d’ampleur nationale, ainsi que la grève internationale qui fut tentée en 1919 pour défendre la Russie attaquée par les armées bourgeoises de l’Entente.

Pendant le mois de septembre 1920, lors du mouvement d’occupation des usines en Italie, les boutiquiers terrorisés laissèrent se former des dépôts d’objets de consommation aux Bourses du Travail qui les distribuaient aux chômeurs, fonction qui dépassait vraiment les problèmes syndicaux de rémunération du travail et pour laquelle le procureur suprême de l’ordre constitué, Giovanni Giolitti, aurait été parfaitement en droit de nous faire un procès comme voleurs, ce qu’il eut le sang froid et le grand mérite (pour la défense de l’ordre constitué) d’éviter.

Dans la phase fasciste qui suivit, il fallut des assauts réitérés non pas de la part des escadres fascistes (dont nous enregistrâmes à l’époque de sanglantes défaites) mais des forces armées (y compris l’artillerie), pour avoir raison de la défense armée des ouvriers qui avaient transformés en forteresses les sièges des Bourses du Travail d’Empoli, Prate, Sarzana, Parme, Ancône, Foggia, et Bari où la marine militaire elle-même canonna. Dans la grève d’août 1922, cette défense, tentée par le jeune parti communiste, manque de coordination à l’échelle nationale du fait de la trahison des centrales syndicales et du parti majoritaire des maximalistes-réformistes qui réussirent pour la énième fois à freiner le mouvement justement dans les très grandes villes, dans lesquelles le mouvement fasciste comptait pour rien puisqu’il ne s’était emparé que de Bologne et de Florence, mais non de Milan, de Rome, de Gênes, de Turin, de Naples, de Venise, de Palerme, malheureusement reliées de façon légale et pacifique aux centres paralysants. C’est de ce mois d’août (et non de la comédie de la marche sur Rome en Octobre 1922) que date la victoire du capitalisme italien sur la révolution prolétarienne assassinée par l’infâme opportunisme.

Pour en revenir aux syndicats, le syndicat professionnel local et la fédération professionnelle nationale, avec sa centrale contrôlée presque partout par les partis opportunistes atteignent au maximum d’impuissance; les seul siège de l’action de classe résidait au contraire à une certaine époque, dans les organes intersyndicaux des villes et des provinces.

Dans la phase actuelle dominée par l’opportunisme stalinien, même cette ultime ressource a été détruite : la Bourse du Travail n’existe plus comme lieu de rassemblement des travailleurs les plus combatifs, alors que traditionnellement ils étaient un millier à la réunion du soir et qu’il leur était donc facile de faire parvenir leurs décisions le lendemain matin dans toute la zone environnante. A sa place, la prétaille rose et rouge a élevé un corridor de guichets bureaucratiques où le travailleur isolé et intimidé s’en va s’informer de ses droits ou des « dispositions » prises en haut au sujet d’un de ces ridicules mouvements d’aujourd’hui, quitte à ronchonner ensuite contre les consignes reçues, à se lamenter sur la castration des grèves.

La fonction économique

Supposons que le mouvement contre les forces de l’ordre ait remporté la victoire et que l’activité économique et productive ait recommencé après élimination de la direction bourgeoise. Cette hypothèse serait moins éloignée des possibilités réelles dans une ville où existeraient de fortes organisations ayant un centre unique; elle ne nous en ramènerait pas moins aux objections que nous avons opposées à la forme communale : une victoire limitée à une cité ou une province et laissant intactes les villes et provinces voisines du même État est-elle possible ? Non.

Pour comprendre la formule sorélienne de gestion syndicale de l’économie future, il ne nous reste donc plus qu’à imaginer un appareil de direction économique formé à partir des directions nationales des syndicats de catégorie, en faisant les réserves habituelles sur les possibilités de victoire du socialisme dans un pays isolé. Pour fixer les idées, imaginons par exemple l’organisation de la production du pain et autres produits similaires par la « Fédération des Industries des pâtes alimentaires » et ainsi de suite pour tous les secteurs de production et d’industrie. Cela revient à imaginer que tous les produits d’une espèce déterminée soient mis à la disposition de grands organismes (sortes de trusts nationaux) débarrassés des patrons capitalistes et décidant de l’utilisation de toute la production (et, dans le cas particulier, du pain, des pâtes alimentaires, etc…) de façon à recevoir des organismes parallèles tout ce qui leur est nécessaire : objets de consommation pour leurs membres, matières premières, instruments de travail, etc…

Une pareille économie est une économie d’échange, et nous pouvons la concevoir de deux façons : dans une forme supérieure (pour parler brièvement) cet échange s’effectue seulement au sommet et ce sont tous ces secteurs de production qui distribuent ensuite de haut en bas biens d’usage et biens instrumentaux. Mais ce système d’échange au sommet reste un système mercantile; il a besoin d’une loi d’équivalence des valeurs contenues dans les stocks de marchandises détenus par les syndicats dont il est facile de prévoir qu’ils seront nombreux et que chacun devra entrer en négociations avec presque tous les autres.

Ne nous demandons même pas qui établira le système des équivalences, et qu’est-ce qui garantira l’autonomie et l’« égalité » entre tous ces syndicats de « producteurs » qui sont impliquées dans toutes ces constructions fantastiques : poussons le libéralisme jusqu’à croire possible que les différents rapports d’équivalence puissent résulter « pacifiquement » d’équilibres « spontanément » établis !

Un système de mesure aussi complexe ne pourra pas fonctionner sans l’expédient millénaire de l’équivalent général, en un mot, sans l’argent mesure logique de tous les échanges.

Il n’est pas moins facile de conclure que l’on retombera à une seconde forme moins élevée que celle que nous venons d’examiner. En effet, dans une société semblable, la manipulation de l’argent ne pourra pas s’effectuer seulement entre les directions des trusts de production (le mot de syndicat est ici tout à fait à sa place), ce pouvoir sera concédé à chaque associé du trust, c’est à dire à chaque travailleur qui « achètera » ce qu’il voudra, après avoir reçu de l’organisation verticale dont il fait partie sa quote-part de monnaie, c’est à dire un salaire dont toute la différence avec le salaire actuel résiderait dans sa prétention à être « intégral » (comme chez Dühring, Lassalle et d’autres), du fait de l’abolition du prélèvement de la part patronale.

