Bien que nous soyons aux antipodes de la manie de l’actualité, nous avons donné une grande importance à la diffusion, vers la fin du mois de septembre de 1952, d’un écrit théorique de Staline sur les problèmes de l’économie russe et, en fin de compte, sur ceux du tournant historique mondial, et nous lui avons consacré d’amples développements, tout en mettant en évidence que les problèmes auxquels cet écrit se référait étaient les mêmes que ceux qui, depuis un certain nombre d’années, ont fait l’objet d’exposés répétés de notre part. Nous ne disons pas de recherches, ou d’apports, ou de contributions, mais d’exposés organiques de la doctrine marxiste comme doctrine complètement cristallisée. Nous avons extrait de cette doctrine, et mis en lumière, les caractères essentiels, distinctifs, du programme et de la revendication socialistes, par opposition à ceux de la société capitaliste actuelle. Staline a été conduit à traiter exactement du même sujet.
Pas plus que le grandissime maréchal, qui est à la tête de centaines de millions d’hommes, nous, qui ne sommes qu’une patrouille, n’avons été poussés par le simple désir d’ajouter un texte dans les bibliothèques.
Mais le fait est que lui, qui prétend faire le bilan d’une victoire historique éclatante de la révolution prolétarienne, ainsi que le projet de ses réalisations futures sur une bonne partie du globe, et nous, qui déclarons que nous sommes au plus bas à la suite d’un échec désastreux des forces révolutionnaires, et à la plus grande distance imaginable de la possibilité de leur retour sur la scène de l’histoire, nous avons dû traiter des mêmes questions.
Un des aspects centraux du négativisme révolutionnaire d’aujourd’hui réside dans le fait que, en raison d’un encadrement puissant, et doté d’une énorme « inertie historique », la plus grande partie de la classe qui doit être l’actrice de la révolution est bridée, et qu’elle se trouve mise à la disposition de forces et d’organismes qui, d’un côté, affectent de continuer et de représenter la seule théorie prolétarienne révolutionnaire (Marx-Engels-Lénine) et qui, de l’autre, pratiquent une activité et une politique (Staline) qui tournent le dos à la révolution et barrent l’accès et la voie aux énergies de la reprise révolutionnaire.
Le fait historique que dans la Russie soviétique – où, aux dires des bouffons du monde libre, on ne peut ouvrir la bouche si on est si peu que ce soit en désaccord avec la ligne officielle – il y ait eu en 1951 une discussion sur des problèmes, qu’on aime aujourd’hui à qualifier de fond (qui paraissent profonds tant sont superficielles les blagues sur la démocratie parfaite et sur la personne humaine), discussion qui a mis en doute les définitions mêmes du capitalisme et du socialisme, en tant que types historiques et mondiaux d’organisation économique, et qui a contraint Staline lui-même à prendre la parole afin d’essayer d’y mettre fin – ce fait historique, donc, montre, à notre avis, que le jour est proche où on se débarrassera de tout scrupule socialiste et où on abandonnera cette colossale spéculation portant sur un mouvement prolétarien qui serait encouragé et dirigé par un pouvoir capitaliste.
Et alors, l’immense appareil étant démobilisé et réduit pour tout de bon au rôle d’une énième colonne étrangère, comme tous en ont une, il faut s’attendre à ce que la barrière qui ferme le passage à la renaissance d’un mouvement communiste effectif soit levée, et que se forment des organisations et des partis que les pouvoirs impérialistes occidentaux devront craindre autrement plus que ceux qui leur mènent aujourd’hui, c’est vrai, un jeu d’enfer, mais pour la frime.
Dans le même temps, l’histoire a fait la preuve qu’elle a prononcé un jugement de faillite à propos de la politique intérieure et extérieure russe. Pour rester dans les comparaisons économiques, quand une demande de mise en faillite menace, celui qui est incriminé est tenu de présenter son bilan. Aucune réputation de sainteté et d’infaillibilité n’a pu épargner au centre russe de faire de même.
Dans l’administration d’une aussi gigantesque banqueroute, nous ne pourrions être que de petits experts-comptables. Malgré tout, nous avons effectué la révision des comptes, et grâce à la force impondérable du crayon qui additionne et qui soustrait, nous avons pu faire ressortir des déficits retentissants.
Dans le camp capitaliste, on n’a pas manqué de saisir l’importance des énonciations de Staline, qui jettent une vive lumière sur des structures essentielles, alors qu’à l’inverse ces dernières restent parfaitement invisibles dans le brouhaha cancanant des débats trompeurs du mécanisme parlementaire et pluri-partiste.
Nous ne faisons pas allusion aux commentaires immédiats, dont la durée de vie n’excède pas les habituelles 48 heures, que les journalistes professionnels consacrent aux événements de première grandeur, commentaires comme ceux auxquels ont donné libre cours la nouvelle à sensation sur le complot des médecins juifs ou bien les luttes entre deux groupes ou plus de la « clique » agaçante qui ferait la pluie et le beau temps en Russie. Nous faisons référence aux nombreux commentaires de nature économique qui se sont succédé en Occident, et dans lesquels des écrivains de tendance conservatrice ont été poussés, par nécessité, à examiner la « comparaison » entre les modes de production capitaliste et socialiste. Par une coïncidence qui n’est pas du tout étrange, dans cette même période, le régime yougoslave, qui prétend tracer sa propre voie entre l’Orient soviétique et l’Occident bourgeois, a soulevé à nouveau les mêmes questions, et s’est donné des airs de vouloir, lui, avec Tito à sa tête, s’organiser en toute cohérence selon les principes de « Marx, Engels et Lénine » !
