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LE COASSEMENT DE LA PRAXIS
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Le coassement de la praxis
Une énième patrouille innovatrice
Hier
Deux visions opposées
Lassalle ressuscité
Tout vole en éclats
Aujourd'hui
Parti et classe
Du Manifeste à Que faire?
Infortune Lénine
La conscience à la mer
Une ligne droite et sûre
Source


Le coassement de la praxis

Une énième patrouille innovatrice
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Le dernier Filo, intitulé «La Batrachomyomachie», faisait référence à la revue française «Socialisme ou Barbarie» (nr 1 à nr 11, de mars-avril 1950 à novembre-décembre 1952), et à son groupuscule. A ce qu'il semble, cette petite école, constituée sur le modèle du cénacle comprenant un petit nombre d'éléments, et au sein duquel chacun est autorisé et même prié de fournir son «apport», d'effectuer sa contribution à un «libre débat» continuel, dont, par conséquent, on ne connaîtra jamais le point d'arrivée, se définit en substance par la substitution «bourgeoisie-bureaucratie» qu'elle affirme être la forme moderne du capitalisme. Cette école-là se dit «marxiste», mais elle soutient pourtant qu'il faut édifier la nouvelle théorie de cette «société de classes» où le prolétariat est exploité et dominé par la «bureaucratie», société qui se situe entre celle du capitalisme «privé» et la société socialiste, et que Marx n'avait pas prévue.

Nous ne nous sommes pas seulement proposé de démontrer que cette position ne représente pas une amélioration du marxisme, mais nous avons soutenu qu'elle en est la négation dans toutes ses parties constitutives: économie, histoire des luttes de classes, théorie matérialiste de la société humaine.

De plus, nous avons encore démontré qu'une telle contestation du marxisme n'est pas en vérité plus puissante que les contestations classiques déjà existantes, mais qu'elle emprunte la même voie que celle des positions anti-marxistes connues, et qu'elle reproduit la défense de conceptions pré-marxistes, c'est-à-dire déjà apparues avant le marxisme, et soutenues aujourd'hui par ceux qui ne sont pas parvenus, par intérêt de classe ou par impuissance, aux résultats marxistes.

Nous avons enfin illustré la différence entre cette position-là et notre position révolutionnaire en la comparant à celle qui existe entre la «Batrachomyomachie »et l'«Iliade»; dans la première, Homère, l'auteur présumé, décrit sur le mode parodique une lutte entre le royaume des Rats et celui des Grenouilles, dans laquelle toute la «théorie de la praxis» est réduite à la banalité suivante: je constate que je suis rat, et donc, dans la lutte, je choisis ma place du côté de ceux qui sont rats, et contre les grenouilles ou vice versa - dans la seconde, il raconte sur le mode épique la lutte entre les forces qui représentent deux formes historiques de la vie sociale humaine, l'asiatique et la méditerranéenne, séparées dans l'espace par des milliers de kilomètres et dans le temps par des millénaires.

La citation, que nous avons dû rappeler à ces gens qui prétendent imprudemment militer pour l'orthodoxie, - «On ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi» - s'applique évidemment aussi aux Grecs et aux Troyens; et donc, notre comparaison est pertinente, même si nous ne croyons pas, comme le chantre aveugle, que la conscience des combattants se réduisait à celle des cornes que Pâris avait plantées à Ménélas.

Le combat qu'on nous propose est donc bien une Batrachomyomachie: en effet, c'est une lutte dont les armées qui en sont les protagonistes sont artificielles et non réelles; c'est une lutte dont les buts ne s'élèvent même pas au niveau d'une croisade pour un cocu; c'est une lutte dans laquelle l'explication des forces en présence n'est pas donnée «par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et leurs rapports de production», mais est recherchée dans une analyse de la statistique sociale, statique, immobile, métaphysique, vide de sens parce qu'elle ne se réfère pas à la grande transition mondiale qui mène du capitalisme au socialisme, mais se réduit à un froid recensement des revenus et à une enquête digne de détectives privés sur des appropriations illégitimes. Tout cela prouve à l'envi qu'ils n'ont pas assimilé la première syllabe du marxisme qu'ils prétendent corriger.

Ce n'est pas que ce petit groupe ait de l'importance, mais ce qui en a beaucoup, c'est le fait que des tentatives de mise à jour de ce genre se répètent régulièrement dans l'histoire, et c'est cela qui mérite que nous poursuivions la clarification.

Hier

Deux visions opposées
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Si nous considérons que l'utilisation continue du matériel fourni par l'expérience de ces luttes passées, qui furent menées sous la forme de conflits de «tendances» et qui ont abouti à des «scissions» du mouvement, a une grande importance pour la formation du parti révolutionnaire, c'est parce que, dans des conditions et des lieux différents, sous des formes diverses, les mêmes «agressions» au corps intégral de la doctrine révolutionnaire se sont produites de manière répétée, et que cette querelle qui dure depuis longtemps a toujours eu la même issue. C'est précisément en suivant une méthode historique, et non scolastique, que nous en faisons le bilan, sur la base du rappel exact de faits acquis et certains qui permettent de se fonder sur les points d'arrivée des cycles en question, en fournissant des preuves nettement expérimentales de la justesse des lignes directrices du marxisme originel, que l'histoire a cristallisé à la seule époque où la mise en place de ses fondements pouvait et devait avoir lieu.

