Le mouvement social en Chine (III)
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LE MOUVEMENT SOCIAL EN CHINE (III)
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Content:

Le mouvement social en Chine (III)
IV. - La question nationale
Marxisme et état national
Deux époques du capitalisme
La «répétition générale»: Russie (1905), Chine (1911)
La guerre impérialiste: Perspectives de la révolution prolétarienne en Asie
La théorie des «étapes» De la révolution anticoloniale
L'héritage de Sun Yat-sen: la «démocratie nouvelle»
Source


Le mouvement social en Chine (III)
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Dans l'article précédent (P.C. n°28), nous avons étudié la question agraire et la tactique du P.C.C. jusqu'en 1949.Les réformes promulguées depuis l'avènement de la République «populaire» seront analysées ultérieurement. Rappelons cependant les conclusions auxquelles nous sommes arrivés:

- Une «révolution agraire» ne peut être elle-même qu'une révolution bourgeoise dont le résultat sera de libérer les forces productives des entraves d'une économie naturelle et de développer à l'échelle nationale l'échange des marchandises et l'accumulation du capital;

- Au lieu de critiquer les illusions petites-bourgeoises sur le caractère «anticapitaliste» de cette révolution, le parti de Mao les a reprises à son propre compte et, s'inspirant du stalinisme russe, les a développées en théorie de la «construction socialiste» en Chine;

- Loin de mener une révolution agraire «radicale», le P.C.C. a toujours opté pour la voie réformiste (baisse du loyer des terres ou partage) et non pour la voie révolutionnaire: la nationalisation et les soviets de paysans;

- ainsi, le P.C.C. a renouvelé les erreurs, les hésitations et les compromis des partis petit-bourgeois qui se sont inspirés en Russie du «populisme» et en Chine du sunyatsénisme; mais alors que sur la lancée de la révolution d'Octobre les Bolcheviks les ont démasqués et battus, leur victoire en Chine est à la mesure de la contre-révolution mondiale.

L'objet de cet article est précisément de montrer comment, malgré les prétentions «anti-impérialistes» de Pékin, les faux communistes chinois ont fait entrer la poussée révolutionnaire des masses dans la stratégie nationale et internationale de la bourgeoisie. Que représentent «l'extrémisme» chinois, la revendication d'un strapontin à l'O.N.U et quelques bulletins de victoires dans la construction économique à côté des catastrophiques «chocs en retour», des secousses révolutionnaires, que Marx et Lénine attendaient pour l'Europe et l'Amérique de l'irruption d'une chine moderne, sortant de son isolement et de son arriération séculaires? Il faut bien l'avouer, le mouvement des paysans chinois n' a pas été comparable pour le capitalisme mondial à cette menace de mort que lui lança la révolution d'octobre. N'en déplaise à tous les démocrates, ce ne sont ras des considérations de masse ni d'étendue territoriale qui ont joué, mais des questions de doctrine et de programme révolutionnaire.

IV - La question nationale
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Le lecteur trouvera dans «les leçons de la polémique russo-chinoise» la critique des positions prises par Pékin sur la question nationale et coloniale depuis la fondation de la «démocratie populaire». Nous envisagerons moins ici l'idéologie officielle de l'État chinois que la praxis historique et sociale, la tactique du P.C.C. dans la période révolutionnaire qui s'est ouverte pour tout l'Orient avec la révolution de 1905 en Russie.

Marxisme et état national
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Résumant dans sa brochure 'Sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes» l'attitude de Marx à l'égard des mouvements nationaux d'Europe occidentale au siècle dernier, Lénine souligne en ces termes le caractère circonstanciel de la question nationale et la manière dialectique de l'aborder pour les marxistes:
«
La classe ouvrière est la moins susceptible de faire un fétiche de la question nationale, car le développement du capitalisme n'éveille pas forcément toutes les nations à une vie indépendante. Mais une fois que sont apparus des mouvements nationaux de masse, les répudier, refuser de soutenir ce qu'ils ont de progressif, c'est en fait céder aux préjugés nationalistes: c'est reconnaître «sa» nation comme la «nation modèle» ou, ajouterons-nous pour notre part, comme la nation détenant le privilège exclusif d'édifier un État.»

Il n'est pas de marxiste pour qui ce passage ne puisse évoquer la double lutte menée par les fondateurs du socialisme scientifique, d'une part, contre les libéraux bourgeois de type mazzinien qui se faisaient un fétiche de l'indépendance nationale et de l'État bourgeois; d'autre part, contre les militants ouvriers (chartistes anglais et proudhoniens français) qui refusaient leur appui aux mouvements nationaux révolutionnaires d'Irlande et de Pologne. Dès cette époque, se sont cristallisées sous ces deux formes élémentaires toutes les nuances de l'opportunisme dans la question nationale et coloniale. Là non plus le stalinisme n'a pas innové.

Jamais l'anti-impérialisme stalinien n'a dépassé la revendication «légitime» des principes abstraits de «liberté, égalité, fraternité» pour tous les «peuples». Jamais il n'a vu dans les mouvements nationaux d'Orient autre chose que le drapeau d'un bloc de classes qu'il s'agissait de planter sur l'édifice d'un État bourgeois indépendant, En même temps ces phrases ronflantes se sont traduites dans la pratique par la trahison la plus honteuse des révolutions anticoloniales qui ont demandé un bon demi-siècle de guerres civiles et de révoltes manquées avant d'arriver à terme. Comme le prévoyaient Marx et Lénine, le prolétariat des métropole, battu dans son assaut au pouvoir bourgeois, a finalement cédé aux préjugés nationalistes, avec toute l'Internationale moscovite. Cette trahison a trouvé sa forme classique dans l'attitude du P. C. F. devant la révolution algérienne et dans celle du Kremlin à l'égard de la révolution chinoise. Staline en 1927, commue Thorez en 1936, n'a t'il pas présenté aux peuples opprimés sa propre nation comme la «nation modèle» se réservant le droit exclusif d'édifier par priorité son... socialisme?