Ce qui nous intéresse ici, c’est de bien faire le tri entre les arguments qui traitent de façon sérieuse de la structure économique et sociale réelle, et les bavardages aussi vides qu’interminables qui tournent autour de la scélératesse d’un tel ou d’un tel, ou des titres de mérite d’un tel ou d’un tel : ces bavardages se concluent toujours par des dialogues à rôles inversés entre saints et criminels, comme on a pu le voir par exemple en Italie dans la pyramidale farce qui a eu lieu lors du débat sur la manière de faire, sauf votre respect, les élections législatives.
Eh bien, en Italie justement, à Rome et ensuite à Naples, le professeur d’économie et député (apprécié à ce titre depuis quelque temps par les staliniens) Epicarmo Corbino a donné des conférences, qui se sont attirées des louanges dans le milieu bourgeois, sur le thème « Capitalisme et socialisme dans la pensée récente de Staline ».
Corbino est en politique un bourgeois comme tant d’autres, qui s’engage sur des principes pour s’en délier ensuite, selon la direction prise par le jeu des forces en présence; mais on se doit de lui donner acte que, en matière scientifique, ses vues se prêtent utilement à un examen attentif, au profit d’une claire compréhension de nos thèses marxistes, ainsi qu’il en a été pour Croce sur le terrain philosophique, terrain qui n’est d’ailleurs que l’autre face de la même discussion. C’est un libéral en politique, quelqu’un qui, par une chance rare, discute du socialisme sans se dire socialiste, et pas même semi-socialiste comme la plupart des politiciens bourgeois du centre ou de droite, qu’ils soient fascistes, catholiques ou réformistes. Si nous le prenons en considération, c’est parce que nous n’avons pas à affronter la thèse écœurante habituelle : le système capitaliste, c’est certain, est entré en crise, et un quid lui succédera; nous faisons tout ce que nous pouvons pour ôter à ce quid ses caractéristiques les plus rudes, ainsi que les éléments les plus tragiques et catastrophiques de la transition qui mène à lui. Nous nous trouvons, au contraire, face à une thèse limpide : en économie, on ne sortira jamais du mode de production fondé sur l’entreprise et sur le marché, et donc du capitalisme.
Le professeur Corbino ne discute donc pas de la question que nous, nous posons : « Capitalisme et socialisme dans l’histoire »; pour nous, l’histoire passée du premier et l’histoire à venir du second sont une certitude, et notre seul désir est de clarifier dans notre tête, et non dans celle de nos adversaires, les caractères opposés des deux systèmes (qu’on nous passe ce terme). Lui, il en discute « dans la pensée de Staline ». Malgré tout, l’occasion est bonne pour nous, puisque ce sont des faits historiques significatifs qui ont dicté la dernière formulation de Staline, et parce que, finalement, excepté la conclusion à laquelle nous arriverons, il est utile de discuter avec un « économiste classique » déclaré, du type pré-Marx ou anti-Marx.
Utile de deux façons : d’abord pour relever qu’il admet que l’économie russe décrite par Staline n’est pas, pour la qualifier selon des types définis de manière évidente, du socialisme, mais du capitalisme – et ensuite, pour montrer l’inanité de sa tentative de tracer une courbe historique future sans ruptures, au moyen de laquelle il prétend que la forme capitaliste continuera d’assurer l’équilibre des efforts et des besoins, de la production et de la consommation.
Et ceci parce que toute nouvelle preuve selon laquelle la « formule Staline » engendre plus d’efforts pour moins de bien-être que la « formule Occident », constitue, par reconnaissance implicite de notre contradicteur, une seconde preuve contre le capitalisme.
Il ne s’agit évidemment pas ici de répondre à l’honorable préopinant dans un débat démocratique ordinaire ! Avant donc de reprendre le raisonnement purement économique de Corbino, cela nous arrange de réexposer la description marxiste du socialisme de demain en nous servant d’une phrase de la dernière partie de sa conférence. Même s’il procurait une bouchée de pain de plus, le socialisme serait à repousser, non seulement parce qu’il se développe et se réalise au travers de la dictature (il est trop facile de rappeler que la société « libérale » s’est aussi réalisée au travers de la dictature), mais parce qu’il nie « la liberté fondamentale de pouvoir disposer du fruit de son travail ».
Eh bien, non seulement le socialisme abolira bien cette liberté, mais il devra le faire absolument, étant donné que, si cette liberté existait, l’espèce humaine, du fait du nombre de membres qu’elle a atteint maintenant, du fait du niveau actuel de ses exigences, même strictement physiques, ne pourrait plus survivre.
