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LA « MALADIE INFANTILE », CONDAMNATION DES FUTURS RENÉGATS (VII)


Ce texte est le plus exploité et le plus falsifié depuis 100 ans par tous les charognards opportunistes. L’usage impudent qu’ils en font suffit à les caractériser.


Table de matières :

La « maladie infantile », condamnation des futurs renégats. Sur la Brochure de Lénine « La maladie infantile du communisme (le ‹ gauchisme ›) ». Table de matières
Préface
I. La scène du drame historique de 1920
II. Histoire de la Russie, ou de l’humanité ?
III. Points cardinaux du bolchevisme : centralisation et discipline
IV. La trajectoire accélérée du bolchevisme
V. Lutte contre les deus camps antibolcheviks : le réformisme et l’anarchisme
VI. La clé des « compromis permis par Lénine »

VII. Appendice sur les « questions italiennes »
Objet de ces remarques
De l’unité nationale à la première guerre mondiale
La guerre de 1914
Le congrès de 1919 et les élections
Les réalités du premier après-guerre italien
Unité ou scission ?
L’immédiatisme ordinoviste
Notes
Source


La « maladie infantile », condamnation des futurs renégats. Sur la Brochure de Lénine « La maladie infantile du communisme (le ‹ gauchisme ›) »

VII. Appendice sur les « questions italiennes »

Objet de ces remarques

Si nous jugeons bon de consacrer quelques pages aux « questions italiennes » qui provoquèrent des discussions au sein de l’I.C. dans le premier après-guerre, ce n’est pas, loin de là, que les faits et gestes du parti italien et la manière dont l’I.C. les apprécia aient été au centre de la divergence qui, après 1920 et la mort de Lénine, ne cessa de s’approfondir entre nous. La question essentielle était alors comme aujourd’hui celle de la tactique communiste internationale, et, plus généralement, celle de la stratégie révolutionnaire dans l’aire européenne et non-européenne. C’est là-dessus que nous devons et pouvons, après quarante ans révolus, faire le bilan.

La banqueroute totale de la révolution dans les pays capitalistes occidentaux prouve que la consigne de Lénine concernant la « souplesse » engendra des abus analogues à ceux qu’il imputait aux traîtres comme Kautsky et Cie. Nous avons expliqué pour quels motifs historiques Lénine estima nécessaire à ce moment-là de lutter plus activement contre le danger que représentait la « raideur » que contre l’excès de « souplesse ». Nous, nous surévaluions le risque de cette dernière, et des concessions qu’on lui faisait, parce que nous voulions sauvegarder le parti; Lénine voulait sauver la révolution européenne, sans laquelle il savait la russe perdue. Nous pouvons admirer cette largeur de vue, méconnue et passée sous silence par ceux qui donnent pour révolutionnaire la Russie actuelle.

Il serait minable de nous faire un mérite de la conjoncture historique désastreuse qui a causé la perte de la révolution en Europe et en Russie, et anéanti le parti communiste mondial. Les Cassandre n’ont pas réussi à les sauver !

Le but de notre étude est d’arriver à fixer la limite ténue qui sépare la souplesse préconisée par Lénine – et que nous n’hésitons pas à dire excessive quand il s’agit des pays embourbés dans la démocratie moderne – de la souplesse dévergondée des traîtres de 1920, qui n’a été surpassée que par celle de la nouvelle vague de salauds, que Lénine a eu la chance de ne pas connaître.

Voici encore un passage de son texte « Pour marcher à la victoire avec plus de confiance et de fermeté il ne nous manque qu’une chose (magnifique optimisme qui nous effrayait ! N.d.R.), et c’est la conscience, mûrement étudiée et réfléchie, que les communistes de tous les pays doivent avoir de la nécessité d’arriver au maximum de souplesse dans leur tactique… Ce qui est advenu à des marxistes aussi érudits et à des chefs de la IIe Internationale aussi dévoués au socialisme que Kautsky, Otto Bauer et autres pourrait (et devrait) être une leçon fructueuse. Ils avaient parfaitement conscience de la nécessité d’une tactique souple, ils avaient appris eux-mêmes et ils enseignaient aux autres la dialectique marxiste… mais, au moment d’appliquer cette dialectique, ils commirent une telle erreur, ou se montrèrent dans l’action tellement étrangers à la dialectique, tellement incapables d’escompter les rapides changements de formes et l’intrusion rapide d’un contenu nouveau dans les formes anciennes, que leur sort n’est guère plus enviable que celui de Hyndman, de Guesde et de Plekhanov. »

Le sort des trois derniers fut de passer dans le camp des défenseurs de la patrie, ce qui est pour Lénine le comble de l’infamie; mais celui des premiers, des centristes, ne fut pas plus reluisant : comme le rappellent les pages qui précèdent et suivent notre citation ils allèrent jusqu’à applaudir – au nom d’une soi-disant orthodoxie marxiste – non seulement les injures, mais aussi les corps expéditionnaires envoyés par les bourgeois « punir » les soviets russes.

Le destin des responsables du récent Manifeste n’est pas plus brillant. Eux aussi, ils ont encore l’aplomb de prendre pour point de départ la souplesse léniniste et la dialectique de Marx. Eh bien ! Où arrivent-ils ?

