L'OURS ET SON GRAND ROMAN
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L'ours et son grand roman
Thèses sur la Russie
Le coup de pied dans le derrière
Hier
Recherches sur l'avenir
Les trois points de vue russes
Aujourd'hui
Le drame historique
L'épisode n'est pas nouveau
Prologue - catastrophe - épilogue
Pour les mordus du «feuilleton»
Source
Avec le Filo de la fois dernière, notre intention était de mettre en évidence le parallélisme entre d'une part la substitution, à l'intérieur de l'Union soviétique, de la tâche économique capitaliste à la tâche socialiste, et d'autre part le remplacement à l'extérieur, c'est-à-dire dans le mouvement politique qui est allié à la Russie, de la propagande et de l'idéologie communistes et marxistes par une propagande et une idéologie bourgeoises. A l'intérieur aussi bien qu'à l'extérieur, du reste, l'orthodoxie théorique qu'on affiche pour les doctrines prolétariennes est désormais étouffée par les mille manifestations de ce phénomène auquel nous avons donné la définition de «socialisme romantique» et qui se réduit, avec la circonstance aggravante de l'anachronisme, à une resucée de romantisme bourgeois.
Le développement de sa nature économique est déjà contenu dans les épisodes du «Dialogue avec Staline» et la démonstration de la correspondance inévitable entre économie et idéologie est établie dans le dernier Filo; beaucoup de camarades considèrent d'ailleurs qu'il faudrait intégrer cet article dans «Dialogue avec Staline», car il contient également une clarification supplémentaire des concepts économiques et sociaux qui se trouvent au centre du marxisme. Il convient d'observer à ce sujet qu'il serait utile que les camarades communiquent leurs impressions sur les points qui doivent être repris avec insistance ou sur ceux qu'on pourrait traiter dans des articles qui ne naissent pas d'une intention «systématique» mais de cette attention soutenue que l'on porte à la prétendue «actualité».
Le marxisme contient indiscutablement un «schéma obligé» de l'histoire; l'on doit cependant procéder avec une grande délicatesse dans la description de sa véritable ossature, car elle est revêtue par la masse multiforme de différentes manifestations accessoires. Et c'est en suivant encore une fois sa méthode, et donc la nôtre, que nous allons le confronter à fond avec la série d'événements qu'on désigne sous le nom de révolution russe, et avec l'évaluation qui en a été donnée avant et pendant son développement, dans le feu de débats violents et de luttes acharnées.
Pour la clarté de l'exposé, nous plaçons en premier le point d'arrivée de notre recherche, recherche cohérente et implicite avec la position qu'a eu depuis plus de trente ans la gauche communiste italienne, mais certainement pas facile à exprimer brièvement du fait de la mise en situation et en correspondance des événements de la Seconde Guerre mondiale et de son dénouement dans l'équilibre, ou mieux, le pseudo-équilibre politique actuel.
1) Le processus économique en cours dans les territoires de l'Union russe se définit essentiellement comme l'installation du mode de production capitaliste sous sa forme la plus moderne dans des pays à économie arriérée, rurale, féodale et asiatico-orientale.
2) L'Etat politique est certes né d'une révolution où le pouvoir féodal a été vaincu par des forces parmi lesquelles le prolétariat occupait la première place, la paysannerie la seconde et une véritable bourgeoisie était pratiquement absente; mais il s'est consolidé comme organe politique du capitalisme en raison de la faillite de la révolution politique prolétarienne en Europe.
3) Toutes les manifestations et les superstructures de ce régime coïncident fondamentalement, compte tenu des différences de temps et de lieu, avec celles de toutes les formes impétueuses et progressistes du capitalisme du cycle initial.
4) Toute la politique et la propagande des partis qui exaltent le régime russe dans les autres pays se sont vidées de leur contenu révolutionnaire de classe et représentent un ensemble d'attitudes «romantiques», dépassées et privées de vie dans le développement historique de l'Occident capitaliste.
5) L'affirmation de l'absence actuelle d'une classe bourgeoise statistiquement définissable n'est pas suffisante pour contredire les thèses précédentes, dans la mesure où c'est un fait constaté et prévu par le marxisme bien avant la révolution et où la puissance du capitalisme moderne se définit par les formes de production et non par des groupes nationaux d'individus.
6) La gestion de la grande industrie par l'Etat ne contredit en rien les thèses précédentes puisqu'elle advient sur la base du salariat et de l'échange marchand intérieur et extérieur et qu'elle est un produit de la technique industrielle moderne, appliquée de façon identique à celle de l'Occident sitôt que l'obstacle des rapports pré-bourgeois de propriété a été levé.