La première des deux façons de voir la société moderne est marquée indubitablement par la puissance de la façon de voir révolutionnaire, destructrice de tous les préjugés traditionnels: c'est pourquoi elle se sent obligée de copier certaines de ses formes, mais elle n'en est alors, de ce fait, qu'une parodie, et elle ne sert, en dernière analyse, que de terrain d'appui aux forces contre-révolutionnaires. Elle semble faire un pas au-delà de la sociologie courante, qui découle de l'idéologie bourgeoise des Lumières, et qui s'est établie, du moins théoriquement, sur les ruines de la doctrine de la société divisée en ordres (en français, états, à ne pas confondre avec le terme État, qui indique l'organe du pouvoir politique dans un pays, et que, pour des raisons de clarté, nous écrivons avec une majuscule). La théorie des bourgeois libéraux et démocrates a détruit cette «forme de production» qu'étaient les ordres, presqu'aussi impénétrables entre eux que les castes de la société antique, du fait qu'il était à peu près exclu que s'établissent entre eux des relations de production et de reproduction. Cette théorie disait: il n'y aura plus de nobles et de plébéiens, il n'y aura que des citoyens, tous égaux devant la loi, quels que soient la famille ou le lieu où ils ont vu le jour. La première des deux conceptions sociales dont nous avons parlé est parvenue à une critique embryonnaire de cette société d'égaux: elle a nié qu'elle soit composée de membres d'un type unique; elle l'a subdivisée en deux parties en se fondant sur la considération du facteur économique. N'allant guère au-delà de la distinction millénaire entre riches et pauvres, elle «nous a chipé» le terme de classe pour le réduire à une colonne de registre - alors que chez Marx il a une puissance supérieure à la production physique d'énergie par la fission nucléaire de la matière - et elle a divisé le groupe social homogène entre travailleurs et patrons, en comprenant vaguement que les intérêts des premiers étaient opposés à ceux des seconds.

S'il est vrai que les idéologues «classiques» de la bourgeoisie et de sa révolution ont tenté dans un premier temps de rejeter cette division qui établissait une démarcation entre les citoyens et au sein du peuple, il n'est pas moins vrai que l'on a reconnu bien vite de tous côtés ce fait, et ce problème, qui a fait l'objet de mille propositions, dont il n'est certainement pas question de rappeler encore une fois l'ennuyeuse rengaine, qu'elles aient été émises par les réformistes, les sociaux-chrétiens, les mazziniens, etc., et ensuite par les fascistes.

Par conséquent, ceux qui se bornent à cela: reconnaître que, dans la société industrielle moderne, il existe des classes, et qu'elles luttent entre elles pour défendre leurs intérêts, ne sortent pas désormais du camp bourgeois; et Marx protestait lorsqu'on lui attribuait la découverte des classes et de la lutte des classes.

La seconde et toute différente façon de voir, à laquelle nous avons fait allusion et dont nous nous réclamons, n'ignore évidemment pas les divergences d'intérêts, même quotidiennes et locales, ni les antagonismes entre les classes, mais elle les considère comme l'expression d'un fait plus profond et déterminant, qui s'étend à une grande partie du monde contemporain et qui se développe selon des cycles décennaux et séculaires: la lutte entre un nouveau mode de production parfaitement définissable, le mode socialiste, rendu désormais possible par le développement des forces productives, et le mode de production capitaliste actuel, défendu par les formes présentes de la production, de la propriété, de l'État.

Le but que la classe doit atteindre «préexiste» à la classe elle-même, à sa conscience et à sa volonté, car ce serait une façon de penser erronée que de les attribuer à n'importe lequel de ses membres ou à tous ses membres. Ce but se pose parce que, aujourd'hui, la production matérielle dispose de ressources techniques et scientifiques telles qu'il est possible de la développer dans des rapports tout à fait différents des rapports actuels, et que, par conséquent, ces derniers devront être brisés. C'est en cela que l'action de la classe est indispensable, mais non pas celle de toute la classe, ni même de sa majorité. En revanche, la connaissance, la conscience ou la culture, ne sont pas indispensables, et c'est non seulement une illusion mais aussi une trahison de «les sonder» dans la classe telle qu'elle est aujourd'hui: elles viendront après l'action, ou plutôt après la victoire.

La formule: «prolétaires contre bourgeois» est une formule destinée à décrire de manière marxiste la société contemporaine, mais ce n'est pas une formule marxiste de la révolution. La formule correcte est: «communisme contre capitalisme». Mais, dira-t-on, ce sont bien des hommes qui luttent entre eux! Qui le nie? Dans l'infini entrelacement de l'histoire, la forme qui meurt et celle qui naît déterminent l'alignement de leurs agents et de leurs partisans, qui luttent entre eux, mais qui ne sont informés du cours de la transition qu'à des degrés extrêmement divers. Ce n'est pas après avoir fait un cours de philosophie de l'histoire, mais après s'être engagé dans un alignement organisationnel et politique, que l'on pourra utiliser la formule «communistes contre capitalistes», si toutefois nous comprenons par capitalistes, non pas les détenteurs du capital, mais les partisans et les défenseurs du système capitaliste.

Lassalle ressuscité
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La théorie on ne peut plus étrange qui décrit une société de classes dans laquelle il y a, d'un côté les travailleurs salariés, et de l'autre une bureaucratie, ou une haute bureaucratie, et où le seul partage des revenus réside dans le fait que la plus-value soustraite aux ouvriers soit convertie en traitements élevés de fonctionnaires d'État, a non seulement déraillé, en sortant de la voie de la succession des formes de production, mais elle fait même un pas en arrière par rapport à la vision «économiste» qui se limite à distinguer dans le corps social les intérêts immédiats des travailleurs. Est travailleur celui qui n'a comme revenu que son salaire payé périodiquement et en argent; est bourgeois celui qui tire son revenu de l'appropriation des produits du travail (que ce soit sous forme de profit, d'intérêt ou de rente). Du point de vue descriptif au moins, ces deux groupes se définissent par bien d'autres rapports à l'égard des facteurs de la production qui sont aujourd'hui: la terre, les usines, les marchandises produites, le numéraire, etc., d'une part, et la force de travail de l'autre. Mais même cette froide et stérile formule échoue à définir la bureaucratie. Le fonctionnaire est payé, plus ou moins bien, périodiquement, avec un traitement mensuel ou annuel en argent. Qu'il soit ouvrier chez Dynamo ou commissaire à l'électrification de l'URSS, celui qui s'approprie un coussinet de moteur ou qui veut acheter sans payer dans une boutique, va en prison. Et alors, quelle espèce de société de classe est-ce là?