Alors que Lénine voulait enseigner que des manœuvres tactiques audacieuse peuvent être utiles quand l’agilité dialectique ne fait pas oublier les bases (sans lesquelles il n’y a plus de Lénine) qui, comme il le répète à chaque page, sont pour tous les pays la dictature du prolétariat, le système des soviets et la destruction du parlement, aujourd’hui les 81 compères osent déclarer en son nom : « La classe ouvrière a la possibilité de transformer le parlement d’instrument des intérêts de classe de la bourgeoisie en instrument au service du peuple travailleur. »

Est-ce là du « vin nouveau coulant dans de vieille outres » ? De la souplesse léniniste ? Ou du pus qui jaillit des salopards pourris ?

Voilà comment, en termes non doctrinaux, mais historiques, nous, communistes sans patrie, posons la question de la tactique.

Si nous nous occupons de l’Italie, c’est donc pour une raison accessoire d’abord, parce que Lénine en parle, ensuite parce qu’il n’est pas sans intérêt de montrer qu’avant même de connaître son ouvrage (et peut-être une seule de ses œuvres), la Gauche marxiste italienne avait déjà adopté la ligne juste, celle qui lui fait condamner aussi bien le doctrinarisme de droite que de gauche, c’est-à-dire la pourriture de tous les temps comme le balbutiant immédiatisme petit-bourgeois, que dans notre petit rayon d’action national nous avions déjà déboutés depuis longtemps.

Parti de classe, centralisation, discipline, tels sont les facteurs de la victoire des bolcheviks que Lénine met au programme de tous les pays.

Cela implique une lutte sans quartier contre les « maladies » (qu’elles se présentent comme de droite ou de gauche) qui ont nom : économisme, travaillisme, ouvriérisme, syndicalisme, localisme, autonomisme, individualisme, anarchisme, apolitisme. Il fut facile de dire qu’en se prononçant pour l’abstention aux élections de 1919, la Gauche italienne s’écartait de la ligne marxiste. La vérité est tout autre; la preuve en est fournie non seulement par la théorie, mais aussi par les faits – à condition qu’ils ne soient pas falsifiés.

De l’unité nationale à la première guerre mondiale

Les ouvrages sur le mouvement prolétarien d’Italie ne manquent pas, bien que leur lecture prête à confusion en raison de la position idéologique de leurs auteurs et que les recueils purement documentaires soient trop pesants à lire.

Nous ne donnons ici que quelques indications pour arriver rapidement à 1920.[14]

Il faut reconnaître aux anarchistes – appelés alors « communistes libertaires » et groupés avec les marxistes au sein de la Ire Internationale jusqu’en 1872 – le mérite d’avoir les premiers assumé la position historique selon laquelle, une fois terminée la lutte pour l’indépendance nationale et acquise la victoire de la bourgeoisie libérale, les ouvriers ne devaient pas s’abandonner à l’euphorie, mais considérer leur alliée de la veille comme leur ennemi. Il est évident que c’est la position marxiste historique, tout comme la thèse suivant laquelle le nouveau heurt social ne devait pas avoir un caractère défensif, mais offensif : lutte insurrectionnelle et guerre civile. On pourrait dire qu’il s’agissait d’une tentative insuffisante toutefois sur le plan théorique et organisatif, de passer sans délai, dès le lendemain de la victoire de la bourgeoisie, au combat contre l’ex alliée pour la conquête du pouvoir comme le voulait Marx en 1848, et comme le réalisa Lénine en 1917.

En Italie, les luttes étaient locales, régionales, conduites par des bandes qui échouèrent dans leur héroïque tentative d’attaquer les préfectures de police des grands centres, et furent devancées dans les campagnes par la répression impitoyable de l’État bourgeois. La tradition des marxistes de Gauche ne peut se rattacher à cet extrémisme de type conspirateur et, en un certain sens, « blanquiste ». La lettre d’Engels à la « Plèbe » de Pavie (« De l’autorité », 1873) donne la position correcte. La révolution n’a pas seulement besoin d’hommes audacieux et d’armes, mais encore d’une organisation de Parti centralisé nationalement, prête à agir comme une armée disciplinée dans la guerre civile, afin d’ériger un État prolétarien après la destruction de l’État bourgeois. A l’origine, en 1870, nous nous sommes avec raison, appelés des « communistes autoritaires ». Ce fut une erreur théorique (et qui montre que la précision des termes et la rigueur des formules sont une nécessité vitale pour le mouvement révolutionnaire) d’abandonner le qualificatif « autoritaires » pour celui de « légalitaires ». Dans les dernières décennies du 19ème siècle, celui-ci entraîna à la pratique des partis socialistes qui, comme les margoulins de Moscou, voyaient dans les élections et le Parlement un moyen de classe pour la conquête du pouvoir.

En 1892, au Congrès de Gènes, les socialistes se séparèrent des anarchistes sur la question de la « conquête des pouvoirs publics ». Lorsqu’au Congrès de Bologne de 1919 nous avons soutenu que l’adhésion à la 3ème Internationale commandait que l’on modifie cette formule, le vieux Lazzari s’efforça de prouver qu’elle n’excluait pas la prise insurrectionnelle du pouvoir. Comme le fit remarquer notre camarade Verdaro, cet attachement de Lazzari à l’ancien programme s’expliquait par le fait qu’il en était un des rédacteurs. Lazzari avait longtemps lutté contre les réformistes mais durant la guerre, et dès avant 1917, nous avons dénoncé son centrisme, semblable à celui que Lénine reprochait à Kautsky. Il n’en est pas moins certain qu’un Lazzari était beaucoup plus « a gauche » que les « communistes » d’aujourd’hui.

