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LE CAPITALISME – RÉVOLUTION AGRAIRE


Content :

Le capitalisme – révolution agraire
Mise au point
Toujours la même rengaine
Un coup de main de Friedrich
Ceux qui font époque
Rente et capitalisme
Passages expressifs
Travail-denrées-argent
Philosophie enfin !
Préconscience bourgeoise
Notes
Source


« Sur le fil du temps »

Le capitalisme – révolution agraire

Mise au point

L’exposé, que nous avons entrepris sur le matériel essentiel et très riche dont dispose le marxisme au sujet de la révolution agraire, n’étant pas encore parvenu jusqu’à l’actualité, ni même jusqu’au problème politique brûlant portant sur la fonction révolutionnaire des masses de la campagne, il peut avoir donné à certains lecteurs l’impression de faire la part trop belle à la théorie économique, que l’on ne peut développer, même dans un cadre assez restreint, sans recourir à quelques-uns de ces « chiffres » si horripilants. Or, sans chiffres, on ne fait pas de politique, et encore moins de révolution.

Par malheur, il a été imprimé un cinq (écrit de plus en lettres, par égard envers les maniaques de la « musique légère ») à la place d’un dix, dans la seconde livraison de cette étude, intitulée « Sorcellerie de la rente foncière », avant de passer au paragraphe « Intérêt et rente ». Tout lecteur se sera rendu compte de cette bourde, même s’il n’a pas la compétence du paysan analphabète, qui, lui, sait calculer de façon étonnante. Il est absolument nécessaire de poser concrètement un pied sur la marche intérêt-rente (ce qui est beaucoup plus urgent que de déchaîner le grand remue-menage activiste). Il était tout simplement question d’un terrain qui, ayant une valeur d’achat d’un million, a une rente brute de dix pour cent et une rente nette de cinq (erreur d’impression : figurait à nouveau ici dix) pour cent, c’est-à-dire cent mille et cinquante mille lires. Marche pas trop abrupte pour qui se sent prêt à voler à trente mètres de haut avec le trapèze de l’irrésistible action. Le bon paysan peut expliquer le théorème suivant : la rente nette est inférieure à la rente brute, à partir du moment où il a séparé du grain à moudre, le grain nécessaire à faire le pain, et à resemer.

Ne pouvant donc servir tout de suite le dessert[1] de la politique (ce sont les Nenni qui imposent au cuisinier la formule : le dessert d’abord[2]; ce que nous vous donnons, nous, ce sont des hors-d’œuvre, même s’ils ont une saveur fortement acide), il ne nous reste plus qu’à vous amener sur le terrain de la philosophie, en utilisant une phrase foudroyante de Marx dans le chapitre sur les Physiocrates auquel nous avons voulu donner une très grande importance. Aurez-vous ainsi quelque répit : car qui, parmi les amateurs de musique légère, n’est pas philosophe ?

Marx n’analyse pas la transition historique dans laquelle apparaît la rente agraire capitaliste seulement dans l’« Histoire des doctrines économiques », œuvre que nous avons utilisée jusqu’à maintenant, et qu’il aurait pu intituler, de manière plus appropriée, « Histoire des théories sur le surtravail », ainsi qu’il le dit lorsqu’il expose la trame du « Capital ». Il analyse aussi cette question à fond dans l’un des chapitres de conclusion du Livre III inachevé, le Chapitre XLVII, dont le titre est – précisément – « Genèse de la rente foncière capitaliste ».

Ce chapitre contient toute l’analyse que nous avons tirée des traités courants mais sérieux sur ce sujet. Et il se termine par une définition assez atroce du petit paysan, propriétaire et travailleur, (que nous avons citée à la réunion de Milan).
« La petite propriété foncière crée une classe de barbares presque en marge de la société, unissant la grossièreté des formes sociales primitives à tous les tourments et toute la misère des pays civilisés ».
Il n’y a donc pas d’équivoque chez Marx pour ce qui concerne la prétendue supériorité sur l’ancienne barbarie de la civilisation moderne ! La première n’est que grossière, la seconde est, elle, infâme. La suite du passage fustige on effet pareillement la grande propriété terrienne, et la grande industrie capitaliste à la fin, « elles se donnent la main » dans l’exploitation, jusqu’à l’épuisement, du Travail et de la Terre.

Or, ce même chapitre contient un avertissement qui répond en même temps à la question que posent évidemment les « pragmatiques » : la révolution ouvrière ne pourra-t-elle pas lancer ces barbares, compagnons d’exploitation et de servitude, contre la civilisation du capital ? Nous arriverons à cette réponse plus loin, et là, nous disposerons du riche vivier que représente le matériel que Lénine a élaboré sur la question agraire : il faut être patient !

« Toute critique de la petite propriété se résout en dernière analyse en une critique de la propriété privée, limite et entrave de l’agriculture. Il en va de même de toute critique inverse de la grande propriété. Dans les deux cas, nous faisons évidemment abstraction (évidemment, cher Karl, mais il a failu suer sang et eau pour cela !) de toute considération politique accessoire. La seule différence, c’est que la limite, l’entrave que la propriété privée oppose à la production agricole ne se développe pas dans les deux formes de propriété de la même manière; et à force de discuter sur les formes spécifiques de ces inconvénients, on en oublie leur raison fondamentale ».

L’image employée par Marx n’est pas nouvelle mais elle est utile. C’est une gifle en plein visage, non seulement pour les renégats à la recherche de structures rénovées pour la répartition juridique de la propriété agricole, mais aussi pour les maniaques qui, incapables de supporter l’œuvre titanesque de remise en état du squelette de la doctrine, que la contre-révolution tente sans cesse de torpiller, ne peuvent s’empêcher de réclamer à tout instant, du fait du besoin irrésistible qui les démange, les fioritures clownesques des « conditions politiques ». Fussent-ils des millions, et nous une demi-douzaine, nous leur tournons le dos en disant avec Dante, que Marx aime citer : laissez-les donc se gratter là où cela les démange !

Toujours la même rengaine[3]

Théorie et action. Vieille querelle sur la manière d’envisager leur rapport. La prétendue contradiction entre elles, dans ce sens que donner trop d’importance àla théorie pourrait compromettre le succès de l’action, est la pire invention et l’énormité fondamentale de tout opportunisme. La première est indispensable à la seconde, même si un demi–siècle peut séparer leur époque. Si notre déterminisme n’est pas une baliverne, il est absurde de proposer de choisir entre l’une et l’autre. Et si par hasard ce choix nous était donné, nous n’hésiterions pas – et qu’en crève qui veut – à laisser tomber l’action, mais jamais la doctrine.

