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LE TROTSKISME (III)



Content :

Le trotskisme
I. Critique de la théorie de la révolution permanente
II. Critique de la théorie de l’état ouvrier dégénéré

III. Critique du programme de transition
Le déclin des forces productives
Le prolétariat et sa direction
L’échelle mobile des salaires
Le contrôle ouvrier
L’expropriation
L’alliance des ouvriers et des paysans
Le gouvernement ouvrier et paysan
Le but des communistes
Revendications immédiates et but final
Parti, insurrection et dictature du prolétariat
Conclusion générale
Notes
Source


Le trotskisme

Critique du programme de transition

«La prémisse économique de la révolution prolétarienne est arrivée depuis longtemps au point le plus élevé qui puisse être atteint sous le capitalisme. Les forces productives de l’humanité ont cessé de croître ».

Telle est l’affirmation fameuse qui retentit comme un coup de tonnerre dès les premières lignes du document programmatique que Trotski rédigea en 1938 pour la conférence de fondation de la Quatrième Internationale.

Les forces productives ont atteint le point le plus élevé qu’il leur soit donné d’atteindre sous le capitalisme; les masses tendent à devenir de plus en plus révolutionnaires, mais sont freinées par des directions opportunistes; le capitalisme étant en crise permanente, il ne peut plus être question d’une quelconque élévation du niveau de vie des masses. Tel est le diagnostic des trois premiers chapitres de ce programme qui aboutissent à la conclusion que désormais, pour toute l’époque du déclin du capitalisme, le rôle des marxistes est de présenter aux masses un programme de transition.

« La tâche stratégique de la prochaine période – période pré-révolutionnaire d’agitation, de propagande et d’organisation –, consiste à surmonter la contradiction entre la maturité des conditions objectives de la révolution et la non-maturité du prolétariat et de son avant-garde (désarroi et découragement de la vieille génération, manque d’expérience de la jeune.)
Il faut aider les masses, dans le processus de leurs luttes quotidiennes, à trouver le pont entre leurs revendications actuelles et le programme de la révolution socialiste. Ce pont doit consister en un système de revendications transitoires, partant des conditions actuelles et de la conscience de larges couches de la classe ouvrière, et conduisant invariablement à une seule et même conclusion : la conquête du pouvoir par le prolétariat. »

Nul ne saurait mieux résumer la démonstration que Trotski lui-même.

Avant d’exposer le détail des objectifs, tant économiques que politiques, qui constituent le « système de revendications transitoires » proprement dit, le chef de la Quatrième Internationale, d’une façon tout à fait conséquente, a tenu à en assurer les fondements; c’est seulement ensuite qu’il développe point par point, le contenu de son programme : nous suivrons la même démarche, nous n’aborderons pas non plus l’étude détaillée du programme avant de nous être assurés de la solidité des thèses qui le fondent. Et nous procéderons avec le même esprit méthodique que Trotski, quoique dans un sens tout à fait différent. Car il convient de le dire tout de suite : du programme de transition, la critique marxiste ne laissera pas pierre sur pierre.

Le déclin des forces productives

Il faut bien comprendre le sens de l’affirmation fondamentale de Trotski suivant laquelle « les forces productives de l’humanité ont cessé de croître »; il ne s’agit pas pour lui de constater une crise particulière à un moment déterminé de l’histoire du capitalisme, mais de soutenir la thèse suivant laquelle ce mode de production a épuisé ses possibilités et est désormais entré dans une époque de déclin continu et irrémédiable. D’ailleurs, le titre du programme, « L’agonie du capitalisme et les tâches de la Quatrième Internationale », est suffisamment explicite.

Les programmes marxistes classiques commençaient généralement, d’une manière ou d’une autre, par définir la société capitaliste comme reposant sur le salariat, et traçaient ainsi le cadre dans lequel devaient s’affronter les protagonistes jusqu’à ce que le prolétariat, instaurant sa dictature, puisse détruire la vieille société en abolissant le salariat. Le programme laissait ouvertes toutes les situations et ne se prononçait pas sur la tactique à suivre dans chaque cas particulier. Le programme de transition, lui, commence par définir une situation : celle de la « crise sans espoir » du capitalisme; et c’est à partir de cette théorie de la crise permanente qu’est construit le système de revendications transitoires censé conduire les masses à la révolution; si le procédé est inhabituel, c’est précisément parce que, pour Trotski, le capitalisme ne peut plus connaître d’autres situations : il s’enfonce peu à peu dans son agonie.

L’idée suivant laquelle le capitalisme progresse régulièrement vers un apogée pour se trouver ensuite, à partir d’une certaine limite mystérieuse de son histoire, précipité dans une période de déclin irrésistible est très répandue chez les pseudo-marxistes adorateurs du progrès économique. Elle fut d’ailleurs puissamment soutenue par le chœur des idéologues de l’État russe qui, comparant leurs victoires industrielles avec le spectacle offert par les économies occidentales avant la guerre, en déduisaient que la « production socialiste » connaissait une courbe ascendante, et le capitalisme une courbe descendante. Cette thèse est extrêmement simple et tout à fait compatible avec la croyance dans l’existence d’un quelconque socialisme en Russie, ce qui assura son plein succès dans une époque de contre-révolution.

Or, elle n’a rien à voir avec le marxisme. Pour cette doctrine, le capitalisme n’est ni une cité pécheresse, devant s’écrouler un beau jour au coup de trompette de l’ange, pour expier ses vices, ni une idée fonçant dans l’éther philosophique à la rencontre de sa négation dialectique, mais un mode de production déterminé, obéissant à certaines lois.

Et ces lois, Marx les a étudiées avec le plus grand soin; dès le « Manifeste » de 1848, il affirme avec force que le capitalisme ne peut exister sans bouleverser sans cesse la production, et il célèbre son rôle révolutionnaire. Et il proclame cette vérité empiriquement vérifiable : le capitalisme est victime d’une malédiction extraordinaire; il a « le diable au corps », il est condamné à ne pas stagner.

L’ensemble du capital social agit comme une puissance qui transcende les différents capitaux individuels, et qui leur dicte ses lois avec une nécessité de fer : ou accumuler, et accumuler dans des proportions sans cesse croissantes, ou périr; ou avancer toujours plus vite, ou s’écrouler. C’est de cette course perpétuelle des différents capitaux entre eux et du capital social avec lui-même, véritable « fuite en avant », que naissent les crises au cours desquelles le capital se heurte à ses propres limites. L’énorme masse de marchandises dont il avait pris la forme ne peut plus opérer sa transformation en argent, la production se ralentit ou s’arrête jusqu’à ce que soit trouvé un nouvel équilibre, préparant une nouvelle expansion. Tel est le mécanisme décrit par Marx.

Et ce mécanisme continue de travailler les sociétés civilisées, même si le XXe siècle qui a vu l’organisation de branches entières d’industrie par les capitalistes, et parfois de l’industrie tout entière par l’État capitaliste, a donné au phénomène des formes nouvelles : ce ne sont plus les marchandises des capitalistes individuels qui demeurent invendues, ce sont les carnets de commandes des trusts qui se vident; au lieu de se trouver avec du capital-marchandise inutilisable, on se trouve contraint de ne pas utiliser du capital productif. Le résultat est le même : stagnation des affaires, licenciement d’une partie des travailleurs, exploitation accrue des autres, et préparation d’une expansion nouvelle. Le mouvement pendulaire de la production se perpétue : expansion, contraction; diastole, systole.

Le capital est une valeur qui s’accroît, à la poursuite de la valeur, de la richesse sociale abstraite, et qui ne peut pas ne pas s’accroître. L’idée d’un déclin irrémédiable, ou d’une stagnation définitive, est en contradiction avec le concept même de capital, et le mouvement de la production capitaliste, au cours de laquelle la masse des valeurs produites croit prodigieusement, est un mouvement ascendant, interrompu par des crises.

L’histoire même du développement capitaliste, en conformité avec la théorie marxiste, a répondu à Trotski : sur les ruines de la deuxième guerre mondiale, le capitalisme s’est redressé, ayant brisé les entraves à son développement qu’il avait lui-même constituées. Il s’est saisi de masses toujours plus nombreuses de travailleurs salariés, a traqué toujours davantage les activités sociales encore épargnées par le mercantilisme, et s’est répandu toujours plus à la surface de la planète. Un seul chiffre suffira à illustrer son expansion fantastique : le produit national brut des U.S.A., le plus gros mastodonte étatique contemporain, était de 300 milliards de dollars en 1952; vingt ans après, il avait plus que triplé : il atteint les mille milliards de dollars.

Pas plus que les forces productives capitalistes ne peuvent cesser de croître de façon définitive, la prémisse économique de la révolution prolétarienne ne peut être « arrivée depuis longtemps au point le plus élevé qui puisse être atteint sous le capitalisme ». Qu’entend en effet Trotski par prémisse de la révolution prolétarienne et qui – soit dit en passant – est plutôt la prémisse du socialisme que de la révolution politique elle-même ? C’est la socialisation du travail, effectuée par le capital, qui se concentre de plus en plus et crée en face de lui une armée toujours croissante de travailleurs salariés. Or, cette socialisation du travail, faisant dépendre l’activité de chaque branche d’industrie toujours davantage de celle des autres et créant entre toutes les activités sociales des liens d’interdépendance universelle, progresse de jour en jour : l’accumulation du capital ne peut se produire à moins d’accroître la division du travail et le nombre des travailleurs salariés; de telle sorte que, abstraction faite des périodes de crise où le capital prépare les conditions de nouveaux progrès, mais où il risque plus que jamais d’être détruit par la révolution communiste, le capitalisme n’a jamais été rien d’autre qu’un dépassement perpétuel du « point le plus haut » antérieurement atteint des prémisses de la révolution prolétarienne.

Le prolétariat et sa direction

Ayant inscrit dans son programme une thèse qui contredit l’ensemble de la conception marxiste, Trotski est amené à se poser des problèmes en des termes qui les rendent insolubles dans le cadre du marxisme : comment se fait-il que les conditions de la révolution soient plus que mûres, et que la révolution tarde à venir ? La réponse de Trotski est simple, et radicalement idéaliste : « La crise de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire. » Ou encore : « Le principal obstacle dans la voie de la transformation de la situation pré-révolutionnaire en situation révolutionnaire, c’est le caractère opportuniste de la direction du prolétariat, sa couardise petite-bourgeoise devant la grande bourgeoisie, les liens traîtres qu’elle maintient avec celle-ci, même dans son agonie. »

Trotski comblait l’abîme entre ses désirs et la réalité de deux façons : d’une part, en attribuant aux « bureaucraties » ouvrières traditionnelles l’extraordinaire puissance de freiner l’histoire par leurs seules forces, d’autre part en imaginant que les masses, à l’échelle de la planète, étaient sur le point de prendre le chemin de la révolution : « Dans tous les pays, le prolétariat est saisi d’une profonde angoisse. Des masses de millions d’hommes prennent toujours de nouveau la voie de la révolution. »

Cette extraordinaire capacité à se bercer d’illusions révolutionnaires apparaît dans toute sa splendeur dans l’interprétation qu’il donne des grèves de juin 1936 : « En France, la puissante vague de grèves de juin 1936 montra bien que le prolétariat était complètement prêt à renverser le système capitaliste. Cependant, les organisations dirigeantes, socialistes, staliniennes et syndicalistes ont réussi, sous l’étiquette du Front Populaire, à canaliser et au moins momentanément à arrêter le torrent révolutionnaire ».

Ainsi naissait la contradiction entre la « maturité des conditions objectives de la révolution » (les forces productives en stagnation) et l’immaturité des conditions subjectives (les masses étaient potentiellement révolutionnaires, mais freinées par les bureaucraties).

La thèse proclamant la stagnation définitive des forces de production constitue le fondement de la vision politique de Trotski qui, en 1938, croyait la révolution mondiale encore à l’ordre du jour immédiat de l’histoire. La chose est paradoxale, car non seulement le marxisme n’établit pas de lien mécanique entre marasme économique et lutte révolutionnaire, mais, de façon plus générale, il postule que c’est en révolutionnant de façon incessante et spasmodique les forces productives – parmi lesquelles on doit considérer en premier lieu les producteurs eux-mêmes et leurs besoins – que le capitalisme « crée ses propres fossoyeurs », c’est-à-dire une classe ouvrière ne considérant plus « les exigences de ce mode de production en tant que lois de la nature », mais aspirant à l’émancipation socialiste. Si donc la thèse de la stagnation est rien moins qu’une justification théorique tant soit peu convaincante de la croyance de Trotski dans un essor révolutionnaire proche, elle la fonde dans ce sens qu’elle a complètement aveuglé son auteur sur la contre-révolution qui fit rapidement suite aux soubresauts de l’immédiat après-guerre, mais qu’il ne sut pas reconnaître. Et si, alors que tous les feux allumés par l’incendie d’Octobre étaient depuis longtemps éteints et que le capital se préparait à lancer dans une seconde guerre mondiale un prolétariat politiquement anéanti, Trotski continuait à proclamer que la révolution était proche, c’est parce qu’il croyait non seulement à cette stagnation, mais aussi à on ne sait quelle loi transcendante de l’histoire qui aurait commandé au prolétariat non de se délivrer lui-même de l’oppression bourgeoise, mais de délivrer les forces productives matérielles emprisonnées dans l’étau du capitalisme pour un nouvel essor économique, conception du « socialisme » calquée sur la mission bourgeoise qui incombait à la révolution russe.