7) L'absence d'une forme de démocratie parlementaire n'entraîne aucune contradiction avec les thèses précédentes: cette démocratie n'est, partout où elle existe, que le masque de la dictature du capital, elle est dépassée et tend à disparaître partout où la technique productive se fonde, du fait des inventions ultérieures, sur des réseaux généraux et non des installations autonomes; et d'autre part, la dictature manifeste a été adoptée par tout capitalisme naissant et dans sa phase d'«adolescence».
8) Ceci n'autorise pas à dire que le capitalisme russe est «la même chose» que celui de tout autre pays, puisqu'il y a différence entre la phase où le capitalisme développe les forces productives et en porte l'application au-delà des anciennes limites géographiques; et celle où il exploite ces mêmes forces selon un mode purement parasitaire, alors qu'elles ont déjà atteint et dépassé depuis longtemps le niveau qui permet de les consacrer à l'«amélioration des conditions du travail vivant» (amélioration qui n'est permise qu'à la forme économique fondée seulement sur le salariat, le marché et la monnaie).
Les quatre premières thèses sont énonciatives, les quatre dernières polémiques. Elles sont nécessaires pour ces espèces de crétins se disant marxistes non-staliniens qui semblent ne pas avoir encore saisi le poids qu'ont, dans le système marxiste de doctrine, les types économiques de production et d'échange, les classes sociales qui y apparaissent et les conflits de forces politiques auxquels elles aboutissent.
Nous allons appliquer notre méthode en donnant la plus grande importance aux finalités (qui soulèvent tant d'intérêt) que se fixent l'«analyse» de ce qui arrive aujourd'hui et la «prospective» de ce qui arrivera, mais aussi aux énonciations passées portées sur ce processus: celles-ci furent émises avant que ce processus ne soit vérifié par le «corps» du parti, de l'école et de la bannière historique et sociale marxistes; de ce fait, la partie serait effectivement perdue pour nous, si nous n'apportons pas la preuve qu'on avait en main, et dans sa forme définitive depuis le début, l'arme véritable de la vision du cours historique avec son invariance puissante dans ce processus plus que séculaire. Notre doctrine n'est pas un ensemble plastique et hétérogène, c'est au contraire un élément unitaire de l'histoire, et s'il se révèle défectueux, il ne reste qu'une seule solution: succomber. Nous avons dit élément pour souligner le concept d'unité inséparable qui n'exclut pas celui d'ensemble organique de parties plus petites. Un atome contient de très nombreuses particules, mais s'il perd un électron, «il n'est plus lui-même». De même une molécule, si un atome s'échappe ou change de place; de même un cristal si l'angle d'une de ses faces varie d'une seconde d'arc. Une pierre, un rocher ou un mur restent les mêmes si on leur enlève ou leur ajoute un petit morceau. Les opportunistes veulent un parti qui reste toujours debout en pratiquant ce genre d'opérations, et en remplaçant peu à peu toute la structure. De la même façon, l'affairiste est prêt à accroître sa maison pierre à pierre (il ne tremble que de la perdre), il est prêt à la transformer en une plus importante; et cela est tout pour lui, même s'il doit à cette fin en faire une maison de thé.
Devant les grimaces habituelles de ceux à qui l'archaïque ne dit rien, il ne reste plus qu'à démontrer brièvement combien Marx et Lénine étaient partisans du Fil du Temps.
Lénine, qui est décrit comme le champion de l'élasticité du marxisme, dit en effet dans son opuscule de 1914 sur Marx: «Dans le marxisme, il n'y a rien qui ressemble au «sectarisme» compris comme une espèce de doctrine figée et fermée, née en dehors de la grand-route du développement de l'histoire mondiale». Et effectivement, nous ne pourrions soutenir l'unité invariante de cette doctrine si nous placions sa naissance arbitrairement dans le cours de la lutte historique et si nous liions son apparition à celle d'un homme, quand bien même doté d'un cerveau puissant. La doctrine historique du prolétariat moderne, celle que nous professons aujourd'hui et que nous défendons, bien décidés à ne pas même en lâcher un morceau, pouvait et devait naître il y a environ un siècle. Ni avant, ni après. Et Lénine y «croit les yeux fermés» plus que nous, puisqu'immédiatement après il s'exprime ainsi: «La doctrine de Marx est toute-puissante parce qu'elle est vraie. Elle est complète et harmonieuse et donne aux hommes une conception intégrale du monde qui ne peut se concilier avec aucune superstition, avec aucune réaction, avec aucune défense de l'oppression bourgeoise».