La solidarité entre membres de ce cercle fermé, qui touchent un traitement de x roubles, qu'on ne peut définir qu'en coupant par un plan horizontal arbitraire l'amusante «pyramide des revenus», cheval de bataille de tous les polémistes anti-marxistes, ne peut aboutir à une solidarité d'intérêts dans la maîtrise de l'État et du pouvoir, si ce n'est à travers la naissance d'une société divisée en ordres, d'une nouvelle aristocratie du pouvoir. Exclura-t-on peut-être du prolétariat le gardien d'usine payé au mois pour la seule raison qu'il n'ajoute rien à la matière des produits qui en sortent? Ou bien le pauvre rond-de-cuir comptable qui gagne moins que le chef monteur, etc.? Nous avons ainsi montré que le niveau de rétribution n'est pas un critère de classe.

On n'est pas seulement en-deçà du marxisme, ni même dans une vision socialitaire vulgaire, mais digne de bourgeois modernes. On retombe carrément dans une société pré-bourgeoise, avec un réseau de familles privilégiées niché autour du pouvoir.

L'histoire ne pourrait-elle donc pas prendre une telle tournure? Selon nous, non, et pour toutes les raisons qui font que nous sommes marxistes. Mais si quelqu'un avance cette possibilité et en apporte la preuve en s'appuyant sur le type de société russe ou autre, et si l'on admet cette preuve ne serait-ce qu'un instant, c'est Marx, et avec lui tous nos textes, qui tombent par terre!

Etes-vous donc ressuscité, ou vous êtes-vous réincarné, courageux Ferdinand Lassalle plein de prestance, agitateur de talent mais théoricien de peu de valeur, même dans le copiage, alors que, en ce jour tragique du 30 août 1864, un coup de pistolet tiré lors d'un duel par un «pseudo-prince aventurier polonais», dont vous aviez séduit la jeune fiancée, vous empêchait de continuer votre lutte? Marx, qu'on dépeint souvent comme cruel et plein d'aigreur, fut tellement peiné par cette nouvelle que sa polémique en resta figée. Engels, plus pondéré, chercha à le réconforter: «Cela ne pouvait arriver qu'à Lassalle, avec le bizarre mélange de frivolité et de sentimentalisme, de judaïsme et de générosité, qui lui était absolument personnel!».

Peu avant, le 28 février 1863, Marx écrivait à Engels, en lui donnant son avis sur un travail que Lassalle lui avait envoyé: «Rede über den Arbeiterstand», c'est-à-dire: «Discours sur l'État ouvrier», et il vaudrait mieux dire: sur l'ordre ouvrier. Marx dit:
«
Comme tu le sais, il ne s'agit que d'une mauvaise vulgarisation du «Manifeste» et d'autres doctrines que nous avons tous deux prêchées si souvent qu'elles sont devenues en quelque sorte des lieux communs (par exemple, le brave homme appelle état (Stand, ordre) la classe ouvrière (Arbeiterklasse)!».

En Italie, des titres comme «Ordine Nuovo», «Stato Operaio», résonnent encore à nos oreilles.

Dans une autre lettre du 12 juin 1863, nous trouvons la critique d'autres écrits de Lassalle:
«
Il attendrit le tribunal lorsqu'il porte à sa connaissance les découvertes auxquelles il est parvenu dans la science la plus profonde et dans la vérité, au cours de veillées terribles, à savoir:
- qu'au Moyen Age prédominait la propriété foncière;
- que dans les temps modernes c'est au contraire le capital;
- qu'à l'heure actuelle, en revanche, c'est le principe de l'ordre ouvrier, le travail, ou le principe moral du travail.
Mais le jour même où Lassalle faisait connaître sa découverte aux travailleurs, le conseiller d'État Engel l'exposait à un public beaucoup plus cultivé, à l'Académie de musique. Tous les deux se congratulèrent mutuellement et par écrit d'être parvenus en même temps aux mêmes résultats scientifiques. L'«État ouvrier» et le «principe moral» sont bien, en effet, des conquêtes dont la paternité revient à Lassalle et au conseiller d'État
».

La «découverte» de la bureaucratie-classe, que Marx, pourtant si méfiant, n'avait pas su soupçonner (!), se ramène à ce schéma. Étant donné qu'il n'y a plus de bourgeois, les travailleurs russes forment un État, un ordre, exploité et opprimé par l'ordre opposé des hauts fonctionnaires. Le «principe moral» est violé dans la mesure où les somptueux émoluments des bureaucrates sont obtenus «en tondant» les salaires des ouvriers. Voilà tout. Et, naturellement, après avoir découvert ce nouveau type historique de société, il faut découvrir les nouvelles lois de la révolution.

Nous qui considérons les travailleurs comme une classe, à l'instar de Marx, nous cherchons les finalités et les limites historiques précises de la nouvelle société qui sortira de la révolution, et nous les connaissons dans la mesure où il nous est donné de connaître les éléments matériels des forces productives les plus modernes. Mais une «révolution d'ordre», c'est autre chose. Personne ne connaît sa méthode et son but, car c'est une affaire «interne à l'ordre», qui les découvrira et les établira selon son «autonomie de conscience et de volonté». Une autonomie qui n'est autre que la petite sœur déguisée de la démocratie constitutionnelle des bourgeois et du «principe moral» de Lassalle. Et pourtant, nous assistons à sa découverte condescendante en l'an 1950 et des poussières!