Mais le marxisme ne se contente pas de dénoncer cette duplicité de la bourgeoisie et de ses laquais. Il ne s'arrête pas a cette contradiction criante entre les principes qu'ils proclament et leur comportement effectif. Car son but n'est pas de réaliser leur rêve petit-bourgeois: une mosaïque universelle d'États «vraiment indépendants» et représentés à la proportionnelle au super parlement de l'ONU. Le marxisme place comme clef de voûte de tout le développement historique l'établissement d'une société dans laquelle auront disparu les classes et avec elles les différences entre États et les nations elles-mêmes. Il pose donc la question nationale en partant de tout autres prémisses.
«
Dans le monde entier, dit encore Lénine, l'époque de la victoire définitive du capitalisme sur le féodalisme a été liée à des mouvements nationaux. La base économique de ces mouvements, c'est que pour une victoire complète de la production marchande, il fallait que la bourgeoisie fasse la conquête du marché intérieur, que s'unissent en État les territoires dont la population parle la même langue, et que soit écarté tout obstacle au développement de cette langue (...) La formation d'États nationaux qui satisfont le mieux à ces exigences du capitalisme moderne est donc une tendance propre à tout mouvement national. Les facteurs économiques les plus profonds y contribuent; et pour toute l'Europe occidentale -bien mieux, pour le monde civilisé tout entier,- ce qui est typique, normal en période capitaliste, c'est donc l'État national».

Il est difficile d'être plus clair. L'État n'est pas éternel; les langues ne sont pas immuables, comme le prétendait la linguistique stalinienne. Mais il y a plus: la revendication de l'État national, d'une langue, d'une culture nationales sont «typiques» pour le capitalisme. Tel est donc le contenu réel de la «question nationale», le secret de ce fétiche qui n'a d'égal, pour le nombre de ses adorateurs. que le fétiche de l'argent: la destruction de l'économie naturelle, le développement de l'échange de marchandises et l'accumulation du capital ne sont possibles que sur la base d'un État national centralisé avec son appareil administratif et policier, sa concentration économique et sa culture nationale. Et nous voici ramené du ciel des principes abstraits sur le terrain des intérêts matériels d'une révolution bourgeoise.
«
Nous ignorons, dit encore Lénine, si l'Asie parviendra, avant la faillite du capitalisme, à se constituer en un système d'États nationaux indépendants à l'instar de l'Europe. Mais une chose est incontestable, c'est qu'en éveillant l'Asie, le capitalisme a suscité là aussi des mouvements nationaux; que ces mouvements nationaux tendent a constituer des États nationaux en Asie; que précisément de tels États assurent au capitalisme les meilleures conditions de développement.»

Nous avons donc déjà établi plusieurs points:

1)la revendication de l'État national est «typique et normale» pour le capitalisme, car cette forme étatique lui assure les «meilleures conditions de développement»;

2)le prolétariat ne peut se faire un fétiche de l'État national pour deux raisons:

- il a pour tâche historique de le détruire;

-«le développement du capitalisme n'éveille pas forcément toutes les nations à une vie indépendante».

C'est ainsi que Lénine posait en 1914 la question de savoir si l'Asie se constituera en États nationaux' «avant la faillite du capitalisme».Nous verrons dans cette perspective comment l'Internationale Communiste envisageait, à travers la révolution prolétarienne mondiale, la possibilité de réduire considérablement pour tout l'Orient la phase douloureuse de l'accumulation capitaliste et de la constitution d'États nationaux bourgeois.

Deux époques du capitalisme
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Il nous reste un point à préciser (: dans quelles limites historiques et selon quels critères la «question nationale» peut-elle se poser au prolétariat comme la question de sa participation et de son soutien à un mouvement national de masse?

Citons encore Lénine, dans ses «Notes critiques sur la question nationale» de 1913:
«
Le capitalisme en développement connaît deux tendances historiques dans la question nationale. La première: le réveil de la vie nationale et des mouvements nationaux, la lutte contre toute oppression nationale, la création d'États nationaux. La seconde: le développement et la fréquence de toutes relations entre les nations, la destruction des barrières nationales, la création de l'unité internationale du capital et, en général, d'une vie économique, d'une politique, d'une science internationales.

Ces deux tendances sont une loi universelle du capitalisme. La première domine au début de son développement; la seconde caractérise le capitalisme déjà mûr et qui marche vers sa transformation en une société socialiste».

La tendance naturelle du capitalisme, montre Lénine, est de détruire les entités nationales aussi bien que les rapports de propriété qu'il a crées. Contre les régimes pré-bourgeois, il revendique l'égalité entre les nations et le droit «égal» à la propriété privée. Mais le mouvement même de la concentration capitaliste élimine les petits propriétaires et constitue à l'échelle internationale des ententes économiques et des trusts qui dictent leur loi aux États les plus puissants.

Ainsi, dans la première phase du développement capitaliste, les marxistes lutteront pour l'indépendance d'une nation opprimée, pour son unification politique sur une base démocratique, car ces conditions sont celles d un essor rapide du capitalisme transformant les vieilles structures économico-sociales dans un sens bourgeois et donnant sa forme la plus pure à l'opposition du travail salarié et du capital. Mais dans la deuxième phase, celle du capitalisme déjà mûr, ou la bourgeoisie s'est emparée du pouvoir d'État, ou les réformes démocratiques ont donné tout ce qu'elles pouvaient donner, développant considérablement les antagonismes de classe, tout appel à l«unité nationale», tout «programme national» d'un parti ouvrier ne représentent plus que la trahison des intérêts de classe du prolétariat et la défense de la patrie bourgeoise.

Après une longue dégénérescence la II° internationale en est arrivée à cette trahison suprême l'Internationale de Moscou n'a pas connu d'autre fin. Ce fut en vain que Lénine rappela en 1914 les limites historiques et géographiques des mouvements nationaux révolutionnaires: la contre-révolution, comme la révolution, est devenue mondiale. Quels étaient ces critères?