Et voilà pourquoi la révolution lui apparaissait comme une lave à peine recouverte par la clique stalinienne en Russie, dont il prévoyait la chute imminente, et par les bureaucraties ouvrières d’Occident. Un petit effort révolutionnaire suffirait à rallumer l’incendie. Et cela ne pourrait se faire qu’en « surmontant la contradiction » entre la maturité de la révolution et la crise de la direction révolutionnaire.

S’agitant désespérément en pleine contre-révolution, et victime lui-même de la contre-révolution, Trotski contribuait à démolir encore davantage le bagage doctrinal du marxisme en suggérant qu’il pouvait exister des situations révolutionnaires, ou plutôt une situation mondiale révolutionnaire, sans que cela se traduise par le regroupement d’au moins une fraction des masses ouvrières autour du Parti. Le Parti, au lieu d’être le produit nécessaire des luttes de classe, devenait ainsi un « deus ex machina » historique qui devait par ses seules forces finalement, surmonter la crise historique de l’humanité. Une telle conception sombrait dans l’idéalisme le plus échevelé. Pour n’avoir pas compris que c’étaient les masses elles-mêmes qui avaient été irrémédiablement battues avec la débandade opportuniste de la IIIe Internationale, et que les partis staliniens n’étaient finalement que l’expression de leurs illusions démocratiques et nationalistes, Trotski, défendant une conception tout à fait volontariste du parti, devenait un obstacle à la réorganisation des rares forces révolutionnaires qui avaient survécu au désastre.

Les forces productives ont cessé de croître; les masses sont donc potentiellement révolutionnaires, et il ne s’agit que de créer un parti. Ce parti défendra un programme de transition, rendu nécessaire par le caractère particulier de la période de déclin du capitalisme. « L’Internationale communiste est entrée dans la voie de la social-démocratie à l’époque du capitalisme pourrissant, alors qu’il ne peut plus être question de réformes sociales systématiques, ni de l’élévation du niveau de vie des masses; alors que chaque revendication sérieuse du prolétariat, et même chaque revendication progressiste de la petite bourgeoisie conduisent inévitablement au-delà des limites de la propriété capitaliste ».

Défendant les masses contre la décadence que le capitalisme leur impose, la Quatrième Internationale remplit du même coup sa tâche révolutionnaire pour Trotski, la simple défense résolue des masses conduit « inévitablement au-delà de la propriété capitaliste », parce que le capitalisme ne peut plus rien accorder.

Cette conception a évidemment sa logique, mais part de prémisses fausses et entre de plus tout simplement en contradiction avec les faits. Le capitalisme contemporain, loin de ne rien pouvoir accorder aux masses, est lui-même réformiste et tente, tant que la prospérité le permet, de porter remède aux maux les plus insupportables qu’il engendre. Quand donc, dans l’histoire du capitalisme, le régime s’est-il bardé d’une « législation du travail » aussi poussée en matière de prévoyance (sécurité sociale), d’assistance (chômage, logement, maternité, etc…) et de réglementation des rapports entre entrepreneurs et salariés (préavis, contrats de toutes sortes, y compris… l’échelle mobile de fait) si ce n’est, à l’époque de Trotski, dans l’Allemagne fasciste et, après la seconde guerre mondiale, dans la plupart des pays avancés ? Il ne s’agit pas ici d’embellir toutes ces mesures de « protection sociale » qui, visant essentiellement à protéger… le capital lui-même des assauts de la classe ouvrière, portent la marque de l’irrémédiable mesquinerie et étroitesse bourgeoises. Il s’agit moins encore d’oublier leur caractère contre-révolutionnaire en tant que contreparties matérielles de la renonciation des ouvriers à leur liberté de lutte économique (pour ne rien dire de leurs aspirations révolutionnaires) et donc comme piliers de la domination bourgeoise. Il s’agit seulement d’établir que la définition du capitalisme de l’ère impérialiste comme un régime qui, après un âge d’or du réformisme coïncidant avec la phase démocratique et idyllique du cycle bourgeois, se caractériserait par l’abandon pur et simple de la classe salariée à la soif de plus-value absolue des patrons, aux caprices du marché et aux aléas de l’existence est fausse et anti-historique.

C’est donc sur la base de cette vision de l’histoire générale du capitalisme que Trotski propose son programme de transition. Non seulement les prémisses sont tout à fait fausses, mais le raisonnement lui-même n’est pas tout à fait logique, et relève plutôt du paradoxe : au moment où il affirme que le capitalisme est en train de vivre sa dernière heure, contraint d’opposer un refus catégorique aux revendications ouvrières en général, Trotski propose un programme… intermédiaire ! Il faut croire qu’il était victime de cette impatience historique qu’il avait lui-même dénoncée comme la caractéristique de l’opportunisme, et qui le poussait alors à chercher à tout prix des succès immédiats, et donc à avancer un programme de revendications « transitoires ». Sinon, l’auteur de « Terrorisme et Communisme » ne se serait jamais laissé aller à ce manque de logique : invoquer la crise finale du capitalisme pour proposer un programme de… transition ! On se demande avec perplexité ce qu’il aurait fallut alors au chef de la Quatrième Internationale pour le décider à adopter une bonne fois le programme maximum.

La polémique des révolutionnaires contre les réformistes est bien connue : les uns luttent pour la conquête du pouvoir politique par le prolétariat comme préalable sine qua non à la transformation sociale.

Les autres proposent des réformes politiques censées faciliter l’accession au pouvoir à des partis supposés décidés à appliquer, au sein de la société capitaliste, un programme économique et social qui la conduirait en douceur au socialisme.

Le programme de transition, lui, fait preuve d’une certaine originalité : il ne propose pas au prolétariat de lutter pour des réformes constitutionnelles, mais pour établir, dans un premier temps, une situation de double pouvoir. Et son vocabulaire a peu de chose à voir avec celui du réformisme social-démocrate : il ne cesse de parler de piquets de grève, de milice ouvrière, de Soviets, etc…, et vient tout droit des congrès de la Troisième Internationale. Cependant, les marxistes savent par expérience que les mots les plus sonores peuvent cacher les pensées les plus vides, et le vocabulaire révolutionnaire les intentions les plus modérées. Il convient donc de prendre ses distances vis-à-vis des évocations révolutionnaires, et de considérer froidement le raisonnement politique.

« Il faut aider les masses, dans le processus de leurs luttes quotidiennes à trouver le pont entre leurs revendications actuelles et le programme de la révolution socialiste », dit Trotski dans le passage que nous avons déjà cité. Et ce pont, entre les revendications actuelles et le programme de la révolution socialiste, Trotski prétend le construire en proposant un « système de revendications transitoires ». L’image est séduisante; mais derrière l’image, il y a ce raisonnement politique : le programme de transition se situe « entre » les revendications immédiates et le programme de la révolution socialiste. Pour qui sait lire, cela signifie : ce programme, qui doit servir de pont vers le programme de la révolution socialiste, n’est pas le programme de la révolution socialiste. Il se trouve entre les revendications immédiates et le but final. Si le vocabulaire poétique peut le qualifier de pont, le vocabulaire politique traditionnel du marxisme le désigne alors comme un programme intermédiaire. Et s’il nous faut une image pour désigner les programmes intermédiaires, plutôt que celle du pont, nous choisirons celle de la barrière. Notre critique portera donc sur deux points : le programme de transition n’est pas le programme de la révolution socialiste : il passe sous silence les aspects fondamentaux du programme communiste, et on ne peut pas à sa lecture, se faire une idée du but final des communistes; les revendications avancées par Trotski pour élever la conscience des masses, loin de leur faciliter la tâche, les égarent sur des chemins de traverse, et sèment chez elles des illusions nuisibles à la révolution.

L’échelle mobile des salaires

Pour élever le niveau de conscience des masses, les trotskistes se proposent de faire continuellement de la propagande pour l’« échelle mobile des salaires ». En quoi cette revendication peut-elle aider les masses à « faire le pont » entre leurs revendications immédiates et le but final ? Le moins que l’on puisse dire est que cela n’apparaît pas clairement. Veut-on expliquer aux ouvriers qu’aucune réforme de la société capitaliste ne les mettra à l’abri des perpétuelles fluctuations de salaire qui en sont la loi inéluctable ? Mais alors le moyen choisi semble peu propice ! Veut-on leur faire comprendre toujours plus clairement que ce n’est pas parce que le capitalisme tend périodiquement à faire baisser les salaires que leur situation est insoutenable, mais du fait de l’existence même du salariat ? Veut-on démontrer que le seul aboutissement logique de la lutte pour les salaires est la lutte pour l’abolition du salariat ? Mais alors la propagande semble peu adaptée ! Veut-on faire éclater à leurs yeux l’irréductible opposition entre le parti du prolétariat communiste et tous les autres partis de la société bourgeoise ? Mais alors, puisque les partis ouvriers bourgeois traditionnels, soucieux des « anomalies » qui peuvent perturber la sécurité de l’exploitation, réclament eux aussi l’échelle mobile des salaires, la recette ne semble pas la plus indiquée, d’autant plus que la législation bourgeoise qui prévoit tel ou tel pourcentage d’augmentation annuelle des salaires par avance, c’est-à-dire sans que la pression syndicale des salariés se soit encore manifestée par des grèves, constitue une forme d’échelle mobile dont l’efficacité aux fins de la paix sociale est indéniable.

L’échelle mobile des salaires qui garantirait un statu quo perpétuel de la classe ouvrière dans la société bourgeoise, qui lui promettrait dans son ensemble une exploitation sans à-coups, morne et continue, n’est pas seulement impossible : c’est une cynique condamnation de toutes les aspirations passées et surtout futures (sinon présentes) du prolétariat à l’émancipation par le socialisme.

La propagande des communistes ne doit pas seulement tendre à persuader les ouvriers que le niveau de leur salaire dépend du rapport de forces entre leur classe et la classe ennemie et donc de leur combativité, et qu’en tant que résultat de ce rapport, il sera d’autant plus facilement remis en question qu’ils se fieront davantage à l’État pour contraindre les patrons à réajuster les salaires en fonction du coût de la vie; elle doit agiter, derrière les revendications immédiates, la revendication suprême d’abolition du salariat et ne pas formuler les premières de façon contradictoire avec la seconde. Or la propagande pour l’échelle mobile des salaires que reprennent certains partis ouvriers bourgeois tend aux effets contraires : elle laisse entrevoir la possibilité que l’État capitaliste puisse garantir le niveau du salaire indépendamment de la pression que les luttes revendicatives exercent sur lui et même indépendamment de la conjoncture économique; or cela signifie que dans la lutte immédiate opposant patronat et salariés, l’État peut prendre par principe et de façon constante le parti des salariés, alors que dans la réalité il ne le fait que dans la mesure où cela est indispensable à la paix sociale et que dans les phases d’expansion. Sous quelque angle qu’on la considère, la revendication d’échelle mobile, invention spéciale ayant pour but d’« élever » la conscience des masses, n’a d’autre résultat que de semer la confusion et, censée conduire au double pouvoir et se situer au-dessus des luttes immédiates, elle peut parfaitement être admise par des ouvriers qui ne sont pas disposés encore à se lancer dans des luttes immédiates.

Inutile d’ajouter que la revendication d’échelle mobile des salaires, revendication défensive dans une période de déclin capitaliste, telle qu’elle est conçue par Trotski, mais suffisant à mobiliser les masses du fait même de cette crise, devient tout simplement réactionnaire dans une période d’expansion.

Le contrôle ouvrier

Au nombre des revendications « transitoires », Trotski inscrit encore le « contrôle ouvrier ». Pas plus que la précédente, cette revendication ne peut avoir pour effet d’aider les masses à « faire le pont » entre leurs revendications immédiates et le programme de la révolution socialiste. Tout au contraire, la revendication de « contrôle ouvrier », qui a son histoire, sème la plus déplorable confusion. Entre les revendications immédiates et le but final, le contrôle ouvrier ne constitue nullement une transition, mais bien plutôt une voie de garage. L’expérience du mouvement prolétarien en témoigne : les gouvernements bourgeois n’ont jamais hésité à légaliser des comités d’usine ou des « soviets » confinés dans des tâches gestionnaires : dans les époques d’exploitation pacifique, les bourgeois ne sont pas évidemment des défenseurs enthousiastes du contrôle ouvrier, mais ils sont prêts à se rallier à cette revendication dans les époques de tourmente sociale, parce qu’ils savent qu’elle est un frein à la révolution.