S’imaginer que chaque syndicat est indépendant de l’autre quand il négocie les conditions de cession des stocks qu’il monopolise est une illusion bourgeoise et libérale; elle s’accompagne toujours de cette autre qui veut que tout producteur rémunéré selon le produit total de son travail (non-sens ridiculisé par Marx) puisse décider à son gré de sa consommation. C’est là que les ânes se laissent prendre au piège et que ces « économies de producteurs » révèlent combien elles sont loin (et même plus loin que l’économie capitaliste elle-même) de l’économie sociale, que Marx appelle Socialisme et Communisme.

Dans l’économie socialiste le sujet délibérant, non seulement en fait de production, mais de consommation (comment et combien), n’est plus l’individu, mais la société, l’espèce. Tout est là. L’autonomie du producteur est une de ces phrases démocratiques vides qui ne résolvent rien. Le salarié, l’esclave du capital n’est pas autonome comme producteur, mais il l’est aujourd’hui comme consommateur dans la mesure où dans une certaine limite quantitative (qui n’est pas celle de la faim pure et simple contrairement à Lassalle et sa loi d’airain, mais qui va au contraire s’élargissant au cours du développement de la société) il fait ce qu’il veut de sa paye. Dans la société bourgeoise, le prolétaire produit comme le veut le capitaliste – ou, de façon plus générale et scientifique : comme le veulent les lois du mode capitaliste de production, comme le veut le Capital, monstre supra-humain – et, du moins dans une certaine limite, il consomme non pas ce qu’il veut lui-même en quantité, mais certainement comme il veut. Dans la société socialiste, l’individu ne sera autonome ni dans le choix de ses actes de production ni même dans celui de ses actes de consommation, les deux sphères étant régies par la société et pour la société. Par qui ? C’est toujours la question des imbéciles, et il convient de ne pas hésiter dans la réponse. Dans une première phase, ce sera par la dictature du prolétariat révolutionnaire, dont le seul organe capable de prévoir le jeu des forces de la période suivante est le parti révolutionnaire; dans une seconde phase ce sera par un mécanisme spontané né de la diffusion d’une économie qui aura aboli dans tous les domaines l’autonomie des classes et des personnes.

La polémique est toujours la même

Notre discussion semble présenter à chaque pas des formules surprenantes. C’est pourquoi nous devons démontrer qu’elles appartiennent depuis un siècle à une école qu’on ne saurait confondre avec aucune autre : le marxisme.

Inversement il nous intéresse également de prouver que les Staliniens classiques, les semi-staliniens et les anti-staliniens qui se lèvent aujourd’hui de toutes parts comme des essaims de sauterelles ne peuvent pas les supporter, eux qui, entonnant avec les premiers la vieille chanson de la « correction » et de l’« enrichissement » du marxisme d’autrefois, rompent des lances en faveur des « autonomies », parce qu’ils attribuent les défaites incessantes de la révolution au fait qu’elles ont été violées.

Mais qu’est ce donc que tous ces inventeurs impatients de ressources de dernière heure sont allés chercher ? A en croire une feuille du « Quadrifoglio »[2] bien connu et toujours plus éclectique, rien de moins que les écrits du socialiste libertaire Francesco Saverio Merlino, lesquels remontent aux années 1880–90. Ce Merlino est un précurseur de la recette rebattue et mise aujourd’hui à toutes les sauces par une bande de petits journaux qui s’en prennent à Palmiro Togliatti sans comprendre que pour cette recette là, le pauvre Palmiro est un cordon bleu et eux, les dissidents, à peine des marmitons, puisqu’elle est la suivante : le salut se trouve dans l’union entre les valeurs du socialisme et de la liberté !

Selon eux l’idéologie du sauveur… de Marx et de la science révolutionnaire, le vieux et très confus Merlino, aurait triomphé non seulement dans les mouvements de 1905 et de 1917 en Russie (!) mais surtout dans ceux de 1956 en Pologne et en Hongrie auxquels ils vont jusqu’à ajouter l’« expérience » (!) yougoslave…

Les formules de Merlino sont tirées, entre autre, d’un article sur le « Programme d’Erfurt » de 1891. Pour des modernisateurs, ce n’est pas mal ! Elles font une confusion bien connue (et que notre école a dissipée dans le premier après-guerre) entre le malencontreux « État libre populaire » de la social-démocratie allemande et la puissante position de Marx sur la dictature prolétarienne, sans tenir compte du fait que dès 1875 Marx et Engels furent à un cheveu de désavouer les Allemands. Voici en attendant ce que dit Merlino : « dans la société socialiste, le pouvoir de direction, de gestion et d’administration doit appartenir non pas à un État populaire et ouvrier mythique mais aux associations de travailleurs confédérés entre elles ».

« On veut tout remettre dans les mains d’un pouvoir central où l’on accorde aux organisations ouvrières le droit de s’associer à leur façon en prenant possession des instruments de travail ? » « Non un gouvernement et une administration centrale qui formeraient la plus exorbitante des autocraties, mais les associations de travailleurs dûment et librement confédérées ».

Ces formules nous sont fort utiles et nous saisirons l’occasion d’établir qu’elles expriment bien ce que pensent Thorez, Togliatti, Khrouchtchev, Tito, et l’exact opposé de ce que nous proposons pour notre part. Que les membres du « Quadrifoglio », les « Barbaristes » et autres semblables « associations confédérales » s’installent de l’autre côté !

Finalement leur cri du cœur est toujours le même : « centralisme bureaucratique, ou autonomie de classe ? ». Si l’antithèse fondamentale était celle-ci, et non pas celle de Marx et de Lénine : Centre dictatorial du Capital, ou du Prolétariat ?, nous serions – que cela plaise ou non a ces Messieurs – pour le centralisme bureaucratique : à certains moments de l’histoire, il peut être un mal nécessaire que saura dominer un parti exempt de tout marchandage des principes (Marx), de tout relâchement organisationnel, de tout funambulisme tactique et non infecté de la peste de l’autonomie et du fédéralisme. Quant à l’« autonomie de classe » c’est une imbécillité intégrale, Dans la société socialiste, les classes seront abolies; en admettant que sous la domination de classe l’autonomie soit une forme de revendication de la classe dominée, dans une société sans classe capitaliste, l’autonomie ne peut être autre chose que la lutte d’une partie des travailleurs contre une autre partie, de fédérations contre d’autres fédérations, de syndicats contre d’autres syndicats, de « producteurs » contre d’autres « producteurs ». Dans le socialisme les producteurs ne constituent plus une partie distincte de la société.

