BIGC – Bibliothèque Internationale de la Gauche Communiste
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TERRE MARÂTRE, MARCHÉ MAQUEREAU


Content :

Terre marâtre, marché maquereau
Alma parens frugum
Fertilité naturelle
Les quatre terrains
Dressons le tableau
Données actuelles
Les jeux sont faits
La machine se met en marche
Histoire du défrichement
La loi de la faim
Le cancer mercantile
On ne construit pas le socialisme : on démolit le mercantilisme
Notes
Source


Sur le fil du temps

Terre marâtre, marché maquereau

Alma parens frugum

Dans la Rubrique A, nous avons, dans l’ordre, la première forme de la rente différentielle. Son concept a été expliqué à l’aide de l’exemple de la papeterie actionnée par l’eau par opposition à celui de la papeterie actionnée par la vapeur ; la première vend son produit au même prix que la seconde, mais elle le fabrique à un coût inférieur : cette marge résulte d’une différence sur le « prix de production », et c’est la rente.

Mais il est temps de passer à la terre agricole. Depuis que l’espèce humaine cultive la terre pour en tirer des aliments végétaux, le problème se présente sous deux aspects fondamentaux : d’une part, l’occupation, la conquête de la terre, c’est-à-dire la modification du rapport entre la terre inculte et la terre défrichée et cultivée – et d’autre part, la fertilité de la terre, variable selon les conditions naturelles et les effets du travail des hommes, c’est-à-dire son aptitude à un rendement accru pour un effort moindre.

L’histoire économique, c’est-à-dire l’histoire fondamentale de l’espèce, a donc pour objet l’étude des réponses aux deux questions suivantes : combien de terre est-il encore possible de mettre en culture ? – quelle fertilité minimale détermine le défrichement des terres incultes, en considérant la proportion des efforts à effectuer par rapport à la consommation alimentaire ?

Et ce jusqu’à ce que, à l’époque capitaliste, toute la terre disponible, de la plus fertile à la moins fertile, soit exploitée. Et pourtant l’espèce a toujours faim.

Dans notre doctrine, les hommes s’offrent à manger s’ils ont travaillé, car la nature ne les invite à dîner qu’à condition qu’ils payent leur écot, ou, s’ils n’ont pas un radis en poche, qu’ils payent – style anglo-saxon – en étant condamnés à faire la vaisselle à la cuisine. En temps-travail.

C’est à la poésie, à la littérature, et à la fable de l’âge d’or – lequel, puisque tout mythe trouve son origine dans la vie réelle et non dans le songe pur, a bien existé, mais il ne fut pas caractérisé par le fait qu’on récoltait sans avoir eu à peiner, mais par le fait que, dans les premières communautés joyeuses et intrépides, on travaillait et on mangeait en l’absence du phénomène de la propriété de la terre – qu’appartient l’hommage à « la mère nourricière des fruits ». Car le père des fruits, c’est le travail.

Fertilité naturelle

Au début de son exposé, Marx relève que « Ricardo a parfaitement raison lorsqu’il dit : ‹ La rente réside toujours dans la différence entre les produits obtenus en employant deux quantités égales de capital et de travail › (Il s’agit de rente différentielle ; Ricardo suppose qu’il n’existe pas d’autre rente que différentielle) ». Marx précise que cela est vrai pour tout surprofit en général (comme dans le cas de la papeterie possédant une chute d’eau), mais, s’agissant de rente foncière, il est nécessaire d’ajouter une seconde condition : « sur la même quantité de terrain ».

Ce cas des capitaux égaux (le salaire des ouvriers agricoles est naturellement inclus dans le capital investi par le fermier) est le cas le plus simple, mais il est rare dans la réalité quand, étant donné une superficie identique de terre, on emploie des capitaux inégaux pour des produits inégaux, la comparaison s’effectue aussi en considérant le revenu proportionnel des différents capitaux : là où ce rapport (taux de profit) augmente, il y a un surprofit et par conséquent une rente différentielle. Expliquons-nous à l’aide d’un exemple : sur un terrain, un capital de 100 mille lires a donné un profit de 15 mille : taux de profit de 15 %. Sur un autre terrain, un capital de 200 mille lires a donné un profit de 40 mille : le taux de profit est passé de 15 % (ce qui aurait donné 30 mille) à 20 %, mettant en évidence un surprofit, égal à la rente différentielle, de 10 mille ou de 5 %.