C’est là que réside toute la profondeur de la divergence entre la conception de Marx et les conceptions banales de Proudhon, de Lassalle, et de quantité d’autres, qui appellent socialisme la conquête par le travailleur du fruit de son travail, alors que, si on nous passe cette formulation paradoxale, le socialisme consiste dans la perte de ce fruit.
En effet, l’artisan et le paysan-propriétaire avaient déjà réalisé cette conquête individuelle, et ils en ont été dépouillés par le capitalisme, avec l’apparition du travail associé.
Marx insista sur ces points essentiels dans sa critique classique au programme de Gotha (1875), critique que Lénine considérait comme le pilier de toute la construction révolutionnaire. Marx y démontra que la phrase suivante, qui faisait partie du projet de programme : « le produit du travail appartient intégralement, par droit égal, à tous les membres de la société », était une phrase dictée par des concepts bourgeois banals.
Ce premier article du programme partait de la thèse suivante : le travail est la source de toute richesse. Furieux ce jour-là, Marx dit que cette phrase se trouve dans tous les abécédaires mais que c’est une ânerie. Ce qu’on veut désigner par le concept bourgeois de richesse, c’est un ensemble d’objets d’usage, de choses utiles à la consommation et à la vie de l’homme, dans le sens le plus large. Par conséquent, la nature elle aussi en produit, sans intervention du travail humain : celui-ci n’est donc qu’une force naturelle comme les autres. Nous n’attribuons pas la source des biens dont nous jouissons aujourd’hui ni à la grâce de Dieu, ni à la puissance créatrice des génies ! Aussi, ne laissons pas croire que les partisans du capitalisme sont des fétichistes du capital, et nous, uniquement des prêtres du fétiche-travail.
Marx dit toujours que l’essentiel c’est de poser le rapport tel qu’il est dans la société capitaliste actuelle. Et alors, laissez tomber les vérités universelles à la fin, et remballez votre couillonnerie de verset : « le travail est source de toute richesse et de culture »; apprenez par cœur ces thèses irréfutables : Premièrement : « Dans la mesure où le travail se développe socialement et devient ainsi source de richesse et de culture, pauvreté et désolation s’accroissent du côté des travailleurs, richesse et bien-être du côté de ceux qui ne travaillent pas. »
Après avoir repris votre souffle, apprenez le Deuxièmement : « La société capitaliste moderne crée finalement les conditions matérielles qui confèrent aux travailleurs la possibilité et l’obligation de briser cette malédiction sociale. »
Méthode historique ! Robinson, ou plutôt le Robinson du début, ne faisait rien et la nourriture lui tombait dans la bouche, sans qu’il travaille.
Puis, il trouva Vendredi et c’est le fruit du travail de Vendredi qui lui tomba dans la bouche.
Mais quand on a eu affaire à une tribu, avec assez de terre pour vivre en la travaillant, même dans la forme sociale la plus simple, il a fallu qu’elle dispose de quelques outils, et qu’elle apprenne l’existence de « stocks », en mettant de côté des semences, différentes réserves, etc.
Si à la fin de la saison, chaque « membre » de la tribu, après avoir demandé au sorcier de consulter la volonté de la divinité, avait disposé, en le bouffant, de tout le fruit de son travail, librement, ainsi que le veut Corbino, intégralement, comme l’enseignait Lassalle, ce n’est pas au bout d’une génération, mais après une année, que la tribu serait morte.
Mais venons-en à la société capitaliste, et admettons pour un instant que chacun y soit libre de disposer du fruit de son travail. Inutile de nous arrêter pour donner ici raison à Proudhon et à Lassalle : en effet, pour le prolétaire, il s’agit d’un fruit diminué de la plus-value, et pour le capitaliste, il s’agit d’un fruit augmenté des profits.
Nous en sommes à la formule qu’utiliserait Corbino : qu’il s’agisse de salaire, de traitement ou de dividende, chacun est libre, ou bien de tout consommer, ou bien d’en « épargner » une partie; et chacun est libre, soit de réaliser cette épargne sous forme de réserve pour sa consommation future (prévoyance), soit en vue de l’acquisition de moyens de production générateurs de profits (investissement). Que je doive parvenir à cette décision sur la base d’une somme de mille lires, et toi sur la base d’une somme de cent millions de lires, cela n’a aucune importance, à condition que chacun de nous sache que l’autre le fait en utilisant complètement cette liberté fondamentale.
Eh bien, cette liberté-là sera supprimée, non seulement au capitaliste (riche et cultivé grâce au travail d’autrui), mais aussi au travailleur lui-même. Corbino, vous avez raison.
Et Marx de se mettre patiemment à expliquer pourquoi « le fruit du travail » ne sera pas, dans le socialisme, dans « la société communiste », intégralement rendu au travailleur.
Revenons au concept de « travail vivant », opposé à celui de « travail mort », que nous avons rappelé dans d’autres textes en le tirant du « Manifeste », et que nous avons ravivé par de splendides citations extraites de toute l’œuvre de Marx. Ajoutons-y la formule de « travail à naître ». Le capitalisme est la forme actuelle dans laquelle un petit nombre de détenteurs de travail mort (capital constant) disposent, de par la force de la loi et du pouvoir politique, du travail vivant (capital variable), et donc fixent à leur gré ses conditions d’emploi en prélevant sur lui ce qu’ils jugent nécessaire afin « de conserver et d’accroître le travail mort » et « de s’assurer du travail à naître ».
