Toute la recherche du communisme critique est dirigée vers l’établissement de la cause et des lois de l’appropriation du travail d’autrui, de celles du rapport social en vertu duquel certains hommes ou groupes d’hommes, dans les sociétés qui se sont succédé au cours de l’histoire, travaillent et produisent, tandis que d’autres hommes ou groupes d’hommes vivent sans travailler et en consommant de diverses manières ce qu’ils n’ont pas produit. C’est à cela que se ramènent les recherches sur la rente, sur l’intérêt et sur le profit, qui ne sont que des moments et des aspects historiques de ce travail que des hommes prélèvent aux dépens d’autres hommes, c’est-à-dire du sur-travail, et qui, comme cela a été démontré à l’époque moderne, ne constituèrent finalement que les parties en lesquelles se subdivise la plus-value. Tout le marxisme peut donc se résumer à la théorie de la plus-value, ou, dans un sens plus général, du sur-travail, théorie qui couvre non seulement la période capitaliste mais toutes les époques, et qui s applique donc également aux formes futures de prestation de sur-travail au bénéfice de « toute » la société humaine (programme communiste, programme de la révolution prolétarienne).
On voit bien là que ce serait une énormité que de se dire marxiste quand on nie la doctrine de la plus-value, même si c’est seulement dans son application au mode capitaliste de production.
Dans la définition sommaire de la recherche des causes du sur-travail, on peut, si l’on néglige la méthode historique, s’exposer au malentendu en considérant que tout le système découlerait d’une « condamnation de l’exploitation de l’homme par l’homme », comme s’il s’agissait d’une position d’ordre moral, qui taxerait ce rapport de crime, en tout lieu et en tout temps, du fait même de sa nature immanente, sans prendre en compte son développement quantitatif ainsi que le processus historique réel.
Comme nous l’avons vu ailleurs, l’erreur à laquelle on aboutit, avec la formule de propagande « contre l’exploitation », c’est de faire croire que le communisme voudrait ou pourrait supprimer le sur-travail, alors que ce qu’il veut, au contraire, c’est l’organiser selon un mode tel que le prélèvement du sur-travail ne soit pas fait seulement au profit d’un individu ou d’une partie de la société (mode qui ne fut connu que par les gentes communistes primitives, dans lesquelles on mangeait indépendamment de la quantité, du temps, de la mesure du travail individuel fourni, et où tout le travail était du sur-travail donné à la tribu, dans la mesure où le sur-travail signifie du travail non payé à celui qui le fournit). Le communisme empêchera qu’un individu, ou une partie de la société, ou même l’État, puissent dire à celui qui fournit le travail tu ne pourras pas te nourrir si tu ne fournis pas, quand et où on te l’ordonnera, la part de travail payée au juste prix (travail nécessaire), car c’est la condition pour que ton sur-travail puisse s’y cristalliser.
Ainsi donc, avant de situer toute l’explication des phénomènes de la rente, de l’intérêt et du profit, dans la doctrine communiste de la plus-value, Marx l’illustre pas les tentatives que les grandes écoles de la science économique
firent pour élucider ces formes. Mais cette histoire des théories, que Marx a faite avant de construire sa propre théorie, et donc la nôtre, ne sera exposée qu’après cette dernière; et elle sera constamment émaillée d’explications lumineuses de notre propre interprétation de toutes les formes de sur-travail, et en outre, comme dans les autres parties du « Capital », de passages vigoureux qui illustrent le programme révolutionnaire et la forme sociale communiste.
Le concept le plus ancien est celui de la valeur produite par le sol cultivé, dans la mesure où ses premiers théoriciens étaient loin d’être à même de voir qu’on utilise aussi en elle, comme nous l’avons dit, non pas une force naturelle « gratuite », mais toujours le travail des hommes, qui ne peuvent le fournir que s’ils vivent, et qui ne peuvent vivre que s’ils s’alimentent.
Le second problème est celui de l’intérêt de l’argent; le troisième, historiquement, sera celui du profit d’entreprise.