Ricardo a également raison lorsqu’il considère que la cause du phénomène de la rente réside dans l’inégalité du produit, ou du rendement productif :

« Quelle que soit la cause diminuant la disparité du produit qu’on obtient sur un même terrain ou sur un terrain nouveau, elle a tendance à abaisser la rente ; et quelle que soit la cause augmentant cette disparité, elle produit nécessairement un effet contraire, elle a tendance à l’élever ».

Après avoir fait allusion à tout ce qui influe sur la fertilité de la terre au sens économico-social, c’est-à-dire sur l’intérêt de l’exploiter, Marx, pour simplifier son exposé, se limite à considérer sa fertilité « naturelle » : c’est celle qui est due aux ressources chimiques du terrain déterminé, telles que les ont développées géologiquement et organiquement la nature tant que ce terrain est resté « vierge », et ensuite la culture elle-même ainsi que le degré de développement social de la technique agricole. Il existe d’autres facteurs de fertilité de la terre, c’est-à-dire de l’utilité à l’exploiter la situation du terrain par rapport aux lieux de consommation du produit ; la répartition des impôts, pour autant qu’ils ne sont pas proportionnels aux revenus produits (voir la fameuse péréquation foncière dont les humoristes se sont moqué abondamment) ; la disparité du progrès agricole entre les différences provinces (voir en Italie : dans le fameux Nord industriel, l’agriculture est plus développée et la terre plus productive) ; la disponibilité variable du capital industriel pour les fermiers (voir aussi en Italie).

Marx s’arrête un moment sur les effets de la situation Malenkov du terrain : il plante ici sur le système capitaliste une de ses banderilles coutumières qui résument l’essentiel de toutes ses analyses (et tant pis pour le paresseux qui se lasse et s’ennuie, parce qu’avide seulement d’histoires croustillantes et criminelles). D’un côté, le capitalisme diminue les effets néfastes de la situation : il exploite les montagnes jusqu’à leur sommet pour se faire de l’argent, et il crée ainsi de nouveaux moyens de transport et de nouveaux marchés (ah, quelle douceur cette traduction française qui, au lieu de nouveaux, me met locaux, qui en est le contraire le plus criant !) ; mais de l’autre, il augmente l’effet négatif de la situation des terres, dans la mesure où il sépare l’agriculture de la manufacture, fait naître d’importants centres de production et isole certaines régions. Ici, ô vous que l’actualité excite tant, c’est une botte qui est portée directement à Malenkov pour son discours récent sur le programme de la société future.

Notre bonhomme, en effet, annonce que pour construire le communisme (l’expression abusive de construction du socialisme est de style on ne peut plus purement capitaliste : non seulement elle pue la philosophie volontariste mais elle correspond bien à un vrai moment de la dynamique capitaliste, et à son véritable moteur : ce qui est important, ce n’est pas d’habiter sa maison et d’en jouir, mais c’est de la construire : ce qui est alléchant, ce n’est pas l’affaire à jet uniforme qu’est le rendement de l’usine, mais l’affaire qui consiste à investir du capital en accumulation croissante, en reproduction accélérée, dans la fondation d’une nouvelle usine), pour construire le communisme donc, il faut bien sûr augmenter la production des biens de consommation qui font gravement défaut tant en quantité qu’en qualité, mais il faut surtout poursuivre « la politique d’accroissement de l’industrie lourde qui est la base de l’économie soviétique et la pierre angulaire de la défense de l’U.R.S.S. ».

Démenti : la pierre angulaire de l’économie communiste sera le mélange de l’agriculture et de la manufacture, l’abolition des grands centres, la fin de l’isolement des régions, comme celles où sont situés des déserts, et qu’on utilise pour les expériences atomiques.

Même l’architecte Wright en arrive à prophétiser la gigantesque fantaisie que connaîtra la révolution mondiale, et qui touchera tout autre chose que le domaine de la construction : planter des pommes de terre sur le terrain occupé par le gratte-ciel de la Société des Nations. Ainsi, de même que la statue de Napoléon a fini par tomber du haut de la colonne Vendôme, de même ce chef d’œuvre imbécile finira aussi par s’écrouler.