Lorsque se déclenchent des grèves de quelque envergure, et que les ouvriers occupent en masse les usines, le mot d’ordre de contrôle ouvrier révèle véritablement son contenu réactionnaire. La machine productive étant arrêtée, les prolétaires doivent se charger d’organiser eux-mêmes leur ravitaillement : c’est une chose; par endroits, pour des raisons de sécurité, ou d’hygiène, ils peuvent être amenés à faire tourner eux-mêmes telle ou telle installation : c’est une deuxième chose.

Mais lorsqu’un parti prolétarien – et c’est une troisième chose absolument différente des deux premières – inscrit à son programme, comme revendication prolétarienne supposée conduire à la révolution, le contrôle ouvrier des entreprises, c’est une trahison pure et simple de la révolution.

Tout bourgeois sait parfaitement qu’il lui est possible de tolérer, dans les époques de crise, les plus grands bouleversements dans la vie ordinaire des entreprises et de l’appareil économique dans son entier. Les conférences gestionnaires, les discours sur la production ouvrière ne lui font pas oublier qu’il tient encore dans ses mains une garantie décisive, l’État, et il est prêt à soutenir et à encourager toutes les initiatives qui sont capables de détourner les masses de l’insurrection. Les marxistes, eux, savent parfaitement que leur devoir est d’exciter l’énergie révolutionnaire des masses et de lui permettre d’atteindre son but : la destruction de l’appareil d’État. Toute illusion sur la possibilité de gérer ou de réorganiser la société avant la conquête du pouvoir politique doit être combattue avec la plus extrême énergie : d’abord l’insurrection, et tout pour l’insurrection.

« L’élaboration d’un plan économique, même le plus élémentaire – du point de vue des intérêts des travailleurs, et non de ceux des exploiteurs – est inconcevable sans contrôle ouvrier, sans que les ouvriers plongent leurs regards dans tous les ressorts, apparents et cachés, de l’économie capitaliste. Les comités des diverses entreprises doivent élire, à des conférences correspondantes, des comités de trusts, de branches d’industrie, de régions économiques, enfin de toute l’industrie nationale dans son ensemble. Ainsi, le contrôle ouvrier deviendra le contrôle de l’économie planifiée. Par l’expérience du contrôle, le prolétariat se préparera à diriger directement l’industrie nationalisée, lorsque l’heure en aura sonné ».

Comment peut-on croire qu’en écoutant les doléances de leurs patrons ou en découvrant quelques petites escroqueries au sein de la grande escroquerie historique qu’est le capitalisme, les ouvriers apprendront à gérer l’économie planifiée ? En gérant les usines capitalistes, les ouvriers ne peuvent rien apprendre de préparatoire au socialisme, car le socialisme n’est rien d’autre que la destruction de l’économie par entreprises et il anéantira précisément les mécanismes économiques qu’ils devraient passer leur temps à apprendre.

Comme les « statuts » de la IVe Internationale en témoignent, Trotski croyait résumer dans sa plate-forme « l’expérience internationale » du mouvement communiste, « particulièrement celle qui découle des conquêtes socialistes d’Octobre ». Il est bien vrai que le contrôle ouvrier figurait parmi les mesures immédiates prises par le parti bolchevique après la victoire de l’insurrection en Russie. Transplanter purement et simplement cette mesure dans un programme valant pour une période pré-insurrectionnelle d’une part et pour des pays de capitalisme avancé de l’autre, c’était non pas utiliser la grandiose expérience révolutionnaire des bolcheviks, mais faire sur elle un double contresens des plus grossiers. Dans la révolution bolchevique, le contrôle ouvrier entre dans un programme général de réorganisation de l’industrie et du commerce (syndicalisation obligatoire), de réquisitions et confiscations et surtout de tentative de réglementation de l’ensemble de l’économie qui pour être fort modeste en regard des buts socialistes suprêmes n’en est pas moins le programme du pouvoir prolétarien et non pas d’on ne sait quel instable « double pouvoir ». C’est le premier point. Le second point est que ce programme définit non des buts socialistes immédiats, mais les buts limités de la révolution double, qui ne pouvant détruire les rapports capitalistes de production, se propose simplement de les « contrôler » de façon à « conjurer la catastrophe imminente » en attendant le renfort de la révolution internationale. En Russie, le « contrôle ouvrier » allait de pair avec le maintien des entrepreneurs à la tête des entreprises d’une part et, d’autre part, avec un centralisme étatique au moins de principe qui interdit de le considérer comme un « socialisme d’entreprise » à la façon anarcho-syndicaliste. Disparue la nécessité de maintenir les entrepreneurs à la tête des entreprises comme en Russie; oblitéré de l’autre le principe centraliste qui est un principe du socialisme à quelque stade de l’évolution économique qu’on se trouve, mais qui trouve des conditions d’application d’autant plus favorables que ce stade est, comme en Occident, plus avancé; dissimulé en dernier lieu le fait que l’instauration de la dictature politique est une condition préalable à l’application de la moindre mesure (même non directement socialiste) de réorganisation économique, la revendication de « contrôle ouvrier » ne pouvait que perdre toute consistance et, pis, que favoriser les pires illusions sur les tâches tant politiques qu’économiques du prolétariat dans les pays de capitalisme avancé, de révolution socialiste pure. C’est le triste rôle qu’elle remplit dans le « programme de transition ».

L’expropriation

S’il était nécessaire de souligner à quel point est ruineuse l’adoption d’un programme de transition et comment les mesures qui semblent conduire au but final peuvent, au contraire, constituer des obstacles sur sa route, on ne pourrait pas trouver une meilleure illustration que le passage que Trotski consacre à « l’expropriation des banques privées » et à « l’étatisation du système de crédit ». Comme « mesure transitoire » destinée à élever la conscience des masses, Trotski propose la revendication d’« expropriation de certaines branches de l’industrie parmi les plus importantes pour l’existence nationale ou de certains groupes de la bourgeoisie parmi les plus parasitaires ». En réalité, une telle revendication ne constitue pas le moins du monde un moyen pour « aider les masses » à comprendre la nécessité du socialisme. Réclamer de l’État bourgeois qu’il assume lui-même la gestion capitaliste des entreprises « les plus importantes pour l’existence nationale », c’est contribuer à tout ce que l’on voudra, sauf à aider les masses à « faire le pont entre leurs revendications immédiates et le but final ». La mesure est tellement… transitoire qu’elle ne sort pas d’un iota… du cadre ordinaire des réformes bourgeoises ou, comme disent ces Messieurs, de la politique d’extension du secteur étatisé. Mieux encore : l’adoption d’une telle mesure accompagnée des « rationalisations nécessaires » qu’organiserait la bourgeoisie serait le meilleur moyen de discréditer aux yeux des masses ce qu’on leur aurait présenté comme une revendication « transitoire » vers le socialisme.

« Seule la montée révolutionnaire générale du prolétariat peut mettre l’expropriation générale de la bourgeoisie à l’ordre du jour. L’objet des revendications transitoires est de préparer le prolétariat à résoudre ce problème ». Comment le passage de certaines branches d’industrie dans les mains de l’État capitaliste – passage qui s’accompagnera souvent d’une exploitation accrue et qui ne « socialise » que le passif – peut-il « préparer le prolétariat » à résoudre le problème de l’expropriation générale de la bourgeoisie, c’est ce qu’on ne peut absolument pas comprendre. Ce qui apparaît clairement par contre, c’est le danger que constitue le raisonnement opportuniste qui croit habile de crier haro sur « les capitalistes les plus parasitaires » afin d’élever la conscience des masses et qui ne peut avoir d’autre résultat en réalité que de débarrasser le capitalisme de ses tares les plus apparentes (spéculations et « abus ») en laissant subsister l’exploitation.

« Afin de réaliser un système unique d’investissements et de crédits selon un plan rationnel qui corresponde aux intérêts de toute la nation, il faut fusionner toutes les banques dans une institution nationale unique. Seule l’expropriation des banques privées et la concentration de tout le système de crédit entre les mains de l’État mettront dans les mains de celui-ci les moyens nécessaires réels et non pas seulement fictifs et bureaucratiques pour la planification économique. L’expropriation des banques ne signifie en aucun cas l’expropriation des dépôts bancaires. Au contraire, pour les petits déposants, la banque d’État unique pourra créer des conditions plus favorables que les banques privées. De la même façon, seule la banque d’État pourra établir pour les paysans, les artisans et les petits commerçants des conditions de crédit privilégiées, c’est-à-dire à bon marché. Cependant, il est encore plus important que toute l’économie, avant tout l’industrie lourde et les transports, dirigée par un état-major financier unique, serve les intérêts vitaux des ouvriers et de tous les autres travailleurs ». Cette fois, il est vrai, Trotski estime que pour la réalisation de ce programme extraordinaire, la prise du pouvoir par les travailleurs est absolument nécessaire.

A force de proposer des transitions intermédiaires entre les luttes immédiates et le but final, Trotski finit par avancer des revendications qui non seulement ne sortent pas du cadre du capitalisme, mais qui détruisent l’analyse de ce mode de production en débitant une écœurante propagande de bien-être mercantile et national. Ces mesures de transition vers le socialisme offrent l’image du capitalisme d’État le plus achevé, le plus populaire et donc le plus barbare. « Afin de réaliser un système unique d’investissements et de crédit selon un plan rationnel qui corresponde aux intérêts de toute la nation… » : on croirait entendre parler n’importe quel spécimen de la faune politique de la société bourgeoise, n’importe qui sauf un communiste. Pour les communistes – et ils sont prêts à le répéter jusqu’à l’épuisement – il ne peut exister jamais et nulle part aucun « plan rationnel » qui repose sur le crédit. Le crédit en particulier et l’argent en général ne sont pas des « outils » dont pourrait se servir le prolétariat planificateur, même sous la direction d’un « état-major financier unique », mais des rapports de production; l’existence de l’argent et du crédit est absolument incompatible avec tout plan rationnel; elle démontre que la société n’est pas organisée selon un plan conscient, que les hommes ne dominent pas leurs rapports sociaux, mais sont dominés par eux. Ceci est un point élémentaire et en même temps fondamental de la doctrine marxiste, foulée aux pieds par toute la contre-révolution contemporaine, dont Trotski se fait ici le lamentable compagnon de route.

Pour des communistes, non seulement il n’existe aucun plan rationnel d’utilisation étatique du crédit – si ce n’est dans la propagande bourgeoise des États modernes démocratiques et fascistes – mais encore ils considèrent comme une honte pure et simple de se proposer de réaliser quoi que ce soit qui corresponde aux « intérêts de la nation ». Les nations se sont constituées en Europe sur les ruines du système féodal et sont un produit de l’époque bourgeoise. La nation est un ensemble mercantile dont les intérêts sont ceux de la bourgeoisie et non ceux du prolétariat. Les intérêts du prolétariat transcendent les différents intérêts nationaux concurrents et hostiles et c’est pourquoi il est internationaliste et vise à la destruction des nations. C’est l’ABC du marxisme. Ne peut assigner au prolétariat le rôle de « défendre les intérêts de toute la nation » que celui qui a roulé au fin fond de l’abîme de l’opportunisme.

L’alliance des ouvriers et des paysans

Rien de plus naturel, puisque la tâche du prolétariat est de défendre les intérêts de toute la nation, que le programme de transition consacre un chapitre à l’alliance des ouvriers et des paysans. Après avoir correctement établi la distinction entre le prolétariat urbain et rural d’un côté et la petite bourgeoisie de l’autre, mais en sans en tirer les conséquences, Trotski ajoute : « Les sections de la IVe Internationale doivent sous la forme la plus concrète possible élaborer les programmes de revendications transitoires pour les paysans (fermiers) et la petite-bourgeoisie citadine, correspondant aux conditions de chaque pays ». Le terme de « transitoire » est ici d’une extraordinaire… élasticité. En proposant un contrôle ouvrier, l’échelle mobile des salaires, c’était vers le « socialisme » que l’on se proposait de « transiter »; mais en proposant à la petite bourgeoisie un programme de crédit à bon marché, on « transite » tout autant, mais sans aucun doute dans la direction complètement opposée au socialisme, même si celui-ci n’était qu’un équivalent pour « capitalisme d’État ». « Tant que le paysan reste un petit producteur indépendant, il a besoin de crédit à bon marché, de prix accessibles pour les machines agricoles et les engrais, de conditions favorables de transport, d’une organisation honnête de l’écoulement des produits agricoles. Cependant les banques, les trusts, les commerçants pillent les paysans de tous côtés. Seuls les paysans eux-mêmes peuvent réprimer ce pillage avec l’aide des ouvriers, il est nécessaire qu’entrent en scène des comités élus de petits fermiers qui, en commun avec les comités ouvriers et les comités d’employés de banque, prendront en main le contrôle des opérations de transport, de crédit et de commerce ». Décidément, la « prise en main » du crédit et des autres rapports de production capitalistes par la « démocratie des producteurs » semble présenter aux yeux de Trotski des possibilités fantastiques ou tout au moins insoupçonnées par la doctrine classique.