Chacun sait que l’on parle d’argent que l’on « fait fructifier », et aussi des fruits d’un capital-argent tout bonnement prêté à un autre détenteur pour désigner l’intérêt qui est payé par ce dernier. Et comme le fruit de la terre est, pour des raisons physiques, annuel, on s’est mis à considérer l’intérêt également comme annuel, alors même que rien n’interdit de le rapporter à un temps quelconque de mise à disposition de cette miraculeuse source de revenu qu’est l’argent. Et en effet, la théorie des intérêts composés s’établit en imaginant de cumuler, à la fin de chaque année, l’intérêt de la dernière année écoulée au capital déjà constitué. Les comptables des banques s’aventurent, grâce au système des « points », à calculer l’intérêt de fractions d’années, et même de jours, mais c’est seulement au terme de l’année, ou parfois du trimestre, qu’ils l’inscrivent à l’actif du client prêteur, ou au passif du client débiteur.
Si l’on pousse cette idée à l’extrême, en imaginant que l’argent « dormant » (pour celui qui l’a prêté, mais pas pour celui qui l’a emprunté) engendre à chaque instant une parcelle de valeur, aussi infime soit-elle, on en arrive à la notion d’intérêt continu. Et alors il faut recourir à la fameuse petite formule du calcul intégral. Il est curieux que, tandis qu’il semble clair à tout le monde que la somme finale obtenue par cette méthode soit un peu plus élevée qu’avec la théorie de l’intérêt composé annuel (ou semestriel comme dans les prêts immobiliers), si nous cherchons quelle est la valeur du capital qui nous donne un revenu annuel, mettons de 5 %, perpétuel (comme c’était le désir de notre petite bonne), nous trouvons, dans le cas de l’intérêt continu, le même capital, en imaginant sa rente comme « différée », à savoir commençant une année après l’investissement. Mais si au contraire nous supposons que le rendement commence à l’instant même du prêt, alors sa valeur s’obtient en additionnant le capital initial et une annuité d’intérêt simple. En pratique, cela veut dire que, pour un taux d’intérêt annuel de 5 %, une lire de revenu annuel correspond à un capital de vingt lires, mais qu’avec la formule continue, ou « intégrale », elle correspondra à un capital d’une lire de plus.
Est-ce peut-être pour cela que Petty a utilisé précisément 21 ans dans son explication originale de la « rente foncière capitalisée », première célébration des noces entre Mademoiselle Terre et Messire Argent ?
Ainsi, tandis que la rente que la terre procure à son propriétaire prend la forme matérielle de fruits et de denrées qui ont poussé de par leur nature végétative, et qui sont les mêmes que ceux dont jouit ce travailleur individuel qui a une quantité de terre correspondant à la force de ses bras, le mot frutto (fruit) appliqué à l’intérêt pécuniaire, et en particulier à celui qui fut connu en premier, à savoir l’intérêt usuraire, prend une saveur de métaphore, et il semble avoir donné naissance, plutôt abusivement, au terme de sfruttamento (exploitation). On dit qu’on exploite la terre, mais il est mieux de dire qu’on exploite un gisement minier. Ce dernier constitue une espèce de richesse thésaurisée par mère Nature, et il n’est nul besoin du calcul intégral pour établir le nombre d’années au bout duquel il sera épuisé ce calcul (une simple division), on a l’habitude de le faire pour le charbon fossile ou le pétrole de tout le sous-sol terrestre… Mais la bonne culture de la terre agricole est celle qui la fait fructifier, et non celle qui l’exploite (la sfrutta), c’est-à-dire non celle qui lui porte sévèrement atteinte ou détruit sa fertilité future ce qui, an réduisant petit à petit sa rente, ôterait à cette terre sa valeur « marchande » ou la réduirait de beaucoup.
Notre mot italien sfruttamento, que nous appliquons, à l’époque moderne, au profit que l’entrepreneur extorque à ses salariés, montre que toute théorie du sur-travail part de la solution du problème de la rente foncière.
Toutefois, le mot français exploitation, et le mot allemand Ausbeutung (d’un usage assez parcimonieux chez Marx), viennent des racines respectives plot et beute qui ont le sens de proie, de butin, et contiennent visiblement la notion que les premiers qui accumulèrent des richesses ne le firent pas à partir des fruits surabondants d’une terre généreuse, mais en s’appropriant et en pillant les produits acquis par le travail d’autrui, ou de toute façon entrés en possession d’autrui.
