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LA GAUCHE COMMUNISTE SUR LE CHEMIN DE LA RÉVOLUTION



Content :

La gauche communiste sur le chemin de la révolution
IV. Défense du parti et de la révolution d’octobre
Discours au Ve Congrès Mondial
Sur la situation mondiale et sur son appréciation
Le front unique
Le gouvernement ouvrier
La discipline dans l’I.C.
La centralisation de l’internationale
Le Parti russe et l’Internationale
Source


En mémoire d’Amadeo Bordiga

La gauche communiste sur le chemin de la révolution

IV. Défense du parti et de la révolution d’octobre

L’intransigeance programmatique de la Gauche était qualifiée de sectarisme doctrinaire. et on lui opposait, avec la « souplesse » politique qui passait pour la quintessence du « léninisme », un centralisme démocratique équivoque, d’allure bourgeoise, parfaitement contraire à celui défini par Lénine, c’est-à-dire une méthode qui n’utilisait de la démocratie, et encore accidentellement, que sa forme électoraliste. Mais dans les faits et dans le comportement pratique envers la Gauche, tant la direction du parti italien que celle de l’I.C. prirent des mesures sectaires, le lynchage moral, l’expulsion, et après 1926 le peloton d’exécution. Ironie de l’histoire : les sectaires intransigeants de la Gauche se comportèrent envers leurs adversaires, déclarés ou cachés, de manière « souple », ou, comme on disait alors. « démocratique »; les « démocrates », fanatiques des décomptes de minorités et de majorités, codificateurs des gouvernements et des oppositions, utilisèrent contre la Gauche toutes les méthodes les plus odieuses typiques de l’Inquisition.

Nous ne réclamons pas de condamnation morale pour les méfaits du bourreau Staline. Nous ne réclamons pas de critiques ou d’autocritiques, de réhabilitations ou, comme on dit aujourd’hui, de révisions historiques. La question est tout autre et elle a une tout autre importance. Si tout devait se réduire à une douzaine. d’hommes « illustres », il serait facile de liquider les problèmes. Et de fait les adversaires de la Gauche croyaient qu’ils arriveraient à extirper ses positions et a les bannir du Parti et de l’Histoire en frappant les camarades les plus influents et en premier lieu celui qu’eux-mêmes, fanatiques idolâtres des « guides » et des « chefs », appelaient le chef de la Gauche.

Amadeo répéta à plusieurs reprises à Zinoviev, président de l’I.C., et aux centristes qui dirigeaient le Parti depuis 1923, que si seulement il avait pensé, en non marxiste, que sa personne était l’obstacle qui empêchait; l’action correcte du Parti et de l’Internationale, il n’aurait pas hésité à s’éliminer de lui-même. Mais en communiste et en marxiste, il avertissait que sa disparition, même physique, n’éliminerait pas les causes des conflits ni ne résoudrait les problèmes débattus, car il s’agissait de problèmes qui allaient bien au-delà des personnes de tous les adversaires.

Il suffit de parcourir les comptes rendus des congrès et des conférences du Parti et de I'I.C. pour se rendre compte qu’il n’existe pas l’ombre d’une allusion à des erreurs théoriques, à des déviations programmatiques de la Gauche. Tous les arguments par lesquels on croyait pouvoir battre en brèche les formidables analyses où la Gauche démontrait la faiblesse théorique des lignes politiques défendues par les centrales, étaient peut-être habiles littérairement, mais sans aucune consistance théorique et programmatique. Et personne n’osa dire que la Gauche était anti-marxiste, tout au moins jusqu’au moment où les dernières amarres de la tradition furent rompues par l’outrecuidance des plus forts, et où la barque du Parti se mit à aller à la dérive, vers la destruction.

Jusqu’au IVe Congrès de l’I.C., c’est-à-dire tant que les expédients tactiques du « front unique politique » et du « gouvernement ouvrier », compris également comme une participation à des combinaisons ministérielles et parlementaires avec de prétendues ailes gauches social-démocrates, ne se furent pas cristallisées, la Gauche ne voulut pas s’opposer, au Komintern ni se différencier sur le plan de l’ organisation, en tant que fraction. S’il était correct de ne pas faire remonter une ligne politique (qu’on l’accepte on qu’on la combatte) à des personnes, on devait également considérer comme correct d’avoir d’autres critères, pour juger du bien fondé de certaines directives, que le fait qu’elles émanaient de la Centrale (application erronée du centralisme, même « démocratique ») ou le fait qu’elles étaient formellement définies comme « léninistes », « bolcheviques », ou même, comme on osera le dire, tout simplement « russes ». On décréta qu’avec la « bolchévisation » des partis communistes, les partis deviendraient enfin… communistes ! On faisait dépendre l’autorité et le centralisme d’une sorte de constitution de parti, et non de la justesse de la ligne politique et de l’élaboration théorique, même si trop souvent l’une et l’autre étaient ignorées de ceux-là mêmes qui le plus souvent se réclamaient toujours d’une même orientation – la Gauche !

C’est pourquoi lorsqu’il sembla évident que la direction de l’I.C. était en train de dévier par rapport aux positions originelles, la Gauche dut mettre l’accent sur la nécessité de se différencier des directives de Moscou.

Le problème des fractions est un problème qui devra être clarifié, sur le plan de la doctrine comme sur, le plan politique et historique. Il suffit pour l’instant de rappeler que l’histoire de la conquête de la direction du parti politique de classe par le marxisme révolutionnaire est une histoire de fractions, qui ont fait honneur à ceux qui les ont promues, à Marx, Lénine, R. Luxemburg, Trotski. Le bolchévisme a été la fraction de gauche du parti social-démocrate russe, jusqu’à la veille de la Révolution d’Octobre. La Gauche Communiste a été une fraction du P.S.I. jusqu’au Congrès de Livourne. Avec la défaite de la révolution, c’est le Parti qui a été détruit, et non une fraction. Le Parti ne peut renaître que comme Parti unitaire, c’est-à-dire sans fractions. Et le jour où devrait encore se reposer le problème des fractions, nous nous trouverions devant le problème de la reconstitution du Parti.

Les grands esprits qui se réveillent après la bataille ont critiqué la Gauche pour ne pas s’être détachée du parti, tout au moins en 1925, de même qu’ils reprochent à Trotski de ne pas avoir lancé l’Armée Rouge contre Staline et ses partisans. La fidélité aux principes n’est pas un fait de doctrine, mais d’efficacité historique. Pas même les généreux camarades qui dirigeaient alors l’Internationale ne le comprirent, ou ils le comprirent quand il était trop tard. La contre-révolution l’emporte en écrasant le Parti. Si le Parti enfreint ses propres principes, il s’affaiblit d’abord, puis il se corrompt, et il fait le jeu des forces adverses qui sont toujours présentes.

