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BILAN DE LA FAILLITE DU « SOCIALISME AU DÉTAIL »


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Bilan de la faillite du « socialisme au détail »
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Bilan de la faillite du « socialisme au détail »

En face d’une classe ouvrière impuissante, gangrenée par la décomposition d’une société sentie, devons-nous conclure que le socialisme est impossible ? Nous faudra-t-il subir jusqu’au bout la putréfaction d’un monde que guette une destruction apocalyptique ? C’est à ces questions qu’a voulu répondre Louzon. dans le numéro de janvier de la « Révolution Prolétarienne », lorsqu’il a établi son bilan des transformations sociales accomplies depuis le début du siècle. La réponse ne peut être sibylline. D’elle dépendent, non seulement l’engagement ou indifférence politiques, mais même la simple volonté de vivre et de lutter.

Or le paradoxe de l’article de Louzon c’est précisément d’être l’éditorial d’une revue qui se veut militante, tout en concluant implicitement qu’il n’y a plus de raison de militer; c’est de supputer consciencieusement ce que le socialisme a pu gagner au cours des cinquante dernières années, tout en rejetant le socialisme dans un lointain hypothétique et nébuleux. C’est parce que cette contradiction exprime en définitive le désarroi présent de la classe ouvrière que nous avons voulu en relever et analyser les termes; non pas pour reprendre ici le procès que nous avons déjà fait de l’idéologie syndicaliste, mais pour déterminer les véritables causes d’un défaitisme qui consiste à prétendre combattre l’exploitation capitaliste tout en renonçant à l’espoir d’en finir avec elle dans un avenir prévisible.

Louzon se réjouit de victoires socialistes qui ne le sont pas en réalité. Il déplore des défaites qui ne sont que des défaites pour l’idéalisme petit-bourgeois; de l’importance des secondes par rapport aux premières il déduit que les chances du socialisme sont bien compromises, sinon irrémédiablement perdues. Nous voudrions rétablir ici la signification respective des unes et des autres en replaçant la question sur son terrain véritable, qui n’est pas celui des progrès plus ou moins garantis des idées socialistes, mais celui de l’évolution du rapport de force entre bourgeoisie et prolétariat et des éléments qui le déterminent en ses phases successives.

Le bilan est un instrument typique de l’économie bourgeoise. Encore convient-il de l’utiliser de la façon la plus rigoureuse. Mais la comptabilité de Louzon est du type le plus simpliste. Il tient les comptes de la classe qui vend sa force de travail, et non pas les comptes de celle qui la lui achète. Il porte à l’actif du prolétariat les revendications partielles qui ont été satisfaites, mais il néglige de s’occuper du prix auquel elles ont été payées. « Dans cette comptabilité » historique entre prolétariat et capital, c’est pourtant la chose primordiale, tout au moins aussi longtemps que la classe ouvrière n’aura pas la force de jeter par la fenêtre et son « client » et ses livres de comptabilité ! En attendant, ce qui est au crédit de l’un doit forcément se trouver au débit de l’autre. Ce que le prolétariat a prétendument gagné, le capital doit obligatoirement l’avoir perdu. Or, il n’en est rien. De toutes les concessions faites à la classe ouvrière, il n’en est aucune dont la bourgeoisie n’ait retiré un avantage exorbitant; il n’en est aucune qui n’ait été négociée par les valets opportunistes contre le renoncement à la lutte révolutionnaire.

Mais ce n’est pas là le seul défaut de l’opération Louzon. Les termes qu’il utilise sont impropres et ne correspondent pas à des catégories réelles. « Victoire des idées socialistes » pourrait à la rigueur se traduire par succès des revendications ouvrières. Mais il faut alors préciser tout de suite que, si des revendications ouvrières peuvent être satisfaites dans le cadre des rapports de production capitalistes, ce sont peut-être des succès du mouvement pour le socialisme, mais en aucun cas des victoires du socialisme. Le socialisme c’est la conquête totale des grands moyens de production par la classe exploitée, c’est le monopole du prolétariat érigé en classe dominante sur toutes les activités de la société. Aussi longtemps que les avantages conquis par la classe ouvrière ne portent que sur une partie du produit, aussi longtemps que les transformations sociales dont elle peut bénéficier laissent intacte la dictature du capital, aucun de ces résultats ne saurait être apprécié en lui-même, isolément du but final de la lutte prolétarienne, c’est seulement en fonction de ses incidences sur cette lutte qu’une revendication ouvrière peut ou non être mise à l’actif du mouvement pour le socialisme. On n’a pas le droit, par exemple, de se réjouir des « avantages sociaux » qui n’ont été obtenus qu’à la faveur de la division ouvrière et du renoncement à la révolution. Comme les quelques succès comptabilisés par Louzon ont été, d’une façon ou d’une autre, payés à ce prix, on ne peut les considérer ni comme socialistes, ni comme ouvriers. A en croire le vétéran de la « Révolution Prolétarienne », l’émancipation de la femme et celle des peuples coloniaux seraient des victoires certaines, l’évolution supranationale du nationalisme et la démocratisation religieuse des résultats discutables, l’effacement du syndicalisme révolutionnaire au profit du réformisme et du capitalisme d’État une défaite évidente. Avant même de refaire les comptes nous disons tout net que rien de cela ne peut être mis à l’actif du socialisme et de son mouvement : c’est un pur et simple zéro qu’il conviendrait de placer dans cette colonne tant est criante la défaite de l’un et de l’autre.