Une conception harmonieuse, complète et intégrale est une conception qui englobe non seulement tous les champs de phénomènes et tout le terrain géographique où vit l'espèce humaine, mais aussi tout le cycle de son développement social passé et futur; ainsi la géophysique et l'astrophysique ne diraient rien si elles déclaraient se taper la tête contre le mur de l'aujourd'hui, concept qui semble si immédiat et si sûr mais que la critique réduit facilement à guère plus qu'une superstition.
Dans les pages qui suivent, Lénine frappe fièrement sur les révisionnistes, les rénovateurs et les modificateurs de la doctrine originale. Voici quelques-unes de ses phrases, car nous ne pouvons pas reprendre tout le chapitre.
«Seule l'étude objective de l'ensemble des rapports de toutes les classes, sans exception, d'une société donnée et, par conséquent, la connaissance du degré objectif du développement de cette dernière... peut servir de base à une tactique juste de la classe d'avant-garde. En outre, toutes les classes et tous les pays sont considérés, sous un aspect non pas statique, mais dynamique, c'est-à-dire non pas en l'état d'immobilité, mais dans leur mouvement (mouvement dont les lois dérivent des conditions économiques de l'existence de chaque classe). Le mouvement est à son tour envisagé du point de vue non seulement du passé, mais aussi de l'avenir.
Dans les grands développements historiques, écrivait Marx à Engels, vingt années ne sont pas plus qu'un jour, bien que par la suite, puissent venir des années qui concentrent en elles vingt années («Correspondance» t. III, p. 127). (Lénine écrit cela avant l'heure terrible d'Octobre 1917)... D'une part, on doit mettre à profit les époques de stagnation politique, c'est-à-dire de développement dit «paisible», avançant à pas de tortue, pour accroître la conscience, la force et la combativité de la classe d'avant-garde; d'autre part, orienter tout ce travail vers le «but final» de cette classe afin de la rendre capable de remplir pratiquement de grandes tâches dans les journées «qui concentrent en elles vingt années»».
La face opposée est celle du révisionnisme, lequel veut folâtrer alors que la révolution stagne, et se terrer ou s'esquiver quand elle explose:
«Déterminer sa conduite au cas par cas, s'adapter aux événements du jour, aux tournants provoqués par de petits faits politiques, oublier les intérêts vitaux du prolétariat et les traits fondamentaux du capitalisme et de toute l'évolution du capitalisme
chaque problème plus ou moins nouveau (souligné dans le texte), chaque tournant plus ou moins inattendu et imprévu conduisent inévitablement à l'une ou à l'autre variété de révisionnisme».
«Il est tout à fait naturel - dit Lénine après le rappel des raisons économico-sociales de l'opportunisme - qu'il en soit ainsi et il en sera toujours ainsi jusqu'au développement de la révolution prolétarienne».
La série pestifère des vagues de rénovateurs et de correcteurs était donc également prévue. La description de la méthode est classique et elle convient à de nombreuses variétés de bonimenteurs qui nous affligent encore aujourd'hui et qui ne méritent qu'un coup de pied au derrière. Avec toutefois un regret bien humain, car il n'est pas possible pour tous de commuer cette peine en celle d'un siège parlementaire placé justement sous leur derrière.
Comment le marxisme voyait-il venir la révolution en Russie? Dans un appendice intéressant à son livre sur Staline, Trotsky donne un raccourci des trois «perspectives» qu'on rencontrait au sein du mouvement socialiste russe lui-même. Dans un tableau chronologique, il indique ensuite qu'une des premières «prophéties» émises sur le sujet par les socialistes occidentaux est constitué par le passage d'une lettre de Karl Marx à Sorge en date du 1er septembre 1870:
«La guerre actuelle (avec la France) conduit, ce que ces ânes de Prussiens ne savent pas voir, à une guerre entre l'Allemagne et la Russie, aussi nécessairement que la guerre de 1866 conduisait à la guerre entre la Prusse et la France. Ceci est le meilleur résultat (souligné dans Marx: nous avons déjà eu l'occasion de dédier cette citation à ceux qui ne comprennent pas la théorie du moindre mal dans l'issue de certaines guerres) que j’en attends pour l'Allemagne. D'autre part, cette guerre nr. 2 agira comme accoucheuse de la révolution sociale inévitable en Russie».
Avant de montrer comment les Russes voyaient leur révolution, tout en faisant remarquer que le mouvement socialiste européen a, dans les années pacifiques à cheval sur les deux siècles, peu traité ce problème important, il convient de rappeler à nouveau les jugements de Marx et d'Engels.