Or il est certain que le mode de production socialiste devra lui aussi pourvoir à ces deux finalités. Et donc, nous pouvons maintenant comprendre le passage où Marx montre que le fruit du travail devra être amputé par toute une série de choses :
« Premièrement il faut défalquer un fonds destiné au remplacement des moyens de production usagés ». C’est la dette payée au « travail mort ». Les installations et les équipements innombrables, qui sont issus des efforts et des trouvailles inventives « de tous les morts », et qui représentent un cadeau, puisqu’ils nous font économiser beaucoup de travail, à production et consommation égales, s’usent et doivent être conservés, renouvelés : même les économistes classiques sont, en cette matière, aussi macabres que nous, puisqu’ils parlent de charges d’amortissement.
« Deuxièmement une fraction supplémentaire pour accroître la production. » C’est la dette envers le « travail de demain ». Non seulement le nombre d’hommes et donc de travailleurs augmente continuellement, mais de nouvelles ressources créent des besoins nouveaux. A l’époque et en langage capitalistes, cela s’appelle consacrer une partie des revenus à des investissements accrus de capital, à l’achat de nouveaux biens d’équipement. La société prendra la même mesure à l’époque socialiste, et toujours à la charge du travail actuel.
« Troisièmement un fonds de réserve ou d’assurance contre les accidents, les perturbations dues à des phénomènes naturels, etc. » Ceci représente la dette du travail vivant envers le « travail vivant », et l’économiste courant l’appelle la prime de risques.
Après cela, Marx rappelle les dépenses « publiques » d’aujourd’hui : frais généraux d’administration, assistance à ceux qui sont incapables de travailler; en somme, tout ce qui est financé aujourd’hui par les impôts, les taxes, les charges et retenues diverses.
Une fois ceci défalqué, il reste ce que le travailleur consacrera à sa consommation personnelle, en la prélevant sur le fonds social, (et voilà le fameux passage sur les deux stades) d’abord en fonction du temps de travail effectué, et ensuite à discrétion. Mais faisons une pause.
En philosophie, l’hymne à la liberté de l’esprit est de rigueur. Mais, en économie, il est certain que, si toutes ces opérations indispensables à la conservation physique de l’espèce, et en langage bourgeois, de la civilisation, étaient laissées à l’arbitraire de chaque individu, on n’aurait ni capitalisme ni socialisme, mais on aurait, qu’on nous fasse grâce du terme, un bordel. Et ensuite – c’est évident – un cimetière.
Mais il y a plus. Marx ne se moque pas seulement de l’ineptie du produit intégral du travail mais aussi de la formule de la répartition entre tous les membres de la société en parts égales. Vous, dit-il aux rédacteurs du programme, vous avez bien dit que les moyens de travail seront propriété commune. Mais l’expression fruit du travail ou produit du travail est vague et imprécise. S’agit-il de la valeur totale du produit, ou seulement de la fraction ajoutée par le travail lors de la dernière transformation ?
Produit ou fruit du travail, dit Marx, est un terme lassallien qui a brouillé des concepts économiques précis. Pour effectuer les défalcations qui ont été exposées plus haut, si l’on admet que le produit du travail signifie « objets créés par le travail », il n’attribue de sens qu’à « la totalité du produit social » qui constitue « le produit du travail de la communauté ».
Il découle de tout ceci que le socialisme n’est pas la restitution à l’ouvrier de tout le produit de son travail, formule qui serait pleinement libérale et qui plairait aux professeurs. Le socialisme réserve l’attribution, et la disposition, de tous les produits du travail social, non à des individus, non à des entreprises et unités similaires (y compris coopératives), mais à la société. Personne n’aura, en tant qu’individu, la possibilité de disposer des produits du travail de qui que ce soit, et pas même du sien.
S’il y avait propriété du travail, il y aurait propriété du capital et donc capitalisme.
Une forte proportion de personnes qui se déclarent marxistes resterait interdite devant cette thèse : le socialisme maintiendra le surtravail et ne paiera pas le travail nécessaire.
Dans le système capitaliste, où règnent le concept de valeur et la loi de la valeur, c’est-à-dire l’échange entre équivalents (et Corbino note bien que Staline, en donnant l’hospitalité à ces catégories en Russie, y accueille le capitalisme avoué), dans le système capitaliste donc, la répartition est la suivante : la valeur de tout le produit, ou masse des marchandises, est partagée en trois parts; une première part sert à restituer au capitaliste les matières et les moyens matériels (capital constant) qu’il a avancés, une seconde part (travail payé, travail nécessaire) devient le salaire du travailleur, et enfin, une troisième part constitue le profit. Du point de vue quantitatif, le profit est égal à la plus-value et, avec le salaire, il représente tout ce que le travailleur a ajouté à la valeur du produit, lequel appartient entièrement au capitaliste. Il reste donc à ce dernier le capital constant et le salaire qu’il a avancés, plus le profit, et donc un capital qui s’est accru.