Le fait que toutes les associations disposent « à leur façon » des instruments de travail de leur secteur ne nous mène pas au socialisme, mais remplace la lutte de classe – couronnée par la dictature et non par l’autonomie – par l’absurde « bellum omnium contra omnes », la guerre de tous contre tous, solution historique qui, heureusement, est aussi inféconde qu’absurde.

L’autonomie de classe serait la position d’un mouvement d’esclaves qui dirait : nous voulons rester des esclaves, mais décider nous-mêmes quel plat nous servirons à notre maître, ou laquelle de nos filles nous mettrons dans son lit ! La position chrétienne, qui ne préludait pas à une société sans classes, mais qui énonça nettement : aucune différence entre l’esclavage et le citoyen libre, était mille fois plus révolutionnaire !

On pourra retrouver ceci mot pour mot chez Marx, et nous passons maintenant à cette partie de la démonstration.

Paroles inoubliables

Toute l’équivoque des écoles de type syndicaliste ou ouvriériste (que nous voudrions désigner toutes par le nom d’« immédiatistes ») réside dans la substitution de l’autonomie à la lutte de classe. Elles confondent en effet les moments dialectiquement distincts d’organisation immédiate, de cours historique et de théorie révolutionnaire et veulent réduire tout le cycle prolétarien à une inscription dans un registre des ouvriers d’une usine, ou d’une autre petite cité productive, et tout édifier d’après ce modèle froid et sans vie. Le déterminisme marxiste dissipe la fiction bourgeoise de l’individu, de la personne et du citoyen et révèle que l’origine de ce mythe n’est autre que l’universalisation et l’éternisation des rapports dont bénéficient les membres de la classe dominante moderne, c’est-à-dire le bourgeois, le capitaliste, le possesseur de terre et d’argent, le marchand. Après avoir renversé cette idole ignoble ils mettent à sa place la société économique « et provisoirement une société nationale ».

Tous les « immédiatistes », c’est-à-dire les gens qui n’ont gravi qu’un millième de la pente qui mène aux sommets du communisme, font cette confusion : à la place de la société ils mettent un simple regroupement de travailleurs et ils choisissent ce regroupement sans sortir des limites d’une des galères dont se compose la société bourgeoise d’« hommes libres » : l’usine, le métier, la circonscription territoriale et juridique. Tout leur effort se ramène lamentablement à dire à ceux qui ne sont pas libres, qui ne sont pas citoyens, qui ne sont pas des individus (car telle est l’entité que leur dicte inconsciemment la révolution capitaliste) enviez et imitez vos oppresseurs ! devenez autonomes, libres ! devenez des citoyens, des personnes ! En un mot, ils les embourgeoisent.

Pour nous ce n’est pas une organisation issue de la société actuelle et à laquelle seraient attribuées les fonctions remplies actuellement par le capitalisme qui peut être la société non capitaliste. Ici réside toute la différence entre ces militants d’opérette et nous. Devant la faillite, ils viendront raconter qu’on a créé une nouvelle autocratie, un centre bureaucratique, un organe d’oppression et que pour éviter cela, il faut briser cette unité puissante en autant de fragments « autonomes » libres de singer les ignobles modèles bourgeois.

Dites-le, mais faites au moins comme Merlino ! Rangez Karl Marx parmi les autocrates, les oppresseurs et les corrupteurs du prolétariat, et naturellement Lénine (que Merlino n’a pas connu) aussi.

Antonio Labriola donna raison à Merlino quand il s’insurgea contre l’idée de Lassalle (un principe immédiatiste) de « préparer la voie à la solution de la question sociale consistant à établir une société de production avec l’aide de l’État sous le contrôle démocratique du peuple des travailleurs ». Ce passage écœurant passa en effet dans le programme de Gotha (1875), mais ne figure plus dans celui d’Erfurt qui provoqua une dure réponse d’Engels.

Mais qui, sinon Marx (et Engels avec lui) ont réduit a néant tout particularisme et fédéralisme, toute déviation évoquant des « domaines autonomes d’organisation économique » et mis en pièce cette ignoble formulation lassallienne dans des textes que la social-démocratie garda sous le boisseau pendant quinze ans et qui contiennent la construction classique la plus dialectique de la société future, écrasant l’immédiatisme (aujourd’hui en pleine extension) qui présente l’État comme la corne d’abondance à laquelle la classe ouvrière devrait puiser ? Et c’est sur ces textes que Lénine travailla de sa façon magistrale.

Aujourd’hui qu’on nous asphyxie avec les stupides « questions de structure », de « problèmes à solutionner » et de « voies à préparer », respirons une bouffée d’oxygène dans ces feuilles qui ont jauni dans le tiroir de Liebknecht avant d’être publiées :
« On remplace la lutte de classe existante par une formule vide de journaliste : la ‹ question sociale ›, à la ‹ solution › de laquelle ‹ on prépare les voies ›. Au lieu de résulter du processus de transformation révolutionnaire de la société, ‹ l’organisation socialiste de l’ensemble du travail › (Marx a déjà pulvérisé l’autre phrase idiote, encore en circulation aujourd’hui, « d’émancipation du travail », alors qu’il parle lui d’émancipation de la classe ouvrière) naîtrait de l’aide de l’État ! »

Il tourne ensuite en dérision la formule du contrôle démocratique du peuple travailleur :
« un peuple travailleur qui sollicite de cette façon l’État manifeste sa pleine conscience de ne pas être le pouvoir, et même de ne pas être mûr pour lui ! ».

Une phrase de ce même texte montrera quelle est pour nous la formule de la société de demain :
« Dire que les travailleurs veulent établir les conditions de la production collective à l’échelle de la société et chez eux, c’est-à-dire à l’échelle nationale, pour commencer, signifie qu’ils travaillent au renversement des conditions de production présente, et cela n’a rien à voir avec les coopératives subventionnées par l’État ».

A l’échelle de la société

Pareillement à tant d’autres, ce passage suffit à prouver que quiconque descend du plan de la société (pendant une certaine phase, avant la conquête du pouvoir, il sera abordé seulement a l’« échelle nationale ») au plan fédéral-syndical (communal, d’entreprise ou pis encore) tombe dans l’« immédiatisme ». Il trahit le marxisme, et n’ayant pas la moindre idée de la société communiste, il reste en dehors de la lutte révolutionnaire.