Au tournant du siècle, alors que les anarchistes se cantonnaient dans l’individualisme comme doctrine, et dans l’attentat comme méthode, les socialistes italiens se divisèrent de plus en plus nettement, comme dans toute l’Europe, en réformistes et révolutionnaires. Il est inutile d’insister sur le fait que les réformistes étaient des évolutionnistes et reniaient le principe de la révolution sociale comme seule voie menant au socialisme; l’aile révolutionnaire ne revendiquait pas clairement la dictature, mais pour eux l’activité parlementaire était uniquement un moyen d’agitation sur la base de la lutte des classes, excluant non seulement la possibilité d’entrer dans les gouvernements bourgeois, mais aussi celle de faire bloc avec les oppositions parlementaires de gauche.

L’intransigeance à l’égard des élections était un modeste banc d’essai en ces temps idylliques qui ne laissaient pas prévoir la terrible et proche explosion de la première guerre mondiale. Toutefois, en Italie, la Gauche marxiste progressa jusqu’en 1914. Elle s’affirma très nettement dans la lutte contre l’affiliation à la franc-maçonnerie et dans la liquidation du vulgaire anti-cléricalisme petit-bourgeois de l’époque. Mais la meilleure confirmation de la justesse de sa théorie, au sens où Lénine l’entendait, fut la position qu’elle adopta face au syndicalisme révolutionnaire propagé par l’école française de Sorel, et qui avait la faveur des courants anarchistes.

En réaction « infantile de gauche » à la dégénérescence parlementariste et collaborationniste des partis socialistes d’alors, les soréliens niaient le Parti et les élections. Ils revendiquaient la violence de classe et l’insurrection, mais voyaient dans celle-ci la fin de l’État en général. Pour eux, action directe signifiait affrontement du prolétariat organisé dans les syndicats et armé de la grève générale avec l’État bourgeois, qui, selon la conception anarchiste, devait disparaître dans la bataille, sans céder la place a un État ouvrier bien défini.

Au cours de la première décennie de ce siècle, où les syndicalistes quittèrent le Parti et la Confédération générale du travail, la Gauche socialiste fit une critique radicale de ces erreurs immédiatistes. D’après Lénine, la forme apte à se remplir du contenu révolutionnaire est le parti politique, et non le syndicat. Dans le syndicat se développe l’esprit de catégorie, et dans le syndicalisme des conseils d’usine, né plus tard, l’esprit encore plus borné de « l’entreprise ». Ce n’est que dans le Parti que l’on parvient à l’unité de la lutte non seulement nationale mais mondiale. Et c’est de l’« infantilisme » que de tirer de la dégénérescence du parti et de ses députés une leçon d’apolitisme et d’anti-partisme, qui, plus que l’abstentionnisme électoral, fait renoncer à la dynamique révolutionnaire, qui elle, est politique, parce que la guerre armée entre les classes est par excellence un acte politique. Les syndicats aussi avaient dégénéré, en s’orientant vers le pire des minimalismes et la pratique des modestes conquêtes, et ils avaient provoqué l’abâtardissement parlementaire. Mais cela ne justifiait pas la scission syndicale. Ces positions, adoptées après la guerre par la 3ème Internationale, étaient déjà bien claires avant pour nous en Italie.

La question du Parti et celle de l’État avaient été énoncées sans équivoque. Les textes des Congrès de 1912 et de 1914 en font foi. Les syndicalistes se vantaient d’être anti-étatistes; il leur fut plus d’une fois répondu, dans nos journaux du mouvement de jeunesse. que nous aussi, socialistes révolutionnaires, nous étions contre l’État – en ce sens que nous voulions renverser le pouvoir existant et parvenir à l’extinction de tout État après que, sous une forme nouvelle, il aurait servi au prolétariat pendant la période historique de transformation sociale. Comme exemple de cette position, nous pouvons citer le discours de Franco Giarlantini au congres d’Ancône, où il développa ce thème qui n’était pourtant pas d’« actualité ».

La guerre de 1914

L’histoire de ces années est bien connue, même des plus jeunes. L’attitude du parti socialiste italien fut bien différente de celle, désastreuse, des socialistes français, allemands, autrichiens et anglais. Cela tint au fait que l’Italie ne fut entraînée dans la guerre qu’avec neuf mois de retard; mais on a bien le droit d’affirmer, comme pour le parti bolchevik, que la lutte menée par l’aile gauche marxiste contre les erreurs doctrinales de droite et de gauche (réformistes et anarchisantes, que nous avons toujours définies comme les deux faces d’une même erreur petite-bourgeoise) eut des effets utiles. Un article, écrit par l’un des nôtres dans l’« Avanti ! » du 13 juillet 1913 luttait contre les partisans de l’abstention aux élections politiques imminentes; il était intitulé : « Contre l’abstentionnisme ! ».

Au sein du Parti dont l’énorme majorité était contre la guerre, surgit une dangereuse tendance centriste qui fut aussitôt dénoncée – comme le montrent les articles de l’« Avanti ! » pourtant soumis à la censure – et elle fut combattue entre autres dans les assemblées de Rome (1916), de Florence (1917) où la Gauche se délimita nettement. En lisant ces articles (cf. « Storia della Sinistra »), on constate qu’avant même la publication des thèses Lénine-Zinoviev et les réunions internationales de Zimmerwald, nous avions affirmé la nécessité de la scission internationale qui aura lieu après la guerre, et même dans le Parti italien « non traître ».