Complètement oubliée, et en tout cas bafouée, la position si clairement formulée par Engels dans « La question paysanne en France et en Allemagne » : « Comment porter aide au paysan non comme futur prolétaire, mais comme propriétaire rural actuel sans violer les principes fondamentaux du programme socialiste général ? (…). Disons-le franchement, étant donnés ses préjugés, fondés sur toute sa situation économique, son éducation, sa façon de vivre isolément et nourrie par la presse bourgeoise et les grands propriétaires fonciers, nous ne pouvons conquérir la masse des petits paysans du jour au lendemain que si nous lui faisons des promesses que nous savons ne pas pouvoir tenir. Nous sommes obligés de lui promettre non seulement de protéger sa propriété dans tous les cas contre les puissances économiques qui l’assaillent, mais même de la délivrer de toutes les charges qui, actuellement, l’oppriment : de faire du fermier un propriétaire libre et de payer les dettes du propriétaire dont la terre est grevée d’hypothèques. Si nous pouvions faire cela, nous reviendrions nécessairement au point de départ d’un développement qui a nécessairement abouti à l’état actuel. Nous n’aurions pas libéré le paysan, nous lui aurions accordé un quart d’heure de grâce ! ».

Ceci dit, on est proprement sidéré par le racolage pur et simple de la petite bourgeoisie que l’on trouve sous sa plume. Il serait absolument impossible à un quelconque parti bourgeois de renier la démagogie qui est celle du programme de transition à l’adresse de la petite bourgeoisie paysanne, le crédit à bon marché, les bonnes conditions d’écoulement, le marché sérieux et honnête, rien ne manque à l’arsenal du politicien désireux de gagner des voix.

Or le marxisme a toujours expliqué que la petite-bourgeoisie était réactionnaire lorsqu’elle défendait ses intérêts immédiats et qu’elle ne pouvait devenir révolutionnaire qu’en allant à l’encontre de ses intérêts immédiats, en considération de ses intérêts futurs, en raison de son passage imminent dans le camp du prolétariat. Ou bien le crédit à bon marché est une revendication à laquelle adhérera n’importe quel petit-bourgeois dans n’importe quelle situation, parce que cette revendication est une revendication immédiate de la petite-bourgeoisie, ou bien nous ne savons pas ce que sont ses revendications immédiates. Au lieu d’expliquer patiemment à la petite-bourgeoisie que, même si l’escroquerie s’y ajoute, c’est au mécanisme des lois du marché qu’elle doit de tomber dans le prolétariat, le programme de transition laisse entendre que cela est la conséquence de la malfaisance des trusts; au lieu de lutter pour la convaincre – ce qui n’a de chances de succès que dans une période révolutionnaire – que seule la destruction de l’économie mercantile peut représenter une solution aux misères de toute la société en même temps qu’à ses misères particulières, Trotski lui propose le renfort des ouvriers pour lutter contre la faillite ! Mais Trotski ne s’adresse pas seulement à la petite paysannerie; sa prodigalité de crédit à bon marché, sans doute « populaire », n’a plus de limites : « Le contrôle ouvrier sur les banques et les trusts, à plus forte raison la nationalisation des entreprises, peuvent créer pour la petite bourgeoisie citadine des conditions incomparablement plus favorables de crédit, d’achat et de vente que sous la domination illimitée des monopoles ». La lutte contre le capital s’est transformée en lutte contre les monopoles. Cependant, Trotski entend se laver de l’accusation d’anti-monopolisme[4], mais il le fait d’une façon qui précisément ne peut que confirmer notre condamnation. « L’alliance que le prolétariat propose, non pas aux classes moyennes en général, mais aux couches exploitées de la ville et du village contre tous les exploiteurs, y compris les exploiteurs moyens, ne peut être fondée sur la contrainte, mais seulement sur un libre consentement qui doit être consolidé dans un pacte spécial. Ce ‹ pacte ›, c’est précisément le programme des revendications transitoires librement accepté par les deux parties ». De deux choses l’une : ou bien les couches moyennes passent sur le programme du prolétariat, du moins en partie, parce qu’elles y sont contraintes par la crise révolutionnaire, ou bien elles signent un pacte librement, en dehors de toute contrainte, et ne peuvent défendre dans ce cas rien d’autre que leurs propres intérêts de classe. Un pacte « librement accepté par les deux parties », entre la petite-bourgeoisie et le prolétariat, signifie en fait le passage du prolétariat sur le programme de la petite-bourgeoisie.

Le gouvernement ouvrier et paysan

Les propositions d’alliance avec les couches exploitées des campagnes nous avaient conduits dans le marais de l’anti-monopolisme. Nous voici maintenant arrivés dans les marécages du front unique : le programme de transition recommande aux trotskistes, pour permettre aux masses de comprendre plus facilement la nécessité du communisme, de faire de la propagande en faveur d’un gouvernement ouvrier et paysan. La lutte résolue des ouvriers contre le capitalisme contraignant la petite-bourgeoisie à prendre parti en faisant abstraction de ses intérêts immédiats avait semblé trop audacieuse au théoricien du programme de transition. Voici maintenant que l’expression « dictature du prolétariat » lui semble trop crue. Il propose d’user dans la propagande de l’expression « gouvernement ouvrier et paysan ». Comme bien souvent, la volonté de changer d’étiquette n’est que l’expression du désir de changer aussi le contenu du flacon. « La formule de gouvernement ouvrier et paysan en 1917 dans l’agitation des bolcheviks fut définitivement admise après l’insurrection d’Octobre. Elle ne représentait dans ce cas qu’une dénomination populaire de la dictature du prolétariat. L’importance de cette dénomination consistait surtout en ceci qu’elle mettait au premier plan l’idée de l’alliance du prolétariat et de la classe paysanne placée à la base du pouvoir soviétique ». Qu’il ait fallu une dénomination populaire à la dictature du prolétariat prouve bien qu’on avait à faire à une révolution double, au cours de laquelle se réalisait la dictature démocratique du prolétariat et des paysans. Par conséquent, écrire que « l’agitation sous le mot d’ordre du gouvernement ouvrier et paysan garde dans toutes les conditions une énorme valeur éducative », c’est couronner l’édifice anti-monopoliste de la révolution socialiste en général d’un digne chapiteau opportuniste. Nous ne pouvons mieux faire ici que de rapporter le discours du représentant de la gauche marxiste d’Italie au Ve Congrès lorsqu’il y critiqua la formule du « gouvernement ouvrier » : « La dictature du prolétariat, cette merveilleuse expression de Marx, il est déplorable qu’on veuille la balancer en douce par la fenêtre d’un congrès communiste. Dans ces quelques mots s’exprime toute notre conception politique, tout notre programme. Dictature du prolétariat, cela me dit que le pouvoir prolétarien s’exercera sans aucune représentation politique de la bourgeoisie. Cela me dit aussi que le pouvoir prolétarien ne peut être conquis que par une action révolutionnaire, une insurrection armée des masses. Lorsque je dis ‹ gouvernement ouvrier ›, on peut entendre tout cela, si l’on veut; mais si on ne le veut pas, on peut entendre aussi tout autre chose ».

Comme la IIIe Internationale l’avait déjà fait, le programme de transition entend évidemment par « gouvernement ouvrier » tout autre chose que dictature du prolétariat : la formule de gouvernement ouvrier sert à introduire le front unique; la formule aggravée de Trotski, le gouvernement ouvrier et paysan, y ajoute encore l’anti-monopolisme : « A tous les partis et organisations qui s’appuient sur les ouvriers et les paysans et parlent en leur nom, nous demandons qu’ils rompent politiquement avec la bourgeoisie, et entrent dans la voie de la lutte pour le gouvernement ouvrier et paysan. Dans cette voie, nous leur promettons un soutien complet contre la réaction capitaliste. En même temps, nous déployons une agitation inlassable autour des revendications de transition qui devraient à notre avis constituer le programme du gouvernement ouvrier et paysan ».

Qui doit être contraint par conséquent à réclamer l’échelle mobile, l’étatisation du capital et le crédit populaire ? Les partis qui ne sont pas communistes, c’est-à-dire, dans les pays avancés, les différents partis de la contre-révolution; il s’agit de demander aux différents partis bourgeois de « rompre avec la bourgeoisie » ! Bref, c’est une fois de plus la politique de front unique : je demande à des partis contre-révolutionnaires de réaliser un programme qui n’a rien de socialiste afin d’élever la conscience des masses; ou encore, je fais comme si j'avais des illusions sur la nature de ces partis, afin de permettre aux masses de dissiper plus facilement les leurs. Et quel est le résultat de la contorsion ? C’est le parti qui se prétend lui-même révolutionnaire qui finit par « se faire des illusions ». Qu’on en juge plutôt : « La création d’un tel gouvernement par les organisations ouvrières traditionnelles est-elle possible ? L’expérience antérieure nous montre, comme nous l’avons déjà dit, que c’est pour le moins peu vraisemblable. Il est cependant impossible de nier catégoriquement par avance la possibilité théorique que, sous l’influence d’une combinaison tout à fait exceptionnelle de circonstances (guerre, défaite, krach financier, offensive révolutionnaire des masses), des partis petit-bourgeois, y compris les staliniens, puissent aller plus loin qu’ils ne le veulent eux-mêmes dans la voie de la rupture avec la bourgeoisie ». Le tour est joué : tel est pris qui croyait prendre. On admet désormais la possibilité qu’un parti petit-bourgeois, c’est-à-dire un parti matérialisant l’influence de la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier, rompe avec la bourgeoisie. Qui se fait des illusions ? Trotski, le « dissipeur » d’illusions. Toute l’histoire du mouvement prolétarien nous a bien montré des fractions entières de prétendus « partis ouvriers » rompant avec le communisme, mais jamais des partis ouvriers bourgeois se rapprochant de lui.

Le but des communistes

Sous prétexte d’aider les masses à « faire le pont » entre leurs revendications immédiates et le but final, le programme de transition en fait leur dissimule le but final. Qui lit ce document ne peut pas avoir la moindre idée de ce que sera le socialisme; le programme de « transition » censé mobiliser les masses leur offre l’image d’un repoussant capitalisme d’État. Rien ne peut mieux souligner l’ignominie de ce programme que l’exposé des premières mesures économiques qu’adopterait, après la prise du pouvoir dans un pays avancé, un parti véritablement prolétarien, et dont nous citons ci-après les principales

a) « Désinvestissement des capitaux », c’est-à-dire forte réduction de la partie du produit formée de biens instrumentaux et non pas de biens de consommation.

b) « Élévation des coûts de production » pour pouvoir, tant que subsisteront salaire, marché et monnaie, donner des paies plus élevées pour un temps de travail moindre.

c) « Réduction draconienne de la journée de travail » au moins à la moitié de sa durée actuelle, grâce à l’absorption des chômeurs et de la population aujourd’hui occupée à des activités anti-sociales.

d) Après réduction du volume de la production par un plan de « sous-production » qui la concentre dans les domaines les plus nécessaires, « contrôle autoritaire de la consommation » en combattant la vogue publicitaire des biens inutiles, voluptuaires et nuisibles, et en abolissant de force les activités servant à propager une idéologie réactionnaire.

e) Rapide « abolition des limites de l’entreprise » avec transfert autoritaire non pas du personnel, mais des moyens de travail en vue du nouveau plan de consommation.

f) Rapide « abolition des assurances » de type mercantile pour les remplacer par l’alimentation sociale des non-travailleurs, au moins à un niveau minimum au début.

g) « Arrêt de la construction » d’habitations et de lieux de travail à la périphérie des grandes villes et même des petites, comme mesure d’acheminement vers une répartition uniforme de la population sur tout le territoire.

Réduction de l’engorgement, de la rapidité et du volume de la circulation en interdisant celle qui est inutile.

h) « Lutte décidée contre la spécialisation professionnelle » et la division sociale du travail par l’abolition des carrières et des titres.

i) Plus près du domaine politique, évidentes mesures immédiates pour soumettre à l’État communiste l’école, la presse, tous les moyens de diffusion et d’information ainsi que tout le réseau des spectacles et des divertissements.