Quant à l’autre grande antithèse que Marx établit entre « transformation révolutionnaire de la société » et « organisation socialiste du travail », on peut l’objecter telle quelle aux « constructeurs du socialisme » de Moscou, et leur jeter à la figure que le passage au socialisme ne se confie pas à une entreprise de construction; le mot de construction n’a même jamais effleuré l’esprit de Marx, dont on voit dans la formule qui précède comment il l’apprécie (de même qu’on pourrait le voir pour Lénine); c’est un mot crûment bourgeois, vulgairement volontariste.

Nous ne rappellerons pas ici la note critique sur l’État populaire libre que Lénine a revendiqué face à des millions d’hommes au cours de la plus grande révolution de l’histoire. Plus l’État est libre, plus il opprime le prolétariat pour défendre le Capital : ce que nous voulons est non pas le libérer, mais l’enchaîner pour ensuite le détruire : cela suffit à remettre l’antistalinisme des Bakounine et des Merlino à sa place, parmi les parodies de carnaval. A sa place (supériorité de la dialectique !) on instaurera le nouvel État (Engels) qui ne nous sert pas pour la liberté mais pour la répression, mais qui devra exister avant de pouvoir mourir avec l’abolition des classes.

L’État populaire libre peut être mis dans le même sac que l’autonomie de classe. Ce ne sont que les formes de l’impuissance immédiatiste, de l’immanence de la pensée bourgeoise.

Pour en revenir au concept fondamental de « société » unitaire remplaçant l’antithèse entre capitaliste et prolétaires (et également entre producteurs et consommateurs), il vaut la peine d’en chercher la trace dans les divers programmes du parti allemand, même si Marx et Engels les ont vivement critiqués. Celui des lassalliens (Leipzig 1863) contient la formule d’élimination des antagonismes de classe, que Marx réfute en disant que ce sont au contraire les classes qui doivent être éliminées, le moyen de le faire étant justement leur antagonisme.

Le programme de Gotha (1875), issu de la fusion déplorable entre les eisenachiens et lassalliens et qui resta formulé tel que Marx l’avait critiqué, dit cependant que les instruments de travail seront « le patrimoine commun de toute la société ». Marx aurait laissé telle quelle cette phrase, mais il voulait que l’on dise non pas élevés à , mais transformés en patrimoine commun. Nous y voyons une correction anti-activiste.

Le programme d’Erfurt, dont la rédaction tint compte d’une grande partie des suggestions d’Engels, après la publication des critiques au programme de Gotha, s’exprime clairement sur ce point : « transformation de la propriété capitaliste en propriété sociale, et transformation de la production des marchandises en production socialiste, en production effectuée par la société et pour la société ».

La conclusion est qu’en principe la société imaginaire « gérée par les syndicats ouvriers de production » non seulement n’est pas une prévision historique de la science prolétarienne, mais ne se verra jamais à moins qu’une banqueroute totale de cette science, de Marx, d’Engels, de Lénine et de nous tous et qu’elle n’a rien de commun avec la forme socialiste et communiste même comme phase de transition.

Dans ce schéma idéologique, la production et la distribution ne sont pas étendues à l’échelle de la société, ni même à l’échelle « nationale » puisque les instruments et les produits du travail sont mis à la disposition de syndicats « librement confédérés » ou « fédéralement » libres d’agir à leur guise. S’ils réussissaient à se renfermer dans des territoires « autonomes », ces secteurs lutteraient entre eux, par la concurrence, et ensuite physiquement, surtout en l’absence de toute espèce d’État.

Dans ce schéma fictif, la production n’est pas effectuée par la société, ni pour elle, mais par et pour les syndicats, puisqu’elle reste une production de marchandises et que tout bien de consommation passe comme tel d’un syndicat à l’autre; et puisque ceci ne peut pas se produire sans un équivalent monnaie, ces biens passent également comme tels au producteur individuel. Ce n’est donc pas une société socialiste. Le système du salaire s’y maintient comme chaque fois que l’on poursuit l’utopie du fruit intégral du travail. L’accumulation du capital dans les mains du syndicat autonome et ensuite dans celles des individus reste possible. Ce qui dans cette critique peut sembler relever du raisonnement par l’absurde est dû uniquement au contenu petit-bourgeois de toutes ces utopies.

Nous conclurons cette partie doctrinale par un autre passage de la « Critique du programme du Gotha » qui permet de réfuter à la fois les « immédiatistes » et les partisans du « capitalisme d’État » en leur rappelant à tous que notre indispensable État dictatorial du prolétariat n’a pas pour tâche de libérer mais de réprimer le Capital dans les personnes de ses défenseurs, tant petits-bourgeois que bourgeois, et même dans celle des ouvriers esclaves de la tradition bourgeoise et sous-bourgeoise. Ce passage a été écrit par Marx pour ridiculiser la proposition « minimaliste » de l’impôt progressif sur le revenu (actuellement en vigueur en Russie). C’est un de ceux qui est fait pour vous et qui devrait vous couper le souffle :
« L’impôt sur le revenu suppose des sources de revenu différentes de classes sociales différentes et donc la société capitaliste ».

L’expérience russe et Lénine

Entre les congrès communistes internationaux de 1920 et 1921 eut lieu au sein du parti russe, au Xe Congrès du 16 Mars 1920, un important débat avec l’« opposition ouvrière »[3]. On doit noter que l’opposition conduite par la Gauche italienne dans les mêmes années se plaçait sur une toute autre ligne que cette dernière que Lénine put taxer durement de « déviation syndicaliste » et anarchiste au sein du parti.

C’est une des mille falsifications du « cours abrégé de l’histoire du P.C.R. » stalinien que d’avoir assimilé jusqu’à Trotski à ces « ouvriéristes », sous le prétexte qu’il avait soutenu une polémique à propos de la tâche des syndicats. A l’époque dont il est question, Trotski était totalement aux côtés de Lénine et il proposait de subordonner absolument les syndicats de catégorie au parti et à l’État politique du prolétariat (qui, en 1921, n’était encore « dégénéré » ni pour lui, ni pour nous), chose parfaitement marxiste.

La position de l’opposition ouvrière consistait justement en une conception « immédiatiste » de l’économie soviétique et dans une thèse aussi naïve que fausse : on peut instaurer le socialisme dans n’importe quelles conditions et à n’importe quel moment si on laisse faire les ouvriers, si on leur permet de gérer seuls la vie économique. Lénine rapporte cette position de la façon suivante : « la tâche d’organiser la production dans la nation revient au Congrès des producteurs de toute la Russie, réunis en syndicats de production, lesquels élisent un organe central qui dirige toute l’économie nationale de la république ».