Engels eut en 1874 une polémique avec Tkatchev qu'on peut considérer comme le fondateur du parti «populiste», lequel préconisait une révolution faite uniquement par les paysans et qui se divisa ensuite en une aile terroriste et une aile de propagande publique. Tkatchev soutient que le développement social en Russie ne sera pas du même type que celui des pays de capitalisme industriel et qu'il n'y aura pas de lutte de classe entre bourgeois et prolétaires dans la mesure où, sur la base de l'organisation séculaire des artels, c'est-à-dire des communautés paysannes qui gèrent la terre en commun, les paysans s'insurgeront pour abattre le tsarisme et instituer un socialisme de la terre. Engels réfute à fond cette thèse et il y revient dans un appendice de 1894, l'année précédant celle de sa mort. Il s'appuie sur le passage de Marx dans la préface à l'édition russe du «Manifeste» qui date du 21 janvier 1872, donc postérieure à sa lettre à Sorge, et qui est également fondamentale:
«La communauté russe, cette forme de la propriété collective originelle du sol déjà en état de dissolution avancée, peut-elle se transformer immédiatement en une forme plus haute de propriété communiste ou doit-elle traverser auparavant le processus de dissolution qui caractérise le développement historique de l'Occident? La seule réponse possible aujourd'hui à cette question est la suivante: si la révolution russe donne le signal à une révolution ouvrière en Occident, de manière que l'une complète l'autre, la propriété terrienne commune russe peut devenir le point de départ d'un développement communiste».
Cette phrase bien connue et le commentaire qu'en fait Engels montrent que, déjà en 1872 (et encore plus en 1894), il n'y a aucun doute sur le fait qu'en Russie naissent un capitalisme industriel, avec le prolétariat urbain qui lui correspond, et une forme de propriété terrienne bourgeoise, à laquelle la réforme de 1861 contre la servitude de la glèbe avait partiellement ouvert le chemin. Puis, en 1877, Marx établit, dans une note du «Capital» (2), que la Russie est en train de perdre «la plus belle occasion» de sauter par-dessus «toutes les alternatives fatales du système capitaliste».
Il apparaît clairement aujourd'hui que l'industrie capitaliste s'était si bien développée en Russie que, dans les révolutions de 1905 et de 1917, les ouvriers des grandes entreprises ont eu un rôle de premier plan. Jusque-là, Marx avait donc vu juste: la Russie ne parviendra au capitalisme qu'en ayant transformé une bonne partie de ses paysans en prolétaires; par conséquent, une fois lancée dans le tourbillon capitaliste, elle devra supporter les lois inexorables de ce système, exactement comme cela advint pour les autres peuples. Et c'est tout!
Afin de prouver à nouveau notre thèse, à savoir que la Russie est soumise aujourd'hui aux lois économiques du système capitaliste, surtout du fait de l'absence de révolution socialiste en Europe, nous allons mettre en relief certains passages suggestifs du texte de Engels en question.
Engels déclare tout d'abord que, de quelque façon qu'on résolve la question de la révolution anti-tsariste, celle-ci est une exigence pour la lutte du prolétariat européen: quel qu'en soit le protagoniste, la classe paysanne, la bourgeoisie capitaliste ou le prolétariat urbain naissant, on aura toujours intérêt à collaborer à la chute du tsarisme dans la mesure où, en liquidant les derniers spectres du Moyen Age, elle dégagera le prolétariat occidental de toute alliance de classe.
Il fait remarquer que socialement, dans notre «schéma», la possibilité de souder le communisme «primitif» avec le communisme prolétarien n'était pas prévue. Le premier a existé aussi en Europe et existe en Asie. Or l'artel russe n'est pas une véritable agriculture collective:
«
la terre n'est pas cultivée en commun et le produit n'est pas partagé; au contraire, c'est la terre qui est partagée de temps en temps entre les chefs de famille et chacun cultive son lopin pour soi». Et le «kholkoze» d'aujourd'hui n'est pas communiste pour la bonne raison que l'artel ne l'était pas.
Et pour répondre à la sotte accusation: «Alors, vous voulez, comme le soutiennent les libéraux, que l'artel et sa forme administrative, le mir, soient dissous pour faire place à la propriété privée!», Engels répète que
«seule la victoire du prolétariat occidental sur la bourgeoisie, et par le fait même la substitution de la production sociale à la production capitaliste, est la condition indispensable de l'élévation de la communauté russe à ce niveau». (Du niveau local au niveau social.)
A noter l'importance de cette remarque:
«Toutes les formes de société de type gentilice qui sont apparues avant la production de marchandises et de l'échange individuel ont ceci de commun avec la société socialiste: pour certaines choses, comme les moyens de production, la propriété et l'usufruit sont mis en commun». Mais cela ne veut pas dire que la forme socialiste puisse naître de la première, si la phase marchande ne s'interpose pas entre les deux. Le fait que Staline admette formellement que dans la Russie d'aujourd'hui règnent la production de marchandises et l'échange individuel (c'est-à-dire la loi de la valeur) apparaît décisif sous cet éclairage. Historiquement, la période industrielle et marchande s'est interposée entre la société rurale de la gens et le socialisme.