Ce furent les économistes physiocrates, de cette école qui naquit aux environs de l’époque de la grande révolution bourgeoise, qui établirent la source de la richesse dans la nature, en attribuant uniquement à la terre la faculté de donner vie à l’espèce humaine les hommes ne seraient donc que des nourrissons tétant les mamelles innombrables de cette nourrice bien ronde au lait intarissable. Mais alors, comment expliquer que ces nourrissons, loin d’entrouvrir les yeux et de manger paisiblement en somnolant, doivent se débattre si terriblement pour joindre les deux bouts ?
Marx distingue entre la formulation banale de ce principe et l’analyse plus fouillée menée par les grands physiocrates français, comme Turgot et Quesnay, qui ne présentent pas la terre comme la seule source de valeur, mais plutôt le travail humain, ou plus exactement le travail des seuls agriculteurs. Il y a dans cette analyse tous les éléments de la fonction du capital. Les économistes qui leur succédèrent, les économistes classiques de la bourgeoisie industrielle triomphante, attribuèrent aussi à juste titre au travail manufacturier et industriel la faculté de créer de la valeur, mais ils développeront cette idée dans le but de faire l’éloge du Capital et d’en justifier le profit il n’est pas étrange que Marx fasse sienne leur thèse de départ, mais qu’il considère avec sympathie la thèse physiocratique, dans la mesure où elle met en évidence le « parasitisme » du capital industriel.
En revanche, il se moque de la formulation la plus grossière de cette école, telle qu’elle est énoncée chez un fonctionnaire allemand du nom de Schmalz.[1] En effet, celui-ci généralise la thèse physiocratique selon laquelle le travail de l’ouvrier n’ajoute au produit que ce qui lui a été payé an salaire, pas un sou de plus :
« Le salaire moyen est égal à ce qu’un homme, appartenant à la classe ouvrière, consomme habituellement dans le temps moyen nécessaire à l’accomplissement de son travail ».
Par conséquent, étant donné que dans le travail concernant les objets manufacturés il y a égalité absolue entre ce qui est reçu et ce qui est donné, il s’ensuit que c’est la terre qui fait vivre les nations :
« La rente foncière constitue donc le seul revenu de la nation c’est la nature, c’est Dieu qui la nourrit. Le salaire et l’intérêt se bornent à faire passer de l’un à l’autre la rente foncière donnée par la nature. La rente foncière est la seule ressource, et la richesse de la nation n’est que la capacité du sol à fournir chaque année cette rente foncière ».
« Si l’on considère seulement les éléments et la raison de leur valeur, toutes les choses qui ont une valeur – il s’agit de la valeur d’échange – ne sont que des produits naturels. Bien que le travail ait modifié la forme de ces choses et augmenté leur valeur, cette valeur est simplement la somme des valeurs de tous les produits naturels qui y contribuent, c’est-à-dire qui ont été consommés par l’ouvrier de quelque façon que ce soit ».
Et encore :
« Seul le travail de l’agriculture et de l’élevage est réel et productif, parce qu’il crée des corps organiques indépendants. Les autres travaux se bornent à modifier physiquement et chimiquement des corps déjà existant ». Marx, quant à lui, se contente de sourire de l’ingénuité de ce conseiller de cour qui adresse ses écrits à « Votre Altesse ».
Comme Petty, le grand philosophe anglais Locke reconnaît deux formes de plus-value rente foncière et intérêt, mais il admet déjà nettement que la source de ces deux formes réside dans le travail, travail qui n’est pas effectué par les individus qui se les approprient dans la mesure où, selon la formule qu’emploie Marx, ceux-ci possèdent le sol et le capital, c’est-à-dire les conditions du travail. Cette expression marxiste courante des conditions du travail qui s’opposent au travail et au travailleur, ne doit pas être prise comme une coquetterie hégélienne qui opposerait l’antithèse à la thèse pour en arriver à la synthèse lorsque les travailleurs auront reconquis les conditions du travail qui leur étaient extérieures et s’opposaient à eux. L’on ne doit pas comprendre par conditions du travail l’ambiance générale dans laquelle on travaille, par exemple, l’existence ou l’absence dans l’usine de l’éclairage, du dispensaire ou du réfectoire, mais les données indispensables, à savoir les conditions nécessaires sans lesquelles il est impossible de travailler et donc, le local, les matières premières, les installations et les machines. On ne peut travailler que si l’on est admis à entrer dans l’usine, ou dans le champ, afin de manipuler les outils et les matières, les semences, les engrais, les substances brutes à transformer. A la différence de l’artisan libre, le salarié moderne est séparé de tout cela par une barrière insurmontable les conditions du travail sont des éléments matériels et physiques, et l’opposition entre elles et le travail n’est pas symbolique, mais elle s exprime par la coercition imposée par l’État et la loi, à savoir par l’existence de pouvoirs publics qui sanctionnent et défendent ces interdictions.