Laissez faire encore un peu Nikita Khrouchtchev et vous verrez qu’avec ses sovnarcos il adoptera cette vieille proposition avec l’aggravation qu’il ne s’agira pas de syndicats nationaux, mais seulement de syndicats régionaux de production. Au lieu de considérer la conquête du contrôle de l’économie nationale comme un simple tremplin vers celui de l’économie internationale, tous ces gens s’enferment dès qu’ils le peuvent dans des limites régionales et locales afin de poursuivre leur marche imbécile vers les autonomies; cela n’aura jamais d’autre résultat que d’encourager des initiatives et des entreprises de nature capitaliste.

Il ne nous intéresse pas ici de retracer toute l’histoire de la gestion économique en Russie et nous marquerons seulement que le Xe Congrès fut celui où Lénine fit son « Discours sur l’impôt en nature », démontrant que ce qui était à l’ordre du jour n’était pas le passage au socialisme mais le passage au capitalisme d’État et même, pour qui sait voir en marxiste, celui de la production marchande moléculaire au capitalisme privé. Cette position rigoureuse remettait tout en place alors que l’infâme opportunisme réintroduisait partout une honteuse confusion.

Il nous importe seulement de démontrer comment les arguments de Lénine contre la proposition d’une économie gérée par les producteurs sont exactement les mêmes que ceux de Marx et d’Engels dont nous nous servons dans notre lutte contre les déformations syndicalistes et anarchistes toutes récentes et qui affleurent même dans les positions de groupes ne croyant ni à Staline, ni à Togliatti, ni à Thorez, ni même, semble-t-il à Khrouchtchev (mais croyant dur comme fer à Tito).

Les syndicats de production font la même fin sous les coups de Lénine que les coopératives de Lassalle.

Nous citerons quelques passages de ce discours :
« Idées complètement fausses du point de vue théorique… rupture complète avec le marxisme et le communisme…Contradiction avec la science pratique des révolutions semi-prolétariennes (à méditer !) et de la révolution prolétarienne actuelle ».
« En premier lieu le concept de producteurs embrasse le prolétaire, le semi-prolétaire, et le petit producteur de marchandises; de cette façon on s’écarte radicalement du concept fondamental de la lutte de classe et de la nécessité fondamentale de distinguer nettement les classes (à méditer six fois en pensant aux blasphèmes de Staline et à ceux du XXe Congrès et également aux enthousiastes des récents mouvements polonais et hongrois) ».
« Compter sur les masses sans parti ou flirter avec elles (Quadrifoglistes, barbaristes avides de démagogie mais qui n’avez personne à qui bourrer le crâne, levez-vous !) constitue une déviation non moins radicale du marxisme ».

Et c’est Lénine qui parle, dont, rivalisant avec les staliniens, vous voulez qu’il ait découvert la ressource infaillible d’« aller aux masses » !
« Le marxisme enseigne (et ici Lénine cite les confirmations des Congrès mondiaux) que seul le parti politique de la classe ouvrière c’est à dire le parti communiste est en mesure de regrouper, d’éduquer et d’organiser l’avant-garde du prolétariat et de toutes les masses travailleuses, la seule capable de résister aux oscillations petites-bourgeoises de ces masses, aux traditions et aux retours inévitables de l’étroitesse de catégorie et des préjugés professionnels que l’on rencontre dans le prolétariat ».

Dans ce passage qui met en évidence l’infériorité de toutes les organisations immédiates par rapport au parti politique et les graves risques qu’elles courent dans les contacts inévitables avec les classes semi-prolétariennes et petites-bourgeoises, Lénine conclut encore une fois que « sans la direction politique du parti, la dictature du prolétariat est irréalisable ».

Dans ce même texte, Lénine dément que le programme de 1919 du parti russe ait attribué des fonctions de gestion aux syndicats. En effet, certaines phrases du programme parlaient de gestion de toute l’économie nationale, mais « comme complexe économique unique » et de « lien indissoluble entre l’administration étatique centrale, l’économie nationale et les masses travailleuses » comme un but à rejoindre, à la condition que les syndicats « se libèrent toujours plus de l’étroitesse corporative, en recrutant la majorité et peu à peu la totalité des travailleurs ».

Syndicats et capitalisme d’État

La question des syndicats et de la gestion économique centrale de l’État reviendra au premier plan en Russie, et même dans le monde entier parce qu’elle constitue une position de repli commode pour le capitalisme moderne de tous les pays, Amérique en tête.

Le critère « léniniste » dans cette question est que les syndicats suivent avec retard et difficulté les stades déjà rejoints par le parti politique révolutionnaire, et que si on les abandonne à eux-mêmes ils se replient sur des positions petites-bourgeoises et sur une collaboration avec l’économie bourgeoise.

Au stade social de la Russie de 1919 et de 1921, où l’on était au point le plus bas de la courbe d’industrialisation et aux premiers essais, d’ailleurs défectueux, de gestion de l’industrie tout récemment enlevée aux capitaliste privés, il est évident que le parti communiste pouvait trouver un fort appui dans les syndicats des ouvriers industriels à condition qu’ils ne fussent pas autonomes, mais fortement influencés par le parti lui-même, et même, comme Trotski le soutint en 1926, considérés comme des organes de l’État centralisé.

La question est bien claire si l’on songe qu’à ce stade nous sommes en présence d’une étatisation de l’industrie mais non d’une industrie et d’une économie socialiste. L’État gère l’industrie enlevée sans indemnités aux personnes privées et aux trusts, selon un système économique mercantile fondé sur l’entreprise; même si le dit État a une base de classe et conduit une politique mondiale socialiste, cette société industrielle reste du capitalisme d’État et non du socialisme. Il n’est pas nécessaire que se produise ce qui s’est effectivement produit en Russie dans les décades suivantes pour que l’on puisse caractériser la forme capitaliste existante comme capitaliste, c’est à dire que l’État perde son contenu politique socialiste et son contenu de classe prolétarien, ce qui est le cas quand au lieu de se consacrer à susciter la révolution dans les États bourgeois du monde, il conclut avec eux des alliances de guerre en même temps que des accords électoraux et gouvernementaux avec les partis bourgeois et démocratiques, et quand enfin il subordonne à l’intérieur de la Russie les intérêts de classe des véritables prolétaires des villes et des campagnes aux intérêts de classe petits-bourgeois et paysans.