La première communauté, comme au temps de Solon l'Athénien, se dissout avec le passage de l'économie naturelle à l'économie de l'argent. Nous verrons, dialectiquement, la construction du socialisme quand nous verrons la destruction de l'économie monétaire.
Entre-temps, en 1894, la révolution de type populiste n'était pas survenue, les nihilistes terroristes et anarchistes ayant plié devant la féroce police tsariste. Mais le capitalisme industriel avançait à pas de géant. Il y a ici des différences radicales avec la naissance de l'industrialisme en Occident. Les chemins de fer précèdent l'industrie parce que l'État tsariste les estime nécessaires après les défaites militaires de 1855 et 1877. C'est avec d'énormes dettes vis-à-vis de l'étranger que l'État impérial créa les industries: «Puis vinrent les subventions et les primes pour les entreprises industrielles, les droits protectionnistes...». De plus «le gouvernement fit des efforts spasmodiques pour conduire en peu d'années le développement capitaliste de la Russie à son point culminant».
Remarquons cependant qu'Engels se limite à traiter des provinces européennes de la Grande Russie. Mais de toute façon, les données économiques de 1894, si éloigné de 1917, mènent déjà à la conclusion que les lois sociales sont identiques dans tous les pays et ceci contre les prétendues théories de révolutions «originales», l'invasion des slaves pour «rajeunir» l'Europe pourrie (bon cheval de bataille de toute propagande anti-russe) et l'attente d'événements impossibles ailleurs; attente circulant aujourd'hui avec l'étiquette: construction du socialisme dans un seul pays!
«Le temps des peuples élus est passé pour toujours»... «Il arrive ce qui est possible étant donné les circonstances: ce qui se fait partout et toujours dans les pays où l'on produit des marchandises le plus souvent presque inconsciemment ou de façon complètement mécanique et sans savoir ce que l'on fait».
Venons-en à la présentation par Trotsky des tendances dans le parti social-démocrate russe, né finalement sur des bases prolétariennes et marxistes.
Droite menchévique. La révolution aura comme contenu social le passage à une économie pleinement capitaliste et ce n'est qu'après des décennies de régime bourgeois que l'on pourra parler d'une lutte pour le pouvoir du prolétariat contre les capitalistes. La force principale de la révolution contre le tsar sera la bourgeoisie que le prolétariat ne doit pas «effrayer» mais soutenir en s'engageant dans une alliance qui s'étendra jusqu'au gouvernement provisoire, lequel donnera une constitution parlementaire.
Gauche bolchévique. La bourgeoisie russe n'est absolument pas et ne sera jamais capable de lutter avec succès contre le tsarisme, pas plus que d'administrer le pays après la révolution. On ne peut toutefois pas penser à une révolution accomplie par le seul prolétariat urbain et à un gouvernement socialiste. Mais si la bourgeoisie est socialement impuissante, il faut la refuser comme allié politique dans l'insurrection et le gouvernement provisoire, et trouver un autre allié: la classe paysanne opprimée par la noblesse féodale dominante. Après l'insurrection conduite par les ouvriers dans les villes et les paysans dans les campagnes, un gouvernement apparaîtra d'où les partis bourgeois seront exclus: «la dictature démocratique des ouvriers et des paysans».
Pour comprendre brièvement cette perspective, sans pour cela citer cent passages de Lénine, Trotsky et autres, il suffit de saisir ce qui suit. Cette révolution devait être socialement une révolution «bourgeoise», car elle instaurerait la libre propriété privée de la terre et le plein capitalisme dans l'industrie. Politiquement, elle devait être démocratique dans la mesure où justement il n'y aurait pas un gouvernement de classe, mais un gouvernement du peuple: prolétaires, paysans et autres classes pauvres. Elle devait être une dictature dans la mesure où les nouveaux patrons bourgeois des terres et des usines seraient exclus de l'alliance des partis de gouvernement. Après cette révolution, la construction du socialisme n'aurait pas commencé: Lénine a dit des centaines de fois que le petit propriétaire paysan n'est ni ne peut être socialiste, et que pour créer les conditions d'un socialisme de la terre, un développement industriel aux dimensions dix fois plus grandes que celui que connaissait la Russie du temps de la révolution était nécessaire. Cependant, au sommet du programme que Lénine traçait à ce type de révolution, il y avait, en même temps que les diverses réformes de structure «sans faire moins que les fondements du capitalisme», un dernier mais pas le moindre élément: provoquer la conflagration révolutionnaire en Europe.