Locke estime que toute séparation entre le travail et ses « conditions » indispensables est inhumaine et donc à bannir. Selon lui, « la terre et les êtres inférieurs appartiennent à tous les hommes », mais il fonde cependant la propriété sur le fait que chaque homme possède de manière certaine et exclusive sa propre personne. Par conséquent, si l’homme, avec ses forces matérielles et personnelles, transforme un produit quelconque de la nature, et y ajoute son propre travail, il en fait sa propriété. Cependant, en établissant sa « loi naturelle » de la propriété, Locke affirme qu’elle donne elle-même sa propre limite : personne ne peut s approprier plus que ce qui lui suffit pour vivre. Selon Locke, c’était la situation qui prévalait dans les époques anciennes, et l’on doit empêcher que la propriété soit répartie de telle façon que certains en soient exclus. Il y a donc une différence fondamentale entre lui et nous, puisqu’il part historiquement d’une propriété divisée individuellement et qu’il veut arriver à une sorte de lotissement égalitaire. Mais l’important ici est qu’il admette que c est le travail qui, « à 99 % », donne sa valeur aux produits de la terre et à la terre elle-même.
Nous en sommes donc au point où la théorie de la nourrice et des nourrissons est déjà dépassée. Locke résout ensuite le problème de l’intérêt. Il juge que l’argent en soi est stérile et improductif; mais, étant donnée la répartition inégale de la terre, l’argent et l’intérêt représentent le moyen qui permet à celui qui n’a pas de terre, et qui ne pourrait donc pas travailler, de s’en faire « prêter » par un autre, en échange de l’argent qu’il retirera d’une partie des produits. Cette inégalité dans la possession des moyens de production fait passer dans les poches d’un tiers le gain qui devrait récompenser le travail d’un individu donné, et Marx fait observer combien tout ceci est important étant donné que
« Locke est le représentant classique des conceptions juridiques de la classe bourgeoise qui s’opposent à celles de la société féodale, et que tous les économistes qui lui ont succédé prirent sa philosophie comme fondement de leurs propres théories ».
A l’aube du capitalisme (pour l’Angleterre, il s’agit de l’époque qui va de 1650 à 1750), il se développe une lutte entre le capital-argent et la propriété foncière, et cela en dépit du fait que, bien souvent, le propriétaire terrien pratique lui-même l’usure. Lorsque la théorie du parallélisme entre rente moyenne de la terre et taux moyen de l’intérêt sur les prêts d’argent fut établie, les maîtres de la terre demandèrent à l’État de freiner les intérêts usuraires plutôt que d’introduire des améliorations dans la technique productive de leurs domaines si le taux d’intérêt baisse (comme ce fut effectivement le cas au cours de ces siècles), la terre, qui donne toujours la même rente, voit croître sa valeur patrimoniale. Mais lorsque le capital industriel et commercial succède au capital primitif des usuriers, il ne tarde pas à s’allier étroitement à la propriété foncière, et tous luttent contre la forme usuraire Marx ajoute ici, chacun pour son propre compte.
Et, (à propos de l’explication de l’intérêt), il cite un autre passage remarquable, de Dudley North[2] :
« Les propriétaires louent leurs terres, les capitalistes leur argent (nous faisions remarquer ailleurs que, dans le dialecte napolitain, u’ capitalista n’est que le prêteur privé, l’usurier ou, de façon plus élégante, le bailleur de fonds). Ce que ces derniers reçoivent en échange s’appelle l’intérêt, mais il n’est que la rente de l’argent, semblable à la rente de la terre. Il n’y a pas de différence entre le landlord (propriétaire de terres dans la forme bourgeoise) et le stocklord (propriétaire d’argent). Le seul avantage du premier est que son fermier ne peut pas emporter la terre, tandis que celui qui a loué du capital peut s’en aller avec (en langage courant laisser des ardoises). Puisqu’il court des risques supérieurs, le capital-argent doit produire un intérêt plus élevé ».