«Dans l'Europe occidentale, continentale, dit Lénine, l'époque des révolutions démocratiques bourgeoises embrasse un intervalle de temps assez précis qui va à peu près de 1789 à 1871. C'est cette époque qui fut celle des mouvements nationaux et de la création d'États nationaux. Au terme de cette période, l'Europe occidentale s'était transformée en un système constitué d'États bourgeois, d'États nationaux homogènes en règle générale. Aussi bien, chercher à l'heure actuelle le droit de libre disposition dans les programmes des socialistes d'Europe occidentale, c'est ne pas savoir l'abc du marxisme.
En Europe orientale et en Asie, l'époque des révolutions démocratiques bourgeoises n'a commencé qu'en 1905. Les révolutions en Russie, en Perse, en Turquie, en Chine, les guerres dans les Balkans, telle est la chaîne des événements mondiaux de notre époque, dans notre «Orient». Et il faut être aveugle pour ne pas voir dans cette chaîne d'événements l'éveil de toute une série de mouvements nationaux démocratiques bourgeois, de tendances à la formation d'États nationaux, homogènes et indépendants
».

Nous pouvons dire aujourd'hui qu'avec la fin de la seconde guerre mondiale, la période des révolutions démocratiques bourgeoises s'est close également pour l'Afrique et pour l'Asie. Partout les mouvements nationaux révolutionnaires ont abouti à la constitution d'États bourgeois plus ou moins «indépendants», plus ou moins «populaires». Cela signifie que dans ces pays, comme dans les vieilles métropoles, le prolétariat n'a plus à répondre aux appels l'invitant à parfaire l'indépendance politique ou économique de sa bourgeoisie, à parachever la révolution démocratique. Il ne lui reste plus qu'à s'organiser en classe et à lutter contre sa bourgeoisie. Devant cette situation, le «socialisme» chinois n'apparaît nullement comme le champion des mouvements nationaux révolutionnaires qui sont en réalité arrivés à leur terme bourgeois. Ses mots d'ordre sont ceux de la collaboration de classe en Orient où s'affirme la domination du Capital.

Ainsi, le «développement» historique dont les progressistes bourgeois attendent tout a créé (avec quelles difficultés et quelles souffrances!) les conditions matérielles pour que le prolétariat des pays arriérés entre à son tour en lutte contre sa bourgeoisie. C'est le moment que choisit Pékin pour annoncer au monde la bonne parole de la «construction du socialisme» en Chine. Sans même considérer le contenu objectif de ce mot d'ordre, nous pouvons affirmer que Lénine et l'Internationale Communiste envisageaient une autre issue aux mouvements nationaux révolutionnaires d'Orient et avaient préparé et créé les conditions subjectives d'un bond par dessus l'évolution bourgeoise et la phase de la constitution d'États nationaux en Asie.

La «répétition générale»: Russie (1905), Chine (1911)
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Toute la Deuxième Internationale a vécu dans l'idée que la démocratie bourgeoise, son élargissement et ses «progrès» représentaient la condition à la fois nécessaire et suffisante du «passage» au socialisme. Elle n'a pas reçu de meilleur démenti que dans la victoire de la dictature prolétarienne en Russie, pays ne connaissant ni les «avantages» d'un régime parlementaire, ni un puissant «développement» capitaliste. La position officielle des socialistes de la Deuxième Internationale et des mencheviks russes fut toujours de nier la possibilité d'une conquête du pouvoir en Russie et d'affirmer la nécessité d'une période constitutionnelle bourgeoise. Cette position a été constamment celle du parti de Mao dans la révolution chinoise. «C'est seulement par la démocratie qu'on peut arriver au socialisme», déclarait Mao Tsé-toung dans son rapport «Sur le gouvernement de coalition» présenté au VII° Congrès du P.C.C. en 1943. Ce seul point marque la rupture complète de tout l'Orient avec la tradition du bolchevisme et les perspectives de l'Internationale Communiste.

Nous ne reviendrons pas ici aux «Thèses sur la question nationale et coloniale» où Lénine étendit à tout l'Orient l'enseignement des trois révolutions russes. Le lecteur en trouvera d'abondants extraits dans l'article «Révolution et contre-révolution en Chine» (P. C. numéros 20 et 21). Rappelons seulement deux des trois points qui constituaient selon Lénine la clef de voûte de ces thèses: 1) la notion claire des circonstances historiques et économiques; 2) la dissociation des intérêts des classes opprimées et des intérêts «nationaux» des classes dominantes. C'est par cette méthode que le bolchevisme s'est frayé le chemin du pouvoir. Appliquée à la Chine, aurait-elle. donné des résultats différents? aurait-elle infirmé les prévisions des marxistes? Nous le nions.

Par l'exigence d'une claire notion des circonstances historiques et économiques, Lénine entendait s'opposer à la revendication formelle des principes abstraits de la démocratie bourgeoise et déterminer de la façon la plus rigoureuse le rôle des classes sociales dans les révolutions d'Orient. En Russie, avait-il souligné, la bourgeoisie est une classe mort-née et l'on ne peut attendre qu'elle vienne d'elle même à bout de ses tâches politiques et sociales. L'expérience de la réforme de 1861, des révolutions de 1905 et de février 1911 ont suffisamment montré son impuissance et son empressement à se jeter les bras du tsarisme au premier danger. «La révolution bourgeoise, disait Lénine, est impossible comme révolution de la bourgeoisie». On sait que Staline ne fut pas de ce point de vue entre février et avril 1917, lorsqu'il milita pour la convocation de l'Assemblée constituante et la liquidation des Soviets. On sait surtout que de 1924 à 1927, il mit à la base de la tactique du P.C. chinois cette idée que la bourgeoisie anticoloniale pourrait être plus révolutionnaire que la bourgeoisie antitsariste russe, et que les enseignements de la révolution russe ne pouvaient être appliqués à la Chine. Non seulement le cours de la révolution chinoise, mais même les prévisions de Lénine vont à l'encontre de cette «théorie» dont nous avons relevé par ailleurs les traits typiquement menchéviques (cf. P. C. n°27).