Les quatre terrains

Étant donné que les pommes de terre reviendront un peu cher s’il faut faire sauter tout ce béton pour les produire, nous nous limiterons avec Marx à la seule fertilité naturelle ; et nous imaginons quatre pièces de terre égales en superficie, sur lesquelles on applique le même travail avec la même dépense de salaires, de matières et d’usure des instruments, mais dont on tire des quantités de produits différentes et croissantes.

A est l’important personnage « le terrain le plus mauvais » : je vous le présente. B, C et D sont les terrains progressivement meilleurs.

Ici surgit une difficulté habituelle dans la lecture de Marx : celle des unités de mesure. Même lorsqu’il simplifie, Marx illustre par des exemples[1] : il fournit des chiffres qui correspondent dans la pratique à des données concrètes de son époque et, dans leur majorité, de l’Angleterre, ce qui le contraint à se fourrer dans le guêpier des mesures non décimales : sterling, shillings, pence – livres, onces, grains –, avec toutes leurs fractions diaboliques. Étant donné qu’Engels les a prévenus une fois pour toutes, les traducteurs hésitent à changer les unités et les chiffres, et de fait, les rares qui l’ont fait sont souvent tombés dans de graves erreurs.

Dans le cas qui nous occupe, l’unité de mesure de nos quatre terrains est décimale il s’agit de l’are[2], cent mètres carrés, la centième partie de l’hectare (hélas ! les professeurs et les techniciens agricoles italiens se promènent encore parmi les « moggia », les « versure », les « tomoli », les « trabucchi », les « giornate », etc. anciennes unités de mesure qui sont malgré tout expressives puisqu’elles désignent des quantités concrètes de travail ou de produit). Le produit (blé) est exprimé en mesures.[3] Le capital, la rente, etc., en shillings. Pour l’instant, le prix est constant : 60 shillings par mesure.

Les compilateurs ou les traducteurs n’ont pas pu s’empêcher de faire quelques blagues. 60 shillings représentent 3 livres sterling, soit environ 5250 lires italiennes d’aujourd’hui. Si l’unité de mesure est le bushel anglais d’environ 36 litres, il correspond à une trentaine de kilogrammes, et l’on obtiendrait le prix du blé à 17 000 lires le quintal, ce qui est trop. De toute façon, le terrain le plus mauvais ne peut pas produire 30 quintaux de blé à l’hectare parce qu’alors le meilleur produirait 4 mesures par are, et donc 120 quintaux à l’hectare, ce qui est absurde. Nous suivrons donc le tableau classique de Marx, quitte à démontrer avec les données actuelles de l’agriculture italienne (cela vous va-t-il ?) que le raisonnement est impeccable.

Terrain A. Cet are de terrain le plus mauvais ne donne qu’une mesure de blé qui, vendue au prix moyen, fournit un produit brut de 60 shillings. Bien.

Dans tout le présent développement, on suppose que le capital qui est investi sur un are de terrain est toujours de 50 shillings ; c’est ce qu’a dépensé le fermier capitaliste pour en retirer les 60 shillings de blé. La marge est donc de 10 shillings.

Autre supposition : le profit moyen normal du capital est de 20 % et, par conséquent, les 10 shillings de gain sur les 60 de produit final ne représentent que le profit capitaliste : il n’y a pas de surprofit et la rente est nulle.

Signification sociale : sur ce terrain le plus mauvais, une fois les salaires et les autres dépenses payées et le gain de l’entreprise agricole assuré, il ne reste rien pour le propriétaire foncier. Alors, ou bien le terrain ne sera pas cultivé (tant que le prix du blé n’augmentera pas), ou bien on cherchera à en tirer une rente sous sa seconde forme en investissant un capital supplémentaire.

Dressons le tableau

Résumons : le terrain A produit 1 mesure vendue 60 shillings. Capital avancé 50 shillings. Gain 10 shillings. Profit de l’entrepreneur : 10 shillings. Rente : zéro.

A côté de la répartition des 60 shillings, Marx présente celle du produit Pour 1 mesure de celui-ci, ⅚ remboursent le capital avancé, ⅙ est le profit industriel, et la rente est nulle.

Retroussez vos manches, et passons au terrain B. Avec la même superficie et la même dépense, il produit le double : 2 mesures de blé. On obtient évidemment 120 shillings de la vente. La dépense est toujours de 50 shillings, le profit du fermier 10, et il reste encore 60 shillings. Voilà la première rente différentielle que le fermier paiera comme redevance de fermage au propriétaire.

