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STALINISME, ANTISTALINISME ET PAIX SOCIALE


Content :

Stalinisme, antistalinisme et paix sociale
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En marge de notre appel :

Stalinisme, antistalinisme et paix sociale

Pendant longtemps le faux communisme de Moscou n’a connu que des adversaires obscurs et peu nombreux appartenant à l’aile gauche du mouvement ouvrier. Depuis ces deux dernières années c’est de son sein que surgissent, à grand renfort de publicité, de petits groupes dissidents, scissionnistes avoués ou opposants clandestins, qui découvrent, avez quelque retard, que les partis stalinistes ne répondent plus aux « exigences actuelles » de la lutte ouvrière.

Il n’y a pas de doute que c’est là le commencement de la décomposition organique de l’appareil politique international du Kremlin, et par le fait qu’il tend à désarticuler le principal allié de la bourgeoisie capitaliste on ne peut nier qu’un tel phénomène doive préluder à de nouvelles et plus favorables conditions d’activité politique prolétarienne. Mais dans l’immédiat sa portée est toute différente car il n’apporte pas la clarté mais la confusion. Ces derniers venus dans le camp de l’antistalinisme, s’ils n’ont ni le mérite ni le courage de ceux qui les ont devancés dans cette voie à l’époque où cela coûtait la vie, n’en reproduisent pas moins, en les démultipliant, les tares et les faiblesses de la plupart de leurs prédécesseurs.

Ces derniers, surtout en France et dans les pays anglo-saxons, ont montré qu’étant isolés dans une situation de complet recul du mouvement ouvrier, ils ne pouvaient suppléer à la solide tradition révolutionnaire prolétarienne qui leur faisait défaut. Ils n’ont jamais eu la force de se débarrasser intégralement d’un opportunisme que le stalinisme avait généralisé dans toutes les files ouvrières mais qui n’était que la répétition d’un opportunisme plus vaste et plus ancien, celui qui plonge ses racines jusqu’aux plus grandes défaites historiques du mouvement ouvrier. De là découlaient, chez ces premiers « oppositionnels » un empirisme extravagant dans la pratique politique et dans les rapports avec les autres partis, mais surtout une grande perplexité dans l’identification du mal qu’ils dénonçaient : la nature sociale de l’État russe, le rôle véritable des partis qui lui sont affiliés.

A cette impuissance dans l’analyse théorique et à cette propension à la manœuvre politique qui étaient caractéristiques des anciens courants de l’antistalinisme ouvrier, et particulièrement du plus important d’entre eux, le trotkysme, les groupes ou militants qui rompent aujourd’hui avec Moscou ajoutent une extrême perversion politique et une prétention bien plus grande. Ils ne se posent pas en gens finalement lassés d’une longue suite de compromissions politiques qu’ils ont acceptées d’enthousiasme ou simplement tolérées mais en véritables promoteurs d’un renouveau idéologique du socialisme. A les entendre ils se seraient enrichis d’une expérience historique qui aurait fait défaut à tous les grands noms du mouvement, ils seraient venus à point pour découvrir des conditions nouvelles et originales.

Si nous mentionnons ces démarches intellectuelles bien plus spectaculaires que profondes c’est parce que, tout en matérialisant les débuts de la prévisible décomposition du stalinisme, elles reflètent un phénomène plus général et plus profond que la désagrégation naissante de l’appareil de la propagande russe : la dégénérescence totale de l’idéologie et de la politique. C’est à ce titre qu’elles nous intéressent, parce qu’elles prolongent jusque dans les rangs des travailleurs cette décomposition idéologique générale dont l’influence sur la classe ouvrière ne disparaîtra qu’après de longues et douloureuses expériences. Elles constituent de véritables obstacles sur l’ingrate voie de la réhabilitation du programme historique du prolétariat.