Tout vole en éclats
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Il est clair que ce ne serait pas la peine de faire la chasse à ces âneries si celles-ci n'étaient pas assorties de la prétention d'être le dernier développement et l'expression moderne du marxisme, et même d'être cette présentation du marxisme d'où devrait partir la reprise contre les dégénérescences suscitées dans le mouvement mondial par la suprématie, au-delà même de ses frontières, de la bureaucratie moscovite d'État et de parti. Et le plus grave, c'est quand des choses de ce genre, et parfois avec une confusion plus grande encore dans les termes et dans les thèses, sont avancées par des gens qui se prétendent des disciples et des continuateurs cohérents des oppositions de gauche qui, il y a trente ans, engagèrent le combat contre les premiers symptômes de l'opportunisme stalinien.

Il faut donc insister sur le fait que ces étranges positions (introduites peu à peu selon la méthode de Lassalle: copier des pages et des pages de textes marxistes, et mieux, en faire une mauvaise paraphrase, puis se donner l'air d'y ajouter une «découverte» complémentaire qui les complète et les rectifie) aboutiraient, pour peu qu'on les admette, à abolir et à réduire à néant tous les chapitres du marxisme.

Il peut sembler que ce soit une vétille de dire: nous sommes sortis de l'ère capitaliste dans laquelle le conflit se situait entre les gros industriels et les ouvriers; aujourd'hui, ce conflit se situe entre les managers, c'est-à-dire les organisateurs, les dirigeants de la production, et les employés manuels ou intellectuels. Que ce schéma soit avancé par ceux qui font l'apologie d'une société dirigée par des techniciens, par un trust de cerveaux, au lieu de ploutocrates ignares, ou qu'il soit affirmé - plus insidieusement encore - par ceux qui voudraient jouer le rôle de précurseurs dans une rectification révolutionnaire de tir de la part de la classe ouvrière - ou ex-classe - afin qu'elle lutte, non plus contre les bourgeois privés, mais contre ce nouvel appareil monstrueux «de dirigeants», nous avons complètement déraillé, dans les deux cas, de la juste voie. D'un mouvement de passage d'une forme générale de production à une autre, en tant que doctrine, qu'organisation, que lutte unitaire, internationale, dans un cycle unique traversant d'innombrables générations, nous rétrogradons à une révolte accidentelle et locale d'«exploités», mot stupide utilisé pour défendre le «principe moral», que l'on détourne de la lutte contre le patron, pour l'appliquer, exactement dans les mêmes termes, à la défense de l'exécutant contre le dirigeant, cette nouvelle forme que le Génie du Mal millénaire a cru bon de revêtir!

Nous pensons avoir montré, dans notre article précédent, le côté économique de la question. Si l'on évalue la société russe d'aujourd'hui à la lumière du passage entre modes de production, en examinant les rapports dans lesquels les hommes qui travaillent se trouvent à l'égard de leurs produits et de la consommation de ceux-ci, tout est parfaitement clair, et strictement conforme à la terminologie et à la méthodologie marxistes, ainsi qu'aux prévisions du schéma fondamental des révolutions historiques. Puisque, en Russie, nous sommes en pleine palingénésie qui réalise le mode de production capitaliste à la place du mode féodal, asiatique, et de petite production, et que nous voyons les îlots de consommation locale se fondre à un rythme imposant dans le marché intérieur et mondial, le travail en masses se mettre en œuvre pour la première fois, la technique planifiée s'instaurer dans un laps de temps dix fois inférieur à celui qui a été nécessaire aux capitalismes du XIXe siècle, en raison du potentiel différent des nouvelles forces productives, techniquement et scientifiquement disponibles, en un mot, les moyens de production éparpillés se transformer en capital, il est clair que s'il y a des organismes bureaucratiques, et c'est le cas, ils sont des agents du mode capitaliste de production, qui est unique partout et toujours.

Nous avons longuement développé, en particulier dans le «Dialogue avec les morts», cette thèse qui n'est pas une opinion mais une constatation. Ce qui importe, c'est que s'il s'agit non pas d'un pouvoir capitaliste, mais d'un nouveau pouvoir, d'une prétendue nouvelle classe comme la bureaucratie, sans qu'il y ait eu l'avènement d'une nouvelle forme économique, il faut alors abandonner la théorie selon laquelle les époques de bouleversement social font suite à un nouveau développement des forces productives, et les faire dépendre du développement des appétits d'un groupe de la société, fortuitement différent, qui entend remplacer le précédent, sous une impulsion «autonome». Et au fond, c'est là la conception pré-marxiste et anti-marxiste du cours de l'histoire.

Nous avons ici le reniement de la dialectique historique marxiste. Et ensuite, naturellement, l'habituel quiproquo économique, qui s'est transmis de Proudhon à Lassalle, à Dühring, à Sorel et à Gramsci: le socialisme est la conquête par le travailleur de la marge de profit de l'entreprise. Pour nous, le socialisme, et nous y insistons toujours, est la conquête par les travailleurs associés, non pas dans l'entreprise, mais dans la société entière, internationale, de tout le produit, et non pas donc de la plus-value, dont on dit banalement qu'elle va aux patrons, alors qu'elle est un prélèvement social que le capitalisme a introduit utilement. Conquête donc de toute la valeur, après quoi la valeur sera détruite, de la même façon que c'est en conquérant tout le pouvoir que le pouvoir sera détruit.

Ce n'est qu'après avoir conquis tout le produit pour la collectivité, qu'il sera possible d'utiliser l'accroissement de la productivité pour réduire radicalement le temps de travail jusqu'à un minimum, qui dépassera de peu le temps de travail fourni pour la société - aujourd'hui: surtravail, qui doit assurer le passage de l'ouvrier à l'entreprise, de l'entreprise à la société, et qui reste le même en l'absence de la personne du patron. Tant qu'on n'en est pas arrivé là, c'est une fumisterie de parler de conscience et de culture prolétariennes.