Dès le second Congrès de l’I.C., la Gauche avait donné de Magnifiques preuves de sa discipline. Nous ne voulons pas tant parler ici de son abandon de l’abstentionnisme parlementaire (qui n’est pas d’une importance capitale; pour une appréciation historique globale du processus de formation du Parti Communiste Mondial Unique) que de la méthode que la Gauche s’efforça, de toutes ses forces authentiquement marxistes, de faire adopter à l’Internationale. Alors que les vieux critères majoritaires et électoralistes de type démocratique subsistaient à l’intérieur de la IIIe Internationale à peine constituée, la Gauche posa le problème de la discipline clairement et crûment en ces termes : en matière de programme il n’existe pas de discipline; où on l’accepte où on le repousse et dans ce cas on se sépare du Parti. Les principes ne sont pas un objet de discussion.

On indiquait enfin la route à suivre, difficile et malaisée, mais sûre, pour dépasser des conceptions inauthentique, de nature bourgeoise, et structurer une organisation de parti originale, purement communiste et prolétarienne, en jetant au rebut un « décompte des têtes » aussi illusoire que facile et commode.

Le programme marxiste avant été placé une fois pour toutes à la base du parti organisé, on n’avait plus, pour formuler tous les aspects théoriques et pratiques de la vie du parti et de sa lutte, qu’à les examiner scientifiquement, à la lumière de la doctrine commune, du programme commun.

Si l’unanimité dans les décisions était le produit d’un examen approfondi et attentif du Parti, et non le résultat d’arrangements de type parfois parlementaire, ou de diktats vexatoires, – dira Amadeo – ni le problème de la discipline ni celui de l’unanimité ne se poseraient. On retrouve ici des questions de majorités et de minorités, et en conséquence d’un parti qui gouverne et d’un autre qui est gouverné, à l’intérieur de la même organisation. Un tel état de choses est en contradiction avec la nature même du parti. Il pouvait avoir une raison d’être à l’époque, où. dans les vieux partis sociaux-démocrates, les fractions de droite et de gauche représentaient respectivement la méthode réformiste, qui n’avait pas encore été éliminée par le processus historique, et la méthode révolutionnaire, qui n’avait pas encore triomphé.

La Gauche ne se contenta pas d’énoncer ces principes, mais elle les mit en pratique et le prouva concrètement même lorsque -comme ce fut le cas pour le front unique – leur domaine d’application se trouvait restreint par la discipline envers des dispositions centrales qui contredisaient de plus en plus les principes. La justesse de ce travail correct et tenace fut confirmée par la contradiction criante de la direction centriste du parti italien (après l’arrestation des camarades qui le dirigeaient) qui était contrainte de se mouvoir sur les positions de la Gauche, les seules auxquelles l’ensemble du parti répondît positivement. Pas même au congrès de Lyon de 1926, quand désormais il ne restait plus des partis communistes que le nom, le centre ne put célébrer une victoire réelle sur la Gauche, tant la tradition du marxisme révolutionnaire était enracinée dans le parti.

Si on cherchait une démonstration pratique du caractère stérilisant des expédients tactiques de l’I.C., on n’en pourrait trouver de meilleure preuve que dans les vestiges des ex-partis communistes. Les « bolchévisateurs » de profession qui accusèrent la Gauche d’anti-bolchévisme pour n’avoir pas approuvé la prétendue « bolchévisation » ont fait pis que de caricaturer le marxisme : ils sont passés dans le camp de la contre-révolution. Il paraissait pourtant impensable, après la constitution des partis communistes, de l’Internationale, du premier État prolétarien en Russie, qu’on pût retomber dans le cercle infernal d’une révision du marxisme, comme cela avait été le cas de la Deuxième Internationale.

C’est au IVe Congrès de l’I.C., en 1922, que la Gauche signala pour la première fois la menace d’un révisionnisme « communiste ». Au cours de la discussion sur le rapport de Zinoviev, Amadeo développa une analyse lucide et détaillée sur les questions tactiques controversées :

« Il ne s’agit donc pas d’exclure que les questions politiques figurent parmi les revendications du front unique avec les questions économiques, il ne s’agit absolument pas d’exclure par principe, par on ne sait quelle pruderie, des pourparlers transitoires, fût-ce avec les pires chefs opportunistes. Il s’agit de ne pas compromettre la préparation des couches les plus larges possibles du prolétariat à la situation révolutionnaire, où l’action se déroulera sur le terrain des méthodes propres au seul Parti Communiste, sous peine d’une défaite du prolétariat, et il s’agit de conserver à notre parti toute liberté de continuer pendant le développement, de la politique de front unique à donner aux forces prolétariennes dans tous les domaines son encadrement propre. La tactique du front unique n’aurait pas de sens sans ce travail d’organisation des masses dans les mouvements que le parti crée autour de lui dans les syndicats, dans les usines, etc. Nous affirmons qu’il existe un danger que le front unique dégénère en un révisionnisme communiste et que, pour éviter ce danger, il ne faut pas dépasser ces limites ».

L’Internationale demeura sourde à cet appel. Elle ne comprit pas le danger menaçant, même après le désastre de 1923 en Allemagne. Elle ne comprit pas le sens qui se dégageait de la crise du parti russe et qui se reflétait dans la direction même de l’I.C. Le révisionnisme « communiste » consiste à accepter la méthode démocratique au moment même où l’histoire l’élimine. La Révolution d’Octobre, Lénine, le bolchevisme – disait la Gauche – nous ont appris comment on triomphe de la bourgeoisie dans un pays arriéré. Ils n’ont pas pu nous montrer comment la révolution triomphera dans l’Occident industrialisé, où l’infection démocratique sévit dans les rangs des travailleurs eux-mêmes. Aujourd’hui encore, le noeud de la question est celui-ci : arracher le prolétariat aux illusions démocratiques, c’est-à-dire à l’idéologie que la bourgeoisie importe dans la classe ouvrière en particulier par l’intermédiaire des demi-classes. C’est pourquoi les questions de tactique ont dominé la vie des partis communistes et de l’I.C., car ils devaient se mesurer avec la social-démocratie, parti de la « gauche bourgeoise », qui tenait les leviers de commande du mouvement ouvrier du fait de son passé prolétarien. C’est pourquoi les erreurs tactiques et, pis encore, la fausse conception de la tactique, renforçaient la suprématie de l’opportunisme sur les masses au lieu d’en réduire la portée.

C’est dans ces termes qu’il faut considérer l’intransigeance de la Gauche.

L’alternative n’était pas « démocratie ou fascisme », ou ce qui revient au même, « anti-fascisme ou fascisme », comme on l’inculqua aux travailleurs en particulier après l’Aventin : l’alternative véritable était « démocratie ou communisme », « révolution ou contre-révolution », « dictature du prolétariat ou « dictature du capitalisme ».

Il est clair que ce n’était pas par byzantinisme théorique que la Gauche obligea les partis communistes à ces passionnantes discussions sur la différence fondamentale entre les formules « conquête de la majorité du prolétariat », « front unique politique », « gouvernement ouvrier », et « gouvernement ouvrier et paysan », proposées par la Centrale, et « conquête de la plus grande influence communiste dans la classe », « front unique dans le domaine, syndical », « dictature révolutionnaire du prolétariat », proposées par la Gauche.