Ce danger des séquelles de la décomposition du mouvement staliniste nous l’avions déjà pressenti; il est nettement évoqué dans un texte qui date de quelques années et que nous reproduisons dans les pages qui suivent sous le titre d’« Appel pour la réorganisation internationale du mouvement révolutionnaire marxiste ». A l’époque de sa rédaction les « innovateurs » étaient encore peu nombreux dans les rangs du « communisme oppositionnel ». Aujourd’hui, où il est prévisible qu’ils vont proliférer, on pourra juger à sa lecture qu’il n’en est que plus actuel et nécessaire. Contre tous ceux qui sont en mal « d’originalité » il n’a pas d’autre prétention que de ne rien apporter d’original au marxisme le plus orthodoxe, rien qui n’ait déjà été dit et répété par nos maîtres et aînés du mouvement prolétarien. Le jour est encore éloigné où il deviendra évident que les hésitations et faux dilemmes qui paraissent aujourd’hui justifier la recherche de solutions « nouvelles » n’étaient que le produit du reflux de la révolution socialiste et du désarroi idéologique qu’il a engendré. Mais plus nombreux auront été les yeux qui se seront dessillés avant cette reprise, plus celle-ci sera vaste et radicale car elle est tout autant inéluctable que l’actuelle déconfiture de ceux qui en furent les renégats.

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Le marxisme, devrons-nous répéter sans nous lasser, a donné une fois pour toutes la formule du bouleversement révolutionnaire de la société. Chaque grande phase de convulsion sociale, et particulièrement chaque phase de contre-révolution, n’a fait que préciser et confirmer cette formule. S’inspirant de cette constatation fondamentale, notre « Appel » s’est attaché à faire le point des conséquences de la contre-révolution stalinienne et il suffira d’un peu d’objectivité pour se convaincre que plusieurs des principaux points de ce texte ont déjà subi victorieusement l’épreuve des faits, notamment ceux qui ont trait à l’involution russe vers les formes ouvertement affirmées d’une structure capitaliste. Pour se rendre compte qu’il ne s’agit pas là d’une vérification fortuite mais bien d’une nouvelle confirmation s’ajoutant à celles qui l’ont précédée et qui, en s’intégrant dans la continuité historique du mouvement, donnent à la théorie de Marx son caractère scientifique, il n’est pas inutile de grouper les principales questions traitées autour d’une notion centrale et essentielle pour la compréhension de la doctrine et du programme du prolétariat.

Le fait le plus frappant de la période actuelle, la constatation qui s’impose même au premier venu, c’est que le monde moderne est saturé de violence. Il est secoué par des contrastes et des chocs qui s’inscrivent continuellement en faux contre la vision idyllique qui sert de justification à toutes les théories bourgeoises et d’argument à toute sa structure politique et juridique. La seule ressource des défenseurs du système établi réside dans leur plus ou moins grande possibilité de dénaturer le sens de cette violence et, à chacune de ses inévitables explosions, de réclamer de l’humanité de nouveaux délais pour la réalisation de leur chimérique idéal d’harmonie sociale.

En face de cette manœuvre comment se définit un parti révolutionnaire ? En ce qu’il sait identifier toute cette violence, la dénoncer comme contre-révolutionnaire et appuyer la seule violence qui puisse les supprimer toutes avant de se supprimer elle-même, celle du prolétariat.

Si ce critère appliqué à la social-démocratie en révèle définitivement le caractère conservateur, en quoi réside la difficulté de cataloguer de même le stalinisme comme force de soutien. du système mondial bourgeois ? En ce qu’il se présente comme organisation anti-conformiste, qu’il se place dans le camp de la subversion sociale, allant jusqu’à appuyer l’action anti-constitutionnelle dans certains pays alors qu’il démontre par ailleurs collaborer à la gestion de l’État capitaliste et faire du socialisme le but d’une compétition pacifique entre les classes et entre les États.

Le rôle néfaste du stalinisme dans la classe ouvrière étant dûment constaté et consigné, quelle est sa tare essentielle, celle sur laquelle doivent porter le plus durement nos griefs et se fonder l’enseignement politique de cette période historique ? Faut-il lui reprocher d’avoir fait preuve d’éclectisme politique ou d’avoir abusé de l’autorité qui lui concédait la disposition du pouvoir d’État ? A-t-il pêché par abus de la violence ou par défaitisme devant les grandes forces internationales du capital ?