Quel est, sur ce point, la proposition socialiste ? Serait-ce : laissons tout le produit au travailleur ? Cela n’aurait aucun sens puisque les travailleurs n’ont plus de capital constant à avancer depuis la fin de la période artisanale. Serait-ce alors : laissons tout le produit au capitaliste, ou à l’entreprise, ou encore à l’État capitaliste, et donnons au travailleur, en monnaie, non seulement le montant de son salaire, mais aussi une partie du profit, de façon que travail nécessaire et plus-value, à savoir salaire et plus-value, lui soient payés ?
Il y a déjà 75 ans, Marx a écrit dans le même texte : « C’est précisément en se basant là-dessus que, depuis cinquante ans et plus, les économistes ont démontré que le socialisme ne peut supprimer la misère qui est d’origine naturelle, mais ne peut que l’universaliser, la répandre du même coup sur toute la surface de la société ».
Ne restons donc pas en arrière de 125 ans, ne revenons pas au socialisme humanitaire, libéral, libertaire, en un mot, à ce que l’on pourrait bien appeler socialisme romantique, par opposition avec l’économisme classique contre lequel nous luttons. Cela peut paraître étrange, mais Staline est un socialiste romantique.
La proposition socialiste et communiste est tout autre. A la fin du cycle, on ne s’exprimera plus en termes de valeur, mais on dira simplement : la société récupère le travail de tout le monde, travail spontané si possible, et obligatoire si nécessaire; elle assure la consommation de tout le monde, consommation illimitée si possible, et contingentée si nécessaire.
Dans le cycle de transition vers le communisme inférieur (travail obligatoire) et vers le communisme supérieur (travail spontané), nous pouvons, afin de nous faire comprendre, donner la formule suivante en termes de valeur : la société socialiste, représentée par la classe prolétarienne qui assume la dictature, et par son parti, continue à prendre au travailleur le surtravail, et elle le fait passer de l’entrepreneur et de l’entreprise à la société elle-même; en outre, elle prend au travailleur le travail nécessaire, mais elle tend à le réduire progressivement grâce à la productivité croissante du travail, ce qui était impossible au capitalisme.
Messieurs les théoriciens du capitalisme, c’est ici le point central. La fraction de travail non payée, qui constitue aujourd’hui votre profit, deviendra une contribution sociale (accrue si nécessaire). Mais, si la force de travail a vu sa valeur décupler en raison des découvertes techniques, l’effort et le temps de travail devront diminuer dans le même rapport, et la partie du travail que seule vous payez aujourd’hui devra tendre vers zéro. Ce que l’homme qui travaille aura conquis, ce sont des heures, et non des illusions, de liberté. C’est ici qu’a lieu la discussion en matière économique.
Ce n’est pas la peine de nous étendre sur les thèses économiques de Corbino : d’une part, nous n’avons de lui que les comptes rendus de ses conférences, et d’autre part, dans les différents « Fili », et dans le « Dialogue », nous avons suffisamment montré que les caractères de la production et de la distribution, que Staline décrit dans son texte comme étant ceux de l’URSS d’aujourd’hui et de demain, sont de type capitaliste.
Le conférencier insistait sur le parallèle évident entre les faits économiques en Russie et dans l’Occident bourgeois. Là où règne l’échange selon la « loi de la valeur », sur la base de la production de marchandises, nous sommes en plein capitalisme. Là où on se plaint d’entreprises qui affichent des résultats déficitaires, non seulement on a la confirmation de la nature capitaliste et salariale de la production, mais on a également les jérémiades occidentales qui retentissent à propos des entreprises nationalisées, en totalité ou partiellement, qui font des pertes et qui sont maintenues à flot grâce aux subventions du Trésor public : naturellement, l’orateur y a trouvé prétexte à des tirades libérales, alors qu on sait bien l’inutilité de ces nostalgies sous toutes les latitudes.
Ni un libéral classique, ni un socialiste romantique, ne peuvent comprendre que le programme marxiste n’a pas pour objectif de rendre rentable l’entreprise, et de remplacer simplement la gestion de l’entrepreneur par celle de son personnel ou même par celle de l’État. Le programme marxiste a pour ambition de briser les limites de l’entreprise et de supprimer tout bilan monétaire. Dans la période immédiate, tant que les calculs seront effectués en monnaie ou entre équivalents, il importera peu qu’une entreprise donnée soit déficitaire, étant donné qu’on pourra allouer les matières premières et les produits selon un plan central « physique », qui sera établi rationnellement, et sans qu’il soit question de contreparties.
La preuve que nous sommes en régime capitaliste ne réside pas dans le fait que de nombreuses entreprises soient en déficit, mais dans le fait que Staline et Malenkov s’en plaignent, et d’autre part, que le plan général soit conditionné par la fameuse « rentabilité », ce qui implique que les fameux plans ne sont que des plans financiers et économiques au sens strict, et non des plans de production et de distribution évalués à l’aide de grandeurs physiques : nombre d’hommes, d’heures, de jours, de kilogrammes, de mètres cubes, de chevaux-vapeur, et ainsi de suite.