Nous pouvons ainsi nous demander quel est le rôle du syndicat dans la phase du capitalisme d’État. Si l’État est dirigé par un parti qui ne mène pas et même contrecarre la politique de la révolution prolétarienne mondiale, le système économique mercantile, monétaire et salarial fondé sur l’entreprise justifie l’existence des syndicats comme organes de défense des conditions de travail; alors la partie adverse n’est autre que l’État patron, l’État donneur de travail. Même dans une telle situation, la formule utile n’est pas l’attribution de la gestion administrative centrale aux syndicats, mais la direction de ceux-ci par un parti politique prolétarien capable de soulever à nouveau la question de la conquête du pouvoir central. Lorsque ce parti n’existe pas, ou, comme en Russie, s’il n’en reste que la carcasse réduite à un instrument de l’État capitaliste, on retombe dans l’esclavage du salariat, dont on ne sortira historiquement ni par les efforts de groupes ouvriers autonomes tendant à s’emparer du contrôle de secteurs donnés de la production, ni par une stupide réédition de la révolution libérale (c’est tellement vrai, qu’en Russie c’est l’État de Khrouchtchev qui est en train de la faire !). Si une telle désagrégation se produisait, c’est-à-dire si ces secteurs se détachaient les uns des autres, ils tomberaient au pouvoir de capitaux privés et en tous cas dans les serres du capital international.

Au contraire, dans une phase où le capitalisme représente un pas en avant décisif, c’est à dire où le pouvoir politique central travaille historiquement à étendre la révolution internationale, les syndicats, à moins de devenir des organes défaitistes qui devront être réprimés, doivent apprendre du parti de classe, de l’authentique parti des travailleurs industriels salariés du monde entier, à obtenir de la classe qui a donné dans l’insurrection des preuves de sa valeur et de sa générosité qu’elle offre du travail, du surtravail et de la plus-value pour la révolution, pour la guerre civile, pour les armées rouges de tous les pays, pour les munitions du conflit social de classe, dans quelque pays qu’il se produise.

Même dans ce cas historique, la revendication du produit intégral du travail aux salariés serait non seulement antiéconomique et antisocial mais encore défaitiste à l’égard de la tâche écrasante que l’histoire impose à la classe ouvrière, et à elle seule : provoquer par les armes la naissance de la société nouvelle. La réalisation de cette tâche s’échelonne sur des siècles d’histoire et de tourments, et elle est le contraire des superstitions chères à l’école des comptables et des marmitons ouvriéristes, c’est à dire des « immédiatistes » dont chaque génération veut pouvoir mettre la main immédiatement sur le bénéfice de l’affaire qu’elle a faite en se « confédérant autonomement ».

La forme d’organisation par entreprises

L’examen que nous avons fait d’une gestion syndicale de la société succédant au capitalisme telle qu’elle est conçue par cette espèce d’« immédiatistes » que sont les syndicalistes, fait apparaître nettement les défauts, beaucoup plus graves encore, de la forme du « Conseil d’usine ». Les premières manifestations de renouvellement de ce mythe se produisirent à l’époque des Congrès des commissaires des départements de la grande Fiat qui eurent lieu à Turin et de la revue de Gramsci « l’Ordine Nuovo ». Dès cette époque, le courant de la Gauche italienne avertit du danger et, si elle salua l’« Ordine Nuovo » dans la mesure où il descendait dans l’arène contre l’opportunisme menchévique des syndicats italiens traditionnels et contre l’inconsistance du parti socialiste qui, en cette année 1919, se vantait d’être ami du bolchevisme, elle le mit en même temps en garde contre cette déviation. Avec la clarté qui lui était propre et qui ne se démentit jamais Gramsci avait donné à son journal le titre qui convenait au philosophe idéaliste et à l’interventionniste qu’il était au début de son évolution idéologique. Il ne parla pas de la classe nouvelle qui doit s’emparer de la domination politique, ni du nouvel État de classe et n’accepta que progressivement les directives sur la dictature du parti et, au-delà des limites de l’usine, la vision radicale du marxisme sur tous les rapports existants dans le monde humain et naturel. Il reconnut lui-même le fait au Congrès de Lyon en 1926 : nous préférerons toujours ceux qui apprennent de nouveaux chapitres du marxisme à ceux qui les oublient. En 1919, Gramsci avait à peine dépassé une appréciation qui voyait dans la révolution russe le renversement du déterminisme et le miracle de la volonté humaine violant des conditions économiques hostiles. Le fait de voir Lénine ce « faiseur de miracles » défendre le déterminisme marxiste le plus rigoureux, ne resta pas sans effet sur lui : ni le maître ni l’élève n’étaient des produits de série. Quoi qu’il en soit il eut raison d’appeler Ordine Nuovo le système des Conseils (qui était une construction idéale et presque littéraire, ou mieux artistique), parce que le prolétariat s’y érigeait sur une base immédiate en un nouvel Ordre, comparable à ceux d’avant la révolution libérale comme les trois états de la société française du XVIIIe siècle.

Tous les « immédiatistes » que nous avons passés en revue ont trahi la revendication de l’exercice de la dictature par la classe, qui consiste à supprimer les classes et non pas à se constituer en Classe Unique, à s’élever mesquinement au rang de Quart État. L’« immédiatiste » a toujours besoin de décrire le nouveau à partir d’une simple photographie de l’ancien. Gramsci donna à son « immédiatisme » le nom de concrétisme; il avait emprunté ce terme à des intellectuels bourgeois ennemis de la révolution : il ne remarquait pas, et nous étions bien peu à lui faire remarquer, que tout concrétisme est contre-révolutionnaire. Mais si l’humanité n’avait pas eu d’autres ressources que celle de l’« immédiatisme », elle n’aurait pas su que la terre est sphérique et mobile, que l’air a un poids, ainsi que les corps célestes, qu’existent les atomes d’Épicure, les particules infra-atomiques des modernes, la relativité de Galilée et celle d’Einstein, et…elle n’aurait pu prévoir aucune révolution.

Gramsci ne savait pas que dès 1847 et la « Misère de la philosophie » anti-proudhonienne de Karl Marx nous avions laisse derrière nous le concept d’Ordre; et ce n’était pas parce qu’il n’avait pas lu, étant donné qu’il avait le malheur d’être un de ceux qui lisent tout.
« Peut-on supposer qu’après la disparition de l’ancienne société il y aura une nouvelle domination de classe, se résumant en un nouveau pouvoir politique ? non. »

Il aurait suffi à tous les contradicteurs d’avoir lu ce seul monosyllabe : Et Pourquoi non ?
« La rédemption de la classe travailleuse est l’abolition de toute classe, de la même façon que la rédemption du Tiers-État, de l’Ordre de la bourgeoisie fut l’abolition de tous les États, de tous les Ordres. »

Depuis, beaucoup de générations ont passé et trois Internationales sont nées et sont mortes; nous avons vu tous ceux qui voulaient monter plus haut que Marx et que Lénine entreprendre leur ascension; très peu sont arrivés même approximativement à la hauteur de l’Incorruptible, le bourgeois Maximilien Robespierre qui depuis cent soixante-dix ans repose sur la pierre tombale de tous les Ordres.