Viennent de paraître les comptes rendus d’un livre du communiste français Rosmer : « A Moscou, au temps de Lénine ». Rosmer est un homme d’une parfaite loyauté : nous ne dédaignons pas cette qualité chez un révolutionnaire, mais nous considérons que seule elle est loin d’être suffisante. Rosmer, vieil organisateur syndical et militant dévoué à la cause prolétarienne était un syndicaliste de type sorélien, et est devenu aujourd’hui trotskiste (du reste, il a répudié le curieux mouvement qui s’affuble de ce qualificatif et qui n’a pas compris que le mal dans le stalinisme se situe dans ce contorsionnisme qu’il reprend visiblement à son compte d’une manière encore plus élargie). Mais si Rosmer, en plus d’être un ardent révolutionnaire et un ami de Lénine et de Trotski, avait été un véritable marxiste, jamais il n’aurait défini les écrits historiques de Lénine comme des livres de circonstance, ce qui constitue une grave offense, même involontaire, à la mémoire de Lénine.

Il ne s’agit pas d’une phrase qui lui a échappé par hasard Rosmer voit en Lénine le manœuvrier génial de la révolution communiste, mais il n’est pas capable de voir en lui la figure bien plus grande, maintenant où l’on peut dresser un bilan historique de manière certaine, du restaurateur de la doctrine révolutionnaire. Mais un incorrigible volontariste à la Sorel ne peut raisonner autrement : pour lui, le rêve suprême c’est la brassée, ouverte à toute herbe, de tous les révoltés du moment, le parti est une chose secondaire, la discipline une entrave inutile, et la théorie un simple mythe malléable, un piment que l’on peut changer à volonté et destiné à enflammer les foules au cours de la lutte.

C’est seulement de la sorte que l’on peut expliquer que Rosmer se laisse aller à dire que « La maladie infantile du communisme – le Gauchisme » a été écrit dans l’intention de faire entrer dans l’internationale les socialistes du type « deux et demi », opposés aux 21 points (en réalité, n’étant pas en possession du livre de Rosmer, nous nous méfions de cette affirmation rapportée : que Lénine ait œuvré, par habileté – terme contenu dans une citation de ce texte –, à violer les conditions qu’il a lui-même dictées, est non seulement absurde mais encore faux); et également que « L’État et la Révolution » a été un autre livre de circonstance écrit afin d’attirer les anarchistes avec la promesse de l’abolition de l’État, alors qu’au contraire il s’agissait pour lui de dénoncer avec force l’oubli social-démocrate de cette thèse marxiste ainsi que celui de toute la doctrine intégrale.

Et ce sera précisément en retraçant l’histoire de la « politique agraire » suivie par les partis marxistes que nous serons à même de faire constater combien Lénine, dans le problème particulier et complexe de la Russie, n’a cessé, sur une base rigoureuse, de réaffirmer la doctrine orthodoxe de Marx en la matière.

Tout cela est conforme à la thèse, que nous avons défendue systématiquement lors de la réunion, rappelée plus haut, de notre mouvement à Milan : selon le matérialisme historique, la doctrine d’une classe révolutionnaire ne peut se former que d’un seul bloc et lors d’un tournant déterminé de l’histoire. En d’autres termes, ce n’est qu’à certains rares « moments » du cycle humain que, pour faire bref, éclosent de nouvelles vérités, se conquièrent de nouvelles connaissances, qui deviennent patrimoine d’une classe, programme d’un mouvement qui étend son combat et son avènement sur un arc de temps qui se mesure en siècles. Le pont de cette conquête n’a aucun pilier intermédiaire, car il est lancé d’une seule « volée » au-dessus de l’abîme ennemi; c’est pourquoi nous repoussons impitoyablement la conception d’un noyau de doctrine qui serait « en continuelle élaboration », élaboration continue que nous nions aussi bien sous l’effet d’apports de disciples que – pire encore – par l’utilisation d’apports en provenance de la « science en général » ou de la « culture en général », qui appartiennent à une société et à une époque qui sont appelées à être dépassées et renversées.

Si nous remontons continuellement aux textes de Marx, c’est parce qu’ils correspondent dans leur formulation de premier jet (même si d’autres mains ont pu concourir à leur rédaction et à leur présentation immédiates et matérielles), à l’utilisation de ce tournant fécond et dynamique de l’histoire, dans lequel la formation de la classe prolétarienne et la critique de la doctrine bourgeoise (encore fraîche de sa révolution) jaillirent ensemble, inséparables, de la base matérielle de la société. Et non parce que Karl Marx aurait été un cerveau plus puissant que tous ses prédécesseurs ou ses successeurs, ainsi que pourront nous objecter ceux qui voudraient égratigner la thèse parallèle de la négation du rôle moteur des personnalités dans l’histoire.

Les voies qui mènent à la conquête d’un patrimoine commun de connaissances de la part de la collectivité humaine sont au nombre de trois. La première place le savoir complètement en dehors du monde physique, dans un cerveau surnaturel qui, de temps à autre, manifeste un trait de sa lumière en faisant parler une bouche humaine; et l’on doit admettre que, dans ce cas, il peut s’agir de la bouche d’un grand sage ou d’une humble créature : c’est la voie des religions. La seconde considère que le savoir est conquis par les cerveaux des hommes vivants qui accumulent progressivement les résultats du travail de leur pensée; et, de temps à autre, une personnalité d’une plus grande importance et puissance fait faire un pas en avant au patrimoine commun de la science; de sorte que chaque époque en sait plus que la précédente : c’est la voie rationaliste et évolutionniste. La troisième voie, révolutionnaire, c’est la nôtre. Sans l’intervention d’aucune divinité, la doctrine, comme tout autre forme sociale, jaillit lors d’une crise violente de l’histoire quand le sous-sol matériel en est bouleversé, et elle se cristallise en un bagage commun, constitué de normes d’action, et qui va durer, sous forme compacte, des siècles et des siècles d’histoire; elle ne découle pas des efforts subjectifs d’un ou plusieurs grands penseurs ou chefs, mais de faits généraux du mode de vie et de production collectif. Et c’est ainsi que nous expliquons, en tant que superstructures sociales, les anciennes religions, et même la philosophie bourgeoise moderne, tout en considérant avec la plus grande attention le formidable potentiel historique de classe qui résulte de l’observance des vieux mythes, ainsi que de l’agitation des principes modernes de démocratie, de liberté et d’égalité, qui sont ceux de nos classes ennemies.