La Gauche ne se borna pas à condamner la formule des droitiers qui était de subir le fait accompli de l’intervention de l’Italie dans la guerre et de se consacrer à une œuvre de « croix-rouge civile »; ni d’attaquer cette droite lorsque, au lendemain de l’invasion autrichienne à Caporetto, elle adopta une position de défense de la patrie. Elle désavoua la direction pour son mot d’ordre douteux « ni adhérer ni saboter ». La Gauche défendit le défaitisme révolutionnaire dans la guerre, avant même que Lénine en ait parlé.

Déjà en novembre 1914, nous parlions dans un article d’une « nouvelle Internationale ayant un programme nettement communiste ». En mai 1917, la Gauche s’insurgea contre une motion de la direction qui voyait la situation modifiée – l’habituelle maladie des « tournants » – du fait du message de guerre de Wilson et de la chute du tsar en Russie, ce qui redonnait un vernis « démocratique » au camp impérialiste occidental. Dès ce moment, Serrati s’inquiéta de la « rupture » vers laquelle nous tendions et à laquelle il devait s’opposer, et continua à s’opposer en 1919 et en 1920, c’est-à-dire au moment décisif.

Il ne s’agit pas de faire ici étalage de nos mérites, mais de montrer comment évolua la situation historique en Italie.

Le congrès de 1919 et les élections

Les matériaux assez intéressants, confirmant ce que nous allons exposer, se trouvent dans le compte-rendu, très difficile à trouver aujourd’hui, du Congrès du Parti socialiste italien réuni à Bologne en octobre 1919. Dans tous les discours de la fraction communiste abstentionniste – minoritaire en face du groupe maximaliste, prépondérant, et de la tendance réformiste qui s’intitulait, comme à l’ordinaire, d’unité et de concentration –, deux points furent traités à fond : l’unité du Parti devenue un boulet aux pieds du prolétariat impatient d’entrer dans la lutte, et les élections générales imminentes qui, nous l’avions prévu, allaient faire dévier les énergies de classe vers la légalité, énergies qu’un Parti n’ayant pas un caractère hybride aurait pu mener vers de grands succès révolutionnaires.

Si les maximalistes repoussèrent l’idée d’une scission, ce fut justement pour ne pas compromettre la campagne électorale. C’est l’occasion de faire connaître un fait de la plus haute importance. Durant la séance publique, nous déclarâmes que la motion de la fraction maximaliste (celle de Serrati à laquelle adhérèrent Bombacci, Gennari, Graziadei, Gramsci et tous ceux qui, après le Congrès de Livourne en 1921, se rangèrent à nos côtés) était très proche, dans sa partie programmatique et théorique, de la nôtre, qui était entièrement sur la plateforme de la 3ème Internationale; il ne restait donc qu’une seule divergence : la participation aux élections et l’exclusion du Parti des militants qui n’acceptaient pas le nouveau programme. Sans nous référer maintenant aux décisions du Congrès de 1920 qui sanctionnèrent la scission tout en se prononçant, comme on le sait, pour la participation au Parlement, il y a un fait qui, naturellement, ne figure pas au procès-verbal : avant le vote, les dirigeants de la fraction abstentionniste firent un pas vers les maximalistes en leur offrant de voter ensemble avec eux, à condition que fut décidée la scission avec la droite de Turati. Or cette avance fut immédiatement repoussée : non seulement on voulait faire les élections, mais on voulait les faire avec le maximum de chances de succès, c’est-à-dire unis aux forces électorales de Turati et Cie. Il est évident que les Serratistes ne voyaient pas l’action parlementaire telle que Lénine la concevait, comme un moyen de subversion, mais en social-démocrates qui, vu la situation de l’après-guerre et la colère prolétarienne, avaient l’espoir d’emporter la majorité au Parlement. Oh ! pauvre ombre du brave Serrati ! Combien en as-tu entendus de nous d’abord, et ensuite de Gramsci et des siens, jusqu’à ce que tu te couvres la tête de cendres à Moscou-Canossa Qui eût cru que le serratisme triompherait en 1960 dans l’Internationale des charognes ! ?

La question de la scission entre ceux qui suivaient le programme communiste et ceux qui se maintenaient sur une position social-démocrate était plus importante que celle du parlementarisme et des élections italiennes, bien que celles-ci aient marqué un détournement des forces prolétariennes et auront donc, en substance, amené la victoire fasciste de la bourgeoisie.

En posant la question de la scission, nous pensions aux tragiques exemples des révolutions en Allemagne, en Bavière, en Hongrie, etc. Les textes des discours de Verdaro, de Boero et de tous nos orateurs montrent que nous expliquions comment dans ces combats – et du reste aussi au cours de la lutte victorieuse en Russie – les adversaires du programme communiste de la dictature du prolétariat étaient passes aux côtés de la bourgeoisie au moment du choc, que nous voyions très proche en Italie. Nous rappelions le télégramme de Lénine réclamant l’exclusion des social-démocrates du gouvernement communiste hongrois de Béla Kun, télégramme que la presse bourgeoise avait diffuse avant la chute fatale des soviets de Budapest. Nous n’avions pas encore lu alors « La Maladie infantile » où il est question de cette tragique expérience et de ses causes, mais nous étions au même diapason.