Mais « actif », « passif », « bilan » ne sont que les termes méprisables de la mesure des valeurs bourgeoises, et si le prolétariat, seule classe révolutionnaire de l’histoire ne sait pas encore se servir d’une énergie sociale qui défie tous ces éléments mercantiles de mesure, c’est précisément parce qu’il a commis la lourde faute de se laisser enfermer dans cette comptabilisation des conquêtes partielles qui est la négation même du socialisme.

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Socialiste ou non, « l’émancipation de la femme » est une conquête dont on a vite fait le tour. D’abord elle est bien davantage l’œuvre du capitalisme que celle de la lutte des classes : la dynamique même du mode de production capitaliste qui, sans cesse, détruit ou nivelle tous les cloisonnements hérités des sociétés antérieures, y fut pour beaucoup plus que l’agitation des suffragettes. Ensuite, bien que cette évolution ait disloqué les fondements de la famille traditionnelle, elle n’en a nullement brisé les chaînes. En appelant la femme à la production industrielle, le capital a mis fin à la supériorité sociale du mâle et, par là, à la tyrannie souvent sotte et brutale de l’époux. Mais la femme devenue « égale de l’homme » n’a guère rien gagné d’autre que d’ajouter à son esclavage domestique d’antan son nouvel esclavage, l’esclavage salarié. Le capitalisme travaille toujours pour le socialisme futur. Il laboure, tourne et retourne le terrain social et il détruit les règles et modes de vie auquel il doit d’être né, il prépare une société plus rationnelle, il en réunit les matériaux, il développe les conditions économiques du socialisme, mais du socialisme il ne peut bien entendu réaliser la moindre parcelle.

L’émancipation de la femme, dit Louzon, était ardemment souhaitée par les « socialistes de 1900 ». Par les beaux esprits se disant tels ? Les libéraux, les démocrates ? Sans aucun doute. Par les syndicalistes révolutionnaires ? Probablement. Mais sûrement pas par les marxistes, tout au moins dans le sens que Louzon donne a cette revendication. Ils savaient depuis longtemps que l’entrée de la femme dans l’enfer de la production capitaliste signifiait avant tout l’élargissement de la sphère d’influence du capital, l’accroissement de l’exploitation du prolétariat, l’accentuation de la concurrence entre donneurs de force de travail, ils n’ignoraient pas davantage que ce phénomène indiquait une nouvelle extension du champ d’action des lois mercantiles et que, ces lois qui déjà maîtrisaient la conscience des magistrats et – saluons le trait malicieux du « Manifeste Communiste » – compromettaient dangereusement la vertu des femmes honnêtes, allaient désormais investir la dernier domaine ou le critère crapuleux du « donnant-donnant » n’avait pas encore totalement triomphé : le domaine des rapports conjugaux. Sur ce dernier point le lyrisme de Louzon appelle d’urgence une bonne douche froide. La femme, dit-il en substance, a cessé, « depuis qu’elle est l’égale de l’homme, d’être un animal de luxe ». Ce n’est pas vrai du tout. Certes elle n’ est plus seulement cela, puisque de nos jours elle apporte le plus souvent un salaire au foyer. Mais, dans les rapports de sexe à sexe, son caractère essentiel n’en demeure pas moins celui d’un instrument de plaisir pour l’homme. Engels soulignait autrefois que c’était seulement dans les classes bourgeoises que le commerce des charmes s’enrobait dans le formalisme pudique du mariage. Chez les ouvriers, disait-il, c’est l’amour passionnel, cette grande conquête des temps modernes sur le moyen-âge, qui détermine l’union des sexes, officialisée ou non. Mais aujourd’hui. l’amour le cède a l’érotisme, le désir s’alimente à la pornographie, commercialise l’émancipation de la femme, dans la forme où le capitalisme l’a réalisée, nous a valu de voir disparaître cette grande supériorité morale du prolétariat sur la bourgeoisie. Il n’est pas de dactylo qui ne veuille égaler les charmes sophistiqués des grandes vedettes il n’est guère de donzelles qui, dès ses quinze ans sonnés, ne songe à faire valoir ses attraits. Le capitalisme ne pouvait émanciper la femme que pour en faire une concurrente de la force de travail masculine dans la production et pour transformer quasi toutes les femmes en animaux de luxe s’offrant a vil prix sur le marché des rapports sexuels.