Un coup de main de Friedrich

Toute l’immense œuvre de Marx contient la démonstration, obtenue sur la base d’un formidable travail de recueil de matériaux, non seulement que, à partir d’un certain moment, la théorie sociale ne progresse plus, mais qu’en outre elle régresse inexorablement par rapport a ses visions lumineuses initiales (à l’exemple de celle des économistes classiques du XVIIe siècle); elle démontre aussi que celui qui expose magnifiquement la nouvelle théorie n’en est pas l’inventeur mais qu’il a la chance de l’avoir trouvée comme le chercheur d’or qui tombe sur une pépite, quand Marx apporte la preuve que ses vérités sont déjà contenues, même sous forme approximative, dans des textes très anciens. Toutes les notes du « Capital », en particulier dans le Livre 1, et tout le matériel de l’« Histoire des doctrines », visent à ce but : prouver que les solutions qui semblent originales sont des vérités qui s’imposent à tous de par leur évidence, et qu’elles ont été constatées et formulées de manière de plus en plus précise dans le passé. Elles ne sont donc pas énoncées finalement de façon organique quand le génie descend sur terre, mais quand les conditions sont mûres et concourent toutes à l’apparition de ce résultat.

Si l’on ne saisit pas cette conception, il est impossible de se convaincre que nous sommes parfaitement à l’aise lorsque nous affirmons que le communisme serait apparu de la même manière s’il n’y avait pas eu de monsieur Karl Marx, et quand nous nous jetons comme des chiens enragés sur ceux qui voudraient changer une ligne dans les écrits de Marx, en nous défendant, par la même occasion, avec pas moins de hargne de l’accusation d’y avoir ajouté quoi que ce soit de notre cru.

Les grands hommes qui ont énoncé des « révolutions de la science » fondamentales n’ont, du reste, pas procédé autrement que Marx. Dans leur polémique et leur lutte généreuse contre ceux qui voulaient les étouffer, que ce soit Galilée ou bien Copernic, par exemple, ont fait un travail gigantesque sur les textes anciens et sur l’histoire de la science afin d’en tirer d’innombrables preuves qu’on avait déjà admis, à différentes époques précédentes, comme plausible voire certain le mouvement des planètes autour du soleil, de même que, en d’autres temps, la sphéricité de la terre. Le subtil dialecticien Zénon d’Élée, dans la Grèce antique, n’a pas seulement démontré, à l’aide de ses sophismes, qu’il avait établi la théorie du calcul infinitésimal, mais il affirmé beaucoup plus encore que cette théorie est inhérente à la logique, issue de l’expérience, selon laquelle tout homme, même inculte, sait bien qu’une flèche n’est immobile à aucun instant, même infiniment bref, de sa trajectoire, et que l’homme qui se déplace sur le pont d’un navire en sens inverse du mouvement de celui-ci en regardant le rivage, a beau faire, il ne peut nier le mouvement du navire et celui de son corps, et donc, à partir de là, par inférence immédiate, pas même le mouvement du rivage ! Et par conséquent celui de la terre. Einstein en viendra à dire qu’il y avait là, en germe, la relativité tout entière : celle de Galilée, et aussi la sienne… Etant donné le cycle de l’évolution biologique et celui de la technique de production, tel devait être le cycle de la pensée humaine qui en est la « superstructure ». C’est pour cette raison que l’on doit dénier tout brevet de droits d’auteur aux personnes précitées Zénon, Copernic, Galilée, Einstein… et Marx.

Il n’y a que le Sot qui soit enflé, imbu de sa Personne. C’est ici qu’interviendra Engels en faisant subir le supplice de la roue au pauvre Dühring : mais auparavant, voici quelques confirmations de ce que nous venons de dire dans les pages de Marx que nous avons ouvertes aujourd’hui.

Justement, dans le Chapitre XLVII du « Capital » que nous avons cité plus haut, Marx démontre, en passant rapidement en revue les auteurs sur lesquels il s’étendra plus longuement dans l’« Histoire des doctrines économiques », que la thèse juste est mieux vue par les économistes qui sont les plus proches du jaillissement du capitalisme hors de la gangue féodale, et que, plus on avance, plus la science économique officielle renie les vérités conquises et se complaît dans les sottises.

Ce qui est difficile dans le problème de la rente foncière, nous dit Marx, c’est de voir d’où provient cet excédent de profit de l’entreprise agricole par rapport à la moyenne du profit des entreprises en général, excédent qui est destiné à payer le droit de monopole du propriétaire foncier; c’est de voir que cet excédent ne découle pas de la productivité naturelle de la terre, mais qu’il n’est qu’une quote-part de la valeur ajoutée au produit en raison du surtravail humain. La rente n’est pas un plus ajouté au profit mais, si l’on peut dire, un moins retranché du profit. Par conséquent, ainsi que nous ne cessons de le répéter, toute la valeur trouve son origine dans le travail, et non dans la nature.

Ainsi :
« Pour les économistes plus anciens, qui commencent à peine à étudier le mode capitaliste de production encore peu développé à leur époque, l’analyse de la rente ne présente aucune difficulté…;…encore proches de la féodalité, ils voient (dans l’agriculture la forme prédominante de production et) dans la rente foncière (le profit normal et donc) la forme normale de la plus- value… »

Chez les physiocrates, la difficulté est déjà de nature différente. Premiers interprètes systématiques du capital,… (ils croient que) le capital agricole producteur de rente est… le seul capital qui produise de la plus-value et (que) le travail agricole qu’il met en mouvement est le seul travail rapportant de la plus-value…
Que dire des économistes plus récents, comme Daire, Passy, etc., qui reprennent, au moment où l’économie classique est sur son déclin, que dis-je à son lit de mort, les idées les plus primitives sur les conditions naturelles du surtravail et de la plus-value en général, croyant apporter quelque chose de nouveau et de décisif sur la rente foncière alors qu’il a été depuis longtemps pourtant démontré (et au fond, qu’on le comprenne, par les économistes classiques comme Ricardo, avant Marx) qu’elle constitue une forme particulière et une partie spécifique de la plus-value ? C’est une caractéristique de l’économie politique vulgaire que de reprendre des idées qui à un stade de développement antérieur étaient neuves, originales, profondes et justifiées, pour les répéter à une époque où elles sont devenues plates, dépassées et fausses« .