Au lendemain du vote de Bologne, nous ne sortîmes pas du Parti et, nous pliant à la discipline, nous fîmes les élections, comme du reste nous devions le faire après le Congrès de 1920 et la constitution sur cette base du Parti communiste à Livourne en 1921. Tout cela montre que notre attitude, loin d’être empreinte de rigidité doctrinale, était au contraire très « souple ». Mais, justement comme nous n’avons pas été des doctrinaires, nous pouvons aujourd’hui à bon droit demander quels ont été les résultats finaux de la manœuvre du Parti prolétarien. A Bologne et ensuite à Moscou en 1920, nous avons soutenu que la participation parlementaire était impossible sans retomber dans la conception social-démocrate de la conquête du pouvoir par le moyen du Parlement, ce qui était contraire à la conception révolutionnaire. Les faits ne nous fournissent-ils pas aujourd’hui la preuve que notre prévision était exacte ?

C’est le moment de revenir au texte de Lénine. Sa conception de la tactique nous montre un Parti qui sait ne pas être rigide en deux sens : quand il s’agit de s’allier pour un moment et par une manœuvre dont la « forme » peut être celle d’un compromis, à des forces plus ou moins distantes de lui, et quand il s’agit d’exécuter le mouvement stratégique opposé, c’est-à-dire revenir, avec plus de vigueur encore, sur la position d’attaque directe contre tous les ennemis. Le Parti qui aurait effectué ces deux manœuvres avec succès pourrait se vanter d’avoir compris et appliqué dialectiquement la consigne léniniste.

Mais à quoi assistons-nous aujourd’hui ? Nul n’a fait une brève incursion dans la méthode parlementaire pour retourner ensuite, avec une violence redoublée, à l’assaut révolutionnaire. Au contraire, le mouvement s’est enfoncé jusqu’au cou, s’est englué dans l’idolâtrie démocratique et les pratiques parlementaires. Lénine a expliqué, en revanche, que la force des bolcheviks avait été d’avoir su pratiquer, avec une égale détermination, la tactique de la présence à la Douma et celle de son boycottage.

Voici, précisément, le cas ou Lénine justifie le boycottage « lorsqu’en août 1905, le tsar proclama la convocation d’un parlement consultatif, les bolcheviks, à l’encontre de tous les partis d’opposition, à l’encontre des mencheviks, proclamèrent le boycottage de ce parlement et la révolution d’Octobre 1905 le balaya effectivement. A cette époque, le boycottage fut juste, non point parce qu’il est juste en général de ne pas participer aux parlements réactionnaires, mais parce qu’on avait exactement jugé la situation objective de nature à changer rapidement la vague de grèves en grève politique, puis en grève révolutionnaire et enfin en insurrection. » (p. 29. Souligné par nous. N.d.R.)

Nous n’avons jamais soutenu qu’il ne faut pas participer aux Parlements réactionnaires : ce sont les Parlements démocratiques qui nous font horreur ! Dès la fin du Congrès de Bologne, Verdaro abordait la question en disant que la participation était logique dans une Douma réactionnaire où les députés étaient déportés en Sibérie. Et lorsque, par exemple, les députés communistes, au moment de l’assassinat de Matteotti, participèrent au boycottage du Parlement fasciste en se retirant sur l’Aventin, ce fut la Gauche qui exigea de la direction du Parti communiste, passée de nos mains a celles de Gramsci-Togliatti, qu’elle réparât cette grave erreur en renvoyant les députés communistes à la Chambre, d’où les fascistes les expulsèrent par la force !

Sur la base de cette explication de Lénine qui, à la page suivante, qualifie d’erreur le boycottage de 1906 et de 1907, parce que la situation s’était refroidie, nous voulons tirer la comparaison avec l’Italie de 1919. Pas de doctrinarisme donc : nous examinons les situations, ce que l’on nous a toujours accuse de ne pas savoir, ni de vouloir faire. Mais notre thèse est la suivante : on n’évalue bien les situations qu’à condition de prendre pour base une théorie immuable.

Les réalités du premier après-guerre italien

Bien qu’elle eût abouti à la victoire nationale et non à la défaite, la guerre qui s’est terminée en 1918 avait été plus dure pour le prolétariat que celle de 1940–45. Après avoir laisse sur le Carso, dans douze folles batailles, six cent mille cadavres, les soldats italiens firent la grève militaire à Caporetto. Comme il est de tradition dans les « triomphes » de la bourgeoisie italienne, avide et timorée, ce furent les événements extérieurs qui changèrent en sa faveur le cours de la guerre. Le Parti socialiste qui était resté fièrement oppose a celle-ci, jouissait parmi les masses d’une immense popularité qui fut sauvegardée parce que, entre autres, nous de la gauche, nous avions empêché les parlementaires de s’embourber dans le social-patriotisme vers lequel ils tendaient en 1917.

Il était évident que la consultation électorale serait un revers pour les interventionnistes, qui étaient un ramassis infect de nationalistes pro-autrichiens, francs-maçons, républicains, mussoliniens et autres déchets du mouvement socialiste. Non seulement la haine des ouvriers pesait sur eux, mais la bourgeoisie même, qui craignait la fureur de la classe ouvrière, visait à se défaire des responsabilités de la guerre et vantait l’opposition à la guerre de gens comme Giolitti, Nitti – grand régisseur des élections annoncées pour l’automne 1919 – et des catholiques populaires (les démocrates-chrétiens d’aujourd’hui). C’est ce qui jetait la base pour une opposition fasciste bourgeoise, qui fut amenée à se fabriquer un programme de lutte extra-parlementaire. Ce que nous avions dit à Bologne montre que nous avions compris la situation telle qu’elle se présentait en Italie le fascisme eut la partie belle et remporta finalement la victoire, car nous, prolétaires, nous étions passés avec toutes nos forces sur le terrain de la légalité, alors que dans la rue nous étions alors les plus forts. Nitti, Giolitti, Bonomi firent le reste, ainsi que l’histoire le rapporte.