Les super-traitements étant très rares, la pyramide des revenus n'est pas en fait une pyramide, mais plutôt une cuspide, à savoir une forme qui se termine par une pointe. Même si le nombre des bureaucrates s'élevait au cinquième du nombre des prolétaires, ce qui est absurde, le «volume de la pointe» serait minime. Et même si le volume moyen du sommet de la cuspide représentait le double de celui des salaires des quatre cinquièmes restants (ce qui équivaudrait à des traitements de bureaucrates quinze ou vingt fois supérieurs au maximum aux salaires des ouvriers), le surtravail «extorqué» ne représenterait (étant donné que justement ces employés-là n'auraient pour tâche que de se gratter le nombril) que 10 ou 15 % de tout le produit, et, au cas ou la bureaucratie serait éliminée, le niveau de vie n'augmenterait que d'une quantité imperceptible, ou bien le travail ne diminuerait que d'une heure. Est-ce si difficile à comprendre? La révolution ne se fait pas pour «la dernière heure de Senior», mais elle se fait pour toute la journée, ce qui veut dire pour toute la vie, ce que les imbéciles nomment liberté. Le prolétariat qui fera la révolution pour couper la cuspide de la pyramide sera vraiment le plus inconscient qu'on puisse imaginer.

En Russie, l'accumulation de capital social ayant dû s'effectuer en dix ans au lieu de cent en Occident, elle ne pouvait pas se faire sans des temps de travail élevés et sans une forte plus-value: aucune économie de transition ne pouvait échapper à cette nécessité; et si, au lieu d'une économie marquant le passage du féodalisme au capitalisme, on avait pu aborder l'économie de transition du capitalisme au socialisme, l'effort aurait été encore plus démesuré. Il n'était pas possible d'envisager cela sans que le prolétariat d'Occident ne s'empare de l'énorme capital accumulé, au moins en Europe, au cours de la phase mercantile et d'entreprise, si obstinée à ne pas mourir; c'est une chose connue et affirmée en toutes lettres depuis 1917.

Tous ces soi-disant auteurs originaux feraient bien de laisser tranquille la dernière page du marxisme pour retourner lire la première, qui les surpassent déjà de beaucoup. Puissent-ils casser leur plume bavarde et présomptueuse et fermer leur clapet de petits pédants!

Aujourd'hui

Parti et classe
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Après avoir réglé leur compte à l'économie, à l'histoire et au matérialisme dialectique, il ne leur restait plus qu'à s'en prendre sur le même mode aux questions relatives à l'action, c'est-à-dire à l'organisation et à la tactique. En vérité, ici, les avis ne sont pas uniformes, et les groupes se font et se défont, ne cessent de subir des remaniements, et lorsqu'ils sont séparés, se font des courbettes, se consultent et écrivent dans les mêmes journaux et revues: finalement, c'est bien le retour de Madame la Liberté, qui, après avoir été chassée à coups de pied de l'histoire et de la société, est réintroduite, plus pétulante que jamais, dans les notions de «classe» et de «parti», lesquelles, du reste, ont disparu de la conception de tous ces messieurs. Si la classe est dégradée au rang d'un ordre, le parti connaît également cette dégradation en devenant un conseil héraldique ou un siège de délibération populaire. Ces gens-là entreprennent de décrire le prochain millénaire et ils ne s'aperçoivent pas qu'ils vivent dans celui des tables rondes et des cours des miracles.

S'ils divergent sur la date de la mort du parti (qui leur fait horreur dans la mesure où il comporte, à ce qu'ils disent, des Chefs et des Dirigeants), le fait qu'ils soient tous d'accord avec la thèse selon laquelle le parti devient progressivement moins nécessaire à la classe, prouve bien qu'ils parcourent la voie de l'histoire à reculons. En définitive, ce que ces gens révèlent, une fois qu'on a gratté leur vernis marxiste, c'est l'idéalisme, le moralisme, et la sainteté de la personne humaine, et tout ce qu'ils ont compris de l'affaire russe, c'est qu'une bande de malhonnêtes assoiffés de pouvoir et de luxe a donné un croc-en-jambe au prolétariat, en insinuant dans son esprit qu'il avait besoin de ces deux sinistres instruments: un gouvernement et un parti politique, centralisés par-dessus le marché, et qui ont étouffé l'autonomie, la question suprême pour tous ceux qui ont grandi dans la crasse mentalité bourgeoise, laquelle persiste derrière leurs attitudes creuses de réfractaires… existentialistes.

La thèse juste est en effet exactement la thèse contraire: dans son long chemin historique vers la révolution, la classe a besoin de plus en plus de son parti politique! Les premières formes d'association, mutualistes, coopératives, meurent les unes après les autres, ainsi que les formes syndicales (après la révolution) et d'entreprise et d'État (soviets ou autres qui naissent après la révolution et dans la mesure où il existe une dictature de classe); pendant tout ce cours historique, le parti ne cesse de se renforcer et, dans un certain sens, ne disparaît jamais, même après la disparition des classes, puisqu'il devient l'organe d'étude et d'organisation de la lutte de l'espèce humaine contre ses conditions naturelles. Pour ces gens-là, au contraire, le parti doit périr; mais tandis que certains d'entre eux pensent encore nécessaire de développer leur petit cénacle en parti, lequel remplacerait ceux qui sont tombés dans l'opportunisme, d'autres (badaboum!) ont déjà décrété: «la notion de parti révolutionnaire est liée à une époque dépassée de l'histoire du prolétariat».

Puisque le maître Sartre a introduit dans la littérature un certain vocable gaulois, qu'il nous soit permis de dire, en français existentialiste: quelle putainade!

