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EN MÉMOIRE D’OTTORINO PERRONE


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En mémoire d’Ottorino Perrone
Chillemi
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En mémoire d’Ottorino Perrone

Le 17 Octobre 1957 est mort à Bruxelles Ottorino Perrone, internationaliste italien, communiste de la première heure, plus connu dans l’émigration sous le nom de Vercesi.

Disparu à soixante ans, Perrone était de ceux qui à la fin de la première guerre impérialiste mondiale, entraient à la fois dans la majorité civile et dans la lutte révolutionnaire. Le prolétariat venait alors de vaincre en Russie. L’Internationale Communiste allait se fonder. De Moscou, capitale rouge, des révolutionnaires prestigieux dénonçaient la trahison de la vieille social-démocratie pourrie d’Europe et appelaient les ouvriers à s’organiser politiquement pour renverser partout la bourgeoisie et instaurer le socialisme. L’alternative de la nouvelle ère historique ouverte en 1914 était posée : ou vaincre, ou succomber sous les coups d’une réaction qui n’épargnerait pas la Russie des Soviets, avant d’aller tomber par millions dans une nouvelle tuerie au profit du Capital. D’immenses bouleversements s’annonçaient. On pouvait se croire à la veille de la plus grande révolution politique et sociale de l’histoire.

A ce début exaltant, il n’est que trop facile d’opposer la fin amère du militant qui disparaît avant d’avoir pu assister à la reprise de classe qu’il appela si passionnément de ses vœux tout au long des noires années de la défaite. Il n’est que trop facile de mettre en contraste la fermeté de pensée, la foi et l’ardeur combative de sa jeunesse, et le désarroi, le scepticisme, l’aveulissement des générations arrivées à l’âge d’homme dans un monde convulsé par l’approche, le déchaînement et les suites de la seconde guerre, et livré sans partage aux forces politiques de l’impérialisme.

Dans le chaos doctrinal qui règne en ce 40e anniversaire de l’Octobre russe, il est par contre beaucoup plus ardu de retrouver l’enchaînement fatal qui a conduit de la première époque à la seconde. Innombrables sont ceux, ouvriers comme intellectuels qui, possédant alors le fil d’Ariane irremplaçable de la vision révolutionnaire marxiste : révolution prolétarienne ou seconde guerre impérialiste, se le laissèrent arracher en succombant aux sollicitations de l’opportunisme, à la tentation de la révision, c’est à dire, en dernière analyse, en cédant à l’influence des classes ennemies du prolétariat. Or ce sont eux qui, pendant plus de trente ans, ont formé le gros du « mouvement ouvrier ». Comment la lumière pourrait-elle sortir de pareille tradition ?

Il faut rendre à Ottorino Perrone et à son courageux petit groupe de l’émigration italienne cette justice que jamais il ne lâchèrent le précieux « fil ». Ils ne cessèrent pas davantage de lutter pour que les générations mal-nées, celles de la défaite, puissent s’en saisir à leur tour. Sans tradition de classe et de parti, la moyenne des individus rencontre, dans l’influence intellectuelle et morale multiforme que la classe dominante exerce au sein de toute la société, un obstacle pratiquement insurmontable à la formation d’une vision révolutionnaire complète : maintenir une continuité, c’était donc gagner peut être des décades.

La réaction avait été – et est encore – si profonde qu’il n’a tenu qu’à un cheveu que cette continuité fût rompue. Elle ne l’a pas été complètement : c’est de cela que ses camarades étrangers sont reconnaissants à Ottorino. Quand ils le pleurent aujourd’hui, ils savent bien pourquoi : c’est à la lutte qu’il a menée depuis 1927 dans l’émigration autour des revues « Prometeo » et « Bilan » qu’ils doivent sans aucun doute le meilleur d’eux-mêmes.