Ainsi donc, il est inutile d’aller voir si finalement les grandes revues, les textes universitaires et les traités officiels, ont enrichi la doctrine de Marx; avec cette phrase, nous liquidons d’un seul coup sec non seulement l’économie mais aussi la sociologie et la philosophie depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui.

Ceux qui font époque

Comme on le sait, Engels, qui entre maintenant dans la danse, attachait une immense importance à l’explication géniale que Marx a donnée du fameux « Tableau économique »[4] de Quesnay, que nous avons déjà cité. On peut le constater dans un célèbre échange épistolaire d’Engels avec son ami, et dans un chapitre de l’« Anti-Dühring », où Dühring lui-même provoque la colère d’Engels lorsque, convaincu de dire des choses neuves sur le « Tableau » et sur Quesnay, il retombe lamentablement dans des positions dépassées et parfaitement banales.

Dühring affirme accomplir « une entreprise absolument sans précédent » quand il découvre que la doctrine économique est « un phénomène énormément moderne ». Mais Engels lui rétorque que Marx a déjà dit : « L’économie politique ne date comme science spéciale que de l’époque des manufactures »; et « l’économie politique classique… commence en Angleterre avec Petty, en France avec Boisguillebert et se termine en Angleterre avec Ricardo, en France avec Sismondi ». Et Engels d’ajouter « M. Dühring suit une voie qu’on lui a prescrite, à ceci près que, pour lui, l’économie supérieure commence seulement avec les lamentables avortons que la science bourgeoise a mis au jour après expiration de sa période classique ». Par conséquent, l’idée selon laquelle toute science de classe, après un début brillant et explosif, décline inexorablement quand cette classe cesse d’être révolutionnaire pour devenir conservatrice, est tout à fait claire également chez Engels.

Quand Dühring, dans son « Histoire critique » des économistes… du passé, en arrive à Quesnay et à son « Tableau », il le déclare incompréhensible, montrant par là ignorer que la clef qui lui échappe avait déjà été donnée par Marx : et Engels de réexposer de manière limpide la construction du Tableau[5], aplanissant ainsi le chemin à ceux qui trouveraient trop ardue la substantielle explication qu’en a donnée Marx (« Doctrines », Chap. XIV). Ce n’est qu’ensuite que Marx procède à l’explication critique effective des défaillances du « Tableau »; or Dühring, qui inflige un rude traitement à ce « Tableau », commence, lui, par ne pas comprendre ce qu’il signifie pour son auteur lui-même.

Nous ne suivrons pas la vivisection scrupuleuse à laquelle Engels soumet les énormités du sieur Dühring, car ce qui nous intéresse ici c’est de montrer la misérable fin de la méthode de la mise à jour, du dépassement scientifique de tout prédécesseur. Il existe des milliers de Dühring qui, comme lui, en voulant aller au-delà de Marx, demeurent en deçà non seulement du génial Quesnay mais même des auteurs naifs encore plus anciens dont ils entreprennent la critique avec suffisance. Dühring – en effet – avait, dès le départ, affiché la prétention d’apporter « un système nouveau qui ne soit pas simplement suffisant pour l’époque, mais qui fasse autorité pour l’époque ».

Auteurs de systèmes nouveaux, auteurs qui faites époque, notre polémique avec chacun de vous sera brève : nous la réduirons à un mot et à un acte dès que vous vous serez présentés : demi-tour… droite !

Comment réserver un traitement moins… terre à terre à de semblables fouillis quand, encore une fois, le sieur Dühring, après avoir paré un premier coup sur la difficulté d’expliquer le profit du fermier et son rapport avec la rente du propriétaire foncier, du fait qu’ils coïncident parfois (et Engels lui oppose un passage limpide relatif à Adam Smith chez qui cette analyse est conduite, de façon tout à fait indubitable, à son terme, comme dans les traités universitaires que nous avons rappelés), en arrive à une conclusion de ce type : le gain du fermier se fonde sur l’exploitation de la force de travail de la terre ! Et constitue donc « une part de la rente » !

La conception de Quesnay : la rente de la terre est une partie de la plus-value et donc du surtravail, mais il n’y a plus-value et surtravail que dans la seule entreprise agricole, est bien en deçà de la conception de Marx : la rente est une partie spécifique de la plus-value totale. Et la conception naïve : la rente provient de la fertilité naturelle et non du surtravail humain, est encore en deçà de celle de Quesnay. Mais le dépassement de Dühring avec sa formule : force de travail de la terre, dans laquelle il y a bien travail, mais pas des bras humains, nous ramène au slogan, qui pourtant ne lui était pas adressé : « vous pouvez dormir, Kinglax travaille pour vous ! ».

Et, au petit matin, ce surtravail, scientifiquement découvert de façon à faire époque, se ramasse dans un endroit qui ne possède qu’une petite ouverture. Souvenez-vous de lui, ô pages issues d’un « vient de paraître » ![6]

Rente et capitalisme

La seconde source marxiste à laquelle nous nous sommes référés, le Chapitre XLVII du Livre III du « Capital » (une autre, que nous pouvons indiquer, se trouve dans les chapitres du Livre I sur l’accumulation primitive et, en particulier, sur « La genèse du fermier capitaliste »), nous permet encore, en revenant en arrière, avant de poursuivre, étant donné que ce sujet est aussi considérable que délicat, d’éclairer la série historique féodalisme – capitalisme agraire – capitalisme manufacturier d’État – industrialisme privé, dont l’ordre ne plaira pas du tout aux diverses couches de gens louches.

Il faut comprendre que, quand le problème moderne de la rente foncière se pose, nous sommes déjà en pleine économie capitaliste. Et en effet, Quesnay le pose dans un milieu de ce type. Le produit agricole total (c’est-à-dire pas moins que les conditions du travail agricole : terre et outillage, stocks, etc.) est déjà totalement séparé du travailleur productif. Les cinq milliards auxquels Quesnay évalue le produit total national sont obtenus à partir de la vente des denrées et sont entre les mains des fermiers et donc des capitalistes. Tous les produits sont par conséquent passés par le marché, aucun n’a été consommé par le producteur direct (comme dans la petite culture survivante, ou comme dans l’économie naturelle du féodalisme). Deux cinquièmes de cet argent sont payés par les fermiers comme rente aux propriétaires fonciers, et quant au reste de la circulation entre les « trois classes » de Quesnay : productive (salariés agricoles et fermiers), propriétaire et stérile (les industriels et leurs salariés), elle est indiquée dans le « Tableau », mais nous ne l’exposerons pas ici. L’important est que même les travailleurs agricoles achètent leurs biens de subsistance avec de l’argent, mais, pour Quesnay, cela se passe « à l’intérieur de la classe productive ».