Donc : produit : 120 shillings ; capital : 50 ; profit : 10 ; rente : 60.

Et aussi : produit en mesures : 2 ; capital : ⅚ ; marge totale : 7/6, dont ⅙ de profit et 1 mesure de rente.

Terrain C. Il produit 3 mesures de blé. Produit brut : 180 shillings ; capital : toujours de 50 ; marge : 130 ; profit : toujours de 10 ; rente : 120. Ou bien : produit en mesures : 3 ; capital : ⅚ ; profit : ⅙, rente : 2 mesures.

Et enfin le terrain D. Produit de 4 mesures et donc de 240 shillings. Marge sur notre habituel capital déboursé de 50 : 190 shillings. Toujours 10 pour le profit d’entreprise. Rente : 180. Ou bien produit en mesures : 4 ; profit : ⅙, et rente : 3 mesures.

Sur ce petit tableau que nous venons d’établir, alors que l’étendue du terrain, le capital et le profit du fermier, restent identiques, le produit passe de 1 à 2, à 3 et à 4 mesures. Il n’y a pas de rente dans le premier cas ; ensuite, elle est de 60 shillings pour B, de 120 pour C, et de 180 pour D.

En supposant que les quatre types de terrain, multipliés si vous voulez par plusieurs millions, constituent l’ensemble de l’agriculture d’un pays, Marx arrive aux totaux suivants : 4 ares, 10 mesures récoltées soit 600 shillings, 200 shillings de capital déboursé, 40 shillings de profit. Rente totale : 360 shillings, ou bien de 6 des 10 mesures produites.

Jusqu’ici, par conséquent, le « prix de production » du blé, qui comprend le capital-salaires, le capital constant, et le profit au taux moyen industriel, est resté identique, et il est de 60 shillings par mesure.

On suppose aussi que toute la production est vendue sur le marché au prix de production, en négligeant les habituels écarts occasionnels. La rente ne provient pas de ce que l’on vend cher et elle ne provient pas du marché : elle ne provient pas d’une différence de prix mais d’un surproduit qui revient à celui qui détient la « clé » des grilles entourant les meilleures terres, et qui peut en interdire l’accès au capital et au travail. Mais il n’existe aucune rente si l’on « n’y amène pas dedans » du capital-travail, c’est-à-dire de l’argent qui a acheté du travail mort et qui a acheté du travail vivant.

Données actuelles

On peut s’étonner de ce que la rente d’un terrain passe de zéro aux 3/4 du produit total, tandis que les rémunérations des travailleurs et de l’entreprise restent constantes. En réalité, la difficulté de l’exemple réside dans la supposition qu’il existe des terrains dont la production varie de 1 à 4 du seul fait de leur capacité intrinsèque, alors qu’on y effectue la même quantité de travail avec une dépense identique. Lorsque la productivité organique varie à ce point, c’est que le capital et le travail qui sont apportés varient également : ce problème est résolu par la seconde forme de la rente différentielle.

Mais, étant donné que le raisonnement abstrait peut sembler quelque peu ardu au paresseux d’une part, et au sceptique d’autre part, il ne serait pas mauvais de choisir un exemple, en utilisant des adjectifs que nous détestons, concret et (pouah !) actuel.

Le cadastre italien actuel impose les diverses qualités de terrain par unité de superficie (hectare) de deux manières différentes. Le revenu foncier imposable détermine l’impôt dû par le propriétaire foncier, et il représente donc la rente proprement dite (on peut, à la rigueur, déduire de la rente foncière le montant de l’impôt, mais cela ne pose pas du tout de problème si, comme le disait Marx, l’impôt est proportionnel à la rente, ce qui est le cas en Italie). Le revenu agricole imposable sert de base à l’impôt dû par l’exploitant du terrain, et il exprime donc le profit industriel : cet impôt correspond à celui qui, dans l’industrie non agricole, est payé sur les revenus mobiliers ou sous d’autres formes.