Lorsque les expédients ainsi formulés furent théorisés, le danger de révisionnisme se transforma en tragique réalité, puis en opportunisme, et enfin en contre-révolution. Ce n’est pas un hasard si Staline, chef visible de la brutale réaction anti-communiste, utilisa un à un contre les dirigeants de l’I.C. tous les arguments et toutes les méthodes qu’eux-mêmes avaient mis au point, pour enterrer la révolution. Avec dix ans d’avance, Amadeo avait prédit à Zinoviev le peloton d’exécution.

Après la mort de Staline, les bourreaux infâmes qu’il avait eu a son service lui tournèrent le dos et se mirent à poser aux anti-staliniens. Seule la Gauche avait lutté de toutes ses forces contre la renaissance et le déchaînement des prétoriens, russes ou non. Les anti-staliniens d’aujourd’hui sont ceux-là même qui massacrèrent la révolution et le parti en Russie et dans le monde entier au nom du bourreau russe, détruisant le patient travail de reconstruction théorique et organisative, liquidant les meilleures forces du prolétariat international, en accord et avec l’aide des États capitalistes, qui, sous couvert de l’anti-fascisme, persécutèrent les militants communistes révolutionnaires. Bien qu’elle ne fut pas d’accord avec lui sur plusieurs points, la Gauche fut seule à défendre Trotski, qui était en train de se battre contre la dégénérescence qui commençait à affecter le parti bolchevique.

Dès le IVe Congrès et, de manière plus approfondie, au Ve Congrès, la Gauche exprima sa position sur la question russe, à laquelle les thèses de Lyon donnèrent une expression lapidaire : « Il s’agit surtout d’apporter à la Russie prolétarienne et au P.C russe le soutien actif et énergique de l’avant-garde prolétarienne, surtout celle des pays impérialistes : non seulement en empêchant les agressions et en exerçant une pression sur les États bourgeois en ce qui concerne leurs rapports avec la Russie, mais surtout parce qu’il faut que les partis frères aident le Parti russe à résoudre ses problèmes… »

Voilà le nœud de la question : le parti russe, pas plus qu’aucun parti de l’I.C., ne devait se soustraire aux décisions de l’I.C. On avait injustement imposé à la section italienne un exécutif différent de celui qui était sorti du IIe Congrès et des indications données par tout le Parti, mais on n’accepta pas même de discuter les graves divergences qui déchiraient la révolution et le Parti en Russie, ni dans des congrès, ni dans des sessions élargies de l’Exécutif de l’Internationale. La formule actuelle de non-ingérence dans les affaires intérieures des différents partis, que l’on donne pour neuve et originale, dérive en réalité de l’infaillibilité décrétée dans un esprit grand-russe par le nationalisme stalinien. La contre-révolution stalinienne et le stalinisme auraient eu la vie difficile et n’auraient peut-être pas triomphé, si la dégénérescence n’était pas passée : à l’intérieur de l’Internationale.

La « bolchévisation », imposée aux partis communistes comme un remède miraculeux contre les dangers d’opportunisme, n’a pas empêché le parti de ses inventeurs de passer à la contre-révolution.

Cela confirme clairement qu’il n’existe pas de formules ni de modèles pour conjurer des retours de l’opportunisme. Pour barrer la route a l’opportunisme il n’y a qu’un moyen : s’en tenir fermement au programme invariant du marxisme révolutionnaire, sans céder aux faciles tentations du succès immédiat et de la manœuvre. Or ce programme fut tourné et retourné mille fois par le centre international, on condamna la tactique qu’on avait d’abord jugée infaillible et vice-versa, dans une valse continuelle et infernale de mots d’ordre, de formules politiques et organisatives. Le stalinisme eut la partie belle dans ce kaléidoscope bigarré de directives qui permettent aux renégats d’aujourd’hui eux-mêmes de se faire passer pour communistes et marxistes.

Plus que jamais la Gauche remplit cette fonction essentielle : la restauration programmatique et la reconstruction organisative du parti militant, dans une intransigeance absolue corroborée par les dures leçons des défaites.

Le parti politique de classe ne pouvait renaître que sur la base du marxisme révolutionnaire, comme parti mondial unique, tel que la Gauche l’a prévu depuis toujours, et pour lequel elle a toujours combattu.

Discours au Ve Congrès Mondial

Avant tout quelques mots sur le rapport du camarade Zinoviev et sur le point de l’ordre du jour discuté aujourd’hui par le Congrès. Nous sommes en train de discuter un rapport concernant l’activité et la tactique du Comité Exécutif du Komintern dans la période comprise entre le IVe et le Ve Congrès mondial. Evidemment nous ne sommes pas en train de discuter la gestion générale de la tactique du Komintern. Or, je pense au contraire qu’une discussion générale sur la tactique est nécessaire à ce Congrès et je m'en rapporte à l’histoire de cette question devant les précédents Congrès mondiaux.

Il est vrai que le troisième Congrès a beaucoup discuté de la tactique, et qu’on y a adopté les thèses que nous connaissons tous. Mais dans ces thèses, on ne parle pas encore, formellement tout au moins, des questions qui ont pris le plus d’importance par la suite, comme le front unique et le gouvernement ouvrier. Après le IIIe Congrès, certaines sessions de l’Exécutif Elargi se sont également occupées de la question tactique, mais les sessions de l’Exécutif Elargi ne sont pas des Congrès mondiaux et le quatrième Congrès devait en quelque sorte ratifier le travail de ces réunions et codifier dans ses thèses les directives tactiques de l’Internationale Communiste.

La question fut mise à l’ordre du jour et le camarade Zinoviev la traita dans un rapport parallèle à celui qu’il fit sur l’activité de l’Exécutif. On présenta même au Congrès un projet de thèses sur la tactique préparé par le même camarade Zinoviev. Ce projet fut adopté à la fin du Congrès, mais la commission qui devait s’occuper du problème et qui, si je me souviens bien, était composée du Présidium et de quelques membres des plus importantes délégations, ne put y travailler. Elle ne se réunit que dans les derniers jours et c’est seulement alors que je pus présenter un projet de thèses opposé à celui du camarade Zinoviev et dont le Congrès ne put prendre connaissance.

Nous étions, je l’ai dit, à la fin du Congrès, et je ne pus insister. On adopta donc bien le projet de thèses sur la question tactique, mais sans une véritable discussion sur la tactique comme il y en avait eu au IIIe Congrès. Cette discussion est nécessaire maintenant. Mais celle qui s’engage est tout à fait différente : car c’est une chose que de discuter de la ligne tactique de l’Internationale en général, mais c’en est une tout outre de discuter seulement de la ligne appliquée par l’Internationale depuis le dernier Congrès pour en tirer des conclusions momentanées, transitoires, et non point des conclusions générales sur les questions que l’internationale n’a pas encore tranchées. (Losovskij : Les deux questions sont discutées ensemble).