Nous avons donc cinq milliards de produit brut agricole, trois de produit net, dont deux constituent la rente des propriétaires et un la rémunération du capital d’exploitation détenu en totalité par les fermiers, capital qui est estimé à dix milliards et qui rapporte un revenu de dix pour cent : les deux milliards restants sont affectés au remplacement des avances en fonds de roulement et à la compensation de l’usure des matériels. Nous en sommes déjà en tout cas aux critères capitalistes : 1) tout le produit est marchandise; 2) tout le surproduit découle du surtravail, c’est-à-dire que les travailleurs agricoles consomment deux et produisent cinq; 3) tout le profit est entre les mains des fermiers, les capitalistes agraires, même s’ils sont tenus d’en rétrocéder les deux tiers aux propriétaires fonciers : le produit de leur rente.

Cette conception, qui ne voit aucune extorsion de surtravail aux ouvriers non agricoles, s’explique par la prédominance de l’agriculture sur l’industrie. Dans l’audacieuse hypothèse physiocratique, l’agriculture tout entière a cessé d’être féodale, mais la production industrielle est encore secondaire par rapport à la production agricole.

Au fur et à mesure que la manufacture et l’industrie prendront de l’importance, le « Tableau » deviendra inadéquat. Mais la société qui y est décrite est déjà la société « de Marx », avec les trois classes qui se partagent le produit net : aux travailleurs, le salaire; aux capitalistes, qu’ils soient fermiers ou industriels, le profit; aux propriétaires immobiliers, la rente. Profit et rente constituent la plus-value.

Dans cette société « abstraite », il n’y a ni artisans ni petits paysans : en effet, si ces classes sont encore présentes aujourd’hui partout, ce sont des classes « non caractéristiques » de la société bourgeoise, des classes « survivantes » des temps pré-capitalistes, dans la mesure où elles existaient déjà avant qu’il y ait des salariés, des capitalistes entrepreneurs, et des possesseurs de terre à la manière mercantile et bourgeoise, et non pas du type seigneur féodal.

Or, tout cela est confirmé par le texte de Marx.

Passages expressifs

« La rente est payée sur le prix du produit agricole »; et donc la rente doit être expliquée comme une partie du prix payé sur le marché pour la marchandise-denrée. De cette somme d’argent, le prix, il faut sortir la reconstitution du capital d’exploitation pour le fermier entrepreneur – le paiement des salaires aux ouvriers agricoles, pour un montant qui corresponde, au minimum, à leur subsistance et à leur reproduction – le gain du fermier (profit de l’entreprise agricole) – la rente du propriétaire. Nous sommes donc en plein mercantilisme et capitalisme.

Si les physiocrates caractère productif, comme nous l’avons dit, dénient tout au travail manufacturier, il n’empêche que, pour eux « le capital productif de rente, à savoir le capital agricole, produit de la plus-value ». Ainsi donc, la question qui se pose est alors la suivante : qu’est-ce que la rente foncière, lorsque l’agriculture est tout entière sous l’emprise du capital, gérée à la manière capitaliste ? D’où notre thèse : le capitalisme naît dans l’agriculture, et sa première doctrine révolutionnaire est la doctrine physiocratique, embryon de la doctrine de l’économie classique.

Marx, ici aussi, préfère le système physiocratique au système monétaire qui n’arrive pas à la conception de la plus-value, mais qui annonce cependant
« que la production pour le marché mondial et la conversion du produit en marchandise, partant en argent, est la condition préalable de la production capitaliste ». « Dans la théorie mercantiliste, continuation du système monétaire, ce n’est plus la conversion de la valeur-marchandise en argent qui est décisive, mais la production de plus-value, considérée toutefois du point de vue concret, non conceptuel, de la sphère de la circulation et de telle manière que cette plus-value se présente comme un surplus d’argent, un excédent de la balance commerciale »,
c’est-à-dire comme un surprofit dans la transformation argent-marchandise-argent qui se déroule seulement sur le marché. S’il est vrai que ce sont les physiocrates qui furent les premiers à situer l’origine de toute plus-value (et donc de toute accumulation ultérieure) dans la sphère de la production, le système mercantiliste
« comporte des éléments qui caractérisent exactement les intérêts des commerçants et des fabricants d’alors et correspondent parfaitement à la période de développement capitaliste qu’ils représentent, à savoir : pour la transformation de sociétés agricoles féodales en sociétés industrielles, dans la lutte entre nations industrielles sur le marché mondial, ce qui importe c’est un développement accéléré du capital qui ne peut pas s’obtenir par la voie dite naturelle, mais par des mesures coercitives. La différence est énorme suivant que le capital national (accumulation de monnaie dans les caisses de l’État) se transforme progressivement et lentement en capital industriel ou que cette transformation est accélérée dans le temps par divers moyens : les impôts, qui par le truchement des tarifs douaniers, protectionnistes, pèsent principalement sur les propriétaires fonciers, les petits et moyens paysans et l’artisanat… Par conséquent, le caractère national du système mercantiliste n’est pas simple façon de parler dans la bouche de ses porte-parole. Sous prétexte de s’intéresser exclusivement aux richesses nationales et aux ressources de l’État, ils déclarent en fait que les intérêts de la classe capitaliste et l’enrichissement général sont le but final de l’État et proclament la société bourgeoise contre l’ancien État de droit divin ».
Quand on lit ces passages, on pense au processus, qui passant de l’Europe à la Russie et à la Chine, se répète aujourd’hui avec un retard de deux siècles, ainsi que nous l’avons dit, entre autres, dans un récent rapport àFlorence.