Les adorateurs du progrès-économique-en-général qui croient le capital détruit dans « l’État prolétarien dégénéré » alors que toutes ses « catégories » et ses « lois » n’ont cessé de s’y manifester en seront pour leurs frais de dialectique pseudo-marxiste sur « la propriété » et « le capital » : ici, le programme immédiat des communistes est présenté comme il doit l’être, comme un renversement de la dynamique économique propre au capital. C’est précisément en cela qu’il est dans la voie du but final – l’abolition des classes et le communisme – alors que tous les programmes bavardant de « propriété d’État » et de « planification », tout en proposant les mêmes objectifs économiques (accroissement de l’investissement, diminution des coûts de production, augmentation de l’emploi par le moyen de l’industrialisation, augmentation de la consommation par la baisse des prix, politique d’accroissement des logements – et (démocratie politique !) restent misérablement enfermés dans la vision capitaliste et du coup définissent des partis qui ne sont que les flanc-gardes de l’ordre établi !

Aussi longue que doive être la voie conduisant de la société divisée en classes à la société communiste, où elles auront disparu, et les étapes qui y conduisent, il y a deux choses certaines : premièrement la réorganisation économique ne peut pas commencer avant la prise du pouvoir politique par le prolétariat, contrairement à ce que croit l’immédiatisme trotskiste et autre; deuxièmement, cette réorganisation se manifestera non par l’apparition d’on ne sait quel « droit de propriété » nouveau, mais par le changement des impératifs économiques réels.

Toute la dynamique du capital qui, d’une part, accroît sans cesse le nombre des sans-réserves[5] (loi générale de l’accumulation capitaliste) et de l’autre, augmente continuellement la quote-part du produit social destiné non à la consommation immédiate, mais à la production (loi de la reproduction du capital), dérive du fait qu’il recherche non la valeur d’usage, mais la valeur d’échange; non « la richesse véritable » qui « se mesure en temps disponible », dit Marx, mais la plus-value, qui, en tant que fraction de valeur, « se mesure en temps de travail ».

Dialectiquement, donc, le passage à l’économie naturelle qu’est le socialisme cherchant la valeur d’usage (et non la valeur d’échange) et le temps disponible pour tous (et non la plus-value et le profit) ne peut se faire que par une rationalisation de la production des moyens de consommation, par la diminution de la durée du travail, par la réintégration dans l’activité sociale de tous les membres de la société que les exigences de la valorisation du capital en avaient exclus, par une redistribution du travail social entre la production des moyens de consommation et celle des moyens de production apte à assurer du temps disponible pour tous (et last but not least par l’abolition de la démocratie politique et… culturelle !). Puisque c’est la recherche de la valeur et de la plus-value qui pousse le capitalisme à diversifier continuellement la production des biens de consommation afin de « créer un besoin à la production » puisqu’il ne « produit pas pour les besoins », la rupture avec la poursuite de la valeur et de la plus-value se manifeste déjà dans la destruction des branches de production inutiles et nuisibles qu’il a largement développées dans les dernières décennies et qui font que les imbéciles parlent de « société de consommation ». Puisque c’est la même recherche de la valeur et de la plus-value qui contraint le capitalisme d’une part à économiser au maximum le travail vivant en augmentant sa productivité grâce à d’immenses investissements de capital fixe et, d’autre part, à jeter sur le pavé les forces de travail excédentaires, c’est déjà rompre avec la production de la valeur et de la plus-value que de freiner la monopolisation d’une fraction croissante des travailleurs par la branche de production de moyens de production, que de réintégrer les chômeurs dans l’activité sociale, et que de déterminer la durée du travail en fonction des besoins de consommation et de mise en réserve de la société d’une part et, de l’autre, en fonction de la productivité du travail, au lieu « d’investir » dans le but d’« employer ».

C’est ainsi et seulement ainsi qu’on détruit le capital, son monopole, ses catégories et ses lois. En dehors de ces très simples mesures, il n’y a aucune marche vers le socialisme et la société sans classes, ni donc de salut pour la classe prolétarienne et l’espèce humaine martyrisées par la dictature du capital.

Revendications immédiates et but final

Si les marxistes repoussent les programmes intermédiaires, c’est non seulement parce que ceux-ci masquent le but final, mais encore parce que prétendant constituer un pont vers celui-ci, ils jouent en réalité le rôle d’obstacle. C’est évident pour le réformisme des partis ouvriers bourgeois traditionnels, qui proposent, entre capitalisme et « socialisme », une étape intermédiaire sur le plan institutionnel, étape vers laquelle la seule voie admise est bien entendu celle qui passe par les élections. C’est aussi vrai pour le programme de transition trotskiste qui prétend se fixer pour but, dans un premier temps, la constitution d’un « double pouvoir » et qui ne saurait avoir d’autres résultats pratiques que de freiner la révolution par des recettes prétendument « habiles » en assignant aux ouvriers des tâches qui ne peuvent qu’affaiblir leurs capacités révolutionnaires, et en avançant des revendications qui ne peuvent que semer la confusion dans leurs rangs. Les communistes luttent pour la dictature du prolétariat; ils sont les ennemis jurés de tous les bons apôtres qui prétendent « faciliter » la révolution, et qui commencent par la découper en « étapes », c’est-à-dire à la mettre en pièces. Que ce découpage se situe sur le plan constitutionnel, ou qu’il prétende déterminer une « étape » vers la prise du pouvoir, le résultat est le même, le procédé est simplement plus pernicieux quand on prétend lutter dans un premier temps pour un « double pouvoir », comme préparation à la lutte pour le pouvoir tout entier; dans tous les cas, la conclusion consciente ou non est la même : refus de la révolution.

De ce que les communistes repoussent les programmes intermédiaires, il ne faudrait pas conclure pour autant qu’ils se refusent à envisager toute action qui ne soit pas directement la conquête du pouvoir politique. Repousser tout programme de transition ne signifie pas repousser les revendications intermédiaires, tout au contraire. N’étant ni des utopistes, ni des doctrinaires, les communistes savent parfaitement que la participation aux luttes immédiates du prolétariat est absolument indispensable à l’avant-garde communiste, qui n’est rien d’autre elle-même que la fraction la plus avancée du prolétariat, afin de pouvoir guider la classe sur le chemin de la révolution. Ils ne sont ni des réformistes qui voudraient contenir l’action ouvrière dans les cadres pacifiques d’élections très démocratiques et qui déversent leur haine sur la révolution quand elle manifeste sa violence désordonnée, ni des « tacticiens » superbes comme les trotskistes qui tiennent à tout prix à faire passer la révolution sur leur passerelle transitoire, et qui sont résolus à l’y égarer dans les plus équivoques compagnies. Ils sont des matérialistes.

Repoussant tout autant la « lutte pour le double pouvoir » que le réformisme ouvert, ils n’excluent a priori aucune combinaison particulière des rapports de force entre bourgeoisie et prolétariat, et ne se lient à aucune prévision particulière sur le cours de la lutte révolutionnaire.

La lutte de classe du prolétariat, qui naît de son exploitation, peut prendre des formes extrêmement diverses, suivant le milieu et l’époque, l’âge ou les habitudes de telle ou telle fraction du prolétariat, sa qualification professionnelle, etc… Des bris de machines des premiers âges du capitalisme aux piquets de grève, de la lecture de journaux politiques à la préparation de l’insurrection par les ouvriers communistes, l’action du prolétariat peut être d’une diversité infinie, et utiliser des formes de lutte très variées.

Les communistes n’élisent pas une fois pour toutes une période historique, comme le font les trotskistes avec leur contrôle ouvrier, calqué sur l’ère de la révolution double, ni une forme particulière de lutte; ils ne concentrent pas non plus pour toute une époque historique leur propagande sur un objectif censé se trouver entre les luttes immédiates et le but final. Ils tiennent compte de toutes les formes de lutte réelles de la classe ouvrière, et de tous les degrés d’énergie révolutionnaire qu’elles traduisent et formulent leurs mots d’ordre en conséquence; il n’y a pas dans ce domaine de règle absolue, qui puisse être appliquée à tous les cas particuliers.

Les marxistes n’inventent pas de formes de lutte; ils se bornent comme dit Lénine, à « généraliser, organiser, rendre conscientes les formes de lutte de classe révolutionnaires qui surgissent spontanément dans le cours même du mouvement ». Leur rôle est donc de se trouver à la tête des masses en lutte dans l’offensive et la défensive, sans jamais perdre de vue le but final : la conquête du pouvoir politique. Leur perspective est donc : grève économique partielle, grève générale, grève générale politique, insurrection armée. Sur cette ligne, il peut y avoir et il y a des avancées et des reculs, mais jamais la perspective ne peut être différente. Se proposer de faire d’abord de la propagande pour l’institution d’un double pouvoir, c’est détourner le prolétariat de la voie maîtresse, c’est saboter la révolution. Il est impossible de savoir à l’avance quels seront les rythmes et les péripéties des révolutions à venir; mais le prolétariat, hors de toute perspective gradualiste ou gestionnaire ou (qui sait ?) de constitution d’un gouvernement ouvrier qui « romprait avec la bourgeoisie sans secousses révolutionnaires » doit être éduqué par les communistes véritables dans le désir de frapper son ennemi au cœur, en visant l’insurrection.

Parti, insurrection et dictature du prolétariat

Or – un programme est souvent aussi intéressant par ce qu’il ne dit pas que par ce qu’il dit – le « programme de transition » ne parle nulle part de l’insurrection et il ne mentionne la dictature du prolétariat qu’une seule fois, dans une incidente, sans en donner la moindre définition politique, mais seulement une définition formelle : les Soviets.

Le « programme de transition » passe donc complètement sous silence ce qui, dans le marxisme classique, constitue les tâches politiques suprêmes et distinctives du parti communiste : 1° L’organisation de l’insurrection du prolétariat sans laquelle il n’y a ni renversement du pouvoir bourgeois, ni instauration du pouvoir révolutionnaire, ni donc la possibilité pour le parti d’appliquer son programme; 2° L’exercice du pouvoir sans partage avec aucun autre parti. Ce principe qui ne correspond pas à un « idéal politique » (notion tout à fait étrangère au communisme), mais qui résulte d’abord de l’alignement fatal de tous les partis aussi bien « ouvriers » que bourgeois contre le parti insurrectionnaliste et communiste sur le front de la guerre civile, est déjà valable dans la révolution double qui ne se propose pourtant pas un passage direct au communisme, même de stade inférieur; mais comme il résulte aussi du fait que la transformation communiste vise à abolir les classes et ne peut donc – pour le moins – recevoir de contribution utile d’aucun parti visant a défendre tels ou tels « droits antérieurs », tels ou tels « avantages acquis », et donc l’existence de telle ou telle classe particulière, ce principe vaut à plus forte raison dans la révolution socialiste pure.

Un « oubli » de cette taille n’est évidemment pas le fruit du hasard : il découle d’une construction politique qu’on peut et doit examiner en elle-même (bien qu’elle ne soit évidemment pas indépendante des conceptions « sociales » ci-dessus examinées) : toutes les parties en sont solidaires et il est impossible d’en réfuter même une seule sans que tout l’édifice s’écroule.

Cette construction est née des questions théoriques et pratiques posées aux communistes par la faillite de l’I.C. Elle y répond en poussant à leurs dernières extrémités les erreurs de principe de celle-ci. Ce qui en constitue la base, c’est la répudiation de ce que le programme de transition appelle le « sectarisme ». Peu importe de savoir ici quels sont, parmi les courants rangés dans cette catégorie, ceux qui méritent ou ne méritent pas les caractéristiques négatives que le trotskisme lui impute. Ce qui nous intéresse, c’est qu’elles définissent a contrario les caractéristiques positives qui, selon Trotski, distinguent le parti révolutionnaire.

En lisant le 18e paragraphe dirigé « Contre le sectarisme », on voit que toutes ces caractéristiques négatives[6] se ramènent finalement à une seule : « une prostration politique qui ne fait que compléter comme une ombre la prostration de l’opportunisme », c’est-à-dire des partis de l’I.C.

Donc, ce qui, dans les conditions créées par la victoire catastrophique du stalinisme, distingue, selon Trotski, le courant révolutionnaire, la caractéristique qui prime tout, c’est le refus de s’avouer battu.