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L’émancipation des peuples coloniaux est, elle aussi, avant tout, un produit de l’évolution du capitalisme. Il est vrai que c’est le produit d’une crise et qu’elle a donc engendré de grandes luttes sociales qui, dans certaines conditions, auraient pu favoriser l’assaut révolutionnaire du prolétariat à la société bourgeoise. Ces luttes, dans de nombreux cas, se sont soldées par des succès, mais qui ne suffisent pas, pour autant, à en faire des victoires des « idées socialistes ». D’abord les idées, socialistes ou non, ne remportent pas de victoires. Les classes, oui. Toute la question est là. Quelle classe a bénéficié de la lutte héroïque des peuples coloniaux ? La classe exploitée, la classe qui a combattu ? Louzon nous dit très justement que « les révolutionnaires d’occident n’avaient jamais séparé la cause de l’émancipation des peuples asservis de celle de l’émancipation des classes exploitées ». Si le but était commun, les résultats et les effets doivent l’être aussi. Il serait aberrant d’admettre que les « peuples asservis » aient pu se libérer de leur maître, le grand capital mondial, alors que ses esclaves directs n’ont cessé de pâtir sous son joug. Il est inconcevable que le capitalisme international soit battu à la périphérie de sa domination alors qu’il demeure le vainqueur incontesté en son centre. Il est impensable que l’impérialisme puisse être mis en déroute par des mouvements qui n’étaient pas dirigés par son seul adversaire historique et social : le prolétariat. Il est surtout extravagant d’affirmer que le socialisme a remporté une victoire alors que la prolétariat purge la défaite la plus terrible de son histoire.

La transformation des ex-colonies en États indépendants ne serait-elle donc vas un fait positif, un appoint pour la victoire future du prolétariat ? Elle l’est incontestablement, ne serait-ce que parce qu’elle accroît le nombre des exploités directs du capital. Est-ce une victoire du socialisme ? Non, cent fois non. Il suffit d’en examiner les résultats. En d’autres circonstances historiques, si le prolétariat n’avait pas été divisé, désorienté, impuissant, une secousse aussi considérable que cette qui a soulevé l’Asie et l’Afrique aurait rendu la révolte ouvrière invincible. Mais cette secousse, pour des raisons maintes fois exposées ici, s’est produite au moment ou la prolétariat international se trouvait battu, indifférant, prostré. L’inévitable s’est donc produit. Les peuples asservis se dressaient contre l’exploitation économique du capital mondial et c’était là une base possible de la lutte pour le socialisme, pour la victoire universelle du prolétariat. Mais l’indépendance nationale n’est pas un objectif prolétarien, c’est un objectif bourgeois. Ce ne sont pas les masses affamées qui ont bénéficié de la victoire remportée sur le colonialisme, c’est la bourgeoisie et la petite bourgeoisie nationales des pays d’Asie et d’Afrique qui en a tiré profit. Monnayant le sang de dizaines de milliers de martyrs, elles se sont érigées en classes dominantes locales et, fortes des résultats de combats qu’elles n’ont pas livrés – que quelquefois elles ont délibérément trahis – elles vendent aujourd’hui aux enchères du capital international la sueur, les souffrances, la vie même des populations auxquelles elles n’ont octroyé que l’infâme drapeau d’une Patrie.

Dans la « question coloniale », le prolétariat international a été doublement battu. D’abord parce que, faillissent à sa tâche d’appui aux peuples en révolte, il a consacré sa propre défaite et son impuissance. Ensuite parce que le sacrifice de ces peuples n’a servi, en définitive, qu’à la victoire de la classe ennemie, qu’à la constitution de nouveaux États nationaux, de nouveaux États que la révolution communiste devra abattre. Ainsi la « victoire socialiste » comptabilisée par Louzon se réduit à une crise du capitalisme que le capitalisme a surmontée, à une étape cruciale de l’histoire de la société bourgeoise que cette société a traversée, à une occasion révolutionnaire que le prolétariat a laissé passer.