Nous étions les plus forts, parce que les vagues de grèves revendicatives de catégorie commençaient à déferler d’une façon de plus en plus ample, mais aussi du fait que les masses ouvrières sentaient que les résultats seraient maigres et précaires si l’on ne passait pas sur le terrain politique (le développement de Lénine était précisément grève générale politique, grève révolutionnaire, insurrection en vue de la prise du pouvoir). A Bologne déjà, nous avions parlé du fascisme pour poser l’alternative léniniste : dictature du prolétariat ou dictature de la bourgeoisie. Elle était valable pour toute l’Europe, c’était bien vrai. Mais nous insistions avec force sur la nécessité du Parti révolutionnaire.

Voici comment la situation se présentait alors : les fascistes – c’est-à-dire les ex-interventionnistes – faisaient leur propagande dans les rues en proclamant que les nôtres, les rouges, sifflaient les anciens combattants et arrachaient les décorations de la poitrine des mutilés de guerre. (Telle était profonde l’indignation prolétarienne contre la guerre, comme on le voit. Aujourd’hui, on élève sur le pavois les décorés des deux guerres – les fascistes aussi bien que les résistants – et on les gratifie tous des mêmes minauderies hypocrites). Les industriels et les propriétaires fonciers, menacés par la vague des revendications syndicales, applaudissaient aux excitations et aux premières provocations fascistes. Et même si la police obéissait à Nitti, que d’Annunzio traitait de « fayot », elle se préparait tout doucement à l’évolution qui suivit en août 1922, l’armée et la flicaille donnèrent la victoire aux bandes fascistes en dépit de la démocratie, maîtresse de son stupide Parlement.

C’était alors le moment décisif, car les grandes vagues du mouvement de classe, comme l’occupation des usines de 1920, étaient encore à venir. C’est tout de suite après la fin de la guerre qu’il fallait épurer le parti, et cesser de consulter dans les tournants décisifs cette Direction, ce groupe parlementaire et cette Confédération du travail qui, tant de fois, ont réussi a éviter l’éclatement des luttes.

Se lancer en 1919 dans les grandes saturnales électorales signifiait enlever tout obstacle sur la route du fascisme qui, pendant que les masses étaient chloroformées dans l’attente de la grande épreuve parlementaire, brûlait, lui, les étapes et se préparait à venger les affronts subis par les prétendus héros de la guerre bourgeoise.

La victoire, l’élection de cent cinquante députés socialistes, fut acquise au prix du reflux du mouvement insurrectionnel et de la grève générale politique, de la remise en question des conquêtes revendicatives elles-mêmes, et la classe bourgeoise tout entière – y compris la moyenne et la petite bourgeoisie, ce bouillon de culture de la vermine fasciste, hier et aujourd’hui, en Italie et ailleurs – remporta la partie sur nous. Il était tard à Livourne pour la scission; il l’était plus encore, après la marche sur Rome, pour espérer repêcher, avec Serrati, le Parti socialiste, l’« Avanti ! », etc. – mais c’est là une autre question.

Un méchant petit écrit a été publié récemment par l’« Unità » à l’usage des jeunes une histoire du Parti communiste d’Italie. On y rappelle qu’à un certain moment (entre le Congrès de Bologne et celui de Livourne), lors de l’isolement d’un de ces vastes mouvements du prolétariat turinois auquel toute l’Italie aurait dû répondre, mais qui une fois de plus avorta, la section de la fraction abstentionniste (majorité locale) demanda au Comité central de la fraction de décider la scission immédiate et la fondation du Parti Communiste. Le groupe de l’« Ordine Nuovo » commença à comprendre, peut-être, l’énorme erreur qu’il avait commise à Bologne en votant pour l’unité en vue des élections.

Plusieurs fois, on nous a demandé pourquoi nous n’avions pas fait la scission dès après le Congrès de Bologne.

Nous avons déjà dit que Lénine lui-même ne se serait pas étonné si elle s’était produite. Dans « La Maladie infantile du communisme », par deux fois, dans une note et dans l’Annexe, il parle des abstentionnistes italiens; il dit qu’ils ont tort de ne pas vouloir aller au Parlement, mais qu’ils sont les seuls à avoir raison en exigeant que l’on se sépare des réformistes et des kautskystes d’Italie, et cela il l’affirme avec une grande force. Si nous disons qu’il aurait applaudi à une scission que nous aurions faite plus tôt, c’est en nous basant sur le passage qui se trouve précisément au début de l’Annexe sous le titre : « La scission des communistes allemands ».

Unité ou scission ?