Nous allons voir qu’il n’est pas absurde que des terrains de qualité croissante aient des rentes foncières très variables alors que les revenus agricoles correspondants varient peu, et que les rentes soient plus élevées que les revenus. C’est ce qui se produit surtout sur les terres qu’on peut ensemencer, qui représentent la plus grande partie des terrains cultivés. En Italie, il y a 28 millions d’hectares agricoles : si nous excluons les terres productives non cultivées et les pâturages permanents, il en reste 15 et demi : sur ces derniers, 13 peuvent être ensemencés.

Une commune italienne, parmi celles où il existe le terrain le plus mauvais, et où il y a, en effet, un « latifundium » qui a été bonifié et fragmenté aux bénéfices de travailleurs devenus petits propriétaires, présente, pour les différentes « classes » de terrains ensemencés, le barème suivant de tarifs (le tarif exprime le revenu attribué à chaque hectare) toujours exprimés en lires de l’année d’avant-guerre 1939 :[7]

Revenu foncier (lires 1939)
Première classe Deuxième classe Troisième classe Quatrième classe Cinquième classe
550 400 300 190 95
Revenu agricole (lires 1939)
180 170 160 130 80

Pour plus de clarté encore, nous traduisons ces chiffres en lires actuelles en les multipliant prudemment par 40.

Rente (lires 1954)
Première classe Deuxième classe Troisième classe Quatrième classe Cinquième classe
22 000 16 000 12 000 8000 4000
Profit (lires 1954)
7200 6800 6400 5200 3200

Observons maintenant qu’en général la rente est beaucoup plus élevée que le profit. Mais dans la cinquième classe, elle lui est à peine supérieure, alors que dans la première elle lui est supérieure de plus du triple. On constate ici encore une fois combien l’État démocrate-chrétien, avec ses laquais communistes, est idiot d’exproprier là où la base imposable est faible et, par conséquent, de s’en prendre aux rentes de 4000, en les indemnisant bien, et de ne pas s’attaquer à la jouissance de celles de 22 000 et plus.

Deuxième observation : alors que le profit varie peu, c’est-à-dire du simple au double, la rente, elle, varie énormément, c’est-à-dire du simple au sextuple.

Troisième observation : si nous considérons les trois premières classes, nous voyons que, avec un profit qui varie très peu (entre 6400 et 7200), et qui donc correspond sensiblement à la première forme de Marx, la rente, elle, varie fortement : 12 000, 16 000, 22 000. Nous allons essayer d’établir, avec ces chiffres tirés de la pratique, un tableau analogue à celui de Marx.

Le prix du blé de qualité moyenne est de 8000 lires par quintal. La donnée moyenne qui nous manque, c’est le taux du profit, c’est-à-dire le rapport entre le profit, que nous fixerons à 8000 lires, ce qui correspond assez bien au prix de vente ci-dessus, et le capital déboursé.

Pour trouver des chiffres qui, bien qu’étant déduits, le sont rationnellement, nous nous servirons d’un intéressant tableau de comptes d’exploitation qui figure dans un traité d’économie agricole très largement employé. Ces comptes concernent quatre exemples de domaines de la vallée du Pô, où les cultures sont complétées par un élevage de bétail, sur des unités modernes d’exploitation de 50–60 hectares. Ces comptes, élaborés dans le moindre détail pour les ventes, les frais, etc., sont exprimés en lires d’avant-guerre, mais ce qui nous intéresse, ce sont les rapports au produit brut. Le compte se présente en effet non comme un bilan patrimonial mais comme un compte de résultat annuel, et le produit brut se partage entre main d’œuvre, frais et amortissements, intérêts, profit et rente, ce qui se prête bien à notre interprétation. La conclusion est qu’en moyenne : sur 100 de produit, la main d’œuvre représente 28, les autres frais 33, les intérêts du capital 7, le résultat de l’entreprise 8, et la rente 24.

Les données de cette production sont, au sens marxiste, les suivants : capital constant 33, capital variable 28 (le niveau de productivité ou degré technologique est donc bas, d’à peine 1,18, alors que l’industrie en était déjà à 4 à l’époque de Marx, et qu’il est aujourd’hui au moins de 8) ; capital total avancé 61, profit capitaliste (intérêts et bénéfice de l’entrepreneur) 15, d’où taux de profit d’environ 25 %, de plus-value d’environ 45 %. Marge totale 39, c’est-à-dire 65 % et donc, puisque le profit est de 25 %, le surprofit qui devient la rente est de 40 %. Ces derniers chiffres sont obtenus en rapportant chaque élément au total du capital avancé, 61.