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La meilleure arme de la bourgeoisie contre le prolétariat c’est toujours, en définitive, l’idéologie progressiste selon laquelle l’histoire se développe par conquêtes sociales ininterrompues et non par les bonds révolutionnaires de la lutte de classe.

Pour les marxistes il est établi depuis longtemps que la constitution des États nationaux est le maximum d’unification politique que la bourgeoisie est capable de réaliser et que le développement et l’extension du capital au-delà des frontières de ces États est l’une des contradictions fondamentales et insolubles du mode capitaliste de production. Plus le capital étend ses tentacules sur la planète, plus la domination politique est le privilège d’un nombre réduit de grandes puissances. Plus ces puissances s’assujettissent des États mineurs, plus ils suscitent chez ces derniers des contradictions explosives qui sont à l’origine de toutes les révoltes ou de toutes les guerres. L’impérialisme est une réalité du monde moderne, une réalité terrible. La suppression des frontières en régime bourgeois, une utopie.

Pourtant Louzon, qu’on disait autrefois marxiste, n’est pas de cet avis. Tout en relevant que le marché commun et l’abaissement des barrières douanières ne constituent guère un progrès d’unification économique par rapport au capitalisme libéral du XIXe siècle, il s’avoue très impressionné par le fait que les États occidentaux « se resserrent de plus an plus étroitement au sein d’une unité politique qui s’appellera empire ou non mais qui, en fait, en sera un ». L’unité politique de l’Europe ? Dans notre époque disgraciée il faut s’attendre à tout. Il est tout de même un peu fort de voir un vétéran du syndicalisme révolutionnaire prendre au sérieux les billevesées européennes du MRP, ou du gaullisme ! On doit être ici très sévère. Toutes ces supputations pour décider si cette « évolution des nationalismes » est ou non une « victoire des Idées socialistes », révélant l’oubli définitif des rudiments du socialisme et, en particulier, de la dialectique fondamentale du mode capitaliste de production qui détruit la propriété privée sur la base de l’appropriation privée des moyens de production, qui abolit le monopole féodal au nom de la libre concurrence pour ériger le monopole bourgeois, qui projette les capitaux au-delà des frontières nationales, mais emprisonne dans ces mêmes frontières toutes les classes de la société.

Ceci rappelé, faut-il ou non se réjouir des proportions monstrueuses prises par l’impérialisme ? Si on se tourne vers le passé, le degré actuel du phénomène est indéniablement lié à une défaite du socialisme puisqu’il est le fruit de la défaite de la révolution communiste européenne et de la trahison de la IIIe Internationale qui, rendant possible la seconde guerre mondiale, a donné au capitalisme impérialiste une nouvelle longévité. Si. par contre, on considère l’avenir, on peut avancer tout de suite que plus la concentration économique et politique en cours sera grande, plus terrible sera la crise qui en résultera. A ce moment-là, victoire ou défaite pour le prolétariat ? Une nouvelle fois cela dépendra de l’alternative déjà posée en 1917 par Lénine. Ou le prolétariat sera capable de se lancer a l’assaut du pouvoir bourgeois à la faveur de la crise, ou la guerre impérialiste se déchaînera à nouveau, offrant un second sursis à la barbarie capitaliste.

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Louzon est profondément perplexe en ce qui concerne le rôle positif ou négatif qu’il convient d’attribuer à l’évolution des idées religieuses. Ces idées ont indiscutablement gagné du terrain, ce qui n’est pas bon pour le socialisme. Pourtant, la hiérarchie catholique fait preuve d’une tolérance de plus en plus grande, ce qui dépouille l’idéologie religieuse de son aspect réactionnaire.