Nous insistons encore une fois sur le fait que cette première forme de capitalisme, qui concernait l’entreprise agricole et non pas encore l’entreprise manufacturière et exportatrice, avait déjà dépassé les rapports existant dans les agricultures pré-bourgeoises; et nous insistons aussi sur le fait que, comme d’habitude, nous n’émettons là (honni soit[7] qui pense à Kinglax) absolument rien d’original.
« Dans l’économie naturelle proprement dite, les produits agricoles n’entrent pas, ou seule une portion minime d’entre eux, dans le procès de circulation et il y entre tout au plus une fraction relativement insignifiante de cette partie du produit qui représente le revenu (en nature) du propriétaire foncier (exemple les nombreux latifundia de l’ancienne Rome, les domaines de Charlemagne, et, c’est encore le cas, plus ou moins, pendant tout le Moyen Age) : dans ces conditions, le produit et le surproduit des grands domaines ne comportent pas seulement les produits du travail agricole. Ils comprennent également les produits du travail industriel. Les travaux d’artisanat et de manufacture à domicile, activité accessoire de l’agriculture, qui, elle, constitue la base, conditionne le mode de production sur lequel est fondée, dans l’Antiquité et le Moyen Age en Europe, l’économie naturelle et tel qu’il existe encore aujourd’hui dans la communauté hindoue, où son organisation traditionnelle n’est pas encore détruite. Le mode capitaliste de production a aboli totalement ces rapports de production; on peut observer cette évolution en Angleterre, surtout pendant le dernier tiers du XVIIIe siècle ».
Nous ajoutons que l’on pourra également l’observer en Chine dans les trente prochaines années de ce XXe siècle.

Le raccourci historique qu’effectue ensuite Marx en citant Carthage, Rome et la Chine du siècle dernier, tend à établir qu’il n’y a de véritable rente, telle que Quesnay la décrit, que lorsque la totalité du produit est vendu sur le marché et le capital est investi dans l’entreprise agricole, lorsque la séparation entre agriculture et manufacture, entre ville et campagne, est désormais un fait accompli.

A ce stade, le capital industriel n’en est toutefois qu’aux premiers pas de ce qui sera sa course impétueuse à l’accumulation et à la concentration; et le premier domaine dans lequel s’est réalisée la révolution capitaliste, c’est celui des entreprises agricoles.

Travail-denrées-argent

Dans cette forme encore faiblement industrielle mais où la terre est désormais libre et susceptible d’être commercialisée, où le serf est détaché de la glèbe et le capital investi dans l’agriculture, où le produit appartient entièrement au fermier et est vendu en totalité sur le marché, nous avons déjà la plus-value et la rente foncière capitaliste définie par le marxisme, à savoir provenant toute entière du surtravail humain.

Pouvions-nous parler de rente auparavant ? En un certain sens, oui, puisqu’il s’agissait de rente issue du surtravail, c’est-à-dire de l’exploitation du travail d’autrui au profit du rentier; mais il ne s’agissait pas d’une rente en argent, ni non plus – au sens strict – d’une plus-value, car celle-ci ne se cristallise que lorsque l’ensemble du produit se transforme en monnaie, et constitue une partie aliquote de cette valeurmonnaie en laquelle le produit final se convertit intégralement.

Marx explique cela de manière magistrale dans trois paragraphes du Chapitre XLVII : « La rente en travail »« La rente en nature »« La rente en argent ».

La rente en travail. Le producteur immédiat dispose de son champ et de ses outils, et donc des conditions de son travail. Mais il est obligé, de par le mécanisme social, de fournir, en plus du travail sur son propre champ, dont il consomme les produits avec sa famille, un certain nombre d’heures dans la journée et de jours dans la semaine pour travailler la terre du seigneur. Le surtravail est ici évident, son analyse immédiate : nous y trouvons le premier germe de la future plus-value. Ce sont les formes sociales du servage médiéval et asiatique. Dans l’esclavage antique et dans l’esclavage actuel des plantations, la rente absorbe le profit et ce dernier se confond avec elle s’il n’est versé aux travailleurs que leurs aliments. Dans les autres cas, après avoir rempli les obligations de son travail servile, le producteur immédiat peut disposer d’une certaine marge sur sa consommation, et même sur ce qui, plus tard, sera son salaire, c’est-à-dire l’équivalent du travail nécessaire.

La rente en nature. Le travailleur agricole ne fournit plus du travail (la corvée) mais il doit apporter au seigneur ou à l’institution religieuse une partie du produit de son champ (la dîme). La condition du producteur immédiat a changé en ce sens qu’il dispose, en plus des conditions de son travail, de tout son temps de travail, bien que l’on puisse déterminer, à partir du poids du produit qu’il est tenu de fournir au seigneur, la part du surtravail qui lui est extorquée. Ce type de travailleur reste un serf s’il est attaché à la terre, et, dans ce cas, on se situe complètement dans le rapport personnel qui définit le féodalisme, puisque ce qui importe le plus au seigneur, ce n’est pas l’étendue des terres qu’il possède directement, mais le nombre des unités de travail qui lui sont soumises. Il s’agit encore d’économie naturelle : la tendance à éloigner de la campagne le travail manufacturier n’existe pas, et tout le surtravail se transforme en rente.

La rente en argent. Cette quantité de produits que le petit producteur fournissait en nature est dorénavant représentée par une somme d’argent. Cependant, tant qu’un fermier ne s’interpose pas entre le travailleur et le propriétaire, nous ne pouvons pas encore parler de rente foncière capitaliste, mais il est toujours vrai que la forme prédominante que prend le surtravail est la rente foncière. Qu’elle soit payée à un particulier ou à l’État, cette forme ne se substitue pas facilement au tribut en produits (à l’époque de Marx encore, ce passage est en train de s’accomplir en Europe orientale : on se souvient de l’impôt en nature de Lénine).

Ce n’est qu’après l’avènement de cette forme, qui présuppose un certain développement technique et une modification des conditions et des rapports de travail, que commence à apparaître le fermier capitaliste avec l’expropriation et l’expulsion (= libération totale) du paysan, qui se transforme en salarié détaché de la terre et des instruments de travail.