Naturellement, mais nous n’avons pas un projet de thèses tactiques claires et nettes.

Sur la situation mondiale et sur son appréciation

Ces réserves faites, je tiens à dire quelques mots sur les questions les plus importantes dont a parlé le camarade Zinoviev et qui ont constitué l’objet de la discussion.

Le camarade Zinoviev a brossé un rapide tableau de la situation mondiale, sur lequel on est en général complètement d’accord. Il nous a dit ceci : au IVe Congrès, nous avions prévu qu’une époque d’illusions pacifistes était possible; aujourd’hui nous voyons que des gouvernements bourgeois de gauche, comprenant parfois des sociaux-démocrates, se sont formés dans des pays de première importance; nous nous trouvons devant une période où la bourgeoisie fait une politique tout-à-fait libérale, démocratique; et dans un sens, nous sommes amenés à comparer cette situation à la politique réactionnaire et fasciste de la bourgeoisie qui, il y a deux ans, paraissait à l’ordre du jour et qui a fourni la base de l’appréciation de la situation que nous avons donnée au IIIe Congrès, quand nous avons pris acte de la grande offensive du capital.

Je pense bien moi aussi que, momentanément, la situation semble pencher vers une politique bourgeoise de gauche, mais je ne crois pas que cela signifie – et je pense que le camarade Zinoviev sera d’accord -que l’offensive du capital ait cessé ou qu’elle se soit ralentie. L’offensive du capital peut utiliser les méthodes les plus diverses. Il y a une méthode de droite, c’est la réaction ouverte, l’état de siège, la terreur contre le mouvement prolétarien. Il y a des méthodes de gauche, ce sont le mensonge démocratique et l’illusion de la collaboration de classes. Mais ces deux méthodes visent le même résultat et il n’est pas nécessaire d’envisager des périodes historiques nettement séparées, où la bourgeoisie mondiale dans son ensemble ou en partie se servirait tantôt des armes de droite tantôt de celles de gauche.

Le rapporteur lui-même affirme que cette époque de paix sociale peut dans un laps de temps relativement bref donner lieu à une période de réaction fasciste. Je pense quant à moi que nous allons vers une synthèse des deux méthodes.

Il n’y a rien à changer dans le jugement sur la crise du capitalisme qui nous avait amenés, lors des précédents Congrès, à constater que la bourgeoisie, pour se maintenir au pouvoir, était obligée de lancer une offensive violente contre la classe ouvrière. L’offensive de la bourgeoisie continue et là où elle prend l’aspect du fascisme (je pense que nous aurons l’occasion de parler du fascisme dans d’autres points de l’ordre du jour) elle ne s’écarte pas sensiblement du diagnostic que le camarade Zinoviev a donné de la politique d’un troisième parti bourgeois, la politique qui consiste à mobiliser l’aristocratie ouvrière et certaines couches paysannes et petites-bourgeoises dans l’intérêt de la bourgeoisie. Eh bien, au fond, le fascisme n’est pas autre chose. Le fascisme n’est plus simplement la réaction traditionnelle, l’état de siège, la terreur; c’est un mouvement bien plus moderne, plus habile, plus expérimenté, qui tend précisément à trouver un appui dans certaines couches populaires. Il peut difficilement atteindre la masse des travailleurs industriels mais, dans la première période de son activité, en exploitant l’idéologie nationale-petite-bourgeoise, il réussit à créer une mobilisation analogue à la mobilisation social-démocrate dans l’intérêt de la conservation bourgeoise. Nous devons nous attendre à une synthèse des deux méthodes de l’offensive bourgeoise et à ce que social-démocrates et fascistes mènent ensemble une offensive violente contre le mouvement révolutionnaire, et se coalisent pour représenter l’ultime adversaire contre lequel devra se battre le communisme mondial.

Quelles conséquences devons-nous en tirer ? Quand nous sommes en présence d’une période de politique démocratique et libérale de la bourgeoisie, alors nous sommes bien d’accord qu’il en résulte un danger d’illusions pacifistes et de collaboration de classes pour nos partis; mais cela se produit également au cours d’une période de réaction fasciste. C’est pourquoi on est amené à tirer de l’examen de la situation objective non plus les conclusions parfaitement marxistes que Lénine formula au IIIe Congrès, mais des conclusions beaucoup plus banales et simplistes. On dit ceci : avec le mouvement fasciste, la bourgeoisie déclenche une offensive contre nous; le moment est venu pour nous de répondre à cet effort de coalition entre les forces bourgeoises et certaines forces semi-bourgeoises par une coalition de partis non fascistes, par une coalition des partis communistes avec les partis social-démocrates, et peut-être avec certains partis petits-bourgeois ou paysans. Cette réponse est une mauvaise réponse. Le IIIe Congrès n’a pas demandé qu’on réponde à l’offensive mondiale de la bourgeoisie par cet expédient vulgaire, digne de la IIe Internationale. La coalition du parti révolutionnaire avec les partis soi-disant prolétariens qui ne représentent en réalité que la grande gauche bourgeoise.

Il s’agit de bien autre chose. Il s’agit d’attirer l’attention des marxistes que nous sommes sur les problèmes concernant les conditions de vie immédiates et matérielles du prolétariat, problèmes qui sont soulevés par l’offensive du capital. Il s’agit de constater que le travail des partis communistes – et sur ce point nous sommes tous d’accord – ne consiste pas seulement à faire de la propagande pour notre programme maximum, pour notre idéologie marxiste, mais à étudier et à suivre de près chacun des épisodes de la vie ouvrière, à participer à toutes les luttes déterminées par les intérêts immédiats de la classe ouvrière, en considérant cette lutte comme le terrain sur lequel le parti communiste apprend au prolétariat à combattre et le conduit vers le développement révolutionnaire de sa lutte.

Pour atteindre ce résultat, nous avons le devoir et la possibilité de faire appel aussi aux ouvriers qui n’ont pas encore compris notre idéologie politique, qui ne militent pas dans notre parti, qui militent dans d’autres partis; nous pouvons invoquer le front unique de la classe ouvrière, nous pouvons nous réclamer de cette unité d’action de la classe ouvrière. Mais cela ne constitue pas une vulgaire coalition avec le parti socialiste ou avec les partis social-démocrates dont nous avons flétri la traîtrise et que nous continuons à dénoncer comme les responsables de la situation que le prolétariat subit à l’heure actuelle. Il s’agit de deux choses entièrement différentes.

Le front unique

C’est dans le premier sens que nous avons toujours déclaré que nous acceptions la tactique du front unique, et que nous nous sommes efforcés de l’appliquer dans notre pays.

(…) On a lancé une formule qui peut être acceptée. Une formule est une expression fort brève, presque une convention et c’est pourquoi on peut pratiquement toujours l’accepter, à condition de s’entendre, d’établir bien clairement ce que l’on veut dire.