Pareil point de départ plaçait le « trotskisme historique » devant une alternative cruelle : ou bien, renonçant au matérialisme, il réduisait toutes les caractéristiques objectives du parti révolutionnaire à une seule caractéristique subjective : la volonté inébranlable d’accélérer le mouvement réel du prolétariat; ou bien il tentait de donner une portée objective à sa critique du « sectarisme », mais alors elle ne pouvait signifier qu’une chose : la faillite de l’I.C. n’est pas la manifestation de l’effondrement du mouvement réel du prolétariat; elle n’est pas la défaite d’une tentative encore trop faible et contradictoire pour passer du vieux social-démocratisme d’avant 1914 au communisme; elle ne marque pas la fin de toute une époque historique; toute une nouvelle époque n’est pas nécessaire pour la reprise de la lutte révolutionnaire et la renaissance du parti; celles-ci ne sont pas soumises à la double condition définie par Marx après 1848, la Commune et la dissolution de la Ie Internationale : que la classe ouvrière elle-même se transforme dans le développement historique ultérieur et que, même réduit à une poignée d’hommes, le parti sache tirer les leçons de la contre-révolution. Cette catastrophe n’est qu’un accident de l’histoire. Le corps de positions initial du mouvement désormais failli a été trahi, mais il suffit entièrement aux besoins du mouvement nouveau; le prolétariat demeure révolutionnaire; les tâches du parti restent donc les mêmes que dans les premières années de l’I.C. : la conquête de la classe ouvrière au communisme. Et tel est bien le sens développé de la formule dont Trotski se sert pour justifier la constitution de la IVe Internationale, mais qui est une contre vérité criante : « La lutte de classe ne tolère pas d’interruption ».[7]

A moins de faire ouvertement profession d’idéalisme, Trotski ne pouvait pas choisir la première solution. Le scrupule matérialiste n’est donc pas tout à fait absent de sa construction : il y est au contraire figuré par la notion centrale de « période de transition »; mais comme la seconde solution était tout aussi étrangère au matérialisme marxiste, il y est du même coup figuré par un monstre logique. Qu’est-ce en effet que la « période de transition » ? Eh bien, comme nous l’avons vu, c’est une période dans laquelle la révolution doit mathématiquement se produire en raison de l’épuisement du capitalisme et de « la tendance infaillible de la lutte de classe à se transformer en guerre civile à notre époque », mais où elle ne se produit quand même pas, parce que l’orientation des masses est « déterminée d’autre part (N.d.R. : !!!) par la politique de trahison des vieilles organisations ouvrières » !

Une pudeur matérialiste aussi peu conséquente avec elle-même ne parvient pas à dissimuler la double erreur théorique du « trotskisme historique » dans la question centrale du parti : premièrement il croit que l’influence de la volonté de celui-ci sur le cours réel reste métaphysiquement toujours identique à elle-même, alors que – comme toute chose en ce monde – elle a son mouvement dialectique propre, tombant à zéro dans les phases de reflux ou de stagnation de la lutte de classe réelle pour culminer dans les rares moments de crise révolutionnaire aiguë; erreur banale de l’activisme. Deuxièmement, il ne comprend pas que la volonté du parti ne vaut jamais mieux que sa conscience, qu’elle ne s’exerce jamais en faveur du communisme si les principes politiques communistes se sont effacés de cette conscience, erreur désastreuse de l’opportunisme.

Le « programme de transition » manifeste crûment cette double erreur. Au départ, en effet, il se propose simplement de hâter la réalisation des buts politiques du communisme (« la tâche du programme de transition consiste en une mobilisation des masses pour la révolution prolétarienne »); mais à l’arrivée, il ne souffle plus mot de ces buts, qui sont l’insurrection et la dictature du prolétariat. Partir du souci de hâter le processus réel et non pas de le comprendre est la démarche propre à l’activisme. Elle aboutit, comme on voit, a renier les principes (principe est synonyme de but), ce qui est le fait de l’opportunisme. Mais cet aboutissement n’est nullement occasionnel : la valeur impérative des principes tient toute au fait qu’ils résultent de l’intelligence du processus réel. L’activisme, qui n’a cure d’acquérir cette intelligence, et veut seulement agir, n’est pas en mesure de reconnaître cette valeur. L’activisme est donc opportuniste par essence.

Laissons maintenant au « programme de transition » le soin de prouver ce que nous avançons. Il ne parle qu’une seule fois de la dictature du prolétariat, avons-nous dit, et dans une incidente. Laquelle ? Trotski est en train d’expliquer la valeur « éducative » du programme de revendications transitoires, du mot d’ordre du gouvernement ouvrier, et du fait de demander que ce gouvernement adopte ce programme; il se heurte alors à une objection évidente : oui, mais si malgré l’expérience antérieure qui rend la chose peu vraisemblable, un tel gouvernement était quand même créé (par exemple à la suite de circonstances exceptionnelles) par les organisations ouvrières traditionnelles qu’il s’agit précisément de démasquer, que deviendrait la « valeur éducative » ? Et il balaye l’objection en disant : « En tout cas, une chose est hors de doute : même si cette variante peu vraisemblable se réalisait quelque part et qu’un (tel) gouvernement ouvrier et paysan s’établissait en fait, il ne représenterait qu’un court épisode DANS LA VOIE DE LA VÉRITABLE DICTATURE DU PROLÉTARIAT ».

Non seulement c’est là la seule allusion de tout le programme à ce qui n’est pas simplement une perspective vague, mais une revendication centrale du communisme, mais encore c’est une allusion tellement ambiguë qu’elle suggère qu’il existe deux sortes de dictature du prolétariat : une fausse et une vraie ! Ne bronchons pas devant cette cabriole de politicien. Ne cédons pas à la tentation de contraindre Trotski, déjà empêtré jusqu’au cou dans ses vains efforts pour démontrer que son programme social transitoire n’est pas un vulgaire programme minimum de style social-démocrate, à s’enferrer encore davantage en lui demandant de distinguer l’une de l’autre par les mesures sociales qu’elle est susceptible de prendre[8]. Restons sur le terrain strictement politique. Cherchons quelle caractérisation proprement politique il donne de cette « véritable » dictature.

Depuis la Commune de Paris, c’est-à-dire depuis un siècle, la seule caractéristique de la dictature du prolétariat qui ne se trouvait pas déjà consignée dans le « Manifeste » de 1848, à savoir qu’il s’agit d’un pouvoir issu d’une lutte armée, d’une insurrection, est devenue partie intégrante du marxisme[9]. Quant au rôle du parti dans cette lutte armée, il se trouve défini une fois pour toutes dans la célèbre lettre de Lénine, « Le Marxisme et l’insurrection » :

« Une des pires déformations du marxisme commises par les partis ‹ socialistes › dominants, déformation peut-être la plus répandue (N.d.R. : elle l’est certainement aujourd’hui), c’est le mensonge opportuniste prétendant que préparer l’insurrection et, d’une façon générale, considérer l’insurrection comme un art, est du ‹ blanquisme › (…). Peut-il y avoir déformation plus criante de la vérité ? Nul marxiste ne niera que Marx lui-même s’est prononcé de la façon la plus précise, la plus nette et la plus catégorique sur cette question, en appelant justement l’insurrection un art (…). Pour réussir, l’insurrection doit s’appuyer non sur un complot, non sur un parti, mais sur la classe d’avant-garde. (N.d.R. : souligné par nous). C’est là le premier point. L’insurrection doit s’appuyer sur l’essor révolutionnaire du peuple[10]. Deuxième point. L’insurrection doit s’appuyer sur un tournant décisif dans l’histoire de la révolution ascendante, quand l’activité des rangs avancés du peuple est la plus grande, que les hésitations dans les rangs des ennemis et dans les rangs des amis faibles, incertains, et irrésolus de la révolution sont les plus fortes. Troisième point. C’est justement parce qu’il formule ces trois conditions en posant le problème de l’insurrection que le marxisme se distingue du blanquisme. Mais ces conditions une fois réunies, c’est trahir le marxisme, c’est trahir la révolution que de se refuser à regarder l’insurrection comme un art. » (Passages soulignés par Lénine.)

C’est bien clair : le fait que l’insurrection doive s’appuyer « sur la classe d’avant-garde » et non pas, comme dans le blanquisme, « sur un parti », ne signifie nullement qu’elle doive être abandonnée à la « spontanéité des masses », à l’improvisation des groupes ouvriers les plus décidés. Il ne signifie nullement que le parti n’a pas à mettre la technique insurrectionnelle au service de sa politique révolutionnaire, c’est-à-dire à « considérer l’insurrection comme un art ».

La suite de la lettre, adressée au C.C. du parti bolchevique en septembre 1917 le confirme : « Et pour considérer l’insurrection en marxistes, c’est-à-dire pour la considérer comme un art, nous devons en même temps (N.d.R. : en même temps que « nous expliquerons notre programme » « dans les usines et les casernes ») sans perdre une minute, organiser un état-major des détachements insurrectionnels, répartir nos forces, dépêcher les régiments sûrs vers les points les plus importants (…), arrêter l’État-major général et le gouvernement (…). Nous devons mobiliser les ouvriers armés, les appeler à un dernier combat acharné, occuper d’un coup le télégraphe et le téléphone, installer notre (souligné dans l’original) état-major insurrectionnel au Central téléphonique, le relier par téléphone à tous les régiments, à tous les points où se déroulera la lutte armée. Tout cela (…) pour montrer (…) qu’on ne saurait rester fidèle au marxisme, rester fidèle à la révolution, sans regarder l’insurrection comme un art ».

C’est bien clair : l’armée insurrectionnelle est nécessairement fournie par la classe; mais, même insurrectionnelle, une armée ne saurait se passer d’état-major; au sens propre, c’est-à-dire militaire, du terme (sinon au sens figuré, c’est-à-dire politique, dans lequel ce terme traduit on ne peut plus mal le rapport réel), cet état-major, c’est le parti.

Que reste-t-il de ce principe communiste dans le « programme de transition » destiné à l’éducation révolutionnaire des masses ? Quatre lignes en conclusion d’un paragraphe traitant de la nécessité de former des « détachements ouvriers d’auto-défense » et une « milice ouvrière » pour « infliger une série de défaites tactiques aux bandes de la contre-révolution ». Quatre lignes qui sont comme un aparté, un signe discret destinés aux initiés : « L’armement du prolétariat est un élément constituant indispensable de sa lutte émancipatrice. Quand le prolétariat le voudra, il trouvera les voies et les moyens de s’armer. La direction, dans ce domaine aussi, incombe naturellement (N.d.R. : sic !) aux sections de la IVe Internationale ».

Trotski connaît mieux que quiconque les tâches insurrectionnelles du parti; mais il juge déplacé d’en parler clairement « aux masses telles qu’elles sont » de 1938 : la « transition » masque l’insurrection. Seulement la « transition » durant depuis tantôt trente-cinq ans, la folle ardeur d’alors a forcément décliné et les « signes discrets » aux initiés sont de moins en moins compris par les nouvelles générations, non seulement de profanes, mais de militants. Comment le « programme de transition » aurait-il donc pu barrer la route au plat scepticisme qui, trente-cinq ans après, se dit in petto ou même proclame que dans les pays capitalistes avancés armés jusqu’aux dents de notre ère atomique, « l’insurrection, c’est du folklore blanquiste » ? C’est là le genre de questions que l’opportunisme activiste ne se pose jamais : soucieux de « mobiliser les masses » en toutes circonstances, il se moque comme d’une guigne de désarmer le parti.

Le moins qu’on puisse donc dire est qu’en le réduisant à l’état d’allusion, le « programme de transition » traite le principe de l’insurrection de façon cavalière. Le malheur est qu’il traite de façon pire encore le principe de la dictature du prolétariat, puisqu’il le remplace purement et simplement par un autre, comme nous allons le voir.