Du Manifeste à Que faire?
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De toute façon, ceux qui parlent timidement d'un parti à construire (c'est toujours un acte de conscience! de volonté! de concurrence à l'égard des Fondateurs qui n'ont rien fondé ni rien détruit!) lui assignent, par rapport à la classe, non pas une tâche de direction, mais hélas, de simple orientation!

Souvenez-vous de ce que le bon Engels disait des anarchistes en 1872:
«
Alors que je soumettais ces arguments aux plus furieux des anti-autoritaires, ils ne surent me répondre que ceci: ah, tout cela est bien vrai! Seulement, il ne s'agit pas ici d'une autorité que nous donnons à nos délégués, mais d'une mission! Ces messieurs s'imaginent avoir changé les choses quand ils les ont appelées autrement! Voilà comment ces profonds penseurs se moquent du monde!». Notre Friedrich pouvait-il soupçonner, avant de mourir, qu'en 1953, forts des expériences de 80 ans d'histoire, certains découvriraient à Paris qu'il ne s'agit pas de direction, mais d'orientation? Si le terme de mission est peut-être plus impératif que celui de délégation, la nouvelle recette n'en est que plus stupide. Le capitaine, au lieu de dire au pilote: cap à 135 degrés!, se bornera à lui crier: proue au sud-est! Et les partisans de la mise à jour auront prouvé à l'histoire l'urgence de leur apparition.

Ce n'est certainement pas la première fois que nous commentons le passage du «Manifeste» où il est dit: les communistes se distinguent des autres partis ouvriers seulement par le fait qu'à chaque épisode de la lutte ils mettent en avant les buts finaux du mouvement général; et cela, bien qu'il ait proclamé, à la date de 1848, qu'il fallait opposer au spectre du communisme le manifeste du parti. En 1848, tout parti ouvrier est en soi révolutionnaire puisqu'il est anticonstitutionnel (aujourd'hui, après un siècle, les partis les plus vulgairement constitutionnels osent s'appeler communistes!) et l'État bourgeois interdisait tout parti se définissant selon une division sociale et non selon une opinion: il aurait autorisé le parti communiste, en estimant que le communisme était une simple croyance politique, mais jamais le parti ouvrier. Depuis lors, nous expliquons que le communisme n'est pas une croyance, mais que le parti communiste est la manifestation historique de la doctrine propre à une classe, et l'organisation politique d'adhérents qui peuvent provenir de n'importe quelle classe. Cela dérange, nous le savons, les démagogues qui courtisent stupidement l'ouvrier et qui espèrent ainsi fonder leur succès sur l'ouvriérisme, en prenant l'air bourgeois de ne pas vouloir diriger mais servir (leur place est au Rotary Club des capitaines d'industrie!), mais cela gêne surtout au plus haut point la contre-révolution.

Même la simple ligue syndicale était alors anticonstitutionnelle, et c'était donc faire acte révolutionnaire que celui par lequel la Ligue des Communistes ou la Première Internationale envoyaient des contributions financières à des caisses de grève économique. Marx aimait toujours rappeler que la révolution jacobine avait interdit les premiers syndicats ouvriers, parce qu'elle les considérait comme une tentative de reconstituer les corporations. Lettre du 30 janvier 1865 à Engels:
«
Soit dit en passant, la loi prussienne contre le droit de coalition, et toutes les lois continentales de même espèce, ont leur origine dans le décret du 14 juin 1791 par lequel les bourgeois français punissaient sévèrement - par exemple par la privation des droits civiques pendant un an - tout ce qui pouvait y ressembler, même de loin, y compris n'importe quelle sorte d'association ouvrière, sous le prétexte que ce serait le rétablissement des corporations (dissoutes par la Constitution de 1789), chose contraire à la liberté constitutionnelle et aux droits de l'homme».

C'est donc pour une raison historique évidente que la vieille formule d'organisation ouvrière était celle qui regroupait tous les partis ouvriers dans un mouvement politique unique, et qui y faisait adhérer en même temps les syndicats et les cercles politiques. En revanche, dans la phase qui va de 1871 à aujourd'hui, phase de politique bourgeoise moderne, la formule labouriste devient de plus en plus conservatrice et contre-révolutionnaire. Tandis que c'est la formule du parti politique prolétarien, compris comme l'organe de la révolution et non de l'électoralisme, qui prévaut de plus en plus dans le courant marxiste radical, et qui est vigoureusement défendu contre le syndicalisme apolitique de la première décennie de ce siècle, c'est dans les discussions du parti russe que la fonction du parti subit l'épreuve du feu. Dans toute la littérature, nous trouvons cette question discutée sous la forme de la fonction de la «social-démocratie», à cause du nom malheureux donné au parti allemand, toujours alors sous influence lassallienne: nous lirons donc chaque fois à la place de ce terme, le mot parti. Marx, lettre du 16 novembre 1864:
«
Mais quel drôle de titre: «Le Social-démocrate»! Pourquoi ne pas l'appeler ouvertement: Le Prolétaire?» Lettre du 18 novembre: «Le Social-démocrate! Mauvais titre! Mais il est mieux de ne pas gaspiller tout de suite les meilleurs titres dans des échecs possibles».