On a donc lancé cette formule : front unique par le bas et non par le haut. C’est une assez bonne formule : le front unique des travailleurs de la classe ouvrière tout entière, et non la coalition de l’état major du parti communiste et de ceux d’autres partis soi-disant ouvriers. En effet, si nous ne voulons pas compromettre tout notre travail de préparation politique révolutionnaire du prolétariat, nous ne devons pas même laisser supposer qu’il existe un autre parti ouvrier en dehors du parti communiste et que les partis social-démocrates et les partis communistes sont des fractions parallèles de la classe ouvrière qui se seraient séparées par hasard et qui peuvent donc lutter et marcher ensemble. Nous devons dire au contraire que ce qui distingue notre parti des partis opportunistes est une nécessité de la lutte révolutionnaire, mais que, malgré cela, nous ne renonçons pas à tenter, sur le terrain des revendications partielles, une action commune des ouvriers qui sont déjà communistes et de ceux qui se trouvent dans les partis social-démocrates et opportunistes, et peut-être même dans des partis bourgeois.

Par ailleurs, nous nous trouvons également en présence d’une formule du camarade Zinoviev n’excluant pas complètement le front unique par le haut, ainsi que d’une déclaration de la camarade Fischer qui dit : « Cette formule mérite d’être clarifiée, mais nous pouvons, toutefois accepter, dans certains cas, une tactique de front unique qui nous amène à nouer des rapports avec les chefs, avec les états-majors des autres partis ».

Dans quelles limites peut-on accepter cela ? Voici la position que l’on doit prendre sur ce problème de tactique selon nous : la base du front unique ne doit jamais être un bloc de partis politiques. On peut établir cette base dans d’autres organisations, peu importe lesquelles pourvu que leur structure permette à une direction communiste de les conquérir, pourvu donc qu’elles soient susceptibles de devenir révolutionnaires. Lorsque nous proposons un front unique sur la base des syndicats, des conseils d’usine ou de n’importe quelle autre organisation ouvrière, même dirigée par des chefs opportunistes (ce qui peut nous obliger à négocier personnellement avec eux et nous ne nous en épouvantons nullement), lorsque nous disons cela, nous manifestons notre volonté d’entraîner dans la lutte des organisations qui sont susceptibles de devenir révolutionnaires et qui devront le devenir pour que le prolétariat triomphe. Lorsqu’au contraire nous invitons à une action commune un parti non communiste, nous nous adressons à une organisation qui n’est pas susceptible de lutter sur le terrain révolutionnaire et communiste, qui n’est pas susceptible de défendre les intérêts de la classe ouvrière et nous ne faisons que délivrer un certificat de capacité révolutionnaire à ce parti, contredisant ainsi tout notre travail théorique, toute notre œuvre de préparation politique de la classe ouvrière (applaudissements).

On nous dit aujourd’hui : « Oui, la tactique du front unique a été exagérément interprétée comme une coalition avec la gauche social-démocrate. Nous repoussons cette interprétation, nous apportons des corrections à notre point de vue sur ce problème. Cette tactique correspondait à une période où régnait un état d’esprit pessimiste (la courbe révolutionnaire semblait descendre), elle ne convient plus à la situation actuelle qui, comme l’a fort bien expliqué le camarade Zinoviev, est riche de possibilités révolutionnaires; aujourd’hui nous sommes pour une tactique qui mette en évidence l’autonomie politique du parti communiste, tout en restant d’avis qu’il faut se tourner vers les larges masses de la classe ouvrière pour atteindre le but qui nous est commun à tous : l’unité générale de la classe ouvrière et même de la classe paysanne sous la direction du parti communiste ». Mais à mon avis une telle conception n’est pas satisfaisante, car elle reste liée à la situation contingente que nous traversons. On nous dit aujourd’hui que la situation mondiale nous déconseille la tactique de coalition avec les sociaux-démocrates. Mais rien ne nous garantit qu’on ne recommencera pas demain. Or, notre opinion diffère de celle de Zinoviev en ce que nous pensons que cette tactique d’alliance avec les partis opportunistes ne peut jamais être utile à la révolution communiste, ni quand la situation est révolutionnaire et que le parti communiste peut d’évidence prendre une position autonome, ni quand la situation est défavorable et que le moment de l’action finale semble s’éloigner. C’est pourquoi je trouve que cette question ne peut être convenablement réglée que dans un ensemble de thèses sur la tactique de l’Internationale, et non dans une simple résolution sur le rapport de l’Exécutif qui concerne seulement les deux dernières années. Il s’agit de choses très différentes, et l’avenir se trouve fort diversement garanti par l’un ou l’autre type de résolution. On nous dit, par exemple, que les thèses du IVe Congrès contiennent certaines erreurs que l’on s’emploie à corriger aujourd’hui. Nous prenons acte de cette rectification, avec plaisir certes (rires), mais nous affirmons que ces erreurs opportunistes n’ont pas résidé seulement dans l’application pratique, mais dans la direction de l’Internationale et du Congrès tout entier; et, il faut bien le dire, ces erreurs étaient alors acceptées comme la véritable expression de la tactique communiste.

Par exemple, lorsque le camarade Graziadei – dont on fit ici le procès à cause de son livre sur la théorie de la valeur (rires) – parla au IVe Congrès, immédiatement après moi et sur le même point de l’ordre du jour dont nous nous occupons aujourd’hui, il déclara : la fraction de gauche du Parti communiste italien est contre la fusion parce qu’elle est contre le front unique; la fusion est un exemple de front unique. Actuellement, tout le monde est d’accord pour reconnaître que le front unique a pour condition nécessaire l’indépendance d’organisation du parti communiste, mais alors l’opinion de Graziadei était l’opinion officielle. Actuellement, même le camarade Rienzi (Tasca), qui appartient à notre minorité (c’est-à-dire à la droite du P.C.I. – NdR.), critique avec raison l’opinion du camarade Graziadei. Mais alors, elle était « l’orthodoxie » à laquelle on recourait pour neutraliser mes affirmations orthodoxes. C’était là le ton de tout le Congrès. Je cite cet exemple, mais je pourrais également citer tous les discours du camarade Zinoviev, sa réplique, etc…

Evidemment, il ne s’agit pas seulement de ce point spécifique. Mais c’est un fait que le front unique a été présenté par l’Internationale et par ses Congrès comme un bloc des partis ouvriers, un bloc du parti communiste avec d’autres partis ouvriers. Et alors la responsabilité de la fausse interprétation de la tactique du front unique revient tout entière à l’Internationale, à la majorité des Congrès et à la direction du Komintern elle-même.

La même chose s’est produite en Allemagne. Les faits montrent que durant la période qui a précédé l’échec colossal qui nous attendait là-bas, on a mené en Allemagne une politique de coalition et qu’on s’est imaginé qu’il était possible d’entraîner des sociaux-démocrates de gauche aux côtés du parti communiste dans l’action révolutionnaire.