Si le marxisme a toujours défini le pouvoir révolutionnaire du prolétariat comme une « dictature », ce n’est pas en fonction d’un idéal « politique » a priori, mais en fonction de ses tâches économiques et sociales. Pour détruire les rapports capitalistes de production, pour abolir les classes, le pouvoir prolétarien doit intervenir dans le corps de la vieille économie d’une façon « despotique » (« Manifeste ») dans ce sens qu’elle ne tiendra compte d’aucun droit préétabli, ni, chacune de ces interventions en préparant de nouvelles, d’aucune loi fixe. Dire que le pouvoir qui pratiquera ces interventions despotiques est une « dictature » ne signifie pas du tout qu’il se propose à l’avance d’écraser par la violence, voire dans le sang, toutes les résistances de la petite-bourgeoisie ou même de fractions de la classe ouvrière (quelles qu’elles soient et quelles que soient les circonstances) que de telles mesures pourraient susciter : pareil principe a priori est une absurdité que la bourgeoisie n’impute au communisme que par bêtise ou par haine. Cela signifie par contre que le pouvoir prolétarien ne se fait en aucune façon une loi de céder à de telles résistances, ce que seules l’hypocrisie et la stupidité bourgeoises peuvent présenter comme un « scandale politique » ! Or quel est le régime qui se fait en théorie une loi de céder aux résistances de telle ou telle fraction du « peuple », pour peu qu’elle ait une représentation politique suffisante ? C’est la démocratie parlementaire. Le pouvoir prolétarien n’est donc dans aucun sens, une démocratie parlementaire. Les interventions despotiques nécessaires excluent qu’il accorde aux classes non-prolétariennes une représentation politique susceptible d’influencer ses décisions. Mais le fait que ces interventions despotiques répondent à un programme pré-établi, au programme de destruction du capital (dans la révolution socialiste pure tout au moins) qui distingue le parti communiste depuis qu’il existe exclut tout autant que le pouvoir prolétarien soit fondé sur un parlement ouvrier. Aucun parlement – même ouvrier – n’a de programme pré-établi : la ligne d’action qu’il définirait, s’il existait, s’il était possible, serait aussi fluctuante et imprévisible que l’est nécessairement toute opinion parlementaire. Le pouvoir prolétarien est au contraire un pouvoir qui mène contre tous les obstacles s’opposant à la naissance de la société sans classes une lutte aussi continue que possible. Dans cette vision, la notion même de « représentation » politique perd toute signification, et du même coup la notion corollaire qu’une division soit nécessaire entre le « législatif » et l’« exécutif ». Cela ne signifie pas que le parti communiste puisse gouverner sans liaison avec la classe prolétarienne, ou que la dictature du prolétariat puisse prendre même seulement de façon extérieure l’aspect d’une « dictature sur le prolétariat » pour reprendre une formule vulgaire à qui seule la contre-révolution russe a pu assurer le succès qu’elle connaît : cela signifie que les organisations politiques immédiates de la classe – par exemple les Soviets – cessent de fonctionner comme des parlements, ce que Marx et Lénine exprimaient en disant que dans les organes du pouvoir prolétarien, la distinction démocratique entre le « législatif » et l’« exécutif » est abolie. Les Soviets (par exemple) ne sont pas des organes « législatifs » dans ce sens que le parti communiste ne leur reconnaît pas le « droit » de le chasser du pouvoir; mais ils ne sont pas des organes purement « exécutifs » parce que leurs rapports avec le parti ne sont pas ceux de l’« obéissance », mais ceux de la lutte commune. De même, le parti n’est pas un « exécutif » dans ce sens qu’il se refuse par principe à subordonner sa ligne d’action à des décisions « majoritaires » des Soviets; mais il n’est pas non plus un organe purement « législatif » du fait que ses militants luttent dans toutes les organisations de masses de la classe ouvrière non seulement pour expliquer à leurs membres les décisions du parti, mais pour les faire appliquer. C’est cette dissolution des catégories figées, abstraites et mensongères du démocratisme bourgeois par la dialectique du marxisme révolutionnaire que la IIIe Internationale avait tenté d’exprimer dans le langage commun en disant que « la dictature du prolétariat est une démocratie pour les ouvriers ». Ce qui précède doit montrer que ce n’était là qu’une grossière approximation contre laquelle, comme le dit notre courant, il n’y aurait eu aucune objection à faire uniquement s’il avait été bien clair que « démocratie pour les ouvriers » ne signifiait ni ne pouvait signifier « parlementarisme ouvrier ».

Par malheur, le poids de la pensée métaphysique et de la tradition démocratique héritées de la bourgeoisie n’empêchait que trop que ce fût bien clair, comme le « programme de transition » en témoigne quand il écrit : « Aucune des revendications transitoires ne peut être complètement réalisée avec le maintien du régime bourgeois. Or l’approfondissement de la crise sociale accroîtra non seulement les souffrances des masses, mais aussi (…) leur esprit d’offensive (…); tous chercheront un regroupement et une direction. Comment harmoniser les diverses revendications et formes de lutte (…) : l’histoire a déjà répondu à cette question grâce aux Soviets qui réunissent les représentants de tous les groupes en lutte. Les Soviets ne sont liés par aucun programme a priori. Ils ouvrent leurs portes à tous les exploités. Par cette porte passent les représentants de toutes les couches qui sont entraînées dans le torrent général de la lutte. L’organisation s’étend avec le mouvement et y puise continuellement son renouveau. Toutes les tendances politiques du prolétariat peuvent lutter pour la direction des Soviets sur la base de la plus large démocratie. C’est pourquoi le mot d’ordre des Soviets est le couronnement du programme de revendications transitoires ».

Tout cela n’est qu’une dilution du syllogisme suivant : la réalisation complète du programme de transition exige le renversement du régime bourgeois; or les Soviets représentent la démocratie la plus large; donc, le mot d’ordre des Soviets est le couronnement politique du « programme de transition ».

Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour s’apercevoir qu’à ce syllogisme, il manque un maillon essentiel. Ce maillon est-il : « or la démocratie la plus large est la condition de ce renversement (et les Soviets sont précisément cette démocratie) ». Oui bien est-il : « or la démocratie la plus large est le régime appelé à succéder au régime bourgeois (et les Soviets… etc.) » ? Bien malin qui pourrait trancher ! Telle est en tout cas l’ambiguïté politique mortelle qui « couronne » dignement ce programme transitoire si ambigu lui-même qu’il n ose pas se dire « maximum », mais ne veut pas non plus se reconnaître comme « minimum ».

De toute façon, « la démocratie la plus large » vient prendre la place qui, dans le programme communiste, est occupée par la « dictature du prolétariat ». Si en effet les Soviets sont, dans un sens, une « condition » du renversement du régime bourgeois, ce n’est pas du tout parce qu’ils réalisent une « démocratie directe » dont Lénine reconnaissait qu’elle ne peut jamais faire défaut dans aucune révolution, puisque la révolution est par nature un phénomène volcanique : c’est parce qu’ils expriment la reprise révolutionnaire du prolétariat[11] dont l’avantage n’est pas, contrairement à ce que suggère le passage ci-dessus, de rétablir l’égalité entre les révolutionnaires et les agents opportunistes de la bourgeoisie au sein de la classe ouvrière (!)[12], mais bien de préparer la victoire des premiers sur les seconds, ou l’écrasement aussi peu « démocratique » que possible des seconds par les premiers. Ceci dit si le passage signifie que le régime qui succédera au régime bourgeois après son renversement, est « la large démocratie soviétique », la rupture avec les principes est encore plus grande : vingt ans plus tôt, Trotski lui-même savait encore expliquer dans « Terrorisme et communisme » que sans l’insurrection, sans la « dictature du parti », les Soviets seraient restés d’« informes parlements ouvriers ». Se contenter du mot d’ordre des Soviets quand il s’agit de définir l’anti-thèse politique du régime bourgeois, c’est donc substituer au principe communiste de la dictature du prolétariat, de l’exercice non parlementaire du pouvoir par le parti marxiste UN INFORME PARLEMENTARISME RÉVOLUTIONNAIRE.

La forme gouvernementale du parlementarisme, c’est la coalition, d’ailleurs changeante, de plusieurs partis dans l’exercice du pouvoir. Il faut reconnaître que Trotski n’a jamais été jusqu’à préconiser une coalition gouvernementale de son parti avec d’autres. Ou plutôt, il ne l’a jamais préconisée pour les pays « bourgeois », sans l’exclure toutefois pour l’UR.S.S., puisque d’une part, il réclamait dans le « programme de transition » une « légalisation des partis soviétiques » et de l’autre refusait de « nier par avance la possibilité dans des cas strictement déterminés, d’un ‹ front unique › avec la partie thermidorienne de la bureaucratie ».

Mais dès lors que la seule revendication politique intelligible du programme de transition est « la plus large démocratie », rien au monde ne pouvait empêcher des disciples de Trotski d’accomplir cet ultime glissement !

C’est ainsi que dans une note de « L’Internationale après Lénine » (tome 1, p. 270), le trotskiste Frank écrit aujourd’hui hardiment : « A cette époque, l’Opposition de gauche faisait sienne la thèse du parti unique dans la dictature du prolétariat, bien qu’au lendemain d’Octobre, d’autres partis se réclamant du socialisme eussent agi légalement pendant une période. Le parti unique fut le produit des circonstances et non la conséquence d’un principe ». Le malheureux est tout à fait incapable de comprendre que ce qui fut, dans un certain sens, « le produit des circonstances et non la conséquence d’un principe », ce n’est pas du tout le parti unique dans la dictature du prolétariat, mais bien le parti unique dans la dictature démocratique du prolétariat et des paysans ! Quant à ces « circonstances » qu’il traite comme de pures contingences, elles sont en réalité l’alignement logique nécessaire des « autres partis » dans le camp anti-bolchevique, sur le plan militaire, comme sur le plan politique ! Mais le comble de tout est qu’il présente les choses comme si l’opposition de gauche avait « emprunté » à on ne sait qui (!) « la thèse du parti unique dans la dictature du prolétariat » qui était commune à tous les marxistes; ce qu’avait fait en réalité l’opposition avait été au contraire de repousser, dès le départ, à l’époque de 1905, la revendication de la dictature démocratique (qui n’excluait pas la participation des social-démocrates au gouvernement insurrectionnel) pour mettre en avant celle de la pure dictature prolétarienne (qui, elle, excluait réellement la participation d’un autre parti que les social-démocrates au pouvoir !). Malgré cet exploit, il poursuit en toute sérénité : « Il ne fait pas de doute que dans la lutte contre la bureaucratie, l’Opposition subit fortement la pression exercée sur elle par cette bureaucratie qui invoquait l’unité du parti et qu’elle favorisa par des formules trop catégoriques l’idée que la dictature du prolétariat impliquait le parti unique » (souligné par nous). Ainsi, « l’idée » en question n’est pas un principe du marxisme, impliqué, comme nous l’avons vu, dans toute la conception qu’il a de la transformation sociale. Non : c’est une méchante invention de Staline ! Dans la réalité, c’est la « bureaucratie » qui, reniant la théorie léninienne de la révolution démocratique du prolétariat et des paysans, a en quelque sorte « adopté » la théorie trotskiste de la révolution permanente prétendant qu’en Russie, il s’agissait d’« édifier le socialisme »[13]; mais dans la représentation renversée que les trotskistes contemporains se font de la réalité, c’est au contraire l’opposition qui, sous la pression de la bureaucratie, lui aurait repris une conception « fausse » de la dictature du prolétariat « prétendant » qu’elle implique le parti unique !!! Rien d’étonnant alors que Frank constate avec satisfaction : « Trotski réagit contre ces formulations et mit en avant le mot d’ordre de la pluralité des partis soviétiques, c’est-à-dire la reconnaissance des partis qui se placent sur le plan des nouveaux rapports de production ».

Le pauvre homme prend pour un redressement théorique ce qui ne fut qu’une inconséquence complète ! Si les rapports de production en Russie avaient été réellement « nouveaux », si la transformation en cours dans l’économie avait été réellement communiste, alors la bureaucratie aurait eu parfaitement raison de justifier son régime de parti unique au nom du principe de la dictature du prolétariat. Mais alors, la « bureaucratie » n’aurait pas existé. Le fait qu’elle existait bel et bien prouve que les rapports de production n’avaient pas cessé d’être bourgeois, que la transformation sociale n’allait pas dans le sens du communisme. Sans s’en rendre compte, Trotski lui-même l’avouait, quand il disait que seule la situation juridique de l’ouvrier avait changé et que la fonction de l’argent n’était pas liquidée, mais seulement transférée à « l’État commerçant, banquier et industriel universel ». Paradoxalement, c’est cette réalité capitaliste qu’il observait sans la reconnaître réellement qui contraignit le théoricien de la pure dictature du prolétariat en Russie à se replier sur la revendication de la démocratie soviétique. Mais s’il croyait revenir par là à la conception léninienne de la « dictature démocratique du prolétariat et des paysans », Trotski jouait de malheur : à longue échéance historique, ce régime politique n’était pas viable; les nécessités de l’accumulation du capital d’État l’avait déjà ruiné, remplacé par une dictature capitaliste, et le processus était irréversible parce que la fonction historique de la dictature démocratique avait déjà été accomplie.

Cette revendication n’était pas un cheval de bataille menchevique du « traître » Trotski contre la dictature du prolétariat en Russie puisque sous Staline elle n’existait plus et puisqu’elle n’avait jamais existé que comme dictature démocratique du prolétariat et des paysans. Mais cela ne signifie pas du tout qu’elle n’ait pas été une façon social-démocrate (on serait presque tenté de dire « anti-fasciste ») de combattre la dictature capitaliste de Staline. La déviation social-démocrate éclate au contraire dans le chapitre du « programme de transition » consacré à « l’U.R.S.S. et les tâches de l’époque de transition » pour ne rien dire des « revendications transitoires dans les pays fascistes ». Elle ne fait que se dessiner dans les chapitres consacrés aux autres pays, à la faveur des demi-silences (l’insurrection) et des substitutions feutrées (la démocratie soviétique à la place de la dictature du prolétariat); mais c’était plus qu’il n’en fallait pour que le trotskisme contemporain se croie autorisé à liquider les débiles vestiges du communisme dans le « programme de transition » et à retomber dans un pur social-démocratisme en venant nous chanter que « la dictature du prolétariat n’implique pas le parti unique » et n’est en somme que l’épanouissement suprême de la démocratie politique

La conclusion sera aussi brève qu’évidente. Le « trotskisme historique » a prétendu donner aussi bien dans le domaine économico-social que dans le domaine politique un programme de transition au communisme. Or une transition n’est jamais qu’un mouvement vers un but. En altérant tous les buts communistes, le « trotskisme historique » a du même coup détruit le mouvement lui-même. Son programme de 1938 n’eut donc de « transitoire » que le nom : c’était le programme maximum de l’opportunisme trotskiste. A ce titre il n’a jamais été « dépassé » que dans le sens d’une révision et d’une liquidation croissantes du véritable programme marxiste et des principes révolutionnaires.