Au trois cas de la réalité, nous devons ajouter le cas A que le barème ne peut nous fournir puisqu’il attribue une rente à tous les terrains. Nous devons avoir le profit constant de 8000 que nous prenons pour les trois autres cas, et, étant donné que le taux convenable est de 25 %, le capital avancé sera de 32 000 lires. Le produit devra être de 32 000, le capital, plus 8000, le profit, et donc de 40 000, puisque la rente y est nulle ; un tel terrain doit à peine produire 5 quintaux de blé à l’hectare, à 8000 lires le quintal. Pour passer de ce cas-ci aux cas suivants que nous connaissons, il suffit de prévoir un produit supérieur qui permette de faire passer la rente de 0 à 12 000, 16 000, et 22 000, celle des trois premières classes du barème.

Les jeux sont faits

 

Terrain Produit en Capital déboursé Marge en Rente en
Quintal Lire Quintaux Lires Quintaux Lires
A 5 40 000 32 000 1 8000
B 6,50 52 000 32 000 2,5 20 000 1,5 12 000
C 7 56 000 32 000 3 24 000 2 16 000
D 7,75 62 000 32 000 3,75 30 000 2,75 22 000
Totaux 26,25 210 000 128 000 10,25 82 000 6,25 50 000
Données fixes : capital investi par hectare : 32 000 lires ; profit du fermier : 8000 lires ; prix de vente du blé : 8000 lires par quintal.

Supposons que ce tableau représente l’agriculture italienne. Le total du produit du travail des salariés de la terre s’élève à 210 000. Nous avons vu que, sur ce total, la main d’œuvre est de 28 %, soit 59 000 lires. Le profit du capital est de 32 000 lires. La rente foncière de 50 000. En d’autres termes, sur 26,25 quintaux de blé, les paysans en mangent 7,4 seulement ; le capitaliste en mange 4 ; et le baron foncier 6,25.

Il manque, dans ces deux décomptes (en quintaux et en lires), 8,6 quintaux et 69 000 lires. Quesnay dirait qu’ils représentent les achats faits à la classe manufacturière et les réserves de semence ; nous, nous disons qu’ils sont le capital constant.

Que disait Ricardo ? Travailleurs et entrepreneurs, faisons cause commune et supprimons les 6,25 du landlord, après quoi, vous les ouvriers agricoles, vous aurez les mêmes 7,4 ; et nous, les entreprises, 10,25.

Que dirait un modeste syndicaliste socialiste ? Travailleurs, supprimons les 6,25 du baron et, également, les 4 du capitaliste, et nous disposerons ainsi de 17,65.

Que dît la section agricole (coin ! coin !) du parti communiste italien. Le véritable baron, c’est celui du terrain A, et tout au plus, si l’on prend les barèmes de la fragmentation[4] au profit des travailleurs devenus petits propriétaires, celui des terrains A et B. En revanche, les propriétaires des terrains à hauts revenus, tout comme leurs fermiers, sont de parfaits honnêtes hommes et des électeurs possibles et souhaitables pour le parti. Dans ces conditions, nous n’exproprions que les rentes du latifundium : 1,50 quintaux sur 26,25 du produit total. Puisque les expropriations seront payées en monnaie courante, les rentes deviendront des intérêts des capitaux, et elles passeront donc à la classe des entrepreneurs : celle-ci verra son revenu s’élever de 4 à 5,50, tandis que les bourgeois propriétaires fonciers verront leurs revenus tomber de 6,25 à 4,75. C’est de cette manière qu’on règle leur compte aux couches monopolistes. Les prolétaires ? Ils restent à regarder comme les étoiles.[5]

Que dit Marx, et avec lui, nous, ses plagiaires effrontés ? Que tout le tableau aille au diable, ainsi que, s’il le faut, celui qui l’a établi, pourvu qu’on abatte le monopole foncier sur la terre et le monopole capitaliste sur le produit. Parce que ce dont il s’agit maintenant c’est du prix du blé et de la faim : nous aurons alors le quadruple du blé et nous renoncerons à avoir la bombe atomique gratis, cette pierre angulaire à la Malenkov.