Les mêmes illusions se sont développées dans d’autres pays. Aujourd’hui, si nous voulons que ces expériences soient utiles, nous devons dire clairement qu’il ne s’agissait pas des illusions personnelles de tel ou tel camarade du centre du parti communiste allemand, mais bien des illusions de la grande majorité de l’Internationale et également de son centre dirigeant. Aujourd’hui, parce que la situation a changé, on en revient à cette conception que la tactique du front unique est utile parce que les revendications partielles constituent le terrain fondamental de notre travail d’éducation, mais que l’autonomie politique de l’organisation révolutionnaire, du parti communiste ne doit jamais être abandonnée. Mais une telle correction ne peut se limiter à la liquidation d’un rapport administratif ou bureaucratique : on doit liquider l’erreur commise d’une manière qui garantisse complètement l’avenir et l’action communiste internationale.

Le gouvernement ouvrier

J'en viens au gouvernement ouvrier. Les choses sont parfaitement analogues. Je n’ai pas besoin de citer les thèses du IVe Congrès puisque le camarade Zinoviev les a lui-même rappelées. Eh bien, nous en sommes toujours au même point. Par exemple, dans le discours du camarade Graziadei que j'ai déjà cité, le gouvernement ouvrier a été présenté comme le fait le camarade Radek, c’est-à-dire comme une manœuvre stratégique que l’on peut effectuer même sur le terrain parlementaire (car personne, ni le camarade Radek, ni le camarade Graziadei, ne dit qu’il s’agit d’une action purement parlementaire), parallèlement à l’action des masses, sans doute, mais en utilisant aussi la démocratie bourgeoise, Or, dans les thèses que nous avons présentées au IVe Congrès, nous repoussions cette interprétation en déclarant qu’elle sème la confusion dans certaines questions de principe fondamentales concernant l’État et la conquête du pouvoir, c’est-à-dire dans ce qui est l’essentiel de notre programme et qui caractérise le rôle historique de notre organisation. Mais on n’a pas voulu le reconnaître et cette interprétation a été acceptée. Je ne peux vraiment prendre pour une justification suffisante que l’on dise maintenant qu’une phrase s’est glissée par erreur dans le texte : je me souviens qu’au cours de la discussion Zinoviev et Radek déclarèrent à l’unisson que dans la question du gouvernement ouvrier, ils étaient enfin d’accord sur une formule commune.

Il ne s’agit pas ici, du reste, du camarade Graziadei, du camarade Radek, du camarade Zinoviev ou de tel ou tel autre camarade plus ou moins important du Komintern; il s’agit de savoir quelle était l’appréciation de l’Internationale sur la tactique du gouvernement ouvrier, de même qu’il s’agit de donner l’importance qu’il mérite au fait que cette même Internationale veut aujourd’hui modifier son appréciation.

Il s’agit d’une véritable révision. La tactique du front unique n’a pas à être liquidée, dans son acceptation révolutionnaire on ne peut pas l’abandonner. Mais pour la tactique du gouvernement ouvrier, j'affirme qu’il s’agit d’une véritable liquidation. Il ne suffit pas de dire : nous conservons l’expression « gouvernement ouvrier » comme mot d’ordre d’agitation des masses ouvrières, mais il reste bien entendu que ce n’est qu’un pseudonyme, un synonyme de dictature du prolétariat et que nous n’avons rien changé à nos principes fondamentaux de conquête révolutionnaire du pouvoir. Au mois de juin 1922, nous avons accepté une formule analogue et le camarade Rossi a dit très justement qu’actuellement aussi nous pourrions accepter cette expression. Nous en sommes toujours là. C’est une convention, et pourquoi la refuser si vous nous déclarez que le gouvernement ouvrier n’est rien d’autre que la dictature du prolétariat, le pouvoir conquis par l’action révolutionnaire ?

Mais je veux être un peu plus « gauchiste » que mon ami Rossi. Au fond, nous sommes d’accord. Nous demandons des textes et des résolutions qui liquident nettement la tactique du gouvernement ouvrier selon l’interprétation de droite donnée par le camarade Radek et que la droite allemande a suivie dans la période où toute l’Internationale n’a rien trouvé à redire à ce que faisaient Radek et la droite allemande. Mais je crois qu’il faut aussi réclamer l’enterrement de l’expression elle-même. Permettez-moi de parler ouvertement. Je considère la tactique comme liquidée et je ne peux plus me battre contre ce fantôme que personne ne défend plus. Mais je crois que si j'avais pu étudier le texte du discours du camarade Boukharine, j'aurais pu voir qu’il y reste quelque chose de plus que la simple phrase, quelque chose de plus que le simple pseudonyme de la dictature du prolétariat. De même, si je me référais aux arguments développés par le camarade Ercoli (Togliatti), du centre de notre parti, dans son intervention au Congrès, et par le camarade Scoccimarro dans la discussion intérieure de notre parti, je pourrais dire qu’il y reste quelque chose de cette utilisation de la démocratie bourgeoise. Naturellement, cela est complexe, on établit un lien avec les actions de masse, on fait état des nécessités révolutionnaires, mais il reste quelque chose.

Laissant cela, j’en reviens à l’expression elle-même : gouvernement ouvrier. Ce serait donc une simple traduction russe de ces mots latins : dictature du prolétariat ? Mais quels avantages retirons-nous d’une telle traduction ?

Littéralement, cette expression ne correspond pas à l’image que nous voulons donner de la conquête du pouvoir. La dictature du prolétariat, cette merveilleuse expression de Marx, il est déplorable qu’on veuille la balancer en douce par la fenêtre d’un Congrès communiste. Dans ces quelques mots s’exprime clairement toute notre conception politique, tout notre programme. Dictature du prolétariat, cela me dit : le pouvoir prolétarien s’exercera sans aucune représentation politique de la bourgeoisie. Cela me dit aussi : le pouvoir prolétarien ne peut être conquis que par une action révolutionnaire, une insurrection armée des masses. Lorsque je dis gouvernement ouvrier, on peut aussi entendre tout cela, si l’on veut; mais si on ne le veut pas, on peut aussi entendre tout autre chose; un autre type de gouvernement qui n’exclurait pas la bourgeoisie des organes de représentation politique, par exemple, ou encore le fait que la conquête du pouvoir soit possible par des moyens légaux (voix sur les bancs français : c’est très juste !). L’expression n’est pas heureuse. Elle ne suggère pas l’idée dont nous avons besoin. On nous dit si nous disons dictature du prolétariat, les masses ne comprennent pas si nous disons gouvernement ouvrier, elles nous comprendront, et nous gagnerons ainsi des adhésions dans les couches que nous n’avons pu encore toucher par notre propagande théorique. C’est à cela que se réduit, nous dit-on, le rôle très modeste de l’expression gouvernement ouvrier. Je conteste également cela, je ne crois pas à cette utilité pratique. Aux mots « dictature du prolétariat » se rattachent des événements d’une telle importance, qui ont intéressé les masses les plus profondes du prolétariat mondial, que même les travailleurs vivant hors de la Russie soviétique savent ce qu’est la dictature du prolétariat et la réclament d’instinct alors même qu’ils sont sous l’influence des chefs sociaux-démocrates. Mais que peut bien comprendre un simple ouvrier, un simple paysan au gouvernement ouvrier, alors que depuis trois ans, nous, les chefs du mouvement ouvrier, nous ne sommes pas parvenus à comprendre et à définir de façon satisfaisante ce qu’est au juste ce gouvernement ouvrier (applaudissements) ?