Ainsi groupées ces questions, que notre « Appel » traite méthodiquement et sous forme de thèses, peuvent constituer l’ossature d’un examen succinct de ce texte, propre à en faciliter l’étude et à résumer sa conclusion générale : ce n’est pas l’arbitraire policier, le sadisme contre-révolutionnaire et les méthodes ignobles du stalinisme qui ont fait des partis de Moscou les instruments de la conservation capitaliste contre la menace de révolution mondiale, c’est le pacifisme social qu’ils ont implanté dans toutes les assises du mouvement ouvrier. Et celui-ci sortira de cette défaite, non pas en pillant son programme dans l’éthique, la morale et l’éclectisme idéologique de l’arsenal bourgeois mais en revenant à ses positions fondamentales sur la nécessité de la violence et de la dictature pour extirper le capitalisme.

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En 1950, année de la rédaction de notre « Appel », le monde entier vivait encore sous l’influence des terreurs de la « guerre froide ». La détente internationale n’avait pas encore triomphé. Dédaigneux (pour quelques années encore) des avances russes en faveur de la « coexistence pacifique », l’Occident poursuivait sa violente campagne de dénigration de la « dictature soviétique » sans avoir besoin pour cela de renouveler les prétextes idéologiques qui avaient fait leur preuve lors de la guerre contre l’Allemagne et qui conservaient, appliqués à la rivalité nouvelle entre les Américains et les Russes, toute leur efficacité suggestive.

Fallait-il s’étonner que le prolétariat, impuissant et divise, accepte sans étonnement ni indignation que les ex-alliés de la veille se rejettent l’un sur l’autre les griefs qu’ils avaient précédemment dirigés de concert sur le régime hitlérien ? Que la Russie, saluée quelques années plus tôt comme le rempart de la civilisation contre la « barbarie nazie », soit dénoncée désormais comme le danger № 1 de la démocratie et que le Kremlin déploie toute sa fureur contre « l’impérialisme yankee » pour les intérêts duquel, sur tous les champs de bataille du monde, il avait immolé des millions de prolétaires ? Certainement pas si on tenait compte de l’état d’extrême faiblesse sociale des masses ouvrières dont l’énergie, réveillée par les années de misère qui avaient succédé à la paix, avait été perdue dans des luttes sans issue et trahies d’avance. On ne se redresse pas si rapidement de vingt années d’abandons et de reculs.

D’ailleurs les mêmes forces politiques continuaient à diriger les organisations ouvrières et ne savaient, devant la menace – apparente ou réelle – de la guerre, qu’opposer une plate sollicitation de la paix, loyale et respectueuse de l’ordre établi, que proposer une utopique plate-forme de réconciliation éternelle des blocs d’États.

Il n’est pas douteux que la propagande pacifiste des partis stalinistes, qui tenaient la place la plus importante dans la « protestation contre la guerre », répondait avant tout aux exigences de la stratégie russe. Mais outre que ce serait une grosse erreur de n’envisager que cet aspect de la propagande pacifiste et négliger la portée objective, l’influence idéologique sur les masses de cette stratégie, ce serait ignorer aussi que tout défaitisme de classe a toujours des causes plus profondes que la volonté et la décision des chefs opportunistes. L’erreur des « oppositionnels » de cette époque fut effectivement de croire que la revendication de la paix n’était pas suffisante uniquement parce qu’elle était dictée par les instruments de Moscou et qu’il suffirait de lui superposer quelque phraséologie classiste pour la rendre positive voire pour en faire un tremplin d’agitation sociale.

En réalité, spéculer sur l’horreur que manifestent les masses ouvrières pour la guerre n’aboutit jamais à leur insuffler l’énergie de la révolte sociale mais au contraire n’a pour effet que de leur transfuser la panique qui s’empare des éléments de la petite bourgeoisie lorsque explosent les contradictions du mode de production auquel elles sont ligotées. Sur ce point comme sur tous ceux qui touchent aux réactions des foules c’est la présence ou l’absence d’un fort parti politique du prolétariat qui détermine le sens, révolutionnaire ou panicard, des menaces de destruction qui pèsent sur la société moderne.