• • •

Lorsqu’en 1927 Perrone prit, comme tant d’autres révolutionnaires italiens, le chemin de l’exil, un désastre pour longtemps irréparable finissait de s’accomplir. Toute l’Internationale en était frappée. Dès le début de 1926, en Italie, le courant marxiste radical qui, en 1921, avait donné à celle-ci sa meilleure section hors de Russie se trouvait réduit au silence, vilipendé, désorganisé par une série de mesures organisationnelles illégales. Comme il fallait s’y attendre Moscou rejetait son recours contre la fraction centriste, instrument du ravage qu’elle avait inspiré. Au cours de l’année 1927, en Russie, l’opposition qui résistait au nouveau cours du « socialisme dans un seul pays » dans la politique intérieure comme internationale du Parti russe était non seulement expulsée et bassement calomniée, mais arrêtée et déportée. En Novembre, son chef, le créateur de l’Armée rouge, était à son tour envoyé en exil. Dans tous les pays, une aile gauche sans homogénéité, mais qui, en refusant de condamner Trotski et l’opposition russe, gênait la liquidation du communisme, était flétrie et chassée.

L’orientation qui était en train de triompher, Trotski la définissait en trois traits cinglants devant la Commission de Contrôle qui l’avait exclu : baillonnement du noyau prolétarien – fraternisation avec les conciliateurs de tous les pays – capitulation devant la bourgeoisie mondiale. Huit ans seulement s’étaient écoulés depuis la fondation de l’Internationale Communiste, née pour conduire à la victoire les révolutions du XXe siècle et en tous cas pour opposer son vivant et formidable obstacle au Capital sur la route sanglante de la guerre.…

Pour affronter pareil désastre, il fallait aux militants une loyauté envers le prolétariat, un désintéressement, un mépris de la popularité et même, devant les méthodes de voyou de l’adversaire, un courage absolument sans limites. L’expérience montra que ces vertus révolutionnaires ne fleurissent que très difficilement dans le terreau d’une société mercantile et individualiste : pour un Perrone qui choisissait sans balancer une vie laborieuse de salarié et la poursuite obscure d’une lutte difficile, combien de centaines de petits Togliatti optèrent, dans tous les pays, pour les postes de fonctionnaires en vue et pour la domestication politique ?

Il y fallait surtout une force de conviction qui pouvait moins encore relever de ressources purement individuelles que les qualités ci-dessus et que seule une forte tradition collective, une tradition de classe et donc de Parti, était en mesure d’engendrer.

Celle qui avait formé politiquement et moralement Perrone n’apparentait à la grande tradition révolutionnaire russe, par ce qui en avait été la caractéristique essentielle : la lutte impitoyable contre l’opportunisme. En Occident, c’était la seule tradition bolchevique. Elle l’avait prouvé par toute la préparation – qui remontait à 1915 – de la scission d’avec le réformisme et le centrisme social-démocrate de Serrati et par la fondation, en 1921, d’un véritable parti marxiste. Elle l’avait confirmé, aussi paradoxal que cela puisse paraître, justement par la lutte qu’elle mena de 1921 à 1926 contre la direction russe de l’Internationale.

Qu’opposait-elle en effet à la politique « du plus pressé » des bolcheviks d’après la victoire ? Rien d’autre que les trois grands principes de la victoire bolchevique : parti sévèrement sélectionné – tactique sans compromis garantissant en cas de défaite, la possibilité de se préparer à de nouvelles batailles en même temps que l’intégrité de l’organisation et de son programme – stratégie invariable, parce que définie pour une période historique qui ne prendrait fin qu’avec la victoire totale du prolétariat.

A quoi tendait sa lutte ? A conjurer la renaissance d’un opportunisme qui, s’il l’emportait dans la IIIe Internationale, aboutirait par la loi historique au même résultat fatal que l’opportunisme social-démocrate qui avait détruit la IIe. Que proposait-elle dans pareille éventualité ? Dès 1924, au Ve congrès mondial, le chemin de Lénine : la formation de fractions.

Le véritable bolchevisme avait changé de pays. Exposés au sommet du pouvoir à une terrible pression intérieure et extérieure des classes ennemies du prolétariat, les révolutionnaires russes n’étaient déjà plus en condition de reconnaître dans la jeune et courageuse Gauche marxiste italienne l’image de leur propre passé, et encore moins celle du communisme occidental de l’avenir. Mais les « marxistes » improvisés et les demi-communistes des autres Partis de l’Ouest le pouvaient encore moins. L’émigration italienne abordait donc la lutte à l’étranger dans un isolement complet.