Il est intéressant de remarquer que, sur la question du marché mondial, Corbino donne la même démonstration que nous puisque l’industrie soviétique produit non seulement pour le marché intérieur, mais également pour le marché international, et que la politique économique avouée de l’URSS est de tendre à échanger ses produits sur une vaste échelle avec ceux de l’Occident, lorsqu’ils sont complémentaires, et, à l’évidence, à concurrencer ces derniers, lorsqu’ils sont similaires, de telles relations ne pourront perdurer qu’à la condition que la production russe obéisse également aux lois de l’économie classique. Il est clair que, pour la théorie libérale, si l’État peut intervenir sur le marché intérieur pour freiner et même contrecarrer les effets de la libre concurrence, il n’existe personne qui puisse faire de même sur le marché international, où, par conséquent, la loi des équivalents triomphera. Et, pour la théorie marxiste, il est clair que, sur la base de cette concurrence, on ne peut que lutter pour produire un excédent à des coûts inférieurs, en allant donc à contresens des mesures « immédiates » et « despotiques » qui ouvrent la voie au socialisme : réduire les horaires de travail et élever les salaires, et donc accroître les coûts de production, et, dans les pays développés (comme nous l’avons exposé à notre réunion de Forli), diminuer le volume de la production, en disciplinant la consommation au moyen de la contrainte.
La conclusion de Corbino est nette : la construction du socialisme dans un pays quelconque sera impossible tant qu’il existera un seul pays capitaliste de par le monde ! Pour nous, cette thèse est valide, dans ce sens que la construction du plein socialisme, et même celle du socialisme du stade inférieur, nécessiteront que soit remplie la condition suivante : le prolétariat doit être arrivé au pouvoir et avoir brisé le vieil appareil de l’État dans la majeure partie des grands pays industrialisés.
La question du marché mondial et de sa coupure en deux conduit à la question de l’alternative : émulation ou guerre, et à l’examen de la dernière thèse de Staline la guerre pourra éclater entre les États capitalistes occidentaux avant qu’elle n’éclate entre l’Amérique et la Russie. Corbino combat la thèse de Staline, que nous, au contraire, nous partageons. Quoi qu’il en soit, il pense que la troisième guerre mondiale (l’État capitaliste russe ne pourrait certainement pas s’en tenir à l’écart) ne pourra avoir lieu qu’au minimum vingt-cinq ans après la seconde (vingt et un ans se sont écoulés entre 1918 et 1939) pour des raisons de préparation technique. Mettons-nous d’accord, tous les trois, sur l’année 1970.
Le problème est de savoir si, dans ce laps de temps de dix-huit années qui nous restent, nous aurons une « alternative » révolutionnaire mondiale. Et pas une alternative électorale à la Nenni !
Il nous semble indiscutable que, si la guerre éclatait n’importe quand avant cette échéance, l’alternative révolutionnaire de classe en question n’existerait pas : il y aurait tout au plus des cinquièmes colonnes et des résistances partisanes concomitantes, avec lesquelles nous marquerions bien nos distances.
Mais la perspective qui nous intéresse, avant celle de la guerre, c’est celle de la confrontation pacifique. Corbino parle de « compétition » entre les deux économies, mais il dit ne pas pouvoir l’arbitrer. En tant qu’économiste classique et capitaliste, il voudrait le faire avec des critères de rendement, c’est-à-dire juger qui de l’Occident, dont l’économie est désormais largement contrôlée par l’État, ou de l’Orient, dont l’économie est complètement industrialiste d’État, produit le plus et à meilleur marché. Ceci est la conséquence logique du fait qu’on ait recours aux mêmes marchés, en vue de la « compétition ». En réalité, Corbino semble vouloir comparer aussi le niveau de vie moyen et celui des masses, mais il affirme que les statistiques font défaut du côté de l’Est.
Corbino conteste la thèse de Staline selon laquelle la restriction de la sphère d’action du bloc impérialiste occidental contraindra celui-ci à diminuer sa production et à tomber dans des crises internes. Truman également, dans son discours d’adieu « au coin du feu », a voulu faire des prévisions optimistes sur le capitalisme, et il a affirmé qu’en dix ans de paix, l’Amérique, bien que menant une importante politique de préparation à la guerre, verra croître sa production de 40%, jusqu’à 500 milliards de dollars, avec une armée industrielle qui passera de 76 à 90 millions de travailleurs au sens large. Le niveau de vie moyen s’établirait donc, de ce fait, à presque deux millions de lires par habitant, soit dix fois environ le niveau de vie italien actuel. Truman admet qu’on pourra, grâce à l’emploi de meilleurs outils de production, abaisser un peu l’horaire hebdomadaire de travail.
Voilà le point important : lequel des deux systèmes abaisse le plus rapidement l’horaire hebdomadaire de travail ? Corbino dit qu’il faudrait connaître le résultat de l’application du système stalinien à l’Amérique par rapport à celui de l’application du système américain à la Russie, pour pouvoir émettre un jugement : pour l’heure, les capitalistes se vantent de ne pas accuser « un déficit d’épargne qui descendrait au-dessous de la limite de l’équilibre avec la pression démographique ». Le capitalisme soutient donc qu’il parvient à faire vivre les masses, tout en mettant suffisamment de côté afin de maintenir en état de fonctionner le travail mort, et d’investir assez pour faire manger et travailler les hommes qui viendront, le travail à naître.