Marx poursuit ensuite son analyse par l’examen du système du colonat (métayage) et de la petite propriété parcellaire, examen qui le mène à la condamnation que nous avons déjà mentionnée. Mais nous sommes parvenus à la forme développée de la rente capitaliste, qui nous confirme qu’une révolution sociale a eu lieu, avant même que, dans de nombreux pays, l’industrie ne se développe. « Le métayage… peut être considéré comme une forme de transition entre la forme primitive de la rente et la rente capitaliste… Mais l’essentiel c’est que la rente n’apparaît plus ici comme la forme normale de la plus-value tout court ». La rente pleinement capitaliste apparaît lorsque le travailleur immédiat ne dispose plus d’aucune des conditions de son travail ni du sol, même sur une étendue limitée, ni d’aucun outil ou d’aucune réserve, mais seulement de sa force de travail personnelle : c’est un salarié. A partir de ce moment, le surtravail se partage en profit et en rente foncière, et, dès lors, la révolution capitaliste dans le mode de production est accomplie.

Philosophie enfin ![8]

Nous avions promis un peu de philosophie afin de rendre moins pesante l’économie, mais il nous a fallu pourtant récapituler ce qui avait déjà été dit sur les différentes théories destinées à expliquer le « mystère » de la rente foncière. Nous avons effectué cette analyse sans formules ni chiffres, mais il était opportun de confirmer ce que nous avons tiré d’un des textes marxistes avec d’autres thèses prises ailleurs chez Marx et chez Engels, et cela afin de confondre ultérieurement ceux qui délirent sur des rectifications de tir doctrinales qui seraient survenues au cours de la vie des deux fondateurs du communisme critique. Non seulement la théorie, ainsi que nous pourrions la présenter sous forme d’un système de relations mathématiques, mais également la rigueur terminologique et de formulation verbale, sont fondées de manière définitive et non révisable.

Ainsi donc dans la production rurale, chaque fois qu’une classe de non travailleurs jouit d’une rente, tout cet excédent provient du travail et non d’un don de la nature qui ne coûterait aucun effort humain.

Tout donc provient du travail total qui crée le produit total. Ce dernier se réduit à un produit net, disponible pour la consommation humaine, après que l’on a reconstitué ce qu’il faut de réserves pour une nouvelle année de travail.

Une partie du produit net est consommée par le travailleur immédiat afin qu’il puisse reconstituer sa force de production humaine. L’autre partie, que nous appelons surproduit et donc surtravail, est consommée par la classe de non travailleurs.

Dans l’économie naturelle, le surtravail est en totalité de la rente. Le seigneur féodal le prélève sous forme de travail, quand le travailleur fournit du temps de travail sur le domaine seigneurial – il le prélève en nature, quand le travailleur lui cède une partie du produit. Le travailleur est un serf.

Une forme de transition entre l’économie naturelle et l’économie pleinement mercantile-capitaliste est celle où a) le travailleur est libre; b) on commence à payer la rente en argent (petit fermage) ou même en nature (petit métayage); c) l’entreprise est encore parcellaire (très petite exploitation), mais elle suffit à la capacité de travail du fermier ou du métayer. On peut ajouter à cette forme la petite propriété émancipée dans laquelle le travailleur parcellaire ne doit de rente à personne, bien qu’il soit assujetti à différentes charges (impôts, etc.). Nous sommes cependant arrivés au point où une grande partie du produit se retrouve sur le marché et se convertit en argent.

Dans l’économie agricole capitaliste, qui, en général, précède l’économie industrielle, les petites parcelles de terre sont réunies dans une entreprise unique, dirigée par un fermier entrepreneur qui dispose d’un capital d’exploitation et qui réduit les travailleurs dépossédés de leur lopin de terre à devenir de simples salariés.

L’idéal des physiocrates est une société entièrement fondée sur de grandes entreprises terriennes, gérées de façon capitaliste, avec une circulation de marchandises et d’argent s’appuyant sur une production agricole prédominante, dont la manufacture est un accessoire qui ne produit pas d’accumulation de richesses (du fait de la supposition erronée que cette dernière n’engendre ni surtravail ni plus-value).

Comment peut-on, historiquement, idéologiquement, classer cette école économique ? Quelle est sa position par rapport aux philosophies modernes de l’« Encyclopédie » qui devancèrent la grande révolution bourgeoise ?

Une opinion courante (reposant sur le modèle erroné : l’antithèse agriculture-industrie correspond à l’antithèse féodalisme-capitalisme, et à l’antithèse droit divin-souveraineté populaire) conduit la plupart des gens à voir dans les physiocrates des réactionnaires, défenseurs de l’ancien régime contre les nouvelles formes révolutionnaires. C’est cette fausse croyance que Marx démolit.

Il est vrai que Quesnay, qui fait partie des physiocrates les plus éminents, soutenait la monarchie absolue, mais sa critique du système parlementaire fondé sur l’équilibre de forces et de contre-forces est remarquable, étant donné qu’il affirme qu’il mène à la division des grands et à l’oppression des petits. Mercier de la Rivière, quant à lui, écrivait que l’homme, dans la mesure où il est destiné à vivre en société, est par là destiné à vivre sous le despotisme. Et avec cette thèse on est peut-être en avance, et non en retard, par rapport aux divagations libertaires de la philosophie des Lumières. Et puis il y a eu Mirabeau le père et Turgot, hommes politiques, ministres radicaux et bourgeois, qui anticipent la révolution. Ce qui est remarquable du point de vue social, c’est qu’ils succèdent aux systèmes de Colbert, ministre de Louis XIV, et de Law, représentants sous l’ancien régime dynastique des intérêts du capital commercial et manufacturier, partisans de l’intervention de l’État dans l’économie, du protectionnisme, de l’accumulation par l’État de finances importantes en vue de l’investissement capitaliste. Cette politique économique de capitalisme étatique et dirigé a conduit au krach et à la faillite, tandis que, au contraire, dans la forme capitaliste, l’agriculture refleurissait : les physiocrates expriment cette phase économique, et donc, le fait qu’ils aient été pour le libre-échange et la non-intervention économique de l’État, fait qui est retenu par leurs critiques comme une coïncidence fortuite, n’est que la conséquence logique de cette situation.

Ceci n’empêche que, pour Marx, le système physiocratique contienne de graves contradictions qui découlent de la contradiction fondamentale : ils ont découvert la plus-value, mais seulement sous la forme d’une différence entre de pures valeurs d’usage, inhérentes à la matière des denrées produites et des denrées consommées : « ils ont découvert que la production capitaliste et la production de capital sont conditionnées par la séparation de l’ouvrier d’avec la terre », et que la plus-value est l’excédent sur le salaire payé en monnaie, mais ils n’ont pas compris que partout où il y a vente de force de travail, il y a réalisation de plus-value et accumulation de capital. Mais, en réalité, ils accompagnaient la transformation du propriétaire féodal en capitaliste bourgeois lorsqu’ils défendaient la liberté d’action de l’entreprise capitaliste.
« L’apparence féodale du système physiocratique, de même que le ton aristocratique de la culture de cette époque, poussèrent toute une foule de grands seigneurs à se faire les adeptes et les propagandistes enthousiastes d’un mouvement qui, en dernière analyse, ne faisait qu’édifier le système bourgeois de production sur les ruines du système féodal ».