Je demande simplement un enterrement de troisième classe et pour la tactique et pour le mot d’ordre du gouvernement ouvrier. Mais on nous dit : Vous êtes décidément insatiables ! L’Internationale va à gauche et vous n’êtes pas encore contents. Eh bien, admettons que l’Internationale aille à gauche; mais s’il m'est permis de rappeler mon discours au IVe Congrès, je note que ce que nous critiquons dans le travail de la direction politique de l’Internationale, c’est précisément cette tendance à aller à droite ou à gauche selon les indications de la situation ou selon l’interprétation que l’on croit devoir donner du développement des événements. Tant qu’on aura pas discuté à fond le problème de l’élasticité, de l’éclectisme (lorsque j'ai employé déjà cette expression je me suis attiré cette sévère réponse de Boukharine : « Ce terme a défini une campagne bolchévique contre l’opportunisme social-démocrate »), tant que cette élasticité sera maintenue, des oscillations devront nécessairement se produire et une oscillation à gauche nous fera toujours craindre une prochaine oscillation, encore plus marquée, à droite.

Or, ce n’est pas une déviation à gauche dans la conjoncture actuelle que nous demandons, mais une rectification claire et précise des directives de l’Internationale : même si cette rectification n’est pas faite comme nous le demandons, même si elle correspond à l’opinion de la majorité de l’internationale, de ses dirigeants qui ont toute qualité pour l’exprimer, qu’elle soit faite au moins d’une manière claire. Nous devons savoir où nous allons.

C’est parce que nous avons déjà fait un certain nombre d’expériences, c’est parce que nous avons constaté qu’après avoir accepté cette expression de gouvernement ouvrier, au mois de juin 1922, nous l’avons vu se transformer de synonyme de dictature du prolétariat en synonyme de parlementarisme vulgaire que nous demandons que l’on biffe cette expression pour nous préserver, à l’avenir, de semblables surprises (…).

La discipline dans l’I.C.

Mais ici se pose un problème très grave. On nous dit : que faites-vous de la discipline, que faites-vous de la nécessité d’avoir un parti mondial fermement organisé et centralisé ? Vous brisez cette discipline, camarades, vous refusez de vous soumettre aux directives de l’Internationale, vous êtes constamment en désaccord avec l’internationale; et vous devez comprendre qu’au sein de l’organe dirigeant du prolétariat mondial une telle indiscipline est inadmissible.

Avant tout, nous répondons que s’il y a eu indiscipline cela n’a pas été par mauvaise volonté de notre part, mais, comme dans tous les conflits concernant la discipline et l’organisation, à droite et à gauche, parce que l’Internationale est dirigée de manière trop élastique et insuffisamment précise dans les questions politiques et tactiques. Avant de continuer, je dois ici rectifier une affirmation qui m'a été prêtée par le camarade Zinoviev. Il a dit que dans la discussion intérieure de notre Parti j'aurais déclaré ceci : ou bien le Ve Congrès s’empressera d’accepter mes opinions, c’est-à-dire celles de la gauche italienne, ou bien nous organiserons au sein de l’Internationale une fraction de gauche pour lutter contre la direction de l’Internationale.

Je n’ai jamais dit cela. Pour rassurer les camarades qui s’inquiétaient d’un conflit avec l’Internationale, voici ce que j'ai dit : Au cas où, et seulement au cas où il se produirait dans l’Internationale une déviation ultérieure vers le révisionnisme de droite, il faudrait répondre par la constitution d’une fraction de gauche. Mais je n’ai pas dit que la constitution d’une fraction serait nécessaire ou admissible si l’Internationale restait telle qu’elle est ou s’il s’y produisait, si vous voulez, un tournant à gauche après le Ve Congrès. C’est quelque chose de tout à fait différent et je prie le camarade Zinoviev de bien vouloir en prendre acte. (Zinoviev : Avec plaisir. Rires et applaudissements).

Dans ces conditions, le fameux dilemme : ou Bordiga ou l’Internationale, tombe. Il serait même ridicule de le poser; il est tout de suite résolu, contre le simple individu que je suis, en faveur de l’Internationale.

La centralisation de l’internationale

(…) Nous voulons une véritable centralisation, une véritable discipline. Nous sommes tous pour la centralisation et pour la discipline – mais nous demandons que soient réalisées les véritables conditions qui garantissent ce résultat dans les faits. En la matière, on ne peut se fier à la bonne volonté de tel ou tel camarade qui, au bout de vingt séances, signe un accord aux termes duquel la droite et la gauche se sont finalement, unies.

Avec ce système, on n’assurera jamais une véritable discipline. C’est dans la réalité, dans l’action, dans la direction du mouvement révolutionnaire du prolétariat tendu vers l’unité mondiale que cette discipline doit se réaliser, mais elle doit se développer à partir de quelque chose de spontané surgissant des réactions immédiates de la lutte des classes.

Pour arriver à une centralisation et à une discipline parfaites, il faut une direction tactique claire et une continuité dans la structure de nos organisations et donc dans les limites qui nous séparent des autres partis. Je rappellerai encore une fois à ce propos notre vieille opposition à la fusion avec d’autres partis, au noyautage politique d’autres partis et également à la constitution de partis sympathisants – ce dernier problème pouvant être traité lors de la discussion des nouveaux statuts. Nous sommes contre l’existence, aux côtés des partis communistes sérieusement liés par une discipline impérative, de partis qui vivraient commodément à l’ombre du drapeau de l’Internationale sans s’être engagés à rien et qui, échappant à notre contrôle, pourraient même se préparer tranquillement à trahir le prolétariat.

On nous dit : Vous n’avez pas confiance dans l’Internationale. Vous n’êtes pas sûrs que l’Internationale restera toujours révolutionnaire, vous vous défiez d’elle, votre langage le prouve; mais l’Internationale ne peut tolérer dans ses rangs ceux qui se défient d’elle, ceux qui n’ont pas confiance dans le sûr développement révolutionnaire de son action.

On nous dit : une garantie existe; c’est la présence à la tête de l’Internationale du Parti Bolchevique russe, de ce parti qui a une si grandiose tradition révolutionnaire et qui détient le pouvoir du premier État prolétarien. Cela devrait suffire à vous garantir que l’Internationale n’ira pas trop à droite, qu’elle restera toujours sur une ligne révolutionnaire. C’est ce que nous ont dit nos camarades du Centre dans les discussions intérieures de notre parti.