Par quelque moyen que ce soit on ne peut suppléer à l’inexistence de l’organisation prolétarienne, ni par la propagande, ni par l’agitation, mais encore moins en faisant chorus. avec les démagogues et les opportunistes qui crient « Halte à la guerre » alors qu’ils en développent les conditions objectives et subjectives. Tout autre est la tâche qui s’impose aux militants révolutionnaires. Quand tout le mouvement international s’est écroulé et décomposé c’est à l’arme de la critique de refaire ses preuves pour frayer la voie à la critique des armes. La gangrène opportuniste a substitué au programme révolutionnaire une plate copie du progressisme bourgeois. La « théorie » des actuels partis « ouvriers » n’est qu’une accommodation ignoble de l’idéologie démocratique à une politique de reculade et de démission dans la lutte intérieure et internationale. Dans leurs ripostes aux attaques de la propagande occidentale, Moscou et ses partis n’ont su que développer les mêmes platitudes de leurs concurrents d’outre-atlantique et, de même qu’ils prétendaient, au nom du socialisme, rivaliser avec la production mercantile capitaliste des grands producteurs de l’ouest, ils veulent se proclamer plus démocrates, plus tolérants, plus éclectiques que les bourgeois de vieille date. Ainsi ils enfoncent plus profondément encore ces mensonges de la civilisation capitaliste que, depuis des décades, bourgeois et serviteurs reconnus du capitalisme s’efforcent d’imprimer d’une encre indélébile dans les cerveaux des prolétaires. C’est donc là qu’il faut porter le fer rouge de la critique marxiste au lieu d’essayer de contourner les fortes positions que ce bourrage de crâne a déjà conquises chez les ouvriers, ou pire encore, de vouloir les orienter dans « un sens de classe ».

Les deux grandes trahisons historiques de la cause prolétarienne se signalent par un essentiel trait commun : l’apologie d’une forme de gouvernement de la société bourgeoise contre d’autres formes politiques de la même société, l’appui à des États capitalistes contre d’autres États capitalistes, le rejet de tous les pays du camp militaire opposé dans les ténèbres du passé et de la réaction. La première guerre mondiale fut lancée comme croisade contre le militarisme germanique, instrument de la conservation sociale monarchique. La seconde, conduite sous la bannière de l’antifascisme, fut également présentée comme une guerre juste, progressive en face d’un retour offensif du moyen âge, en face d’États définis comme réactionnaires par rapport aux démocraties bourgeoises. Tandis que les renégats justifiaient cette position par un reniement total de l’analyse conduite par Marx, lequel, depuis 1871 en Europe occidentale, déclarait la bourgeoisie ennemie № 1 du prolétariat et les guerres nationales vidées de tout contenu progressif, une infâme spéculation se développait, mettant à profit l’évidence du caractère toujours plus brutal et impitoyable des guerres modernes pour en imputer l’exclusive responsabilité aux dirigeants des pays opposés. La prétendue « défense d’une forme historique et sociale progressive » que les opportunistes invoquaient à l’appui de leur honteuse politique d’union sacrée, dégénérait rapidement en une formule grandiloquente et hypocrite de lutte pour le « salut de l’humanité » pour la défense de la civilisation contre la barbarie : hier contre la barbarie teutonne, puis contre la barbarie nazie, aujourd’hui contre la barbarie russe.… demain peut-être contre la barbarie asiatique. La paix et la guerre, la civilisation et la barbarie, le progrès humain et le socialisme : sur ce vaste canevas, une effroyable dénaturation des termes s’accomplissait et se fondait en un homogène bourrage de crâne chauvin et belliciste. Liberté, démocratie, patrie et socialisme sont devenus, après le triomphe incontesté du réformisme et de l’opportunisme dans le mouvement ouvrier, des mots interchangeables auxquels il faudra redonner leur véritable signification sociale sous peine de réduire tous les efforts de redressement de la lutte prolétarienne à une vaine et trompeuse spéculation.