Préconscience bourgeoise

Les contradictions, dont on vient de parler, des physiocrates
« sont les contradictions mêmes de la production capitaliste qui, sortie de la société féodale, n’a fait que donner à celle-ci une interprétation bourgeoise, mais n’a pas encore trouvé sa propre forme. Il en va de même sur le plan de la philosophie où la pensée garde tout d’abord la forme religieuse pour détruire la religion et puis occuper à son tour la place que prenait la sphère religieuse et se mouvoir dans un monde idéal, réduit à la seule pensée ».

Cet alinéa court et concis peut servir d’exégèse à la fameuse thèse de la Préface à la « Critique de l’Economie politique » : une époque de transition révolutionnaire ne peut être jugée sur la conscience qu’elle a d’elle-même.

On sait le grand cas que Marx faisait du matérialisme classique français dont la victoire accompagna la grande révolution qui, à ses tâches sociales et politiques, adjoignit, dans la période révolutionnaire, celle d’« anéantir la religion ».

Naturellement, notre théorie de la révolution bourgeoise, fondée sur le matérialisme dialectique prolétarien, est tout à fait différente de celle qu’en donnait ce premier matérialisme.

Celui-ci niait que la conscience de l’homme soit constituée des apports de la révélation divine, et qu’elle doive, en fonction et par la grâce de ces apports, résoudre les problèmes non seulement du comportement individuel, mais aussi de la vie sociale et du pouvoir public; c’est ainsi qu’il avait nié, de manière cohérente, la monarchie de droit divin. Mais, pour remplacer cette source spirituelle, la conscience avait été transférée à l’intérieur de l’individu, et elle devenait la base, bien sûr raisonnante, des décisions de celui-ci sur son comportement tant dans sa vie privée que publique, ainsi que sur son choix libre et électif des hommes et des groupes qui gouvernent. Cette conscience détachée de la divinité n’en continuait pas moins à précéder, dans sa forme mentale, l’action humaine : elle était donc « idéalisée et idéale », et ne cessait pas de se mouvoir « dans une sphère religieuse ».

Bien que de nombreux matérialistes français classiques se soient proclamés athées, Voltaire, pourtant ennemi acharné de l’autorité doctrinale et civile de l’Église, était déiste : la révolution éleva de véritables autels à la « Déesse Raison ». L’histoire ultérieure devait ensuite confirmer la complète réconciliation de la société et de l’État bourgeois avec les formes officielles et déclarées de la religion.

Il n’est pas possible en effet de sortir des brumes de la religion, comme on disait en Allemagne à l’époque de l’anti-christianisme bourgeois de Feuerbach, si l’on ne détrône pas la « conscience » personnelle (et non la conscience collective) de sa place de précurseur pour lui donner, comme le fait le matérialisme développé et dialectique, la place qui lui revient : celle de dernière arrivée, d’un enregistreur passif d’événements que non seulement elle ne détermine ni ne provoque, mais qu’elle ne sait même pas comprendre avant ou durant leur déroulement.

De l’exemple des physiocrates et de l’inachèvement de leur vision, bien qu’elle fût géniale et en avance sur leur époque, Marx tire une confirmation du caractère inadéquat et transitoire de la conscience de toute révolution dans les formes statiques successives qu’elle revêt, et, par conséquent, une confirmation de la validité du matérialisme historique, qui voit dans la conscience théorique des différentes classes une superstructure qui s’édifie sur la base matérielle des faits économiques, ce qui n’enlève d’ailleurs rien à l’importance de l’étude et de la compréhension de toutes les « écoles » et tous les « systèmes » successifs, qui deviennent autant de forces historiques.

Les systèmes qui prétendent présenter la vérité absolue, même quand ils sont vrais et vivants et qu’ils n’ont rien à voir avec les élucubrations personnelles d’auteurs égarés et présomptueux, sont d’autant plus efficients qu’ils contiennent des contradictions et la négation vigoureuse de ce qu’ils croient être leur contenu déclaré.

« L’apparente glorification de la propriété foncière aboutit à la négation de cette propriété et à l’affirmation de la propriété capitaliste ».

Et, effectivement, les législateurs de la Révolution tentèrent d’arriver à la confiscation de la propriété terrienne par l’État bourgeois, et celle-ci était pleinement théorisée par Ricardo, représentant d’une forme plus avancée de la conscience bourgeoise, de la prééminence du capitaliste industriel sur le propriétaire foncier.

Dans tous ces systèmes, cependant, la doctrine n’est pas présentée comme la conscience de la classe dominante de la société, mais comme un « idéal » tendant à améliorer le sort de tous les hommes qui la composent.

Et, en effet, « pour les physiocrates, les capitalistes ne sont capitalistes que dans l’intérêt de la propriété foncière, comme pour les économistes classiques anglais ultérieurs ils ne le sont que dans l’intérêt des masses laborieuses ». Les uns et les autres croient faire oeuvre de pure science économique mais « ils se meuvent dans une sphère idéaliste comme les anciennes religions ».

Le matérialisme dialectique et révolutionnaire du mouvement communiste n’a de puissance comme théorie – et la théorie est la première arme révolutionnaire – que dans la mesure où il ne lie l’action humaine à aucune conscience, et où il repousse toute démagogie reposant sur ce fondement illusoire et ridicule.

Notes :
[prev.] [content] [end]

  1. En français dans le texte (NdT). [⤒]

  2. En français dans le texte (NdT). [⤒]

  3. Littéralement : Toccata avec la même corde (NdT). [⤒]

  4. En français dans le texte (NdT). [⤒]

  5. En français dans le texte (NdT). [⤒]

  6. En français dans le texte; Kinglax était un laxatif. (NdT) [⤒]

  7. En français dans le texte (NdT). [⤒]

  8. En français dans le texte (NdT). [⤒]


Source : « Il Programma Comunista » Nr. 1, 1954. Traduit dans (Dis)continuité, Nr. 9, avril 2001.

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