Nous ne nous arrêterons pas ici sur le second aspect de celte expectative puérile. L’Église est au service du capitalisme, elle s’adapta à toutes ses exigences. Lorsque la domination bourgeoise s’exerce sous le masque humanitaire du « progrès », de la « promotion sociale » et de la « démocratie », la hiérarchie abandonne le dogme d’autorité et d’intransigeance pour ouvrir ses bras à tous les « hommes de bonne volonté ». Le premier point mérite par contre un commentaire, car l’incertitude pateline du vieux lutteur désabusé est un reflet désespéré mais fidèle du désarroi idéologique d’une armée de jeunes militants aussi avides d’aller de l’avant dans l’activité politique et syndicale que peu soucieux d’en posséder la boussole. Partagé entre l’amertume et l’étonnement, Louzon rappelle qu’à la fin du siècle dernier « on semblait s’acheminer vers la fin de l’obscurantisme, par la disparition prochaine de toute croyance au surnaturel ». Or, constate t-il, il n’en a rien été : « la sorcellerie sous toutes ses formes, ses anciennes et ses nouvelles, n’a jamais été aussi répandue : radiesthésistes, guérisseurs et diseurs de bonne aventure font fortune ».

Nous, dogmatistes invétérés comme chacun sait, nous ne voyons là aucun mystère. La pensée rationnelle et la progrès scientifique suivent une courbe parallèle à celle de l’évolution de l’idéologie bourgeoise qui, autrefois révolutionnaire, est devenue conservatrice. Une société qui, en matière d’économie et de politique, en est revenue aux méthodes de pensée les plus triviales doit forcément retomber, même dans la domaine de la « science pure », dans les pires superstitions. Il suffit de constater l’énorme bluff qu’a constitué la conquête des espaces interplanétaires, et sur lequel quelques savants commencent a peine à soulever le voile, pour comprendre que la science devenue « science-fiction » ne le cède en rien aux supercheries des astrologues d’autrefois. Dans un monde qui dissimule sous l’opium idéologique du progrès technique souverain l’utilisation meurtrière et crapuleuse des découvertes, les savants eux-mêmes sont intoxiqués. Pour expliquer la déchéance de la pensée scientifique et de la pensée tout court, nous n’avons donc pas besoin d’autre raison que celle que nous donne l’histoire même de notre classe meurtrie et battue. C’est la défaite du prolétariat qui, en prolongeant la vie du capitalisme décadent, a condamné notre siècle à vivre sous le signe d’une superstition qui les nourrit toutes, la superstition selon laquelle ce monde sénile et infâme peut se survivre sans se détruire et se remuer.

Ce qui est cocasse chez Louzon, c’est que l’explication qu’il donne de ce regain de superstition de la société moderne est tout ce qu’il y a de plus superstitieux. La soif de surnaturel d’un monde saturé de satisfactions matérielles, voilà ce qui, selon lui, serait la cause du retour offensif de la religion. Le phénomène, remarque-t-il. n’affecte vas seulement des « miséreux recherchant une consolation », mais aussi « un grand nombre de scientifiques, qu’ils soient mathématiciens ou biologistes », et « qui sont croyants et pratiquants ». Des gens aussi cultivés et instruits ne sauraient évidemment être tout bonnement et tout bêtement affectés par la sottise, le vide intellectuel, la peur morale qui sont le lot du commun des mortels. A une superstition « d’hommes de science », il faut nécessairement une explication « savante ». La voici donc : « la science a ses limitations, les jouissances matérielles également dans l’un et dans l’autre domaine, la satiété arrive vit, » alors, « comme il est dans la nature de l’homme d’être insatiable, on se tourne vers d’autres horizons, des horizons qui sont sans limites, puisqu’ils ne sont que les fruits de l’imagination. … on se précipite donc dans le surnaturel ».

A Louzon, également, cette « soif de surnaturel » a du sans doute se manifester mais dans son domaine propre, le domaine politique. Il n’a pas vu où et en quoi résidait le triomphe le plus profond de la contre-révolution. Pour lui la dictature du prolétariat, condition indispensable de la victoire du socialisme, n’en était qu’un aspect et un aspect dont le socialisme pouvait se passer. En bon petit comptable syndicaliste il a continué à totaliser « gains » et « pertes » de la classe ouvrière. Le « socialisme » au détail progresse-t-il ? Ne progresse t'il pas ? Il ne le sait trop. Mais ce qu’il sait bien c’est que la société capitaliste, elle, « tourne toujours », nous offrant le spectacle d’une décomposition avancée. Voilà la clef de « l’explication » de Louzon. Puisqu’on ne veut et ne peut admettre la défaite armée du prolétariat et la corruption de son parti, la déroute dans l’esprit après la déroute dans la chair, il ne reste plus qu’a appeler le surnaturel à la rescousse ! Le malheureux ne s’est pas rendu compte que, parti d’un matérialisme vulgaire, celui qui ne s’attache qu’aux causes apparentes et superficielles des grands phénomènes politiques, il en est arrivé à l’idéalisme le plus éculé, reparcourant, pour son propre compte, le même chemin rétrograde qui fut celui de l’idéologie bourgeoise rationaliste qui, partie orgueilleusement à la conquête d’un âge d’or de l’humanité, a capitulé honteusement devant le monceau d’ignominies sociales aux quelles sa victoire passée avait donné libre cours.