Marxisme et économie des Conseils

L’antithèse entre marxisme et gramscisme nous intéresse non tant pour l’histoire de la polémique qui nous opposa à lui que du fait que des groupes staliniens désorientés et de pâles épigones voudraient actuellement revenir à ses mots d’ordre. Nous allons rechercher dans les textes la preuve qu’il s’agît de deux courants inconciliables.

L’entreprise locale autonome est la plus petite des unités sociales imaginables. Elle unit les deux limitations respectivement propres à la catégorie professionnelle et à la circonscription locale, même si elle a éliminé le privilège et l’exploitation, en distribuant l’insaisissable valeur totale du travail. A peine est-on sorti de ses étroites limites que l’on tombe sur la pieuvre du marché et de l’échange et, dans la pire forme, sur l’anarchique économie capitaliste qui engloutit tout. Dans ce système des Conseils dont Parti et État sont absents qui donc, avant que l’élimination des classes soit un fait accompli, réglera les fonctions non strictement de technique productive et, pour se limiter à un point, qui entretiendra ceux qui ne feront pas partie d’une entreprise, ceux qui seront sans travail ? L’accumulation aura beaucoup plus de chances de recommencer (à supposer qu’elle se soit jamais arrêtée) comme accumulation d’argent, de stocks formidables de matières premières et de produits déjà ouvrés que dans un système alvéolaire de communes ou de syndicats. Dans ce système hypothétique existera le maximum de conditions pour transformer une épargne lente et dissimulée en capital dominateur.

L’obstacle, c’est l’existence de l’entreprise, et non pas le fait qu’elle ait un patron. Comment écrira-t-on les équations économiques entre entreprises, surtout quand les grandes étoufferont les petites, quand des entreprises à basse productivité et d’autres qui auront accaparé des dispositifs permettant d’augmenter la leur, existeront en même temps que des entreprises employant des instruments de production conventionnels et d’autres l’énergie atomique ? Né comme tous les autres d’un fétichisme de l’égalité entre individus et de la justice et de l’horreur ridicule du privilège, de l’exploitation et de l’oppression, ce système leur permettrait de fleurir plus encore que la société civile courante, si faire se peut.

Vous ne voulez pas croire que les grands mots de privilège et d’exploitation ne se trouvent pas dans notre dictionnaire marxiste ?

Reprenons la « Critique du Programme de Gotha ». Marx s’en prend entre autres au passage contenant les idioties lassalliennes sur l’« État libre » et la « loi d’airain des salaires » qui finit, dit-il (et Engels le redira ailleurs) par une vague formule redondante qui est la suivante : « le parti s’efforce d’abolir l’exploitation dans toutes ses formes et d’éliminer toute inégalité sociale et politique ». (Ici, c’est bien le cas de dire : qui n’a pas péché jette la première pierre).

Il faudrait dire, écrivent Marx et Engels :
« avec la suppression des différences de classe disparaît d’elle-même toute inégalité sociale et politique résultant de ces différences ».

Même si on laisse de côté la longue note critique qui réduit la répartition égale aux insinuations des économistes bourgeois selon lesquelles les socialistes ne suppriment pas la misère, mais la généralisent à tous les hommes, cette formulation scientifique suffit à faire justice de toutes les revues que l’on écrit sur le contenu du socialisme comme philosophie de l’exploitation, et ceci, hélas, dans les années de grâce… l956–57 !

Dans ce paragraphe, Marx traite aussi la question de la vision limitée de Lassalle (qu’il fait significativement remonter à Malthus que les écoles anti-marxistes américaines du bien-être remettent actuellement à la mode) pour lequel le socialisme entrerait en lutte simplement parce que le salaire ouvrier serait bloqué à un niveau trop bas, alors qu’il s’agit au contraire d’abolir le salaire parce que c’est « un système d’esclavage d’autant plus dur que les forces sociales de productivité du travail sont plus développées que le salaire touché par l’ouvrier soit haut ou bas ».

Messieurs de l’école du bien-être, même en admettant que le capitalisme puisse augmenter sans limites le bien-être moyen, nous lui confirmons notre prévision historique : la mort !

Mais le standard de la grande Fiat semblait à Gramsci celui d’un ordre noble en comparaison de l’existence abandonnée du berger Sarde abruti[4], plus vil que le Quart-État. Dans le plan quinquennal de modèle soviétique dont nous fîmes cadeau à la Grande Fiat, nous avions prévu que le chiffre d’affaire de 1956 aurait augmenté de 15,7 % par rapport à celui de 1955 qui s’élevait à 510 milliards. Il aurait donc dû atteindre 558 milliards. Bien que seulement 540 milliards aient été annoncées, le capital nominal s’est élevé de 760 100 milliards, c’est à dire qu’il a augmenté de 32 % en deux ans[5].

Conclusion

Les « immédiatistes » sont tous ceux qui se méfient des formes Parti et État qu’avec Marx et Lénine nous considérons primordiales dans la Révolution. Au cours de notre confrontation de leur « vision » de la société future avec la vision socialiste et Marxiste, nous ne nous sommes pas arrêtés à la distinction fondamentale entre stade inférieur et stade supérieur de la société socialiste que Lénine, partant du raccourci de Marx a rendue classique.

Toute la supériorité de la forme économique dans laquelle production et répartition se font à partir de la société et pour la société, à l’échelle de la société et non de « secteurs autonomes » dépendant des « camps de concentration » capitalistes actuels que sont les métiers, les entreprises, les juridictions même nationales, dont nous ferons un jour sauter tout le réseau est évidente au stade le moins avancé théorisé par Marx.

Au stade inférieur, les différences de classe ne sont pas encore toutes supprimées; on ne peut donc pas parler d’abolir l’État; les traditions pathologiques de la civilisation des Ordres, dont la bourgeoisie fut le troisième et dernier, survivent; la ville et la campagne sont encore séparées; la division sociale des fonctions, la séparation entre travail manuel et intellectuel, science et travail, ne sont pas encore abolies.