Infortune Lénine
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Une véritable tempête, à propos des «erreurs commises par Lénine» dans son «Que faire?», est déchaînée par un certain Chacal, si du moins c'est bien son nom. Mais la portée de cette célèbre brochure de Lénine va au-delà des questions particulières qui se posaient au mouvement russe à cette époque, où le parti marxiste était aux prises avec l'écrasante double tâche de la lutte anti-tsariste d'abord, et anti-bourgeoise ensuite. Ce texte reproduit et rappelle les positions fondamentales du marxisme, et s'il est entièrement erroné, c'est toute la construction de Marx qui l'est aussi. Lénine soutient sa thèse en se référant une centaine de fois aux textes classiques. Au Congrès d'unification de 1901, ainsi que nous l'avons rappelé en d'autres occasions, Lénine était peu intervenu sur le programme, mais il s'insurgea lorsque fut proposé l'amendement suivant: le mécontentement, la solidarité, le nombre et la conscience des prolétaires s'accroissent.
«
Ce ne serait pas un amendement, mais une aggravation, dit-il magistralement. Cela donnerait à penser que le développement de la conscience est un fait spontané. Mais en dehors de l'influence du parti, il n'y a pas d'activité consciente des travailleurs».
Lénine aurait-il renié cela? Comment et où? C'est lui qui souligne le mot conscience. Et en effet l'activité vient des travailleurs, la conscience de leur parti seulement. L'activité, la praxis, est directe et spontanée, la conscience, elle, n'en est que le reflet qui n'apparaît qu'avec retard; c'est seulement dans le parti qu'elle se manifeste de façon anticipée, et c'est seulement quand ce parti existe et qu'il est à l'œuvre que la classe cesse d'être une froide catégorie statistique pour devenir une force opérante dans «une époque de bouleversement» et engager à l'encontre d'un monde ennemi une action qui est déterminée par un but connu et voulu. Connu et voulu non par des individus, qu'ils soient simples militants ou chefs, simples soldats ou généraux, mais par la collectivité impersonnelle du parti, qui s'étend à des pays lointains et couvre toute une série de générations; et il n'est donc pas un patrimoine enfermé dans une tête, mais bien dans des textes, car il n'y a pas de meilleure technique pour passer au crible le plus sévère, le soldat, et surtout le général. Quelle banalité dénuée de sens, par contre, que cette contradiction immanente entre dirigeant et exécutant, la dernière blague insipide qui nous vient d'au-delà des Alpes.

La droite du parti russe voulait que les membres du parti viennent de groupes ouvriers de profession ou d'usine, fédérés dans le parti: c'est ainsi que les syndicats ont été appelés associations professionnelles par les Russes. C'est de façon polémique que Lénine a forgé sa formule historique selon laquelle le parti est avant tout une organisation de révolutionnaires professionnels. Elle signifie qu'on ne demande pas à un membre du parti: êtes-vous ouvrier? Dans quelle profession? Mécanicien, étameur, menuisier? Il peut tout aussi bien être ouvrier d'usine qu'étudiant, voire fils de noble; et il répondra: révolutionnaire, voilà ma profession. Seul le crétinisme stalinien pouvait donner à cette formule le sens de révolutionnaire de métier, de fonctionnaire rétribué par le parti. Cette formule aurait été inutile dans cette acception, car elle n'aurait pas fait avancer d'un pouce la question: faut-il choisir les employés de l'appareil uniquement parmi les ouvriers, ou bien aussi ailleurs? Mais, en réalité, il s'agissait de tout autre chose.

Naturellement, cette thèse de Lénine revient à dire la doctrine et la conscience du but révolutionnaire ne doivent pas être recherchées par une enquête auprès des prolétaires de fait. Elle équivaut à la phrase du «Manifeste» où il est dit que, dans les périodes révolutionnaires, des individus désertent leur classe pour se rallier aux insurgés; elle équivaut à ce que Marx écrivit une quantité innombrable de fois, par exemple (Notes sur Bakounine): «Dans la période de la lutte pour la destruction de la vieille société bourgeoise, le prolétariat agit encore sur les bases de la vieille société, et par suite donne à son mouvement des formes qui lui correspondent plus ou moins».

Les thèses organiques et continues de «Que faire?» ne sont donc pas des opinions personnelles de Marx, de Lénine, ou même de nous. Nous avons montré qu'avec Lénine, lion qui n'est pas encore mort, on pouvait parfaitement discuter et émettre des désaccords dans le parti, mais qu'on ne peut se permettre de déplacer ce point crucial sous peine de passer de l'autre côté de la barricade. Ses formidables paroles vont donc nous servir à mettre en pièces la spontanéité et l'autonomie de la conscience de classe.

La conscience à la mer
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«Les ouvriers, avons-nous dit, ne pouvaient pas avoir encore la conscience communiste. Celle-ci ne pouvait leur venir que du dehors. L'histoire de tous les pays atteste que, livrée à ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu'à la conscience trade-unioniste, c'est-à-dire la conscience qu'il faut s'unir en syndicats, mener la lutte contre le patronat, réclamer du gouvernement telles ou telles lois nécessaires aux ouvriers, etc. Quant à la doctrine socialiste, elle est née des doctrines philosophiques, historiques, économiques, élaborées par les représentants instruits des classes possédantes, les intellectuels». Brutalité toute juvénile, mais combien utile, encore aujourd'hui, pour fustiger les imbéciles! (Cité par Kautsky) «Beaucoup de nos critiques révisionnistes imputent à Marx cette affirmation que le développement économique et la lutte de classe, non seulement créent les conditions de la production socialiste, mais engendrent directement la conscience de sa nécessité... Et cela est entièrement faux... Le socialisme et la lutte de classe surgissent parallèlement et ne s'engendrent pas l'un l'autre... La conscience est un élément importé du dehors de la lutte de classe du prolétariat, et non quelque chose qui en surgit spontanément (urwuchsig)».
Cette longue citation est vigoureuse et claire, et l'on comprend qu'elle laisse perplexe, par exemple, un gramscien: une longue préparation dialectique est nécessaire pour comprendre que l'illusion de l'«autonomie spontanée de la conscience» est complètement contre-révolutionnaire.

«Mais pourquoi, demandera le lecteur, le mouvement spontané qui va dans le sens du moindre effort, mène-t-il précisément à la domination bourgeoise? Pour cette simple raison que, chronologiquement, l'idéologie bourgeoise est bien plus ancienne que l'idéologie socialiste, qu'elle est plus achevée sous toutes ses formes et possède des moyens de diffusion incomparablement plus grands» (voir plus haut le passage au même ton tranchant de Marx).