L’autre grand philosophe, Hume, ira plus loin que Locke en économie, parce que, outre la rente foncière et l’intérêt de l’argent, il prend en compte le profit, mais seulement commercial, se rapprochant ainsi des mercantilistes qui voient la richesse nationale surgir du commerce avec l’étranger. Mais Hume, lui, ne découvre pas dans l’échange la création d’une nouvelle valeur chez lui, on trouve déjà pleinement établies deux théories, celle de la valeur et celle de la baisse du taux d’intérêt, explicitement formulées :
« Dans le monde, tout s’achète par le travail », et : « Le taux d’intérêt est le véritable baromètre de la richesse sociale plus il est bas et plus il est probable que la nation est prospère ».
Avec Steuart, qui écrit en 1805, l’analyse en arrive au troisième terme le profit industriel. Il parvient à analyser le prix d’une marchandise en établissant trois facteurs les matières premières; le temps qu’un ouvrier d’un pays donné emploie pour les transformer; la valeur des moyens de subsistance et le montant des dépenses que l’ouvrier en question doit effectuer pour ses besoins indispensables, et d’autre part les frais représentés par l’achat de ses outils. Selon lui, l’industrie fait un profit si, le prix du produit étant calculé ainsi, l’industriel vend à un prix plus élevé l’industrie ne peut être bénéficiaire que lorsqu’il existe une forte demande.
Nous n’en sommes certes pas encore à la formule marxiste de la valeur de la marchandise. Marx remarque que Steuart fait naître le profit du jeu de la concurrence, alors que ce dernier ne fait que provoquer des variations autour d’un niveau de la valeur de la marchandise, qui, en soi, contient plus que la dépense en matières premières et celle en salaires. C’est pourquoi Marx va s’occuper à juste raison des plus grands physiocrates.
C’est vraiment se mettre dans une position malheureuse que de confondre le traitement marxiste d’un thème donné du passé, par exemple la technique productive d’une race préhistorique, ou bien la pensée économique ou historique d’un certain auteur, avec une recherche culturelle de type général comme celle qui correspond aux questions posées par un professeur d’université lors d’un examen parlez-moi donc de la civilisation des anciens Mayas d’Amérique centrale… ou encore exposez la pensée sociale de Kant. Pour nous, remplir une page de cahier ou un rayon de bibliothèque ne peut jamais représenter une fin en soi. Quand l’un de ces paragraphes est dicté par Marx, ou bien est rappelé selon la méthode marxiste, il n’en est pas une phrase qui ne fasse surgir une vive confrontation avec les problèmes brûlants de l’époque moderne, qui ne permette de saisir l’occasion de faire comprendre dialectiquement le secret de la société qui nous entoure, d’agiter de la manière la plus subversive le programme de la société future.
Celui qui, par exemple, n’est pas arrivé à se hisser au niveau de la théorie marxiste de la plus-value, trouvera un puissant moyen d’y parvenir dans l’expose que fait Marx sur celle des physiocrates, dans le Chapitre VI « Les caractères généraux du système des physiocrates ».
Ils ont été en effet les premiers à parvenir à l’analyse du capital dans ses rapports modernes ce qui est étrange, et qui n’éveille pourtant pas la curiosité du petit étudiant ordinaire ni du chercheur professionnel, c’est qu’ils le font en dépréciant l’industrie et en plaçant l’agriculture au premier plan; le premier imbécile venu de la section agricole des partis staliniens an viendrait à conclure ce sont donc des défenseurs de l’économie féodale contre la forme capitaliste… « Oh que nenni ! ». (Cette expression est une forme de négation appuyée qu’emploient les Français et qui correspond au napolitain « pas le moins du monde ! »; et cela n’a aucun rapport, car il n’y a pas de majuscule initiale à nenni, avec ce type dont il était question dans un article du « Stato Operaio » de juillet-août 1931, sous la plume du compère d’aujourd’hui, Palmiro Togliatti :
« Qui accuse les communistes d’être les alliés du fascisme ? Ce sont les ministres prussiens de la police, ces fusilleurs d’ouvriers, et monsieur Pietro Nenni, fasciste de la première heure »).
Il serait utile d’imprimer ce chapitre en fascicules et d’en faire manger cent exemplaires à chaque renégat.
Le point central de l’analyse marxiste au sujet de la dynamique du système salarial, quel que soit celui qui verse le salaire, consiste à établir la différence radicale entre le salaire, ou prix de la force de travail, et la part de valeur que la force de travail en question a introduit dans la marchandise produite.