En conclusion: pour la révolution anti-féodale, le prolétariat a bien fait de s'allier en Occident avec la bourgeoisie audacieusement révolutionnaire. En Russie, il est également prêt à combattre pour ce but qui n'est pas le sien, mais, étant donné que - et l'histoire l'a confirmé - la bourgeoisie ne veut pas lutter, il s'alliera avec les paysans. L'alliance ouvriers-paysans a une finalité bourgeoise-démocratique et non une finalité socialiste. Mais il n'y a pas d'autre voie pour dépasser le déroulement historique.
Trotskistes-internationalistes. Egal refus de l'alliance avec la bourgeoisie libérale russe. Gouvernement dictatorial du prolétariat avec l'appui temporaire de la masse paysanne. Organisation immédiate de la lutte pour le socialisme: révolution permanente (c'était le rappel de la formule de Marx en 1848 pour l'Allemagne quand la perspective d'une victoire européenne du prolétariat semblait possible; mais dans ce cas, la succession était vue de façon plus soutenue: alliance avec la bourgeoisie et victoire avec elle; dénonciation immédiate de l'alliance et nouvelle lutte pour renverser le pouvoir bourgeois).
Mais utilisons les mots mêmes de Trotsky:
«La dictature du prolétariat qui aurait inévitablement mis à l'ordre du jour non pas les seuls objectifs démocratiques (il faut entendre: liquidation de tout vestige d'aristocratie et de boyardocratie, que ce soit Trotsky qui parle ou bien Lénine, et jamais édification de la démocratie comme point d'arrivée) mais aussi les objectifs socialistes, aurait donné dans le même temps une impulsion vigoureuse à la révolution socialiste internationale. Seule la victoire du prolétariat en Occident aurait pu protéger la Russie de la restauration bourgeoise et assurer la possibilité de lui faire réaliser l'instauration du socialisme».
Pour conclure: si aujourd'hui, dominant le vieux et sinistre capitalisme d'Europe et d'Amérique, le pouvoir, héritier de fait de l'insurrection qui renversa le tsarisme, se consacre à construire un jeune capitalisme dans son empire eurasiatique et au-delà de ses limites par trois côtés, ce fait correspond à la doctrine, à la vision et à la prévision que donnèrent avant la révolution russe quatre représentants de notre doctrine: Marx, Engels, Lénine et Trotsky.
Aujourd'hui nous ne pourrions pas suivre la ligne du programme social qu'eut le gouvernement des bolchéviks, seuls au pouvoir après la victoire d'Octobre. Ce gouvernement vécut ses grandes années dans les combats de la guerre civile et dans les gros efforts qu'il fit pour la révolution en Europe. Si nous voulions donner un classement des résultats de cette lutte qui est désignée non seulement par le nom de Lénine mais aussi par celui d'un groupe de combattants magnifiques détruit dans les événements ultérieurs, nous mettrions en premier: l'État et la Révolution; en second lieu: la Troisième Internationale; en troisième lieu: l'Octobre rouge et la défaite de la contre-révolution armée.
Ce qui nous intéresse en effet, c'est plus la possession solide du cours historique de la révolution parce qu'elle vaut pour toutes les époques et pour tous les pays, que l'état des effectifs de l'organisation révolutionnaire à un stade historique donné et que les vicissitudes d'un pouvoir local, aussi grand que soit le pays qu'il contrôle. Lénine lui-même a rappelé la pensée de Marx dans l'opuscule cité en début d'article:
«(Dans sa lettre à Kugelmann à l'époque de la Commune), il salua avec enthousiasme l'initiative révolutionnaire des masses montant à l'assaut du cieL Mais la défaite du mouvement révolutionnaire dans cette situation comme dans nombre d'autres fut, à la lumière du matérialisme dialectique de Marx, un mal moindre, du point de vue de la marche générale et de l'issue de la lutte prolétarienne, que ne l'eût été l'abandon de la position occupée, la capitulation sans combat: une telle capitulation aurait démoralisé le prolétariat, miné sa combativité».
Si le bilan actuel de la révolution russe et mondiale (les deux sont pour nous toujours inséparables dans la victoire comme dans la défaite ainsi que nous le soutenons depuis trente-cinq ans) conduit à constater que la conquête d'Octobre est perdue en tant que pouvoir absolu du seul parti prolétarien et communiste; que l'Internationale reconstruite en 1919 est complètement liquidée, reste la reconquête de la ligne du cours historique prolétarien martelée dans ses passages obligés: guerre civile, terreur rouge, destruction de la bourgeoisie, destruction du capitalisme; voilà les conditions de toujours et de partout pour une tentative quelconque.