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Après cela on peut au moins donner quitus à Louzon sur un point, celui de l’aveu de la défaite du syndicalisme révolutionnaire. C’est dans les phases de contre-révolution que se vérifient les théories révolutionnaires. C’est dans les périodes de défaites prolétariennes que les diverses écoles politiques du mouvement ouvrier sont mises à l’épreuve. Pour nous, le syndicalisme, comme doctrine et comme mouvement, a été éprouvé, jugé, éliminé, avec l’union sacrée de 1914, de même que le démocratisme embourgeoisé de la Seconde Internationale. Nous n’avons donc pas besoin de l’aveu de Louzon pour le porter au passif du mouvement prolétarien. Toutefois, même dans cette confession les choses ne sont pas correctement formulées. Il n’est pas juste de dire que, les syndicalistes révolutionnaires et les syndicalistes réformistes s’opposaient suivant « deux conceptions diamétralement opposées du devenir ouvrier ». Il est encore plus faux d’affirmer qu’au travers de l’évolution du capitalisme vers des formes étatiques ce soit le réformisme qui ait triomphé. D’abord syndicalistes révolutionnaires et réformistes s’opposaient sur les moyens et non sur le but : les uns préconisaient la violence et la grève générale, les autres les réformes et les « voies parlementaires » au socialisme. Mais tous ensemble concevaient l’émancipation prolétarienne sans dictature du prolétariat, sans intervention despotique de la classe révolutionnaire sur les rapports de production. Ensuite ce n’est pas la « voie réformiste » du « devenir ouvrier » qui a triomphé, mais le capitalisme tout court. Il n’y a pas de voie réformiste de l’évolution de la société capitaliste, tout simplement parce que cette société a dépassé le stade ou des réformes en son sein étaient encore possibles. Il n’y à pas de voie historique vers le capitalisme d’État parce que l’intervention étatique dans l’économie est un phénomène qui se vérifie à tous les âges du capitalisme : l’U.R.S.S. n’a pas atteint le capitalisme d’État économiquement souhaitable, selon Lénine, dans les conditions de l’époque, que, déjà, elle se précipite à bride abattue vers l’autonomie des entreprises et l’initiative privée. Au tournant actuel de l’histoire de la société il n’est que deux voies possibles : ou le prolétariat se ressaisit et détruit le capitalisme par sa révolution et sa dictature, ou le capitalisme sénile poursuit sa route, intensifiant ses tares congénitales jusqu’à la monstruosité.

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En conclusion, notre bilan à nous, quoique plus sévère que celui de Louzon, est beaucoup plus optimiste. Louzon écrit que le « vieillissement de civilisation auquel nous assistons n’est pas le premier » et que « c’est précisément le crépuscule de la nôtre que les hommes de 1900 espéraient pouvoir éviter grâce à la révolution sociale ». « L’histoire – ajoute-t-il – vient de montrer que c’était là une tâche au-dessus des forces humaines ». Nous refusons quant à nous cette perspective désabusée. Non pas seulement en raison de notre conviction révolutionnaire, mais en faisant nôtre une conquête théorique de la bourgeoisie, une conquête qu’elle a faite alors qu’elle était encore juvénile et bien loin de tomber dans les préjugés et l’obscurantisme qu’elle avait primitivement combattus. Cette conquête c’est celle du déterminisme que Marx a transporté du domaine des sciences de la nature dans celui des sciences de la société. Il a établi que le développement de l’humanité était déterminé, qu’il résultait du conflit entre les modes de production et les forces productives qu’ils ont développées. Le mode de production capitaliste, aujourd’hui décadent et sénile, exploite, affame, opprime des masses de plus en plus grandes. Que ces masses doivent inéluctablement se révolter contre ce mode de production et l’État qui le protège, c’est une loi du devenir historique. Une fois, deux fois, trois fois, la révolte a eu lieu et a échoué. Ses chances prochaines de réussite sont d’autant plus grandes que l’adversaire du prolétariat sera plus corrompu, plus décrépit, en proie à la « superstition » et à la « sorcellerie ».


Source : « programme communiste », N° 31, avril-juin 1965

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