Eh bien, le physiocrate s’obstine à dire que l’ouvrier d’usine qui, par exemple, a coulé un bloc-moteur avec un quintal de fonte brute, n’a rien ajouté d’autre a la valeur du produit que la paye qu’il a reçue. Et il s’en convainc an effet en pesant le bloc et en constatant qu’il ne pèse pas plus que la fonte : presque toujours, il pèse un peu moins, en raison des « déchets » qu’entraîne tout façonnage de la matière.
Pour qu’un physiocrate reconnaisse l’existence de la plus-value dans l’industrie, il faudrait que la loi de la conservation de la matière y soit violée. Il aurait dû attendre jusqu’à ces derniers jours où Eisenhower s’est vanté de transformer des milliards de kilowattheures et de dollars en quelques hectogrammes d’hydrogène lourd !
Mais, à condition qu’il s’agisse de production agricole, c’est l’école physiocratique qui a décrit pour la première fois la sorcellerie de la fabrication de plus-value.
« Les physiocrates subissent toujours l’influence de la conception générale qu ils se font de la valeur. Chez eux, la valeur n’est pas (et voici l’une de nos formules à 24 carats que le lecteur et le savant ordinaires lisent rapidement sans en écarquiller les yeux !) l’expression sociale déterminée de l’activité humaine; elle se compose de matière et suit toutes les modifications de la matière ».
Nous, les matérialistes historiques, nous avons expliqué à d’innombrables reprises que nous n évaluons pas une marchandise en fonction de la matière qu’elle contient – à la suite d’une analyse chimique, mécanique, voire nucléaire ! – mais en fonction des rapports sociaux qui existent entre les hommes qui l’ont produite, ou mieux encore, qui sont appelés à la reproduire. Mais l’économiste officiel, encore aujourd’hui, prend la marchandise dans sa main, il l’offre peut-être à droite et à gauche, et ensuite dans les journaux commerciaux, puis il l’estime en fonction de sa quantité de matière, et il en établit le prix à l’aide de banales petites formules fondées sur l’intensité de la demande et sur la rareté de l’offre.
Et le texte poursuit :
« C’est dans l’agriculture, qui est la première de toutes les productions, que l’on discerne le mieux et de la façon la plus tangible la différence qui existe entre la valeur de la force de travail et sa valorisation (ou valeur créée par elle), autrement dit que l’on distingue sa valeur (le salaire) et la plus-value que l’achat de cette force de travail a rapportée à l’entrepreneur ».
« La somme des aliments que l’ouvrier agricole consomme bon an mal an est inférieur a la somme des aliments qu’il a produit ».
Étant donné que, dans l’industrie, ce phénomène n’est pas évident, on ne peut arriver à s’apercevoir de cette différence qu’en faisant « l’analyse générale de la valeur » et en découvrant sa nature. Les physiocrates, eux, la constatèrent dans l’agriculture, mais ils la nièrent dans l’industrie : ils appelèrent travail productif le travail agricole, classe productive la classe des ouvriers agricoles, classe stérile celle des ouvriers d’usine.
Arrêtons-nous un moment sur le premier et le plus faible terme de la différence cette valeur qui est attribuée à l’ouvrier pour la prestation de sa force de travail, et donc le prix de cette dernière, le salaire. Marx dit :
« Le minimum du salaire a constitué, à juste titre, l’axe de la doctrine des physiocrates ».
En faisant une digression dans la digression, nous éviterons les confusions qui sont commises habituellement. Pour prouver l’existence de la plus-value, ainsi que sa croissance en masse et en taux, point n’est besoin que le salaire reste à ce « minimum » auquel ne le lie aucune « loi d’airain », contrairement à ce que racontait Lassalle. Le salaire se situe entre ce minimum et un maximum qui serait toute la valeur ajoutée par l’ouvrier au produit fini. Il peut donc parfaitement dépasser le minimum; mais il ne peut pas tomber durablement en dessous, car sinon le système social que nous analysons ne pourrait pas se perpétuer dans l’avenir, du fait de l’épuisement de la force de travail sociale disponible.
La valeur minimale du salaire est par conséquent celle qui assure la conservation de la force de travail de l’ouvrier. Mais elle comprend non seulement sa « reproduction » alimentaire mais aussi sexuelle, et ici, à l’aide de quelques citations, nous allons conforter nos analyses sur race et économie, à savoir que le fait sexuel se ramène à un fait économique et constitue lui aussi un élément nécessaire de la « base matérielle » de toute société.