Lénine y dit : « La scission du Parti communiste en Allemagne est maintenant un fait accompli. Les ‹ communistes de gauche › ou ‹ opposition de principe › ont constitué un ‹ Parti communiste ouvrier › par opposition au ‹ Parti communiste › ! En Italie aussi nous marchons, semble-t-il, à un schisme, je dis : semble-t-il, parce que je ne possède que deux numéros complémentaires, les numéros 7 et 8 du journal de gauche ‹ Il Soviet › où est ouvertement envisagée la possibilité et la nécessité de ce schisme, et où il est parlé également d’un congrès de la fraction abstentionniste, c’est-à-dire hostile à la participation au parlement, fraction qui fait jusqu’à présent partie du Parti Socialiste italien. » (p. 105)

Cette annexe de Lénine date du 12 mai 1920, les numéros de « Il Soviet » qu’il mentionne sont de mars. La conférence qu’il appelle congrès, eut lieu à Florence au printemps; elle ne décida pas la sortie du Parti, car on voulait attendre la décision de l’Internationale. Avons nous eu tort ou raison ? Cette question n’a pas de sens; il en fut ainsi.

Lénine continue : « On peut craindre que le schisme des « gauches », des antiparlementaires (souvent aussi antipolitiques, adversaires de tout parti politique et de l’action dans les organisations professionnelles) ne devienne un phénomène international, comme la scission avec les centristes, kautskiens, longuettistes, indépendants, etc. Admettons qu’il en soit ainsi. Un schisme vaut toujours mieux qu’une situation confuse entravant le développement doctrinal, théorique et révolutionnaire du Parti, comme aussi sa croissance et son travail pratique réellement organisé et harmonieux, préparant réellement la dictature du prolétariat. » (souligne par nous)

Le texte continue en prophétisant qu’une semblable scission serait suivie d’une fusion – a la différence d’une scission du côté de la droite – en un Parti unique (on trouve cette formule par deux fois à la fin du dernier alinéa du paragraphe) de tous les membres du mouvement ouvrier, partisans du pouvoir des soviets et de la dictature du prolétariat.

Voici ce que pensent aujourd’hui de la « scission » les porcs de Moscou, qui prétendent suivre fidèlement la ligne léniniste : « Le principal obstacle qui s’oppose à la lutte de la classe ouvrière en vue d’atteindre ses propres objectifs (parmi lesquels on ne compte plus la dictature, où la violence est remplacée par la « voie pacifique », la guerre et les soviets par la conquête des parlements, N.d.R.) continue d’être la scission dans ses rangs. » (« Unità » , 6 décembre 1960). Suit un chaleureux appel à l’alliance, non avec les centristes, mais avec les social-démocrates avérés de droite.

Voilà en ce qui concerne les partis; quant aux classes, on va désormais jusqu’à faire du pied à la bourgeoisie moyenne. Tel est l’usage que l’on fait, en 1960; du classique ouvrage de Lénine !

L’immédiatisme ordinoviste

Le péril que Lénine qualifiait en 1920 des mots devenus par la suite classiques : infantilisme et doctrinarisme de gauche, aboutit à méconnaître que le contenu révolutionnaire doit imprégner deux formes d’organisation éminemment politiques centralisées : le Parti de classe et l’État de classe. Partir du fait que les partis politiques, non seulement bourgeois, mais encore ouvriers, ont pratiqué une politique contre-révolutionnaire en 1914, pour en conclure comme les extrémistes allemands, au refus du parti, c’est vraiment s’abandonner à une mythologie infantile et antihistorique. Une erreur analogue, propre aux libertaires, est de déduire de la fonction contre-révolutionnaire de l’État bourgeois le refus de la forme étatique. Ce serait une erreur semblable que de reprocher à Lénine (et à Marx) d’avoir défendu la révolution autoritaire, sous prétexte que l’État russe a dégénéré.

Ce qui constitue véritablement l’unité (qualitative avant que d’être quantitative) de la lutte prolétarienne, dans l’espace et dans le temps, ne peut être rendu effectif que par un Parti – pas par un Parti quelconque, évidemment.

Ce n’est que sur la base politique qu’il est possible de dépasser les différences de situations et d’intérêts des travailleurs divises en catégories, entreprises, industries, régions et nations, bien que leur somme statistique soit la froide image de la classe. La base politique et le parti permettent seuls, selon la définition classique d’Engels, de subordonner au mouvement général les intérêts momentanés des groupes prolétariens.

Le groupe appelé « Ordine Nuovo », né durant la première guerre mondiale et qu’une propagande bien orchestrée cherche à présenter comme le courant véritablement marxiste et léniniste, est né sur des positions erronées, celles-là mêmes qui niaient ou ignoraient le rôle fondamental du Parti et de l’État.

La chronique politique explique pourquoi, dès la fin de 1920, l’Internationale Communiste considéra ce groupe comme orthodoxe. Étant donné la polémique sur l’action parlementaire, au 2e Congrès on devait se demander s’il existait en Italie un courant partageant le point de vue de l’Internationale et admettant le mot d’ordre de la scission. Le groupe de Turin (il n’avait pas alors de base nationale) n’était pas représenté à Moscou le délégué des abstentionnistes expliqua objectivement ce qu’étaient le mouvement des conseils d’usine et la revue « Ordine Nuovo ». Les thèses publiées dans cette revue et présentées sous le nom d’« Ordine Nuovo » étaient en réalité le résultat d’un accord conclu à Turin entre la majorité ouvrière abstentionniste et les jeunes étudiants groupés autour de la revue. La question des défauts du parti socialiste italien et de la nécessité de la rupture fut l’apport des abstentionnistes, qui répétaient ce mot d’ordre depuis 1919.

Mais ce n’est pas le moment de la chronique. Le développement de la situation d’alors et de toute la suite permet de voir que le schéma que nous dirons de Gramsci était de nature immédiatiste et représentait une position petite-bourgeoise de gauche non-marxiste.