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« Quand la courbe de la politique descend, la bêtise s’installe dans la pensée sociale. Le précieux talent de la généralisation politique a disparu on ne sait ou, sans laisser de traces ».

La courbe de la politique avait commencé à descendre avec la défaite prolétarienne de 1923 en Allemagne. Le désastre de 1927 ouvrait l’époque de la plus formidable bêtise collective de l’histoire. Le précieux talent de la généralisation politique s’était réfugié dans une minorité si restreinte que le gros du prolétariat ne pouvait plus en recueillir les bienfaits. Pratiquement, il avait disparu. Même chez Trotski, qui avait formulé la remarque ci-dessus pendant la réaction d’après 1905, on n’en trouvera plus trace après 1927, en dépit de ses talents exceptionnels.

Sur le plan de la pensée, tous les reniements, tous les abandons étaient justifiés par l’argument imbécile que « tout était changé par la présence de l’U.R.S.S. » Sur le thème éternel de l’opportunisme, il fallait donc affronter une variante nouvelle, surgie directement de l’histoire qui, en 1917, avait placé dans le camp politique du prolétariat international un Parti victorieux, et donc un pouvoir d’État.

Même coupée de sa direction par le triomphe du fascisme, l’émigration italienne de la Gauche regroupée autour d’Ottorino Perrone ne devait avoir aucune peine à le faire. Il lui suffisait de partir des deux puissantes généralisations politiques qui avaient été à la base de toute la politique de sa tendance au sein de l’Internationale :
1 – Les caractéristiques de la politique communiste établies par Lénine bien avant la prise du pouvoir ne changent pas dans la situation nouvelle où le prolétariat révolutionnaire compte parmi ses forces politiques non seulement des Partis en lutte pour le pouvoir, mais un pouvoir communiste.
2 – Le grand principe du « Manifeste Communiste » : les intérêts partiels et contingents du mouvement doivent être constamment subordonnés à ses intérêts généraux et finaux, s’étend au cas historique où l’intérêt partiel et contingent revêt les proportions grandioses d’un pouvoir communiste dans un pays immense.

La Gauche italienne ne souhaitait certainement pas la confirmation écrasante donnée à ses généralisations politiques par l’offensive centriste de 1926–27. Mais elle leur devait de ne pas être désorientée par la violence et la rapidité de l’attaque, dont elle fut peut être la première surprise. Celles-ci démontraient que, glissé aux mains d’une fraction opportuniste (c’est-à-dire exprimant politiquement d’autres classes que le prolétariat), le pouvoir d’État était surtout le pouvoir redoutable d’accélérer à un rythme foudroyant, de synchroniser, d’universaliser les lents processus d’involution idéologique et politique qui résultent toujours des défaites dans la bataille sociale, et de leur imprimer partout dans le monde le même cachet uniforme ignoble. Cela prouvait du même coup que la seule « particularisation » qu’il eût été légitime de faire aller exactement à l’inverse de celles des adversaires de la Gauche italienne : la présence d’un pouvoir d’État dans le camp politique du prolétariat n’affaiblissait pas, mais renforçait la nécessité pour le mouvement communiste international d’être ferme dans les principes et attaché à une continuité rigoureuse dans la tactique.

Toute la tradition politique de Perrone le portait donc, après 1927, à poser la question-clé, dont jamais Trotski ni ses épigones ne parvinrent à comprendre que c’était la seule qui décidât s’il fallait ou non inclure la « défense de l’U.R.S.S. » dans la stratégie marxiste : considère comme force politique mondiale, le pouvoir soviétique est-il un allie ou un adversaire du prolétariat révolutionnaire ?

La réponse qu’il donnait à cette question découlait directement de l’appréciation bolchevique de la fonction de classe de l’opportunisme que la Gauche italienne avait « généralisée » à l’opportunisme nouveau, à l’opportunisme « communiste » :
en dispersant le courant révolutionnaire de l’internationale et en s’appuyant sur les courants conciliateurs, le pouvoir soviétique a travaille a la destruction de l’internationale et s’est range, parmi les forces de la conservation capitaliste. Il est devenu un obstacle a la révolution socialiste et prolétarienne.