«La conscience politique de classe ne peut être apportée à l'ouvrier que de l'extérieur, c'est-à-dire de l'extérieur de la lutte économique, de l'extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons (prends et ramène-le à la maison). Le seul domaine où l'on puisse puiser cette conscience est celui des rapports de toutes les classes et de toutes les couches de la population avec l'État et le gouvernement, le domaine des rapports réciproques de toutes les classes entre elles. C'est pourquoi à la question: que faire pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques?, on ne saurait se contenter de répondre: aller aux ouvriers. Pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques, les communistes doivent aller dans toutes les classes de la population, ils doivent envoyer dans toutes les directions des détachements de leur armée».
Amère médecine, mais combien nécessaire pour combattre les pires philistins, «les séducteurs du prolétariat»!

Cela suffit largement à démontrer l'enchaînement inexorable des positions historiques marxistes. Il n'est pas permis à des dilettantes de boulevard d'y «choisir» ce qui leur convient ou ce qui ne leur convient pas: il vaudrait mieux qu'ils tournent leurs pas vers d'autres horizons et qu'ils nous fassent la grâce de nous abandonner tout notre tissu d'erreurs invétérées; qu'ils empruntent donc les avenues charmantes de la Vérité absolue, dont nous leur faisons volontiers cadeau, en même temps que d'autres fétiches artistiques, les seuls dont ils soient à la hauteur.

On peut constater que Lénine reprend à son compte les positions de Marx, non seulement dans les passages de Marx et d'Engels sur lesquels il s'appuie dans de nombreuses pages, mais également dans une lettre du 25 février 1865, qui concerne la fondation de la Première Internationale à Londres:
«
Il s'y ajoute la circonstance suivante: les ouvriers semblent viser à exclure tout homme de lettres, ce qui est pourtant absurde, puisqu'ils en ont besoin pour la presse; mais c'est excusable, vu les trahisons continuelles des hommes de lettres. D'autre part, ces derniers suspectent tout mouvement ouvrier qui ne marche pas dans leur sillage». 20 novembre 1866: «En vue de faire une manifestation contre Messieurs les Français (qui tout d'abord voulaient exclure tout le monde de l'Internationale, à l'exception des travailleurs manuels, puis s'étaient rabattus sur la suppression du droit d'être élus délégués au Congrès), les Anglais m'ont proposé hier pour la présidence du Conseil Central. Je déclarai que je ne pourrai accepter en aucun cas et proposai pour ma part Odger, qui fut élu, bien que certains aient voté pour moi en dépit de mon refus. Dupont m'a d'ailleurs donné la clef de la manœuvre de Tolain et de Friburg. Ils veulent se présenter aux élections législatives françaises comme candidats ouvriers en 1869, en s'appuyant sur le principe que seuls des ouvriers peuvent représenter des ouvriers. Ces Messieurs avait donc un intérêt extrême à faire proclamer ce principe par le Congrès».

Quoi que vous prétendiez, Marx avait su, dès 1866, tout soupçonner. Et même trouver le point sensible. Croyez-vous vraiment que vos balourdises de 1953 soient des histoires nouvelles et inédites?

Une ligne droite et sûre
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Dans les contributions que la Gauche Italienne a apportées depuis 1920 à la question «Parti et classe», il y a déjà une réponse complète aux «conscientistes» et aux «labouristes», qui, après avoir constaté qu'ils sont dans l'incapacité de distinguer quelque chose de précis dans le «post-capitalisme», veulent se refaire une santé en demandant la lumière à une espèce d'enquête Gallup parmi les travailleurs d'usine, lesquels ont la sensation qu'on leur extorque de la plus-value! Ce qui ne les empêche pas de poser à cette conscience omnipotente la seule limite de parvenir à revendiquer le renversement de la bourgeoisie, mais non la réalisation de la société socialiste.

Si l'on met ensemble toutes ces phrases en liberté, la seule chose que l'on peut conclure, c'est que, la bourgeoisie ayant été, comme ils disent, renversée en Russie, le prolétariat ne pourra jamais plus être conscient de rien, et le projet de révolution anti-bureaucratique ne saura pas où puiser, depuis Paris, ses traits caractéristiques.

Notre théorème est exact. Non seulement c'est dans le parti seul que résident la conscience du cours futur, et la volonté d'atteindre un but déterminé et d'agir en toute connaissance de cause pour ce but «dans l'époque historique donnée»; et donc, insurrection, gouvernement, dictature, et plan économique de la classe, sont des tâches appartenant au parti - et les remèdes contre la dégénérescence, que nous avons indiqués tant de fois, sont à trouver ailleurs que dans une atténuation du parti et de ses vigoureux contours - mais on doit également formuler le théorème ainsi: la classe n'existe qu'en tant qu'elle a le parti.

Encore une phrase, une seule, de Marx, qu'il a écrit le 18 février 1865 dans une lettre à Liebknecht, pour déplorer l'influence posthume de Lassalle, lequel avait nourri l'illusion d'une intervention du gouvernement féodal de Bismarck contre la bourgeoisie et pour le socialisme: «La classe ouvrière est révolutionnaire ou elle n'est rien».

Non, une phrase encore, que nous dédions à l'héroïsme hors-saison de ceux qui, au moment voulu, molliraient car frappés d'impuissance; cette fois, nous donnons la parole à Engels qui, le 11 juin 1866, quand les espoirs mis dans la défaite de la Prusse semblaient s'évanouir, s'écriait:
«
Si on laisse passer une telle occasion sans l'utiliser et que les gens se résignent à cela, il ne nous restera plus qu'à remballer tranquillement nos projets révolutionnaires et à nous jeter à nouveau dans la haute théorie».

Source: «Il Programma Comunista» nr. 11, 12-26 juin 1953. Traduction non vérifiée, se reporter au texte original.

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