La perspective de l’« Ordine Nuovo » vint de l’orientation de jeunes intellectuels, jusqu’alors étrangers aux partis et au prolétariat, qui, observant les brillantes usines turinoise de l’extérieur, ne surent pas y voir les bagnes qu’elles étaient pour Marx; au contraire, ils y découvrirent un modèle pour l’Italie « arriérée » de l’époque. Ce serait de l’ouvriérisme même si l’idée provenait du salarié pur, qui voyant l’usine de l’intérieur, penserait que l’objectif de classe est de la conquérir et de la gérer, sans découvrir l’entrelacement et la connexion de l’entreprise avec le monde extérieur qui posent comme conflit final la lutte entre la dictature mondiale du capital et la dictature mondiale du prolétariat. L’ouvriérisme de ces jeunes, intelligents et studieux, était un ouvriérisme « extraverti » et vraiment immédiatiste. Ils regardaient l’ouvrier comme une espèce sociale, grosse de métamorphoses particulières. Il ne leur était pas encore venu à l’idée que dans le Parti de classe – quelles qu’aient pu être ses déviations – les camarades, les militants, ont le même poids, sans considération de leur origine sociale. Seul un tel Parti, annoncé par Marx, représente la classe, fait qu’elle est une classe, et la conduit à gouverner en vue de détruire les classes, dont elle-même.

Dans le système de Gramsci – dont l’origine ne fut pas une dénonciation de la guerre qui eût effectivement rejoint celle de Lénine, mais une position ayant les mêmes caractéristiques que celle de Mussolini et orientée vers l’adhésion à la guerre démocratique –, le moyen pour éliminer les défauts de la Confédération syndicale et du Parti ne consistait pas à épurer d’abord le Parti puis de conquérir ensuite le syndicat. Non, les deux organisations devaient être vidées et abandonnées, et il fallait y substituer une nouvelle, l’ordre nouveau, le réseau des conseils d’usine.

La hiérarchie de cette élégante utopie est toute tracée elle va de l’ouvrier à l’atelier, au commissaire d’atelier, au département industriel, au comité des commissaires de l’usine, au conseil local des usines, et ainsi de suite, jusqu’au sommet. Cette nouvelle structure s’assure de fabrique en fabrique, dans un premier temps, le droit de contrôle, puis celui de gestion. C’est une sorte d’expropriation du capital par unités de base. Une vieille idée prémarxiste qui n’a rien d’historique ni de révolutionnaire !

Le Parti n’a pas d’importance; on ne se soucie donc pas de son évolution, son épuration ou des ruptures déchirantes, nationales et internationales.

L’État, non plus, n’a pas d’importance, faute de la vision réaliste de la lutte centrale pour le pouvoir unique; on s’imagine que la transformation de la société se réalise bribe par bribe, et ces bribes sont les entreprises productives. La vision des caractères de la société communiste, opposés à ceux du capitalisme, manque entièrement. Il reste un terme « socialisme d’entreprise

Toutes les exigences que l’ouvrage de Lénine présenta en insistant sur leur urgence absolue et qui ont été le thème de notre texte, restaient encore a affronter pour le mouvement de l’« Ordine Nuovo ». Celui-ci a parcouru une étrange trajectoire historique, depuis le jour où à la réunion clandestine de Florence, en novembre 1917, Gramsci assistait au débat sans intervenir autrement que par l’expression intense de ses yeux. jusqu’à la dégénérescence ultérieure du mouvement russe et international (qui peut-être ne le surprit pas moins dans les dernières années de sa vie).

Ce cycle, qui dépasse de loin les noms et les personnes, s’est terminé comme il était facile de le prévoir et comme ce fut prévu. Au milieu des convergences équivoques des années glorieuses du fascisme et de celles de la seconde guerre mondiale, l’ouvriérisme – cette erreur classique – est tombé dans l’idée de faire féconder la force prolétarienne (originale, et non miscible à l’idéalisme philosophique libérateur des esprits !) par la culture d’une « intelligentsia » pénétrée d’esprit bourgeois; et le triste parcours s’est achevé par la soumission au fétichisme petit-bourgeois le plus rance et à l’impuissance de la classe moyenne de la grandiose puissance de doctrine et d’action qui, en 1920, avait son avant-garde et son phare à Moscou.

Les objectifs avancés aujourd’hui à la place de ceux de Marx et Lénine ne sont pas le résultat de quarante ans de « marche en avant », mais le misérable rabâchage de superstitions vieilles de deux siècles, bien plus stupides aujourd’hui qu’en leur temps où elles eurent leur grandeur : Paix, Démocratie, Nation, et (l’indéfinissable) « Démocratie économique » !

Serions nous restés immobiles durant quarante années, tandis que les faussaires de Moscou enrichissaient et mettaient à jour les principes de Marx et de Lénine ? ! Mille fois non ! Cette charogne est la plus arriérée, la plus réactionnaire que l’histoire ait jamais connue. Son existence même est le symptôme le plus évident de la phase de dégénérescence que traverse l’infâme monde bourgeois; elle est la force principale qui en prolonge le déclin.

Notes :
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  1. Pour plus ample information, on pourra consulter notre ouvrage en langue italienne : « Storia della Sinistra comunista », dont le premier volume a été résumé en français dans les nos. 28 à 33 de « Programme Communiste », et dont le 2ème volume paru en 1972.[⤒]


Source : « Les textes du parti communiste international » № 5, « édition programme communiste » 1972. Traduit de « Il Programma Communista » 1960–61

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