Parce qu'elle hésitait à armer la paysannerie pour réaliser l'unité nationale et rompre de façon radicale avec l'impérialisme étranger, la bourgeoisie chinoise a dû laisser la place et le pouvoir à son exécuteur testamentaire, le parti de Mao. Mais sa faiblesse congénitale et ses contradictions apparurent dès 1911, lors de la première révolution chinoise. Le mouvement qui avait renversé la dynastie mandchoue venait à peine de donner le pouvoir à Un Yat-sen, que celui-ci l'abandonna en faveur d'un militariste douteux, Yuan Ché-kaï, qu'il jugeait mieux à même «d'unifier le pays et de garantir la stabilité de la République par la confiance dont il jouissait auprès des puissances étrangères».Dans une lettre à Tchitchérine (28 Août 1921) Un Yat-sen avouera: «Ma retraite fut une grosse faute politique dont les conséquences furent comparables à un remplacement de Lénine par Koltchak, Youdenitch ou Wrangel».

Dans un article peu connu de 1912, Lénine analysait en ces termes les circonstances politiques et sociales de la première révolution chinoise:
«
Déjà, le droit de suffrage (ni universel, ni direct) indique l'alliance de la paysannerie aisée avec la bourgeoisie, en l'absence ou dans l'impuissance complète du prolétariat.
Cette même circonstance se révèle dans le caractère des partis politiques de Chine. Il y a trois partis principaux:
1° Le parti «radical-socialiste» dans lequel il n'y a absolument aucun socialisme, comme chez nos «socialistes populaires» et les 9/10ème des «socialistes-révolutionnaires». C'est le parti de la démocratie petite bourgeoise. Ses revendications principales sont l'unification politique de la Chine, le développement du commerce et de l'industrie «dans un sens social» (phrase aussi nébuleuse que «le principe du travail» et «l'égalitarisme» de nos populistes et s.-r.), le maintien de la paix.
2° Les libéraux. Ils sont alliés avec le parti «radical-socialiste» et constituent ensemble le «parti national». Selon toute vraisemblance, ce parti aura la majorité au premier parlement chinois. Son chef est le Docteur Un Yat-sen. Il s'occupe actuellement d'élaborer le plan d'un réseau ferré (à l'intention des populistes russes: Un Yat-sen fait cela dans l'idée que la Chine «évitera» le capitalisme!).
3° Le troisième parti s'appelle «Union des républicains»: exemple du caractère trompeur des enseignes politiques! En réalité, c'est un parti conservateur s'appuyant surtout sur les fonctionnaires, les propriétaires fonciers et les bourgeois du Nord de la Chine, plus arriéré, alors que le parti «national» est surtout le parti du Sud, plus industriel, plus avancé, plus développé.
Le soutien principal du «parti national» est la masse paysanne. Ses chefs sont des intellectuels formés à l'étranger.
La liberté de la Chine a été conquise par l'alliance de la démocratie paysanne et de la bourgeoisie libérale. Les paysans réussiront-ils, sans la direction du parti du prolétariat, à conserver leur position démocratique contre les libéraux qui n'attendent que le moment opportun pour se jeter à droite? C'est ce que montrera un proche avenir
». («La Chine rénovée», Pravda, 7 novembre 1912).

Les preuves de la lâcheté de la bourgeoisie chinoise ne se firent pas attendre: Yan Ché-kai livra rapidement le pays à la réaction; et Lénine pouvait déclarer quelques mois plus tard:
«
Les révolutions de l'Asie ont montré la même absence de caractère, et la même bassesse du libéralisme, la même importance exclusive d'une indépendance des masses démocratiques, la même délimitation précise entre le prolétariat et toute la bourgeoisie» («Les destinées historiques de la doctrine de K. Marx», 1913).

La guerre impérialiste:
Perspectives de la révolution prolétarienne en Asie
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Il fallut la première guerre mondiale pour mettre fin à la bonne entente entre la bourgeoisie russe et le tsarisme et pour libérer le mouvement social en Russie. Ses conséquences, plus tardives, devaient être aussi importantes pour l'Orient, objet de toutes les convoitises impérialistes. L'après-guerre plaça en effet le prolétariat chinois au premier plan de la scène politique et justifia les perspectives de l'Internationale Communiste: lutte directe pour le pouvoir des soviets dans toute l'Asie.

La rupture prolongée des relations économiques avec les métropoles en guerre entraîna un développement notable du capitalisme indigène qui voyait d'un mauvais œil la restauration des anciens monopoles commerciaux. D'une part, l'apparition de nouveaux concurrents aggrava les conflits impérialistes en Orient. Contre leurs rivaux européens, les U.S.A., suivis par le Japon, lancèrent. la politique dite de «porte ouverte» dont Wilson avait défini les principes: «liberté des mers», «société des nations», «internationalisation des colonies».

Cette situation accentua les contradictions de la bourgeoisie chinoise. Elle avait participé la guerre impérialiste dans l'espoir de récupérer après la «victoire» les possessions de l'Allemagne en Chine. Le traité de Versatiles les transféra purement et simplement au Japon. Le mécontentement et la déception qui s'ensuivirent provoquèrent le mouvement du 4 mai 1919. Il n'était plus possible désormais de s'en tenir à la politique consistant à s'appuyer sur un impérialisme pour grignoter l'autre. La Conférence de Washington fit triompher la politique de «porte ouverte»; mais ses perspectives entraient toujours plus en contradiction avec le rêve de Un Yat-sen: créer un consortium de grandes puissances pour le développement économique de la Chine.

La position du gouvernement nationaliste de Canton n'était pas plus brillante. Aucune mesure n'avait été prise en faveur des ouvriers et des paysans qui désertaient l'armée. La campagne contre les militaristes du Nord et pour l'unification de la Chine était compromise. Le pouvoir de Un Yat-sen fut lui-même plusieurs fois menacé. Il fallut l'arrivée de Borodine et la réorganisation du Kuomintang avec l'aide des Communistes pour redresser la situation. Borodine rédigea le manifeste du Kuomintang réunifié de façon à en faire un parti «populaire» et les prolétaires chinois sacrifièrent à ces belles phrases leur indépendance de classe Il était difficile de prendre plus ouvertement le contre-pied du IV° Congrès de Moscou sur la question de l'Orient qui déclaraient:
«
Le jeune mouvement ouvrier oriental est un produit du développement du capitalisme indigène de ces derniers temps... Bien souvent, comme l'a indiqué le II° Congrès de l'Internationale Communiste, les représentants du nationalisme bourgeois, exploitant l'autorité politique et morale de la Russie des Soviets et s'adaptant à l'instinct de classe des ouvriers, drapent leurs aspirations démocratiques bourgeoises dans du «socialisme» et du «communisme» pour détourner ainsi, parfois sans s'en rendre compte, les premiers organes embryonnaires du prolétariat de leurs devoirs d'organisation de classe. Tels sont le parti Behill Ardou en Turquie, oui a repeint le panturquisme en rouge, et le «socialisme d'État» préconisé par certains représentants du parti Kuomintang».