Cette valeur minimale :
« est égale au temps de travail exigé par la production pour la reproduction de la force de travail, ou encore au prix des produits de subsistance nécessaires à l’existence de l’ouvrier en tant que tel ».
Et dans le même chapitre, plus loin :
« La productivité du travail doit être au moins suffisante pour permettre à un homme, qui utiliserait tout son temps de travail, de prolonger sa vie, de produire et de reproduire ses moyens de subsistance… la force de travail doit pouvoir reproduire plus que sa propre valeur, plus que ne l’exige son procès vital ».
Étant donné que tout cela est considéré à l’échelle de la société, il s’agit bien du procès vital de la classe laborieuse et non de celui de l’ouvrier isolé. L’un des premiers auteurs étudiés par Marx posait déjà la question combien faut-il pour l’entretien du travailleur et pour la procréation d’autres travailleurs ? Adam Smith, cité beaucoup plus loin par Marx, répondra parfaitement bien à cette question :
« Tout homme doit pouvoir vivre de son travail, et son salaire doit suffire au minimum à l’entretenir. Dans la plupart des cas, le salaire doit être un peu supérieur sans quoi l’ouvrier ne pourrait pas élever ses enfants, et toute la race des travailleurs s’éteindrait avec la première génération ». Naturellement, Smith s’inquiétait surtout du fait que, dans ce cas, ce serait la classe des non travailleurs qui, dans l’affliction générale, disparaîtrait aussi.
Ainsi donc, l’hostilité « réactionnaire » des physiocrates à l’industrie moderne n’empêche pas qu’ils furent à l’avant-garde pour déchiffrer le procès productif agricole, et qu’ils furent les premiers à avoir donné les trois termes corrects de la valeur capital constant, capital-salaires, plus-value, qui sont tous trois incorporés dans la valeur du produit.
Le mérite des physiocrates (dont nous donnerons, par la suite, la « place » historique exacte qu’ils occupent dans la transition vers la révolution bourgeoise, « place » que Marx établit d’ailleurs de façon magistrale dans son texte) est d’avoir finalement situé l’origine de l’accumulation de la valeur dans la sphère de la production, dépassant ainsi l’école précédente, l’école mercantiliste, qui ne voyait l’enrichissement national que dans les différentes sortes de commerce.
« Dans le système mercantiliste, la plus-value n’est que relative ce que l’un gagne, un autre le perd profit sur la vente, oscillation ou vibration de la balance des richesses entre les différentes parties. À l’intérieur d’un pays donc, il n’y a pas de formation de plus-value si l’on considère le capital total (c’est-à-dire que la nation consomme dans l’année, par exemple, ce qu’elle a produit dans l’année). Il ne peut y avoir plus-value que de nation à nation… Alors que les mercantilistes nient toute formation de plus-value absolue, les physiocrates veulent au contraire l’expliquer c’est ce qu’ils appellent le produit net. Mais comme le sur-produit les ramène toujours à la valeur d’usage, ils en voient l’unique source dans l’agriculture ».
Dans la doctrine du système monétaire et du système mercantiliste, la seule source d’enrichissement relatif réside dans l’argent que le commerçant emploie, le capital commercial, qui s’investit dans des marchandises en circulation et en retire un produit supérieur. Une parthénogenèse de l’argent, qui s’engendre lui-même.
Dans la doctrine physiocratique qui est bien supérieure, nous avons la combinaison de la terre et de l’argent on reconnaît, ce qui est fondamental, que la rémunération de ces deux facteurs ne provient pas de l’échange mais de la production (première apparition de la loi de l’équivalence dans tout échange), provient du travail, même s’il s’agit du travail spécifique qui opère au sein, si l’on peut dire, de la nature, qui produit les fruits de la terre. Dans la mesure où ce travail n’est plus obtenu du fait de la sujétion personnelle du paysan, mais où il est devenu marchandise et rémunéré contre argent, il prend désormais une forme bourgeoise et non plus féodale, et il génère un sur-travail qui se transforme en totalité en rente foncière. De la rente des propriétaires fonciers sont ensuite détachées des sommes destinées à payer l’intérêt aux prêteurs d’argent, et une sorte de rémunération aux dirigeants de l’industrie, qui n’est pas le profit, puisque l’industrie manufacturière ne génère pas, pour les physiocrates, de plus-value, mais qui est censée rétribuer uniquement l’argent investi par ces derniers, étant donné que le seul changement qu’ils effectuent dans les produits ne concerne que leur forme externe.