Cette réponse devait se vérifier totalement avec la défaite allemande 1935, où Hitler vint au pouvoir avec la complicité de Staline et du stalinisme allemand – l’entrée de l’U.R.S.S. dans la S.D.N.U, « caverne des brigands impérialistes » – son intégration aux grands blocs militaires de guerre, sa participation aux traités de paix impérialistes de l’après-guerre. Quand à l’opportunisme communiste, il devait faire la même fin honteuse que son devancier social-démocrate devant l’épreuve historique suprême de la guerre : au nom de l’anti-fascisme, au nom de la défense de l’URSS, il jetait la classe ouvrière de tous les pays dans une lutte qui ne servait que la grande puissance politique et sociale du Capital.

• • •

En 1939, de tous les groupes d’opposition au stalinisme, seule la Gauche communiste italienne et une petite fraction belge ralliée en 1936 au feu des événements d’Espagne restaient debout sur la brèche de l’internationalisme.

Douze ans plus tôt, Ottorino Perrone avait affirmé que le désastre subi par le communisme, seule antithèse de l’impérialisme, ouvrait un cours de guerre. N’eut été la bêtise qui triomphait alors dans la pensée sociale, les militants d’opposition auraient pu aisément comprendre que, placé devant la redoutable coalition du capitalisme, du nouvel opportunisme « communiste » et de l’ancien opportuniste socialiste, le prolétariat n’aurait pas la force de se relever de ses défaites pour s’opposer à temps à l’éclatement du second conflit mondial, prévu dès 1919 dans l’alternative marxiste. Mais les généralisations les plus indispensables étaient alors traitées par le sarcasme. De la moindre bataille locale, on attendait un renversement du rapport mondial des forces de classe. En pleine marche vers la guerre, dans laquelle les différents prolétariats devaient s’entre-déchirer de façon si atroce, certains fondaient une quatrième Internationale. Seuls étrangers à cette folie collective, Perrone et son groupe prêchaient inlassablement dans le désert qu’avant de penser à reconstruire, il fallait commencer par faire modestement le bilan. Bilan, tel était au reste le titre de la revue de son groupe. Dès 1939, le « bilan » était historiquement clos, avec la trahison de guerre de tous les courants politiques contre lesquels il avait lutté.

Reste encore à le digérer… Aucun des hommes qui ont vécu cette époque avec la vision d’une des traditions équivoques alors dominantes n’en est plus capable aujourd’hui. C’est l’affaire des générations ultérieures. Prématurément usé par sa lutte ardente au plus fort de la débâcle, Perrone n’aura malheureusement eu le temps de connaître que quelques rares précurseurs de la grande rescousse de demain. Dans sa grande modestie, il n’avait jamais prétendu être autre chose que le mainteneur d’une tradition à laquelle il était attaché parce que c’était la seule qui s’était montrée capable d’affronter l’opportunisme « communiste » sur une plate-forme communiste. Si les jeunes marxistes d’aujourd’hui et de demain comprennent que la grande leçon qu’il nous a ainsi donnée est aussi la seule leçon de force, que la fonction du militant, même le plus doué, est non pas « d’innover » ou pis de « réviser » mais de continuer un courant qui n’a traversé victorieusement plus de cent ans d’histoire que grâce aux orthodoxes alors le pont qu’il a établi entre eux et le passé pourra lancer demain une nouvelle arche agile vers l’avenir.

Chillemi

Quelques jours avant Ottorino Perrone disparaissait à Bruxelles un autre internationaliste, le messinois Chillemi. Militant dans le P.C. d’Italie depuis sa fondation, il avait suivi la gauche communiste dans toute sa difficile lutte avec un enthousiasme juvénile et une fidélité inébranlable à la tradition révolutionnaire.

C’est un bel exemple pour les jeunes marxistes appelés à continuer l’œuvre, d’autant plus féconde qu’elle fût plus obscure, de la grande génération qui, dans le premier après-guerre, se regroupa autour de l’internationalisme révolutionnaire et qui est restée jusqu’au bout sans jamais plier.


Source : « Programme Communiste », numéro 1, octobre 1957

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