Loin d'interpréter cette politique de la bourgeoisie chinoise comme une faillite de sa direction de classe du mouvement national, Moscou voulut y voir le signe particulier de sa «nature» révolutionnaire. Ceci était en contradiction non seulement avec les prévisions de l'Internationale, mais encore avec la masse des faits accumulés depuis ses premiers congrès.
«
Nous devons mettre fin, disait Lénine dans ses thèses de 1920, aux illusions nationales de la petite bourgeoisie et à sa croyance à la possibilité d'une coexistence pacifique et d'une égalité entre les nations en régime capitaliste».

C'est ce qu'avaient prouvé à toute l'Asie le traité de Versailles et la conférence de Washington.

«Sans victoire sur le capitalisme, ni l'oppression des patrons, ni les oppressions nationales, ni l'inégalité sociale ne peuvent être abolies».

C'est ce qu'avait prouvé aux ouvriers et aux paysans le gouvernement du Kuomintang à Canton.

Enfin, en opposition au plan économique de Un Yat-sen et a son caractère utopique sous le régime capitaliste, Lénine avait répondu par avance que seule une fédération des républiques soviétiques pourrait
«
réaliser un plan économique universel dont l'application régulière serait contrôlée par le prolétariat de tous les pays».

Ainsi, ce n'est pas en 1964 que toutes les «solutions» de rechange de lai bourgeoisie «nationale» et de I'impérialisme mondial ont été condamnée, mais dès 1924, aux tout premiers débuts de la révolution chinoise. La guerre impérialiste avait montré que l'ensemble de l'économie mondiale était mûr pour la réorganisation socialiste. La victoire du prolétariat en Russie avait placé tous les pays devant l'alternative révolution communiste ou contre-révolution bourgeoise.
«
A partir du moment, disait Zinoviev au Congrès de Bakou, ou un pays (fut-il seul) s'est arraché aux chaînes du capitalisme, comme l'a fait la Russie, à partir du moment où les ouvriers ont mis à l'ordre du jour la question de la révolution prolétarienne, nous pouvons dire que la Chine, l'Inde, la Turquie, la Perse, l'Arménie peuvent et doivent engager directement la lutte pour le régime des Soviets».

Tel fut le sens de tous les textes de l'Internationale Communiste sur la question coloniale: «Manifeste» du Premier Congrès (1919); «Thèses» de Lénine au II° Congrès (1920) avec les additifs de Roy consacrés plus spécialement à la Chine et à l'Inde; thèses du Congrès de Bakou (septembre 1920), les unes sur la «Question agraire» (Radek), les autres sur «Le pouvoir des Soviets en Orient» (Béla Kun); thèses, enfin, du IV° Congrès de Moscou sur «La question d'Orient», présentées par Safarov.

Nous devons donc compléter comme suit le tableau des différentes périodes révolutionnaires:

- 1789-1871, révolutions bourgeoises en Europe occidentale (ainsi qu'en Amérique du Nord et au Japon);

- 1905-1950 (environ), mouvements nationaux révolutionnaires dans toute l'aire afro-asiatique et en Europe orientale avec une seule victoire prolétarienne: en Russie;

- 1917-1927, stratégie unitaire de la «révolution permanente» dans les pays capitalistes avancés comme dans les colonies: défaites successives en Europe et en Chine servant de cadre à la contre-révolution stalinienne en Russie.

La théorie des «étapes»
De la révolution anticoloniale
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En entrant dans le Kuomintang sur les injonctions de Moscou, les Communistes chinois ne commettaient pas seulement une faute tactique que les bolcheviks n' avaient jamais faite s'étant au contraire différenciés par tous les moyens des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires. Ils ne commettaient pas non plus qu'une simple erreur d'appréciation sur la vitesse avec laquelle se déroulerait la révolution chinoise. Ils réalisaient surtout un compromis de principe et tournaient le dos aux perspectives de lutte pour lesquelles l'Internationale avait été créée en se soumettant à la stratégie nationale de la bourgeoisie chinoise. C'est ce qui donna aux discussions sur la révolution chinoise et à la défaite devant les troupes de Tchang Kai-chek une si grande importance pour le triomphe de la théorie stalinienne du «socialisme dans un seul pays».

Dans les conférences qu'il prononça à Canton entre janvier et août 1924 sur les «trois principes du peuple», Un Yat-sen élabora le premier une théorie des stades que devait franchir la révolution chinoise avant d'arriver à son propre terme bourgeois.

Le principe du nationalisme demanderait pour sa réalisation toute une période d'action purement militaires ayant essentiellement pour but de battre les «seigneurs de la guerre» et de chasser du pays les impérialistes étrangers.

Cet objectif atteint, on pourrait passer à une seconde période, «éducative», qui devait réaliser à travers l'instauration d'un régime parlementaire le principe de la démocratie.

Dernière période, enfin, celle du «socialisme» que Su Yat-sen appelait, dans sa version primitive de 1907, le «bien-être du peuple». Il s'agissait là de mettre en pratique le «déterminisme économique» en organisant une juste répartition des richesses.