C'est tout autrement que la question est vue par ceux qui mettent au premier plan «le personnel politique»: le parti nominalement défini, le groupe de dirigeants, le chef, le succès occasionnel dans la lutte armée ou non, la prétention qu'un nom ou une étiquette continuent, quoi qu'il en soit, à représenter la classe et sa tâche historique. Et c'est là que la ligne trotskiste, en voulant tout réduire à une affaire de palais, à une intrigue de personnes, s'est rompue sans espoir: la forme économique prolétarienne demeure, le capitalisme n'a pas repris le contrôle de la société et du pouvoir, mais une couche de bureaucrates ou un groupe, une clique d'aventuriers a volé le pouvoir au prolétariat russe! Mais alors, l'économie prolétarienne dans un seul pays et sans révolution internationale redevient-elle possible? Alors, le matérialisme de Marx ne se lit plus dans le sens que les formes de production se projettent sur le pouvoir de classe et le définissent, et leur rapport se trouve donc à contresens, pour des décennies et des décennies, dans une situation où la lutte révolutionnaire, pas plus explosive que permanente, n'éclate pas! Et n'est-ce pas renier le marxisme que d'y substituer une condamnation morale de Staline à cause de sa violence?
Si au contraire on affirme, comme nous le faisons, que Staline, le gouvernement et tout l'appareil administratif russe, sans volontés ou responsabilités du genre criminel, expriment simplement la réalité d'une tâche de diffusion de par le monde du grand type de production capitaliste et en rien celle d'une construction de rapports sociaux communistes; et si l'on prouve qu'en dehors d'une répétition scolastique et froide de notre bagage théorique, ils sont obligés chaque jour de plus en plus de se comporter de façon capitaliste aussi bien en politique qu'en diplomatie, propagande, presse, science, littérature et art; alors on reste sur la ligne marxiste. Et son point de départ se trouve dans l'examen effectif de cette tâche productive économique et sociale.
Le jour où un type, illustre ou inconnu, sera jugé pour sa responsabilité dans un viol de l'histoire, ce jour-là le véritable inculpé tramé à la barre sera le marxisme. Nous n'avons pas à rechercher de qui ce fut la faute, et encore moins de qui ce fut le mérite, mais le résultat que nous ont donné les événements, pas à nous, noms passagers et inutiles, mais à la classe prolétarienne combattante, pour qu'elle puisse savoir, lors d'un retour rouge prochain, où elle devra se battre et où elle devra finalement percer, sans exclure aucun coup et sans se limiter moralement, pour arracher de terre le système capitaliste.
Nous nous serons débarrassé de la formule vide de «pays prolétarien» où le capitalisme est dépassé mais où le gouvernement est usurpé par des traîtres, si nous observons que la révolution russe a presque accompli, socialement et sur une durée de trente-six ans, toutes les tâches économiques d'une révolution bourgeoise.
C'est pourquoi - entendons-nous bien par tous les diables! - si un Lénine nous dit: prenons le pouvoir politique pour le parti prolétarien dans un pays où les conditions sociales capitalistes font encore défaut, nous sommes d'accord. S'il nous dit: nous avons le pouvoir et en matière de socialisme, nous ne pouvons pas faire grand-chose, ou même rien du tout, uniquement assister à la croissance des forces productives capitalistes auparavant bridées, mais nous tenons fermement pour soutenir la révolution là où les forces productives sont épanouies et surabondantes, nous sommes encore d'accord. Mais cette situation historique, quand elle existe, ne peut que se résoudre rapidement dans un sens ou dans l'autre. A plus forte raison, nous ne trouverions pas étrange que, dans ce bref interrègne et avec le peu de forces restantes de la lutte politique et militaire, on fasse des plans économiques destinés à favoriser et à accélérer au maximum l'évolution retardée du féodalisme au plein capitalisme. Mais devant ces quines de plans quinquennaux comme ceux de Staline, il n'y a plus à hésiter sur cette hypothèse de transition. S'il n'y a pas de plan socialiste (et il n'y en a pas), tout est capitalisme, et l'organisation sociale, administrative et de gouvernement du pays n'a plus la moindre parcelle de caractère prolétarien. Sinon, il faudrait prendre le marxisme et le renverser cul par-dessus tête.
Un passage de Lénine (il nous importe terriblement d'invoquer Marx, en seconde main, à travers Lénine, afin d'insister sur cette invariance) nous conduit à reconstituer parfaitement les tâches économiques de la «construction du capitalisme» sur la base de ce que Marx a énoncé dans un chapitre du «Capital» sur l'accumulation primitive.
«L'expropriation et l'expulsion d'une partie de la population agricole ne libèrent pas seulement des ouvriers, leurs moyens de subsistance et leurs instruments de travail, pour le capitaliste industriel, mais elles créent aussi son marché intérieur.»