Voici d’autres remarques pour faire constater que nos données économiques sont plausibles. Le loyer de ces terrains, ramené en quantité de blé, comme c’est souvent la pratique aujourd’hui, est d’un quintal et demi à l’hectare, si on l’applique à ces terrains de faible rendement : avec les catégories supérieures, il augmente ensuite jusqu’à atteindre 2 et 2,75. Toutefois, il n’est pas inutile de remarquer que nous avons travaillé sur des données d’avant la dernière guerre, et que, si l’on actualisait les estimations cadastrales, les revenus des entrepreneurs agricoles auraient notablement augmenté relativement aux rentes des propriétaires fonciers en général. Et puis, tandis que les rentes sont proportionnelles à la superficie, les profits, au contraire, ne le sont pas, ainsi que tente de le faire croire le cadastre, mais le profit par unité de superficie croît avec la dimension de l’entreprise agricole, qui va de la petite ferme à l’exploitation en grand, celle dont nous avons indiqué plus haut la dimension foncière optimale. Le petit fermier et le petit métayer payent de fortes rentes, et ils doivent se contenter d’un faible profit, et, s’ils sont travailleurs, ils compensent en fournissant un temps de travail exagéré.

Une autre comparaison concerne la valeur vénale de ces terres. Lorsque celui qui fait profession d’évaluer les terres appelle valeur-capital le prix payé pour la terre lors d’un changement de propriétaire, il utilise une expression impropre. Le compte d’exploitation agricole se prête bien à mettre en évidence la divergence entre la comptabilité bourgeoise et la comptabilité marxiste du capitalisme (celle du socialisme n’est pas une comptabilité en argent). Le prix de la terre est examiné, en temps voulu, par Marx dans une rubrique, mais il affirme que ce n’est pas du capital.

Au taux d’intérêt de 5 %, nos trois terres valent 240 000 – 320 000 – 440 000 lires l’hectare. Nous le signalons pour faire observer qu’il s’agit bien de chiffres du marché réel : mais surtout pour mettre en évidence la différence entre ces valeurs patrimoniales et le capital. Ce dernier est l’avance annuelle de l’entreprise agricole : nous avons vu que, dans tous les cas, il ne varie pas et est égal à 32 lires. Mais la valeur de l’entreprise elle-même et de ses installations, c’est autre chose. Mettons qu’elle possède des outils, des charrues, des tracteurs, des animaux de trait, un stock de semences et d’engrais, assez de trésorerie pour faire face aux dépenses de l’année (32 000 précisément), et, si l’on veut, un certain capital de départ et un crédit commercial, toutes choses pour lesquelles un repreneur désirerait l’acquérir, si naturellement le bailleur y consent et si l’on est en fin de contrat : il la paiera peut-être en capitalisant, lui aussi, à 5 % ou un peu plus le bénéfice annuel net de 8000 lires, soit environ 15 000 lires. Voilà donc comment ces messieurs les bourgeois, propriétaires et entrepreneurs, parlent d’un modeste profit de 5 ou 6 %, alors que, à chaque occasion, nous leur jetons au visage des profits au taux de 25 %, des surprofits et donc des rentes au taux de 40 %, et, même comme dans le dernier cas, des taux de profit et de rente respectivement de 25 % et de 70 %.

La machine se met en marche

Nous avons arrêté un moment la machine de l’histoire de la terre défrichée et du prix des aliments afin de la photographier dans notre « tableau ». Son moteur n’est donc pas l’énergie rayonnante transformée en énergie chimique, mais le fait social qu’un certain nombre d’ouvriers agricoles peut produire 26,25 quintaux et n’en consomme que 7,4 : ce qui signifie que ces ouvriers ne récupèrent que le quart de ce qu’ils ont produit et récolté, et qu’ils réussissent à vivre en ne consommant que cette quantité. Si ces ouvriers, au lieu d’être ces lamentables individus sacrés, enregistrés à l’état civil, listés et fichés, par la civilisation moderne, étaient des Robinson, ou bien s’ils étaient déjà l’Espèce, dépouillée du saint fantôme de la Personne, ils travailleraient deux heures au lieu de huit. Mais ils auraient renié les temps glorieux de la Liberté. Car, comment se définit le travailleur salarié ? Comme un vendeur de liberté.

Nous avons fixé le prix du blé à 60 shillings la mesure (après la démonstration qui vient d’être donnée avec des chiffres à la dernière mode, il convient de revenir aux chiffres des mesures : et à partir de maintenant, nous n’avons plus qu’à nous préoccuper de la valeur relative des différentes quantités, en supposant que le tableau représente la production d’une société toute entière.