Le P.C.C. adhéra à cette théorie typique du libéralisme bourgeois. Il ne se demanda même pais si l'on pourrait chasser les impérialistes sans soulever la paysannerie, ni si la paysannerie tiendrait ses promesses révolutionnaires sans la direction politique du prolétariat. L'exercice de «style» du stalinisme dans la question chinoise fut de déterminer à quel «stade» l'on se trouvait. Lorsque la contre-révolution bourgeoise commença à sévir, Staline la «justifia» an nom de la «première étape». lorsque l'aggravation des luttes de classes, la pression des Communistes chinois et les critiques de Trotsky posèrent à l'Internationale la question urgente de sortir du Kuomintang et de créer des Soviets, Staline prit alors entièrement à son compte la théorie des «étapes» de Un Yat-sen et lui donna la forme achevée et «classique» qui s'imposera par la suite aux Communistes de tous les pays coloniaux.

Ses thèses sur «Les problèmes de la révolution chinoise» publiées par la «Pravda» du 21 avril 1927 méritent bien quelques citations:
«
Pendant la première période de la révolution chinoise, celle de la Campagne du Nord, où l'armée nationale s'approchant du Yang-Tse remportait victoire sur victoire et où le mouvement des ouvriers et des paysans ne s'était pas encore développé, la bourgeoisie nationale (sauf les compradores) marchait avec la révolution. C'était la révolution du front nationale unifié...

Le coup d'État de Tchang Kaï-chek signifie que la révolution est entrée dans sa deuxième étape, qu'a commencé le tournant de la révolution du front national unifié à la révolution des masses d'ouvriers et de paysans, à la révolution agraire...».

Les «thèses de Staline» ne comprenaient pas de troisième «étape», mais quelques mois plus tard, au Plénum de Juillet-Août 1927 du C.C. du P.C.R., il nommera cette dernière étape «qui n'existe pas encore, mais qui viendra»: la révolution soviétique. Dans le discours prononcé à ce même Plénum, Staline s'efforce de justifier sa théorie en falsifiant toute l'expérience de la révolution russe:
«
Lénine», déclare-t-il, «reconnaissait deux étapes dans notre révolution: la première était la révolution démocratique bourgeoise avec le mouvement agraire comme axe principal; la seconde fut la révolution d'Octobre avec, comme axe principal, la prise du pouvoir par le prolétariat».

On ne pouvait mieux déformer le sens des «Thèses» d'Avril 1917 que ne l'a fait Staline dans ses thèses d'Avril 1927.Si Lénine a pu parler de deux étapes de la révolution russe, ce ne fut pas pour s'opposer au pouvoir des Soviets, mais pour en lancer le mot d'ordre; ce ne fut pas pour attendre le «terme» constitutionnel de l'«étape» bourgeoise, mais pour l'éviter; ce fut pour faire comprendre aux têtes de bois, dont Staline était, qu'il fallait mettre fin aux dernières illusions menchevistes des derniers «vieux bolchéviks».En réalité, pour Lénine, la révolution de 1905 avait si peu de rapport avec une «étape démocratique bourgeoise» qu'il la désignait souvent comme une «répétition générale» de la révolution de 1917.Pourquoi «répétition générale»? Parce que le 1905 russe contenait en germe tous les caractères politiques et sociaux des révolutions de 1917 et de toute l'Asie; parce qu'il en incluait dialectiquement toutes les phases et, si l'on veut, toutes les «étapes», ayant suffisamment prouvé la nécessité du pouvoir des Soviets et de la dictature prolétarienne.

La révolution chinoise n'a pas démenti cet enseignement. Elle en a donné la preuve par l'absurde. Un an après le premier coup de force de Tchang Kaï-chek, Staline s'opposait obstinément à sortir du Kuomintang et à lancer le mot d'ordre des Soviets. Voici comment il apprécie dans ses «thèses» les événements les plus significatifs de la révolution et de la contre-révolution en Chine:
«
La tentative de Tchang Kai-chek, en mars 1926, de chasser les Communistes du Kuomintang fut ta première tentative sérieuse de la bourgeoisie nationale pour museler la révolution. On sait que le C.C. du P.C.R. (b) considérait déjà à l'époque qu'il est nécessaire de «mener une ligne de maintien du P.C. dans le Kusomintang» et «d'éloigner ou d'exclure la droite du Kuomintang» (avril 1926)...»
«
Le coup d'État de Tchang Kai-chek (il s'agit du massacre des Communistes de Shanghai et Nankin et de la constitution dans cette ville d'un gouvernement de la seule «droite» du Kuomintang. N.d..l.R.) signifie que dans la Chine du Sud il y aura désormais deux camps, deux gouvernements, deux armées, deux centres: le centre de la révolution a Ouhan et le centre de la contre-révolution à Nankin... Il s'ensuit que la politique de maintien de l'unité du Kuomintang, d'isolement de la droite à l'intérieur du Kuomintang et de son utilisation (sic!) ne correspond plus aux tâches de la révolution. Cette politique doit être remplacée par une politique d'exclusion de la droite, de lutte contre la droite jusqu'à sa complète liquidation politique, et de concentration de tout le pouvoir entre les mains du Kuomintang comme bloc de la gauche et des Communistes».

Quelques mois plus tard, le gouvernement de «gauche» chassera à son tour les Communistes et les ouvriers de Canton essaieront d'imposer leur dictature contre toutes les tendances du Kuomintang. Leur juste mot d'ordre et leur inévitable défaite résument tous les enseignements de la révolution chinoise: l'enjeu et le terme de la révolution n'étaient pas la victoire ou la défaite du «bloc des quatre classes», mais la victoire ou la défaite de la bourgeoisie nationale ou du prolétariat. L'historiographie stalinienne présente le mouvement révolutionnaire de 1924-1027 comme une simple «étape» de la révolution bourgeoise en Chine. Ainsi, dans une «conversation avec les étudiants de l'Université Un Yat-sen» en Mai 1927, Staline disait:
«
Certes, le coup d'État de Tchang Kai-chek ne pouvait pas se passer d'une défaite partielle des ouvriers dans une série de régions. Mais ce n'est qu'une défaite partielle et provisoire. En effet, avec le coup de Tchang Kai-chek, la révolution dans son ensemble est entrée dans une phase supérieure de son développement, la phase du mouvement agraire».