Notre comparaison est différente : si la population s’accroît, la proportion de ses membres actifs s’est également accrue. Entre-temps, dans vos comparaisons portant sur des durées de dix ou trente ans, la productivité de la force de travail a plus que décuplé en raison des mutations techniques. Même si donc l’on consommait deux fois plus, on devrait travailler cinq fois moins : au contraire, au cours de ses deux siècles d’histoire, le capitalisme n’a même pas su diminuer de moitié la journée de travail qui, en régime esclavagiste, ne dépassait pas, pour des raisons humaines évidentes, 16 heures sur 24.
La comparaison serait la suivante : donnez-nous l’équipement américain et laissez-nous appliquer non pas la méthode de Staline, mais… celle de Marx. C’est alors que nous pourrions mener la comparaison avec la Russie actuelle sur le plan de la prospérité et du bien-être, et nous ne comparerions pas les coûts, les prix et les volumes de production, mais les conditions d’emploi du travail vivant, qui sont les conditions mêmes de la vie des hommes.
Tout ceci peut parfaitement bien être étudié et calculé, sans qu’on ait besoin des chiffres de la Russie, mais avec les chiffres officiels de l’Amérique, mettons ceux de 1848–1914–1929–1952, dont des synthèses, même pour les profanes, ont été fournies récemment.
Quant à la Russie, elle fait ce qu’elle peut logiquement faire, étant donné que le capitalisme n’a été battu politiquement après 1917 dans aucun autre pays : elle développe la construction du capitalisme après une révolution anti-féodale, et elle la développe conformément à l’environnement technico-économique qui correspond à cette époque mondiale.
Nous n’avons pas besoin de tous les États développés, mais il nous en faudrait au moins un, au début, qui ait la dictature prolétarienne, pour résoudre également le problème du conflit, après celui de la compétition. Il faut (selon Lénine) répondre partout à la guerre impérialiste, inter-capitaliste, par le défaitisme, et non par la guerre de partisans. Mais il n’y a pas lieu de penser à une future « guerre sainte » d’États capitalistes contre un État socialiste, car, dans notre hypothèse, le prolétariat d’un pays développé, en se consacrant non pas à des tâches capitalistes, comme les super-plans d’accroissement de la production et de l’effort de travail, mais en montrant comment on s’achemine vers un plan de production et de consommation rationnelles dès qu’on brise les limites du mercantilisme et du profit d’entreprise, suscitera dans le prolétariat des autres pays un mouvement qui aboutira à l’explosion de la guerre intérieure de classe.
Après les raisonnements chiffrés sur les possibilités de bien-être sous le capitalisme et sous le socialisme, il est de règle de terminer par une péroraison sur la noblesse de l’esprit qui, en vertu de son mépris pour la vile matière économique, décide qu’il est de sa nature de préférer, quel qu’en soit le prix, la liberté humaine aux dictatures. Si on laisse dans l’ombre la conclusion tirée du calcul scientifique, alors cette noblesse de l’esprit resplendirait de toute sa lumière au firmament de l’idéal, avec la victoire indiscutée des « valeurs » de l’Occident.
En réalité, le communisme pourrait bien réduire l’effort de travail et sa peine, augmenter la nourriture et la consommation matérielle pour tous et en toutes circonstances, il aurait cependant rogné à l’humanité les ailes qui lui permettraient de s’élever à des hauteurs inconnues, et il l’aurait éloignée de la possibilité de les sonder et d’en recevoir ses mystérieuses révélations.
Nous ne pouvons, en vérité, trouver rien de moins original, rien de plus rebattu et banal, que ce point d’arrivée qui suscite des émotions chez tous ceux qui parviennent parfaitement bien à se colleter, tous les jours, avec une matérialité certaine, au calcul de leurs perspectives de revenus.
Dans le précédent « Filo », nous avons cité un passage de Marx où apparaît l’« esprit » : c’est dans la cinglante accusation qu’il adresse au capitalisme actuel, développé et adulte, pire encore que celui « romantique » de Staline, d’exploiter bassement « le travail général de l’esprit humain ».
L’ensemble des notions, des capacités, que les générations précédentes nous ont transmises et qui se concrétisent matériellement non seulement dans les équipements qui ont une durée de vie supérieure à celle des générations et des êtres humains, mais aussi dans la possibilité de les réaliser à nouveau avec la force de travail actuelle, sont pour nous les produits de l’esprit humain. Cette accumulation incessante, non exempte de tourments et de reculs historiques, ne résulte pas du fait que chaque cerveau pensant pourrait puiser de manière contingente dans une espèce de « réservoir » métaphysique, en dehors de l’espace et du temps, qui ne mettrait en relation qu’un duo de deux personnages immatériels : le Moi « conscient » d’une part, et de l’autre l’Esprit qui s’y déverse, et qui était, depuis le début et partout, un, complet et absolu.