Nous avons illustré ce que Staline dit en ce qui concerne l'entrée de la Russie dans le marché mondial, processus hautement capitaliste et processus que la Russie, comme ensemble économique national, mène, c'est l'essentiel, pour la première fois.
Mais on peut dire plus. Le marché interne, sauf dans quelques provinces, n'existait pas encore en 1917 et les plans quinquennaux, à l'unisson de la réforme agraire, l'ont construit naguère. L'économie de Staline ne produit pas seulement des marchandises (comme il essaie de le démontrer en forçant la thèse que le socialisme peut continuer pendant un certain temps à donner des produits ayant le caractère de marchandises) mais elle produit des marchandises à grande échelle sur tout le territoire et pour la première fois.
La thèse d'un Staline socialiste est on ne peut plus stupide, mais celle d'un Staline agent provocateur de la réaction l'est tout autant.
L'artel ne produit pas de marchandises: ses produits sont affectés à la consommation en nature dans le périmètre étroit de la tribu collectiviste. Les produits de l'économie terrienne féodale ne sont pas non plus des marchandises; le serf donne à son maître deux choses: son produit en nature et son temps de travail. La réforme de 1861 ne supprime pas le premier aspect mais seulement le second, qui tient de l'esclavage, et elle supprime ainsi le domicile obligatoire, ce qui est, comme le fait remarquer Engels de manière magistrale, un service rendu à la possibilité de développer le capitalisme. Mais du fait que la prestation en nature des produits du lopin travaillé par le paysan demeure, il ne peut y avoir formation complète du marché interne des produits agricoles, ce qui est une condition de l'apparition du salariat à grande échelle.
C'est dans le troisième volume du Capital que Marx donne - et Lénine le mentionne - une définition essentielle de la transition qui correspond à la victoire bourgeoise: elle en constitue partiellement son prologue, tout en en représentant, après l'explosion, son plein épilogue. Ainsi en France: cahiers de doléance, c'est-à-dire revendication des paysans pauvres; incendie de la Bastille et des châteaux féodaux, c'est-à-dire grande révolution; réduction de la terre et du produit agricole à un article de commerce: code Napoléon.
«La transformation de la rente en nature en rente en argent n'est pas seulement nécessairement accompagnée, mais est aussi précédée par la formation d'une classe d'ouvriers agricoles qui ne possèdent rien et qui se louent pour de l'argent».
Cela veut dire que le saut hypothétique du communisme primitif au communisme intégral aurait bien eu lieu à condition que le produit agricole ne soit devenu ni rente en nature pour le seigneur qui n'y avait pas travaillé, ni marchandise capable de trouver un marché intérieur sur lequel elle puisse se changer en monnaie permettant ainsi de payer le loyer au propriétaire bourgeois de la terre. Dans cette hypothèse riante mais difficile, le produit du mir russe serait passé, sans système de marchés nationaux ou mondiaux, aux pays de communisme industriel qui auraient mis leurs produits manufacturés à la disposition du moujik russe.
Ceci, c'est clair, ne fut pas. Il advint «ce qu'il pouvait advenir», et l'avocat Friedrich excuse l'accusé Josif. Le membre du kholkose produit quelques aliments pour son propre compte et les mange; il cède une partie des autres à l'administration, qui les vend pour lui, afin d'acheter des produits manufacturés à l'État-industriel et il paie avec le reliquat, non pas des loyers aux patrons, mais des taxes à l'État-patron. Staline, le prolétariat, la révolution d'Octobre, qu'ils le veuillent ou non, consciemment ou «presqu'inconsciemment», ont construit le marché intérieur. Que celui qui croit que c'est un maigre résultat pense que dans la France de 550 mille kilomètres carrés, il a mis environ, de Charlemagne à Napoléon, mille ans pour naître, et qu'il s'agit aujourd'hui, sans les satellites d'Europe et d'Asie, de vingt-trois millions de kilomètres carrés.
Une fois mis en place le marché intérieur et la grande industrie d'Etat, ils déclarent, dans leur récente proclamation, entrer sur le marché mondial.
La révolution bourgeoise russe is over. C'est un fait accompli. Les crétins invétérés peuvent rire de nous - et d'elle.
Le roman de l'Ours n'a évidemment pas été narré dans tous ses épisodes, et il n'est pas fini. Il continuera nécessairement et ce sera le moment de recommander à la rédaction de l'«Unità», du fait de ses préférences romantiques en littérature, ce titre: Vingt ans après.
Source: «Il Programma Comunista», Nr.3 1953. Traduit dans «Invariance», traduction non vérifiée, se reporter au texte original.