Comment peut-il y avoir «défaite partielle» quand il y a lutte armée pour la conquête du pouvoir? Moscou s'est refusé à préparer cette lutte, mais elle s'est tout de même produite et elle s'est achevée par l'écrasement du prolétariat chinois. Que cette défaite fut nécessaire pour que la révolution nationale «dans son ensemble» entre dans sa «phase agraire», nous l'admettons volontiers. Mais alors il faut dire avec Trotsky qu'en Chine la révolution bourgeoise n'a été possible que comme contre-révolution bourgeoise; et que s'est close, dès 1927, la période ou les révolutions bourgeoises de l'Orient pourraient marcher sur les traces prolétariennes et internationalistes de l'Octobre russe.

L'héritage de Sun Yat-sen: la «démocratie nouvelle»
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Les leçons que nous tirons de la défaite de 1927 sont donc radicalement différentes de celles qu'en a tiré le Stalinisme russe ou chinois. Il n'y a pas eu défaite du mouvement national par abandon de la bourgeoisie chinoise, mais écrasement du prolétariat internationaliste par abandon de ses positions de classe. C'est le reflux du mouvement national qui fut «partiel» et «provisoire», mais la défaite du prolétariat, elle, fut complète et définitive.

Voici comment Mao Tsé-toung a interprété cette période historique dans son discours d'Avril 1945 «Sur le gouvernement de coalition»:
«
En 1924, sur proposition du Parti communiste chinois, Sun Yat-sen avait convoqué le Premier Congrès pan chinois du Kuomintang, auquel participèrent également les communistes, il avait élaboré les trois thèses politiques fondamentales (alliance avec la Russie, alliance avec le parti communiste et appui aux ouvriers et aux paysans), organisé l'Académie militaire de Ouampou, créé un front national uni groupant le Kuomintang, le Parti communiste chinois et toutes les couches de la population. Le résultat, c'est qu'en 1924-1925 les forces réactionnaires furent liquidées dans le Kouantoung; en 1926-1927 se déroula avec succès la Campagne du Nord...».
Mao ne dit pas que le «résultat», le «succès» de cette politique fut le massacre du prolétariat chinois. Il ne la juge que d'un point de vue national. Et de ce point de vue il se contente de gémir sur la contre-révolution parce que
«
l'union céda le pas a la guerre civile, la démocratie à la dictature, la lumière aux ténèbres». En foi de quoi, «les trois principes du peuple de Sun Yat-sen, jetés par-dessus bord par les réactionnaires du Kuomintang, furent repris par le peuple chinois, le Parti communiste chinois et les autres démocrates» (œuvres choisies T. IV pp. 299-300).

Une fois de plus, l'axiome de Lénine s'est avéré juste: la révolution bourgeoise était impossible comme révolution de la bourgeoisie. Cette dernière fut incapable de tirer profit de sa victoire sur le prolétariat. Mais en faisant sien le programme de Sun Yat-sen, le parti de Mao ne l'a pas rendu plus «révolutionnaire».Nous l'avons vu dans la question agraire. Il en va de même dans les questions de la démocratie politique et de la lutte contre l'impérialisme étranger. Le parti de Mao a tout fait pour que la réalisation de ce programme ne dépasse pas le cadre des intérêts nationaux bourgeois et n'enfreigne pas la bonne entente entre les classes.

«Certains expriment les doutes suivants: dès qu'ils l'auront emporté, les communistes n'instaureront-ils pas la dictature du prolétariat, un système à parti unique, comme en Russie? Nous répondrons à cela qu'entre l'État de la nouvelle démocratie, fondé sur l'alliance de plusieurs classes démocratiques et l'État socialiste fondé sur la dictature du prolétariat, il existe une différence de principe. Bien sûr, le régime de la nouvelle démocratie que nous défendons est créé sous la direction du prolétariat, sous la direction du parti communiste (le prolétariat communiste peut-il créer un pouvoir qui ne soit pas celui de sa dictature? N.D.R.). Toutefois, pendant toute la période de la nouvelle démocratie, on ne pourra pas et, par conséquent, on ne devra pas avoir en Chine un régime de dictature exercé par une seule classe...» (ibid. pp. 329-330).
Ces affirmations de «principe» sont pour le moins piquantes quand on pense aux leçons de «marxisme-léninisme» que Pékin prétend donner aujourd'hui à Moscou. Hier, Moscou déclarait incarner la dictature du prolétariat. On nous dit à présent que celle-ci s'est transformée en «État du peuple tout entier», c'est à dire en démocratie bourgeoise. Et nous pouvons comprendre ce «changement», l'interpréter comme le résultat juridique de la contre-révolution stalinienne. Mais par quel miracle l'État chinois, fondé sur les «trois principes du peuple», se serait-il transformé en État socialiste, en dictature du prolétariat?

Mao n' a plus la «naïveté virginale» du populiste Sun Yat-sen dont parlait Lénine. Il ne peut plus s'imaginer que les «trois principes du peuple»et l'avènement de la démocratie bourgeoise sont la clef de l'émancipation humaine. Et c'est pourquoi le révolutionnaire petit-bourgeois porte les stigmates de la contre-révolution bourgeoise Sun Yat-sen + Staline = Mao Tsé-toung. Le même argument qui lui servait en 1945 à repousser la dictature prolétarienne en Chine, lui sert vingt ans plus tard à rebaptiser la «démocratie nouvelle» en «État socialiste»:
«
Le système qui s'est créé en Russie était conditionné par le développement historique de la Russie. On y a détruit le système social fondé sur l'exploitation de l'homme par l'homme et on y a créé un système politique, économique et une culture du type démocratique le plus avancé, c'est-à-dire socialiste» (Ibid. p. 330).

Avait-on détruit, en Octobre 1917, «l'exploitation de l'homme par l'homme»? Avait-on crée une économie socialiste en Russie ou croyait-on même à la possibilité d'une prochaine «création» de ce type? Non, ce n'est pas le contenu du bolchevisme. C'est la revendication de la dictature prolétarienne comme forme universelle du pouvoir de classe, même dans les cas «particuliers» de la Russie ou de la Chine; l'affirmation que cette forme de gouvernement était non seulement possible, mais nécessaire dans les pays arriérés connaissant un faible développement de l'économie «nationale».Ce que Mao accordait en 1945 à l'U.R.S.S. comme un privilège national grand-russe, il le revendique en exclusivité pour la patrie des Han: non pas la dictature prolétarienne, mais la «construction du socialisme» à travers l'accumulation du capital.