Du simple fait que l’homme dispose de la parole, c’est-à-dire d’un moyen plus complet – et moins pénible, comme toujours – de communiquer avec ses semblables, notre espèce n’évolue pas seulement par le perfectionnement des membres du corps humain, et aussi des cellules sensorielles et cérébrales, mais par la transmission organique de l’expérience des générations qui passent. L’ensemble de ces possibilités, de ces données, n’est que le résultat, le distillat, le concentré, des effets et des reflets de myriades d’actes physiques de vie, d’effort, de travail, de lutte, indépendamment de la conscience de leur sujet, et il s’organise en un patrimoine social général, à la constitution duquel aucun individu et aucun épisode du passé n’ont été étrangers et inutiles.
En abolissant le monopole de ce patrimoine de l’espèce, détenu par des groupes, des castes, des hiérarchies, et en introduisant, sur la base de ce patrimoine et des ressources devenues immenses après l’écriture, la presse, les sciences naturelles modernes, une réduction radicale de l’Arbeitsqual, de la peine du travail, la révolution communiste débouchera sur les résultats positifs de la fin de la spécialisation dans l’effort de travail et dans la profession. Ce seul bouleversement, parmi tous les autres bouleversements des rapports sociaux actuels, permettra, grâce à la conquête d’une longue durée de temps libre, que chaque membre de l’espèce puisse avoir accès à tout l’ensemble immense du travail général de l’espèce humaine, que les bras et les corps ont édifié depuis des millénaires.
Rien de moins monotone et uniforme, rien de plus varié et de plus grand, que cette perspective finale dont la prémisse indispensable est la bataille pour libérer le travail vivant de ses conditions inhumaines.
On ne constate pas que, dans le camp qui, à l’inverse du matérialisme, fait de la liberté de l’esprit son drapeau, on soit parvenu à l’équilibre et à la sérénité : au contraire, ils disparaissent de plus en plus. Le supplice de la chair domine de plus en plus chaque jour et, tandis qu’on exalte la personne humaine idéale, la personne physique est fauchée de plus en plus chaque jour, en quantités incroyables, par les conflits, les exactions, les exécutions et les écrasements en tout genre : si bien que les atrocités des hommes vivants, et les supplices qu’ils subissent, sont l’objet général, à notre époque et dans le monde libre, et de plus en plus, d’une littérature populaire et de divertissement.
Alors que le marxisme propose des objectifs économiques, aussi bien lointains qu’immédiats, et, ainsi que les théoriciens du camp adverse le disent, des valeurs dans tous les domaines, qui sont en opposition frontale avec ceux de la classe ennemie, l’involution du mouvement qui a pris son nom à Staline l’a entraîné jusqu’à s’identifier aux tâches économiques de cette classe, et à se réclamer comme elle du monde de l’« esprit ». En Russie, ce mouvement s’emploie à faire le capitalisme; ailleurs, il agite le drapeau de la démocratie, de la liberté, de la patrie, et même de la religion; donc, éthique bourgeoise dans les deux camps. Demeurée seule dans l’Internationale prolétarienne, la société russe a ressenti nécessairement la soif de tout ce bagage « romantique » que la révolution bourgeoise avait apporté au monde, et elle a par conséquent abandonné progressivement, sur le plan idéologique, la négation matérialiste des valeurs spirituelles si pleines d’attraits.
Le langage actuel des partis staliniens est un mélange d’invocations à l’humanité, à la justice, au droit, à la même liberté que celle de Corbino, et il n’est en rien différent de celui contre lequel le marxisme à sa naissance lutta énergiquement, en démasquant les socialismes petit-bourgeois, bourgeois, fabien et tous les autres.
Le sang, les persécutions, les complots, les procès, les déportations et peut-être à nouveau le knout, n’empêchent pas qu’on puisse définir aujourd’hui ce mouvement hybride qui infeste le prolétariat mondial comme un romantisme, dont fait partie également le culte outré et stupide des héros.
La littérature elle-même est passée de l’époque du roman rose à celle du roman noir; et ce serait une offense à la liberté sacrée de l’esprit si, en Amérique et dans ses pays satellites, on ne laissait plus les jeunes apprendre quotidiennement comment on tue, on viole et on vole, de la même façon que les impuissants s’excitent à la vue des baisers des autres.
Le romantisme bourgeois du XIXe siècle n’était pas d’ailleurs pusillanime, ni hostile à la violence du champ de bataille et des barricades. La Russie d’aujourd’hui est contrainte de copier l’économie et l’idéologie de ce siècle-là, en fait de science, de philosophie, d’esthétique « marxistes » !
Donc, au Staline (et nous ne répéterons pas pour la millième fois que, pour nous, la personne ou le nom ne sont que les symboles, par convention didactique, de facteurs collectifs moyens), présenté comme un économiste classique, puisque le professeur d’université napolitain a trouvé que ses papiers étaient parfaitement en règle, nous adjoignons, en pleine cohérence, le Staline socialiste romantique, et nous le regardons comme Marx, broussailleux et hirsute, regardait le beau cavalier Lassalle, même si découvrir également à notre grand maréchal une comtesse de Hatzfeldt, et connaître la date d’un duel derrière les murs d’un couvent, ne présentent pour nous aucun intérêt.