La barbarie est une forme d’organisation sociale – bien supérieure à la civilisation des sociétés de classe, du point de vue de la valeur morale et de l’honnêteté des rapports sociaux – mais non une aberration de la politique des États modernes, une systématisation monstrueuse de la brutalité et de la violence des sociétés industrielles et encore moins – comme dans l’acception de certain groupe « d’avant-garde » – une forme d’avenir du monde capitaliste. La démocratie, structure historique progressive par rapport au féodalisme et moteur politique et social de libération des forces productives dans les pays arriérés, est toujours et partout un système d’institutions qui masque et favorise la spoliation de la force de travail. La patrie, fronton idéologique de la bourgeoisie, révolutionnaire pour autant qu’elle s’inscrit dans des luttes et des guerres qui ont pour objectif de liquider la servitude de la glèbe, le droit personnel et l’étanchéité des îlots productifs dans les formes pré-capitalistes, devient une suggestion trompeuse et conservatrice dès lors qu’historiquement la guerre des classes ne se déroule plus sur les frontières des États mais sur la frontière sociale entre prolétaires et détenteurs des moyens de production. Autour de ces définitions, fondamentales dans la théorie marxiste, se sont déroulés tous les combats de l’aile radicale et marxiste orthodoxe contre la déviation du révisionnisme réformiste, lequel a fini par se fondre dans les arguments classiques de l’apologie et de la justification d’une éternité du système bourgeois.

Mais il faut aussi rappeler ce que vaut la paix du monde moderne, c’est-à-dire la paix capitaliste. Ceci fut aussi l’objet de l’œuvre rénovatrice du marxisme révolutionnaire menée par Lénine dans le premier quart du siècle. Pour trouver un mouvement en faveur de la paix qui ait un caractère véritable de classe il faut remonter jusqu’à la veille de la guerre de 1914 où syndicalistes et socialistes menacèrent la bourgeoisie de la grève générale si elle prenait la responsabilité de déclencher le conflit armé entre les États capitalistes. C’était une position de classe parce que position révolutionnaire. Depuis cette tentative valable – mais impuissante – d’épargner au prolétariat et à la population les misères et désastres du premier grand carnage mondial, la revendication de la « Paix » ne fut jamais qu’une triste farce politique, incapable d’opposer le moindre obstacle au déchaînement de la folie meurtrière, mais toujours efficace pour cimenter chaque prolétariat à sa propre bourgeoisie. D’ailleurs pendant que quelques centaines de milliers de naïfs se rassemblent sous le signe de la colombe pacificatrice, sans se douter qu’en se berçant ainsi de leurs illusions, ils ne font pas varier d’une fraction infinitésimale la route jalonnée de morts et de destruction sur laquelle s’avance inexorablement la civilisation capitaliste, il y a toujours, dans quelque coin du globe, des lieux qu’ensanglante la guerre; sans parler des pays ou la paix civique n’est autre chose que la guerre des classes déchaînée au seul profit des classes dominantes tant l’exploitation économique y est liée a la violence physique sur les travailleurs.

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Les falsifications de doctrine qui ont permis cette infection idéologique de la classe ouvrière – sous la forme de la soporifique aspiration à la paix universelle aussi bien que dans la belliqueuse et farouche défense du « sol de la patrie » – ne sont autres que celles qui ont toujours servi de toile de fond à la trahison opportuniste. Mais à dater de l’époque où elles se sont inscrites dans l’énorme imposture qui définit comme prolétarien et socialiste le régime des Staline et des Khrouchtchev elles ont atteint un degré extraordinaire de persuasion politique ce qui explique que les générations successives de critiques du mouvement dégénéré de Moscou n’aient jamais réussi à trancher correctement la délicate et complexe question de la nature sociale de la Russie staliniste et de ses acolytes occidentaux.

A mesure que les événements surgissent qui contraignent les chefs du Kremlin à dévoiler leur véritable jeu politique, la vérité tend à percer sur le caractère contre-révolutionnaire du pouvoir qui siège à Moscou et sur l’intense exploitation économique que masquent les insipides litanies productivistes d’agents appointés. Cependant le sentiment de désapprobation qui s’est manifesté jusqu’au sein des partis stalinistes occidentaux à la suite d’événements comme la répression sanglante de Budapest n’en laisse pas moins intacte la notion de « communiste » appliquée à la Russie et aux organisations sous son obédience. De telles réactions n’engendrent donc que des désirs de réforme à l’adresse du système staliniste et de sa politique (et ce d’autant plus que les expériences du titisme et du gromulkisme apparaissent comme des preuves de la possibilité d’un « socialisme » moins « brutal » moins « autoritaire » que celui de Moscou). Elles ne suscitent donc pas la condamnation de la monstrueuse formule du « socialisme national ». Bien plus, sur le plan idéologique elles rapprochent davantage encore la confusion d’idées qui dominent l’ensemble du mouvement ouvrier des postulats fondamentaux de son adversaire : la liberté et la démocratie.