Mais, dans le domaine économique, les secteurs fermés sont déjà en train de se fondre dans le creuset unitaire de la société; la partie est déjà perdue pour les petites communes, les fédérations syndicales et l’organisation par entreprises, auxquelles on n’a même pas accordé une existence transitoire.

Dès le moment où nous avons à faire avec « une société communiste, telle qu’elle sort à peine du sein de la société capitaliste », il n’y a plus de place pour un marché auquel accéderaient des secteurs isolés et ceints de fils de fer barbelé.

« Dans le sein d’un régime social communautaire fondé sur la propriété commune des moyens de production, les producteurs n’échangent plus leurs produits, et le travail incorporé dans ceux-ci n’apparaît plus comme valeur de ceux-ci (c’est Marx qui souligne), mais comme une qualité réelle possédée par eux puisque désormais, à l’inverse de ce qui arrive dans la société capitaliste ce n’est plus par la voie d’un cercle vicieux (comme ce serait le cas dans le système des communes, des syndicats et des Conseils) mais directement que le travail de l’individu devient parti intégrante du travail de la communauté ».

Ainsi donc, même au stade inférieur du communisme, la société est déjà sortie du stade mercantile. L’individu ne peut rien se procurer ni s’attacher, à lui ni à sa famille, au moyen de l’argent. Un bon inaccumulable de courte validité lui donne droit exclusivement à des produits de consommation dans une limite encore restreinte et calculée à l’avance. Notre conception de la dictature (d’abord, et ensuite d’une rationalité sociale et d’espèce) sur la consommation implique que le bon ne portera pas mention d’une quantité donnée de francs (que l’on pourrait ensuite convertir tous en tabac ou en alcool, au lieu de lait et de pain !) mais de produits déterminés, tout comme les « cartes de ravitaillement » du temps de guerre.

Seul survivra un certain droit bourgeois parce que les quantités consommées seront liées à la mesure du travail prêté à la société, une fois faites les déductions bien connues d’intérêt général et parce que le calcul dépendra des disponibilités et non exclusivement de l’utilité et des besoins.

Il n’y aura plus de loi de la valeur permettant de confronter deux produits; ceux-ci seront dans la masse de la production sociale, contrairement à ce qui se passerait s’ils provenaient de communes « autonomes », de syndicats ou d’entreprises à comptabilité en partie double. Seul subsistera un dernier lien entre la quantité de travail fournie et la consommation individuelle quotidienne.

Une citation saisie au vol nous donnera l’occasion de clarifier ce concept. Quelqu’un qui, comme on va le voir, est une « fleur d’immédiatiste » a écrit en effet : « dans l’économie socialiste, le marché reste, mais on peut voir qu’il sera limité aux produits; le travail n’y sera plus une marchandise ». De telles gens sont parfois utiles : il suffit de renverser leur formule pour dire justement des choses justes. La vérité est la suivante : « dans l’économie socialiste il n’y aura plus de marché », et mieux encore : « l’économie est socialiste quand il n’y a plus de marché ». A un premier stade, cependant, « une seule quantité économique sera mesurée comme marchandise : le travail humain ». Au stade supérieur, le travail ne sera plus qu’un mode de vie de l’homme, et seulement une joie pour lui. Marx dit mieux « le travail sera le premier des besoins vitaux. »

Pour enlever au travail de l’homme sa qualité de marchandise il faut détruire tout le système du marché ! N’est-ce pas là le premier mot de Marx à Proudhon ?

Le journal demi-marxiste qui su critiquer l’énormité ci-dessus a toutefois concédé à son auteur la justesse d’une autre thèse singulière qui malheureusement est très répandue et qu’il nous faudra démolir dans une autre étude : pour pouvoir abolir le marché, il faut que les forces productives augmentent encore beaucoup. Cela est absolument faux : pour le marxisme, elles sont déjà trop développées.

On pourrait nous citer le « Manifeste des Communistes » qui pose comme une des tâches du prolétariat ayant conquis la suprématie politique celle d’« augmenter avec la plus grande rapidité possible la masse des forces productives ».

Or en 1848, la structure capitaliste anglaise complètement développée avait déjà fourni à Marx les bases pour soutenir doctrinalement et même historiquement la possibilité d’une économie socialiste. Pour l’Europe continentale, il ne renonçait pas à l’idée de la conquête du pouvoir prolétarien, et il pensait que très rapidement une Europe politiquement prolétarienne aurait porté les forces de production au niveau existant déjà en Angleterre.

Depuis lors, notre construction de principe qui présente les caractères du socialisme comme antagoniques sur tous les fronts à ceux du capitalisme industriel et mercantile est complète. S’il y a un siècle, il s’agissait de développer avec la plus grande rapidité les forces productives aujourd’hui, en pleine éléphantiasis industrielle, la plus grande rapidité est nécessaire… pour l’abattre.

Lorsque dans sa critique au programme allemand de 1875 Marx parle « d’augmentation des forces productives », il la pose comme base du stade supérieur, c’est à dire d’une consommation sans limites sociales dues à une production insuffisante, et non comme une condition nécessaire pour la fin du mercantilisme général et de l’anarchie capitaliste.

De même, le programme de 1891 dans une phrase qui est certainement du grand Engels, disait : déjà les forces de production sont devenues trop grandes, pour que la forme de la propriété privée soit conciliable avec leur sage emploi.

Il est plus que temps de plier les monstrueuses forces de production capitalistes sous une dictature régissant production et consommation. C’est simplement une question de force révolutionnaire pour la classe sur l’existence de laquelle pèse une incertitude croissante même si – ce que Marx n’a jamais nié – le bien-être s’accroît. Cette incertitude plane comme une menace sur la société toute entière, et dans quelques dizaines d’années elle prendra la forme d’une alternative entre crise mondiale et guerre, ou révolution communiste internationale.

Et la question de force révolutionnaire c’est celle de la reconstruction de la théorie révolutionnaire d’abord, de la reconstruction du parti communiste sans frontières, ensuite.

Notes :
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  1. La distinction marxiste entre plus-value absolue (donnée par la longueur de la journée de travail et le montant du salaire) et plus-value relative. [⤒]

  2. Quadrifoglio : organisation italienne groupant quatre tendances d’opposition. [⤒]

  3. Il en sera longuement question dans une étude à publier sur la révolution russe. [⤒]

  4. Gramsci était originaire de Sardaigne. [⤒]

  5. Cf. la brochure « Dialogue avec les Morts ». [⤒]



Source : « Programme Communiste », numéro 1, octobre 1957

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