Malgré tout, dans la sphère de l’agriculture, la formule capitaliste trouve déjà sa pleine application, et il s’y révèle une marchandise particulière, la force de travail, qui (seule) a cette capacité magique quand celui qui l’a achetée l’utilise, la fait travailler, il en surgit une valeur d’usage bien supérieure au prix payé, à sa valeur d’échange, au salaire.
Et donc, alors que les paisibles physiocrates croyaient fonder un ménage heureux entre la terre et l’argent, ils ont déchaîné sans s’en apercevoir un troisième élément diabolique, le capital industriel, avide de sur-travail, qui imposera avec force l’adultère, et absorbera d’énormes différences tirées du sur-travail de masses auparavant insoupçonnées de salariés, en ne laissant que de petits bénéfices pour la rente foncière, et pour l’intérêt des épargnants.
« C’est parce que le travail agricole est considéré comme le seul travail productif que la forme de plus-value qui détermine la différence entre travail agricole et travail industriel, à savoir la rente foncière, est considérée comme la forme unique de plus-value. Le véritable profit du capital (attention on passe ici de la critique à notre propre énonciation !), dont la rente foncière n’est qu’une variété, n’existe donc pas chez les physiocrates. À leurs yeux, le profit n’est qu une sorte de salaire d’un ordre plus élevé, payé par les propriétaires fonciers, et consommé sous forme de revenu par les capitalistes; comme le salaire des ouvriers, il ne fait que concourir à la transformation des matières premières en un nouveau produit ».
Ce produit compense exactement ses différents frais de production, et donc il n’y a pas, dans l’industrie, d’accumulation de valeurs nouvelles, et rien, en dehors du montant de la rente foncière, ne vient s’ajouter au total de la « richesse nationale ».
« La plus-value sous la forme d’intérêt de l’argent apparaît à certains physiocrates, par exemple à Mirabeau le père, comme une simple usure, contraire à la nature des choses. Mais Turgot la justifie en affirmant que le possesseur d’argent pourrait acheter de la terre et en tirer la rente… Étant donné que le travail agricole est le seul travail productif… le profit industriel et l’intérêt de l’argent sont simplement des rubriques différentes selon lesquelles la rente foncière est répartie et, pour des parts déterminées, passe des mains des propriétaires fonciers à celles d’autres classes ».
Nous en sommes ainsi arrivés à une distinction tout à fait nette. À l’aube de la production capitaliste, cela devient une évidence que le mouvement Social consiste en production de plus-value. Pour les physiocrates, elle provient en totalité de la rente foncière, et il s’en détache des parts déterminées pour les industriels et les banquiers.
A partir d’Adam Smith,
« nous trouvons tout le contraire. À juste raison (et nous en sommes donc à l’énonciation de la thèse marxiste correspondante), les économistes voient, dans le profit industriel, la forme primitive et générale sous laquelle le capital s’approprie la plus-value.., la rente foncière et l’intérêt ne sont que des variétés du profit industriel (il faudrait dire, pour la clarté de l’exposé, profit d’entreprise puisque l’agriculture aussi bien que l’industrie est le fait d’entreprises) distribuées par le capitaliste industriel aux différentes classes qui partagent avec lui la propriété de la plus-value ».
Par conséquent, pour établir les termes de la question agraire, il faut retenir qu’à l’époque capitaliste la rente de la terre est une part prélevée sur le sur-travail social comme rémunération du monopole de la terre, la part de ses propriétaires.
Au début du cycle capitaliste, les propriétaires fonciers prétendent se placer à la tête de la société; à la fin de ce cycle, après avoir été rétrogradés en position subalterne, ils peuvent même être éliminés, sans que le mode capitaliste et salarial de production n’ait encore achevé sa vie.
Notes :
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Theodor Anton Heinrich Schmalz (1760–1831). Juriste et économiste; épigone de l'école des physiocrates; réactionnaire extrême. [⤒]
Sir Dudley North (1641-1691). Économiste anglais, a été l'un des premiers à exprimer des idées d'économie politique bourgeoise classique. [⤒]