Ce phénomène démontre combien nous avions raison, au moment de la publication de notre « Appel », d’insister sur le danger que représentent les critiques démocratiques à l’adresse du système russe. Le principal résultat des coups de théâtre politiques qui ont suivi la mort de Staline n’a été, en somme, que de rassurer les préjugés petits-bourgeois des « progressistes » occidentaux, La superstition sur le caractère socialiste de la Russie et des pays qui s’inspirent de son exemple politique sort accrue et non dissipée de l’ahurissante suite des révélations et de réhabilitations qui ont émaillé le dernier congrès du P.C. Russe. En s’en rendant compte on comprendra que notre méthode – qui consistait à rejeter tout critère directement ou non inspiré par les préjugés bourgeois de justice et de liberté – était la bonne puisqu’elle nous a permis de définir des caractères économiques et politiques qui survivent à la disparition des phénomènes qui monopolisaient l’attention au moment où le monde occidental était subjugué par la puissance policière du système russe et terrorisé par la férocité de son chef aujourd’hui vilipendé. Pour comprendre l’importance et la portée de notre texte, passé inaperçu à cette époque comme il peut encore l’être aujourd’hui, il faut tenir compte de ce que la position que nous avons prise à l’égard de la nature de la Russie et de son régime politique fut formulée avant que l’évolution interne de la politique soviétique et les modifications apportées à l’organisation de son économie ne viennent apporter une preuve évidente du caractère capitaliste que nous lui dénoncions. De plus il faut surtout tenir compte que c’est en fonction de critères politiques bien définis que nous avons effectué cette identification économique et sociale et maintenu une condamnation politique qui remonte aux premiers actes de la déviation opportuniste de l’Internationale de Moscou. Sur cette base théorique et expérimentale solide nous nous sommes refusés à devenir, comme ce fut le cas de la plupart des oppositionnels, les victimes des apparences de la politique et notamment de cette spéculation staliniste à la lutte sociale qui lui fit quelquefois diriger de véritables actes antigouvernementaux et aller, dans la Tchécoslovaquie de 1948, jusqu’au coup d’État. Nous avons résolument refusé le dilemme dans lequel tombaient tous les anti-stalinistes : comment un parti qui trahit et abandonne outrageusement la lutte prolétarienne peut-il quand même jouer un rôle subversif ? Les choses n’étaient pas en effet toujours aussi claires qu’à Berlin ou à Budapest où l’armée russe mitraillait les ouvriers. Nombreux étaient les militants d’avant-garde qui demeuraient perplexes devant cette question, lorsqu’ils n’abondaient pas dans cette explication simpliste : le stalinisme, ni prolétarien ni bourgeois mais au service d’une nouvelle classe.

Si sur ce point la moindre incertitude avait été fondée, ce n’est pas simplement notre acquis politique, ni même la grande ligne léniniste qui aurait été faux mais le marxisme tout entier. Nous avons soutenu qu’il s’avère que l’économie russe n’est pas socialiste mais capitaliste, comme nous le savions depuis longtemps, elle doit reproduire les phénomènes essentiels de superstructure qui se sont toujours historiquement vérifiés dans ce système de production. Les plus impudents des innovateurs nés de l’antistalinisme, ceux que nous pourrions appeler les « théoriciens de la facilité », ont parlé, pour la Russie actuelle, d’un capitalisme « nouveau », invulnérable aux crises classiques grâce à la planification supérieure de son économie et à la culture « marxiste » de sa bureaucratie. Ils y voyaient l’assise économique et sociale d’une classe originale, tout à la fois capable de combattre la bourgeoisie et de brimer le prolétariat. Ils ont fait en somme du stalinisme un phénomène monstrueux irréductible aux données du matérialisme historique, une absurdité et un paradoxe puisqu’il réussissait à la fois à révolutionner la société et à opprimer la principale de ses formes productives.