Conclusion générale

Dans l’introduction à ce travail, nous avions annoncé de façon quelque peu laconique : le communisme authentique s’oppose au trotskisme non seulement dans le domaine de la tactique, mais dans celui de la stratégie, de la critique du capitalisme et du programme. Nous pouvons maintenant récapituler brièvement ce qui a été dit.

TACTIQUE. Pour le trotskisme, la tactique se détermine « selon la marche des événements et l’orientation de l’état d’esprit des masses », vise dans toutes les situations à ouvrir au parti « l’accès aux masses » afin de libérer leur énergie révolutionnaire de l’influence paralysante des vieilles organisations traditionnelles passées à la défense de la bourgeoisie.

Pour le communisme, le rayon d’influence du parti sur « les masses » ne peut être modifié à volonté par des manœuvres tactiques, mais est déterminé par le cours réel de la lutte de classe qui connaît des hauts et des bas, et de notables changements dans la polarisation des classes moyennes autour des deux classes fondamentales, l’influence des vieilles organisations traditionnelles s’exerçant en raison inverse de l’énergie révolutionnaire, et non pas en contradiction avec elle; la « marche des événements » peut toujours être ramenée à un nombre limité de situations historiques typiques dans lesquelles ce sont les principes du parti et non pas les illusions des masses qui lui dictent la solution tactique à adopter, aucune liberté d’improvisation n’étant donc laissée ni au centre ni à la base en ce domaine, contrairement aux exigences du « centralisme démocratique », dans la version « originale » qu’en donne le trotskisme.[14]

STRATÉGIE. Pour le trotskisme, toute révolution finit par devenir une révolution socialiste suivant la théorie de la révolution permanente. Pour le marxisme, il existe deux types de révolution bien distincts par leurs objectifs économiques : la révolution démocratique (développement du travail associé et de la mécanisation, création du marché intérieur) et la révolution socialiste (abolition de la production marchande et du salariat).

Pour le trotskisme, l’alliance des ouvriers et des paysans est souhaitable dans toutes les révolutions : dans les pays arriérés, parce que les paysans sont révolutionnaires-démocrates; dans les pays avancés, parce que le prolétariat aurait un intérêt politique à proposer aux petits producteurs un « pacte » acceptable de leur point de vue de classe petite-propriétaire opprimée par le grand capital. Pour le marxisme, l’alliance des ouvriers et des paysans est souhaitable et nécessaire dans la révolution démocratique en tant que solution opposée à l’alliance de la bourgeoisie et des paysans contre le prolétariat. Dans la révolution socialiste, elle n’est possible que si les petits producteurs renoncent à leurs intérêts propres, qui sont les intérêts réactionnaires de la petite production, et s’ils se rallient au programme socialiste et donc anti-mercantile du prolétariat.

CRITIQUE DU CAPITALISME. Pour le trotskisme, la contradiction fondamentale du capitalisme résulterait du fait que les forces de production qu’il a développées (et qui sont déjà « sociales » tant par l’ampleur et la concentration des moyens du travail et l’association des travailleurs que par le caractère de masse de la production) restent la propriété d’une classe particulière de la société, la classe capitaliste, organisée sur la base d’États nationaux concurrents et déchirée, même à l’intérieur de ceux-ci, par des rivalités « insurmontables ». De ce fait dérive selon lui non seulement l’anarchie productive capitaliste, mais aussi l’existence d’une limite immanente au-delà de laquelle non seulement le capitalisme ne pourrait plus développer les forces productives, mais les ferait régresser, limite atteinte historiquement lors de la première guerre impérialiste mondiale.

Pour le communisme, la contradiction fondamentale du capitalisme résulte du fait que, produisant des marchandises non pour la valeur d’usage qu’elles présentent, mais pour la plus-value qu’elles contiennent, il pose, à tous les stades, l’exploitation ou la ruine et en tout cas, l’avilissement et l’oppression non seulement des producteurs directs de cette plus-value, mais de tous les salariés, et, à la limite, de tous les membres non-capitalistes de la société, comme une condition sine qua non de l’augmentation de la richesse matérielle. Cette contradiction se perpétue et s’approfondit sous différentes formes de propriété (personnelle et familiale, de sociétés anonymes et même d’État) : la classe capitaliste est une « classe superflue » (Engels) non seulement pour la société, mais à la limite, pour le capital lui-même, dans ce sens que toutes ses fonctions peuvent être remplies, contre rétribution plus ou moins élevée, par des employés ou fonctionnaires n’ayant aucun droit personnel sur le produit et la plus-value sans que l’accumulation du capital en soit le moins du monde troublée, du moins tant que le prolétariat ne se rebelle pas contre les impératifs auxquels l’autorité despotique du capital le soumet, tant dans la société que dans l’entreprise.

Cette contradiction fondamentale se présente sous la forme d’un triple paradoxe : premièrement, dans le capitalisme, l’extension de la production, de moyen qu’elle fut toujours dans les sociétés antérieures, devient un but en soi de toute l’activité sociale en tant qu’elle est la forme nécessaire de l’accroissement de la plus-value; deuxièmement, comme dans une production de marchandises, l’accroissement de la production suppose l’extension du marché, l’activité sociale tend finalement non à satisfaire des besoins, mais à en créer et à les multiplier; troisièmement, comme l’accroissement de la masse de la plus-value exige, en même temps qu’une durée aussi longue que possible de la journée de travail, une compression des frais de production qui s’obtient, entre autres, par un accroissement de la productivité du travail (qui est une économie du temps de production par unité de valeur d’usage), toute l’activité sociale se présente comme un effort toujours plus spasmodique pour réduire le temps de travail nécessaire de la société.[15]

C’est ce triple paradoxe – et pas seulement les crises et les guerres résultant de la contradiction évidente entre production et marché et de la concurrence universelle inhérente à la production mercantile – qui définit l’anarchie capitaliste à laquelle le prolétariat mettra un terme par une révolution qui sera le produit non de la stagnation économique, mais tout au contraire de la marche en avant du capital lancé à la conquête de toute la planète.

PROGRAMME. Pour le trotskisme, la tâche de la révolution communiste est d’exproprier la bourgeoisie afin d’assurer à la fois un nouvel essor et un développement sans heurts à la production des richesses matérielles

Il admet que l’argent est un moyen de faciliter la comptabilisation de la dépense de travail par la société et le salaire, un moyen de réaliser le principe de l’obligation du travail pour tous, et qu’ils ne disparaîtront que dans le communisme supérieur. Il reconnaît comme programme transitoire au socialisme un ensemble de revendications réalisant à la fois un progrès de l’étatisation et, dans le cadre de l’État bourgeois, une utopique immixtion du prolétariat et des classes pauvres dans les affaires du capital.

Pour le communisme, la tâche de la révolution sociale est de libérer toute l’activité sociale de sa subordination aux exigences de la production et de la consommation de marchandises porteuses de plus-value; sans cela, la productivité élevée atteinte sous le capitalisme ne pourrait jamais être utilisée pour libérer les producteurs directs de l’asservissement exclusif à la production matérielle qui, d’une part, les réduit à l’état de bêtes de somme et, de l’autre, fait de la culture le monopole de couches sociales particulières et privilégiées, lui imprimant des caractéristiques complètement négatives et l’enfermant dans des limites infranchissables.

Il reconnaît dans l’argent et dans le salaire des rapports de production propres à la société bourgeoise, et non des moyens qui pourraient être employés pour assurer le contrôle du prolétariat d’abord, de toute la société ensuite sur les moyens de production. Pour lui, communisme inférieur et supérieur sont deux phases d’une économie naturelle, la première avec contingentement, la seconde sans. Il ne reconnaît donc aucune mesure d’étatisation, de concentration ou de contrôle sous la domination de l’État bourgeois comme des « conquêtes » de la classe ouvrière ou comme des transitions nécessaires au socialisme. Il n’exclut pas, par contre, qu’elles puissent être prises par l’État bourgeois pour tenter de juguler les manifestations les plus superficielles de l’anarchie capitaliste dans un dessein de conservation.

Pour lui, l’unique « transition » nécessaire à la transformation socialiste réside dans l’application centralisée et concertée de la violence révolutionnaire à toutes les institutions, à tous les rapports et à toutes les finalités de l’infâme société capitaliste.

Notes :
[prev.] [content] [end]

  1. Parce que, de toute évidence, il revient à appuyer la petite-bourgeoisie contre la grande, alors que les rapports de production qu’implique son existence sont plus éloignés du socialisme que le plein capitalisme. [⤒]

  2. Ce qui ne signifie pas qu’il ne soit pas contraint de reconstituer la réserve sous une autre forme, qui n’est plus celle de la propriété privée de moyens de production, mais d’un système d’assurances sociales de type mercantile. [⤒]

  3. Ce sont, en suivant l’ordre du texte : l’indifférence aux intérêts et besoins élémentaires des masses; l’indifférence à la lutte au sein des organisations réformistes; l’incompréhension du fait que la conquête des masses dérive de l’intervention dans cette lutte; l’incapacité de trouver accès aux masses camouflée en dédain aristocratique à l’égard de celles-ci; l’abdication des buts révolutionnaires. [⤒]

  4. Cf. le paragraphe final du « Programme de transition », « Sous le drapeau de la IVe Internationale ». [⤒]

  5. La réponse qui semble résulter de la lecture très ardue de ce programme « pédagogique » (!) est que la « fausse » dictature ne peut « exproprier » la bourgeoisie que partiellement, alors que la « vraie » peut seule l’« exproprier » totalement. On a déjà vu ce qu’il faut penser de ces définitions… juridisantes du socialisme Ajoutons seulement qu’alors l’adjectif « véritable » ne signifie pas « vrai » en opposition à « faux », mais « complet » en opposition à « incomplet ». D’où la définition : un gouvernement des organisations ouvrières traditionnelles ayant adopté le programme transitoire (Trotski dit nettement que ce n’est pas théoriquement exclu, on s’en souvient) ne serait qu’une DICTATURE INCOMPLÈTE DU PROLÉTARIAT ! On voit les limites du « farouche » anti-opportunisme trotskiste [⤒]

  6. Les rares hypothèses que l’on trouve dans la littérature marxiste sur l’éventualité d’une prise pacifique du pouvoir, ou bien ont trait (comme chez Marx) à la survivance d’États bourgeois non-militaristes et non-bureaucratiques qui n’existent plus nulle part depuis belle lurette ou bien constituent de simples « ruses de guerre » pour tromper l’ennemi (comme dans tel discours de Trotski au Soviet de Petrograd en 1917 pleinement justifié par Lénine). [⤒]

  7. Formules de la révolution double, qui n’est pas purement prolétarienne, mais populaire. Pour la révolution socialiste pure valent seulement les remarques de Lénine sur « les hésitations dans les rangs des amis faibles, incertains et irrésolus de la révolution ». [⤒]

  8. Dans le meilleur des cas, Trotski lui-même disait clairement dans l’« Histoire de la révolution russe » (p. 911) : « Les Soviets sont les organes de préparation des masses à l’insurrection, les organes de l’insurrection et, après la victoire (souligné par nous), les organes du pouvoir. Cependant, les Soviets par eux-mêmes ne tranchent pas la question (souligné par nous). Selon le programme et la direction, ILS PEUVENT SERVIR A DIVERSES FINS. » Nous ne disons rien d’autre ! [⤒]

  9. Cette revendication ingénue se trouve bien dans le passage ci-dessus cité, et elle exprime uniquement la nostalgie d’une infime minorité cruellement persécutée par le stalinisme pour une revanche aussi humble fut-elle ! [⤒]

  10. C’est uniquement à cause de ce point qu’on peut parler polémiquement d’« adoption », car les aspects internationalistes de cette théorie étaient intolérables au stalinisme. [⤒]

  11. Le parti bolchevique, par contre, obéit aux principes, et pas du tout au respect de l’opinion de la majorité. Revendiquant le « centralisme démocratique », il fonctionne en fait selon la loi du « centralisme organique », formule que notre courant préférait à la précédente. [⤒]

  12. Sous la domination capitaliste, cette réduction n’a pas pour effet la création de temps libre pour les salariés, mais l’augmentation du sur-travail (et donc de la plus-value) pour le capital. [⤒]



Source : « Programme Communiste », numéro 57, octobre-décembre 1972

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