Zinoviev a déclaré que je me suis exprimé à cet égard avec beaucoup de courage. Je me félicite de ce compliment et je continuerai à m'exprimer avec le même langage.

Le Parti russe et l’Internationale

Je pense que l’importance grandiose de la contribution du bolchévisme au mouvement d’émancipation révolutionnaire du prolétariat mondial découle justement de la situation tout à fait spéciale où se trouvait le parti russe. Il n’était pas en présence d’un capitalisme développé et d’un prolétariat nombreux et évolué; il n’était pas en présence d’une révolution bourgeoise déjà accomplie, dans un pays ayant déjà parcouru une phase démocratique. Eh bien ! ce parti a pu puiser la véritable théorie révolutionnaire là où existaient le grand capitalisme et un prolétariat développé. Appliquée de manière grandiose là où elle avait toutes les chances de faire faillite, cette théorie a au contraire confirmé sa validité de la façon la plus éclatante. Telle est la preuve grandiose faite par le bolchévisme et sa contribution vraiment immense à la cause du prolétariat mondial avant la révolution russe et après, dans les premières années de l’internationale, qui furent son âge d’or.

Sans tomber dans les exagérations des social-démocrates qui veulent établir une correspondance immédiate et fort banale entre le développement du capitalisme et celui des forces révolutionnaires, nous ne devons pas oublier que, si le parti bolchevique a pu réaliser cette synthèse du développement particulier de la Russie et des expériences révolutionnaires mondiales, c’est parce que ses chefs furent contraints d’émigrer et de vivre dans l’ambiance du capitalisme occidental, là où existait un prolétariat qui avait su forger sa théorie et sa politique.

Le développement historique du capitalisme mondial et la guerre impérialiste de 1914, leur ont permis cette magnifique et triomphale application de cette doctrine mondiale qu’est le marxisme révolutionnaire, le léninisme : car Lénine est mondial et non pas seulement russe; il appartient à nous tous (applaudissements).

Je dois avoir la sincérité de dire que, dans la situation actuelle c’est à l’internationale du prolétariat révolutionnaire mondial de rendre au Parti communiste russe une partie des nombreux services qu’il en a reçus. A l’égard du danger d’une révision de droite c’est la situation du Parti russe qui est la plus périlleuse et tous les autres partis doivent le protéger d’un tel danger. C’est dans l’Internationale qu’il doit trouver la force dont il a besoin pour traverser cette situation vraiment difficile et dans laquelle les efforts des camarades qui le dirigent sont vraiment admirables. Certes, la contribution énorme que le parti russe a donnée à l’œuvre de l’Internationale est une garantie pour nous. Mais nous voulons que la véritable garantie repose sur toute la masse du prolétariat révolutionnaire du monde entier.

On nous accuse de pessimisme à l’égard de l’Internationale. Mais est-ce nous qui sommes pessimistes à l’égard de l’Internationale ? N’est-ce pas plutôt le Centre dirigeant de l’Internationale qui l’est à l’égard de la capacité révolutionnaire du prolétariat des autres pays ? Il me semble que certains camarades se demandent si nous ne sommes pas en présence d’une période de stagnation de la révolution mondiale, d’isolement des partis qui se sont formés autour du parti communiste russe et qui se réduisent aujourd’hui à l’état de groupes et d’écoles politiques, impuissants à réaliser ce qu’a réalisé le parti russe.

Je pense que cette appréciation des masses d’Occident est exagérément pessimiste. Nous nous posons toujours le problème de la conquête des masses. C’est un problème fondamental, mais nous courons le risque de nous le poser d’une manière artificielle. Les masses d’Occident sont plus révolutionnaires qu’on ne le croit. Naturellement, pour réaliser les conditions d’un triomphe de la révolution, il faut des circonstances déterminées et il faut que, de notre côté, nous soyons à la hauteur de la situation (…).

On peut cependant déjà constater une condition psychologique et politique favorable du prolétariat occidental. J'en donnerai un exemple très banal, mais je m'en rapporte là à l’expérience de tous les camarades qui travaillent dans les différents pays du monde entier. Nous avons eu des élections politiques dans trois grands pays d’Europe. Eh bien, nous avons eu de la chance : bien que nous ayons tenté partout de nous présenter à ces élections comme une coalition de partis, dans ces trois pays nous avons dû nous y présenter seuls sous le drapeau communiste déployé devant le prolétariat. Devant les regroupements de droite et de gauche de la bourgeoisie, nous avons défendu le programme communiste dans son intégralité, et nous avons appelé le prolétariat à répondre. Or il s’est passé ceci, que dans ces trois pays, presque au même moment, un nombre considérable d’ouvriers s’est montré prêt à suivre le parti communiste. Et cela a une importance énorme, une importance dix fois plus grande que si dans un pays nous avions suivi la tactique de la collaboration, dans un second la tactique de la coalition et dans un troisième, par hypothèse, la tactique autonome.

Ainsi, les masses d’Occident ont pu constater que dans tous les pays, il existe un groupe ayant le même programme politique et constituant une véritable Internationale, chose qui a une répercussion formidable sur la classe ouvrière. Même en Italie, où la réaction a célébré son plus grand triomphe, nous avons suivi la situation jour après jour, et nous pouvons dire que si la masse a été dispersée, désorganisée, vaincue, elle est restée révolutionnaire. Il ne fait pas de doute que le nombre des ouvriers révolutionnaires a augmenté et que leur qualité révolutionnaire s’est beaucoup améliorée au cours de cette dure expérience.

C’est pourquoi précisément nous avons confiance dans l’Internationale, parce que l’Internationale, c’est le prolétariat du monde entier dont il faut diriger la lutte de libération contre l’exploitation capitaliste, parce que l’Internationale c’est la révolution russe, c’est la merveilleuse tradition du mouvement de libération du prolétariat russe, et c’est également la tradition révolutionnaire du prolétariat des autres pays, que l’on ne peut annuler car même du temps de la IIe Internationale, dans la bonne époque de la IIe Internationale comme dans son époque de déviation, il est resté dans les milieux prolétariens des différents pays des groupes qui sont toujours demeurés fidèles au programme révolutionnaire. C’est dans cet ensemble de forces mondiales, c’est dans l’unité mondiale de ces forces, auxquelles appartient le nom de Lénine et de la révolution, que nous mettons toute notre confiance. Nous affirmons encore une fois notre optimisme, notre confiance dans la révolution et dans l’Internationale. Nous voulons simplement apporter une contribution modeste, mais sincère, au travail d’élaboration de la tactique qui mène à ce but grandiose. Nous ne doutons pas qu’un jour les Congrès Internationaux se réuniront pour constater la victoire remportée dans le monde entier sur l’oppression capitaliste. (Très vifs applaudissements).

(à suivre)


Source : « Programme Communiste », numero 53–54, octobre 1971 – mars 1972

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