Nous y avons opposé la formule classique de toute révolution sociale, produit de la révolte des forces productives contre la superstructure politique de la société. A l’échelle internationale où la révolution sociale déterminante est celle du prolétariat contre la bourgeoisie capitaliste, le stalinisme est essentiellement une force contre-révolutionnaire. Mais dans les immenses secteurs géographiques où le capitalisme n’est pas pleinement développé et où la constitution d’États nationaux est sa condition primordiale, le romantisme politique attardé de l’école de Moscou peut très bien jouer le rôle de pourvoyeur de cadres politiques et militaires et d’inspirateur d’un « digest » de faux socialisme désormais imité même par les partis autonomes des bourgeoisies locales. Il n’y s’agit en effet que de révolutions nationales-démocratiques – donc capitalistes – pour lesquelles la même idéologie qui a permis au pouvoir soviétique de poursuivre l’extirpation des rapports pré-capitalistes en Russie et d’y masquer au prolétariat que ce n’était là que le premier objectif de la double-révolution de Lénine et non l’instauration d’une économie socialiste, demeure valable et efficace.

Il n’y a pas de contradiction à ce que les liquidateurs de la perspective de la révolution prolétarienne deviennent les artisans de certaines des révolutions capitalistes des pays arriérés. Mais les stalinistes d’Orient et d’Extrême-Orient poursuivent une politique qui n’a rien de commun avec celle que Lénine préconisait : non seulement ils ne font rien pour combattre l’idéologie nationale et démocratique (comme Marx le préconisait dans tous les pays et époques où le prolétariat doit appuyer de telles révolutions) mais encore ils en dissimulent le véritable caractère sous une phraséologie pseudo-socialiste. Non seulement ils ne préparent pas le prolétariat de ces pays à se retourner ultérieurement contre leur propre bourgeoisie mais ils en préviennent toute possibilité en fusionnant les organisations ouvrières avec celles des classes appelées à prendre le pouvoir. Enfin, à l’instar de ces classes qui, dans la plupart des cas ont composé avec l’impérialisme, ils ne sont entrés en lutte ouverte contre lui que contraints et forcés : dans ces pays c’est la situation objective qui fut révolutionnaire avant les forces politiques qui ont pris en mains la direction des mouvements de révolte. D’ailleurs – et c’est là ce qui détermine inexorablement le véritable caractère politique et social du stalinisme – l’attitude de ses partis dans les métropoles est fondée sur une stratégie de complète paix sociale et par suite la grande condition de la radicalisation internationale des mouvements des peuples des pays arriérés fait entièrement défaut : en deçà comme au-delà des mers les stalinistes sont d’exclusifs serviteurs du système bourgeois.

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Considéré sous l’angle de sa dépravation idéologique, et non pas sous celui de l’influence qu’il peut exercer et qui demeure dérisoire, l’antistalinisme est pire que le stalinisme.

Ce dernier, durant de longues années a laissé croire à ses partisans qu’il n’hésiterait pas a recourir à la lutte armée contre les pouvoirs capitalistes d’occident. Ce n’était là qu’une fanfaronnade, nécessaire pour sauvegarder le contrôle du parti sur l’aile la plus combative de la classe ouvrière, importante à cette époque. Par la suite, les revirements de la politique de Moscou, et notamment les fameuses déclarations de Khrouchtchev sur les « voies nationales » du socialisme, ont montré que le Kremlin avait ouvertement et définitivement renoncé à cette propagande.

Mais les antistalinistes, c’est par principe eux, qu’ils refusent la violence subversive et la dictature du prolétariat. Leur grand argument ils le puisent dans l’exemple de la férocité de la contre-révolution stalinienne, de même qu’ils condamnent le principe du centralisme dans le parti en invoquant le système quasi-policier des organisations moscovites et qu’ils rejettent toute rigueur doctrinale pour se garder du « dogmatisme » qu’ils attribuent – à tort – à Staline.