De nombreuses pages du rapport de Mao «Sur le gouvernement de coalition» sont également consacrées à l'analyse des mots d'ordre économiques de Sun Yat-sen: «La structure économique de la nouvelle démocratie que nous essayons d'instaurer répond également aux principes de Sun Yat-sen» (p. 325).Dans le domaine agraire, Sun Yat-sen avait lancé le mot d'ordre repris par le P.C.C.: «A chaque laboureur son propre champ!»; dans l'industrie et le commerce, le Manifeste de 1924 réclamait une «limitation du capital»...Mao Tsé-toung formule ainsi son programme:
«
Certains pensent que les communistes chinois sont contre le développement de l'initiative individuelle, contre le développement du capital privé, contre la défense de la propriété privée. Il n'en est rien. L'oppression que font peser l'étranger sur la nation et le joug féodal à l'intérieur du pays freine lourdement le développement de l'initiative individuelle des Chinois, le développement du capital privé, et ruine l'avoir de larges couches de la population. Or, la tâche du système de la nouvelle démocratie que nous nous efforçons d'instaurer, consiste précisément à éliminer ces freins, à mettre fin à cette ruine, à assurer à la masse des Chinois la possibilité de faire preuve, librement, de leur initiative individuelle dans la société, de développer librement l'économie capitaliste privée, laquelle, toutefois, «ne doit pas tenir dans ses mains la vie du peuple», mais au contraire lui être utile, et enfin à assurer la protection de toute propriété privée acquise par voie légale» (pp. 325-326).

Le moment n'est pas encore venu de juger la Chine maoïste sur la réalisation de son programme bourgeois. Cette question fera l'objet d'articles ultérieurs. Il s'agit seulement ici de dénoncer les phrases «socialistes» dont se pare ce programme. L'axiome politique du réformisme était: on ne peut passer au socialisme que par la démocratie. Son axiome économique se résume en ces termes: le développement du capitalisme «national» est une condition absolue de la «construction socialiste».Nous avons vu comment la stratégie révolutionnaire de l'Internationale Communiste envisageait le rapport entre pays arriérés et pays capitalistes avancés dans la perspective universelle d'un assaut prolétarien au pouvoir bourgeois. La gloire de Trotsky dans la question chinoise ne fut pas seulement de défendre la tactique des bolcheviks: hégémonie du prolétariat et dictature de classe. Trotsky a encore lutté pour la stratégie révolutionnaire mondiale sans laquelle le bolchevisme n'aurait aucun sens:
«
La conquête du pouvoir par le prolétariat ne met pas un terme à la révolution, elle ne fait que l'inaugurer. La construction socialiste n'est concevable que sur la base de la lutte de classe à l'échelle nationale et internationale. Cette lutte, étant donné la domination décisive des rapports capitalistes sur l'arène mondiale, amènera inévitablement des éruptions violentes, c'est-à-dire à l'intérieur des guerres civiles et à l'extérieur des guerres révolutionnaires» («Thèses sur la révolution permanente», 1929).

En saluant le développement du capitalisme chinois et sa rivalité avec Moscou comme une victoire de la révolution permanente, les pitoyables «trotskistes» d'aujourd'hui montrent jusqu'à quel point le stalinisme et le progressisme bourgeois se sont emparés de leur esprit. C'est un fait qu'en se développant le capitalisme creuse sa tombe. Il peut créer en Chine toutes les conditions favorables que l'on veut pour la croissance physique et la reprise politique du prolétariat. Mais c'est contre son gré. Tout ce que le prolétariat peut en attendre, c'est qu'il donne à l'antagonisme entre le capital et le travail sa forme la plus pure, la plus violente, la plus dénuée d'illusions réformistes et petites-bourgeoises. Sous ce rapport les mérites du «socialisme chinois» furent nuls dans la période révolutionnaire. Ils ne sont pas plus grands depuis que le part de Mao est devenu un parti de gouvernement. On sait que Pékin, dans la stricte tradition stalinienne abandonnée par Moscou, ne nie pas l'existence d'antagonismes de classes en Chine. Voici pourtant ce qu'en pense Mao toujours d'après son rapport de 1945:
«
Il va de soi qu'il continuera d'exister des contradictions entre ces classes et que celle qui se manifestera de la manière la plus nette sera la contradiction qui oppose le travail au capital. C'est pourquoi chacune de ces classes aura ses revendications propres. Voiler ces contradictions, voiler ces revendications propres serait une hypocrisie, une faute. Mais, pendant toute la phase de la nouvelle démocratie, ces contradictions, ces revendications particulières, ne sortiront pas du cadre des revendications générales et l'on ne doit pas permettre qu'elles en sortent» (Ibid. p. 323).

Ainsi l'État de «démocratie nouvelle» se fait le champion de la collaboration de classe; il entend régler par en haut, au dessus des classes, l'antagonisme fondamental entre le capital et le travail; réduire les «revendications particulières» du prolétariat aux intérêts «généraux» de l'État bourgeois. De toute évidence, ce que le prolétariat chinois gagnera dans le régime de «démocratie nouvelle», il le gagnera en luttant contre lui, en se préparant à l'enterrer! Ce n'est, comme dit Marx, que «dans un ordre de choses où il n'y aura plus de classes et d'antagonismes de classes» que «les évolutions sociales cesseront d'être des révolutions politiques».

Il n'y a donc rien de «nouveau» dans la démocratie chinoise. Et l'étude du développement du capitalisme en Chine en sera une configuration ultérieure. De même, il n'y a rien de «particulier» ni d'«original» dans la révolution chinoise, sinon la défaite complète et durable de l'internationalisme prolétarien en Asie comme dans les vieilles métropoles.

Vers les chapitres suivants>

Source: «programme communiste», N° 30, janvier-mars 1965<</p>

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