Mais toutes ces positions ont en réalité une autre cause : elles sont dictées par la faillite de leur conviction révolutionnaire, Ils craignent l’insurrection armée des masses, ils redoutent qu’elles servent autre chose que le socialisme si on ne les tempère pas d’un peu de démocratisme. Ils ne sont plus capables de distinguer entre la violence révolutionnaire et la violence conservatrice. Il n’y a plus pour eux que la violence tout court même s’ils n’ont pas conscience de ce fait et se le dissimulent sous des considérations pseudo-généreuses au sujet de la « volonté de la base », de la « démocratie interne », du « droit à la libre discussion », etc,.. ces arguments qui n’ont d’autre objet que d’empêcher l’organisation de classe et le pouvoir de classe d’être les instruments homogènes, incisifs et impitoyables, indispensables à une véritable transformation révolutionnaire de la société.

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Longtemps après qu’elle ait triomphé, la contre-révolution qui a fait des Staline et consorts des chefs d’État continue son œuvre désormais souterraine de désarmement du prolétariat. Plus néfaste encore qu’à l’époque où elle massacrait ses militants, elle reproduit chez ceux qui n’ont pas la force de rompre intégralement avec toute une phase de dégénérescence politique la même aberration que continue à propager son appareil officiel de propagande : la conception du socialisme comme produit du pacifisme social. Dans leurs bouches et plus encore dans celles de leurs « dissidents » l’horreur que suscite sa violence sert à bannir jusqu’à l’idée de la violence dans l’avant-garde de la classe révolutionnaire. Elle en égare les militants dans les méandres des demi-mesures, de l’éclectisme et des compromis. Elle les incite, en dernier ressort, à reprendre à leur compte l’hypocrite condamnation que formule à l’adresse des brutalités du jeune capitalisme russe le vieux capitalisme d’occident, et par là à participer involontairement à l’entretien de ce faux dualisme de systèmes politiques qui, en réalité sont de même nature sociale parce que fondés sur d’identiques rapports de production.

Le prolétariat devra renvoyer dos à dos ces faux adversaires qu’il s’expose à voir unis chaque fois qu’il s’élancera sur sa voie propre et dont il ne viendra à bout que s’il sait retrouver ses armes théoriques et politiques, son parti et son programme. Le texte qui suit est une proposition dans ce sens, un Appel sans doute à tous les révolutionnaires sincères mais aussi une exclusive, l’exclusive sur tout ce qui pourrait reconduire dans la future organisation prolétarienne les erreurs et trahisons du passé.

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C’est une illusion insensée que de croire que les capitalistes se soumettraient de bon gré au verdict socialiste d’un parlement ou d’une assemblée nationale, qu’ils renonceraient tranquillement à la propriété, aux bénéfices, à leur privilège d’exploitation. Toutes les classes dirigeantes ont lutté, jusqu’à présent, avec la dernière énergie pour leurs privilèges. Les patriciens romains, de même que les barons féodaux du moyen-age; les chevaliers anglais, de même que les marchands d’esclaves américains; les boyards valaques, de même que les fabricants de soie de Lyon : tous ont versé des torrents de sang, enjambé les cadavres, semé les meurtres et les incendies, provoqué les guerres civiles et les trahisons d’État pour défendre leurs privilèges et leur pouvoir.
La classe capitaliste impérialiste, en sa qualité de dernier rejeton de la classe des exploiteurs, dépasse tous ses prédécesseurs en brutalité, en cynisme et en bassesse. Elle défendra son Saint des Saints, ses bénéfices et ses privilèges d’exploitation du bec et des ongles, par toutes les méthodes de froide cruauté dont elle a fait preuve dans toute l’histoire de sa politique coloniale et de la dernière guerre mondiale. Elle mettra en branle ciel et enfer contre le prolétariat. Elle mobilisera les campagnes contre les villes, elle excitera les couches retardées des ouvriers contre l’avant-garde socialiste, elle organisera des massacres avec l’aide des officiers, elle cherchera à paralyser toutes les mesures socialistes par mille moyens de résistance passive, elle soulèvera contre la révolution une vingtaine de vendées, elle invoquera pour son salut l’invasion étrangère, le fer exterminateur de Clémenceau, de Lloyd-George et de Wilson. Elle préférera transformer le pays en montagnes de ruines fumantes plutôt que de renoncer de bon gré à l’esclavage salarié.

Rosa Luxembourg (« Que veut l’Union de Spartakus ? »)


Source : « Programme Communiste », numéro 3, avril-juin 1958

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