Les hommes, qui ont tous le défaut de manger, ont atteint un tel nombre qu’il leur faut 10 mesures de blé (10 millions, si vous voulez, comme Marx le répète) afin qu’ils puissent tous manger et qu’ils ne soient pas obligés de recourir à de la brioche. Dans cette situation, le défrichement et la culture ont atteint le terrain A qui établit le prix de production, c’est-à-dire de vente et d’achat 60 shillings. « Le terrain le plus mauvais fixe le prix de production ». Les terrains meilleurs qui pourraient vendre à un prix inférieur ne font que s’aligner sur lui. Plus le capitalisme défriche et civilise, plus il construit – et, avec lui, le capitalisme soviétique – la faim. Et pourtant il faut qu’il défriche.

Supposons qu’au lieu de la fixité des prix, il y ait une série croissante de ces prix. Cette série, Marx l’appelle série descendante du tableau. Nous n’affecterons pas de lui rendre le service qu’il a rendu à Quesnay. En effet, le texte est aussi exact que concis et ardu.

Je lis le tableau non plus en série constante, mais en série descendante, de haut en bas, relativement aux prix. Pour A, le prix ne peut être que de 60. Mais pour B, si j’abolissais la rente, ainsi que le veut Ricardo, le même chiffre de 60 shillings ne serait plus nécessaire pour une seule mais pour deux mesures : prix 30. Je passe à C ; le même capital déboursé plus le profit, un total de 60 shillings, m’a donné 3 mesures : prix 20. Enfin pour D, toujours dans le cas de la suppression de la rente, le prix de production est de 15.

Que cela signifie-t-il ? Si la rente n’existait pas, le prix de production et de consommation baisserait avec la fertilité croissante du terrain. Mais le système capitaliste le bloque sur le rendement du terrain le plus dégueulasse.

Que cela signifierait-il si la rente n’existait pas ? Cela veut dire que personne n’interdirait à quelqu’un de cultiver, de travailler et de récolter. S’il existait en effet de la terre libre, on pourrait augmenter la production sans augmenter le prix, à condition de trouver de la terre de même fertilité que celle qui a été antérieurement défrichée par les hommes.

Histoire du défrichement

Et maintenant, nous pouvons lire le petit tableau magique en série ascendante pour les terrains et en série descendante pour les prix. Supposons que le terme ascendant soit entendu – et il l’est – au sens historique. La population étant limitée, 4 mesures lui suffisaient à ce moment-là : elle les tirait du terrain D. Tant qu’il y avait du terrain libre aussi fertile par nature, le prix restait de 15 ; 50 shillings de dépense et 10 de profit d’entreprise donnaient 4 mesures.

Si l’exigence de la population augmente (il ne faut pas confondre cette analyse dans le domaine de la production avec le jeu de la concurrence entre offre et demande qui donnent des écarts également probables dans les deux sens), elle a besoin de 7 mesures et non plus de 4 : mais s’il n’y a plus de terrain D disponible, on doit recourir au C. Mais celui-ci ne fournit que 3 mesures pour le même prix de production total : le prix du blé, pour ce type de terrain, ne peut donc être que de 20. Que se passe-t-il ? Le prix des 4 mesures de D va aussi monter de 15 à 20 : ceux qui l’avaient occupé les premiers se mettent donc à palper une rente de 20 shillings pour les 4 mesures de blé.

Si le nombre d’estomacs augmente encore, et si l’on doit dépasser les 7 mesures, il faut alors recourir au terrain moins fertile B. Mais, sur ce dernier, nous l’avons désormais compris facilement, on produit à 30 : tout le monde vend à 30 (notez au passage que le pouvoir d’achat des travailleurs est inchangé, et que, par conséquent, il dégringole alors que le prix grimpe : dans le calcul, les différents terrains sont travaillés avec le même salaire global et unitaire). En B, il n’y a pas encore de rente, mais elle existe en C, soit 30 shillings ou 1 mesure, et en D, elle s’élève à 60 shillings ou 2 mesures.

Enfin, à la suite de nouvelles exigences dues au nombre de bouches, on s’attaque au terrain A. Celui-ci demande 50 shillings de capital et 10 de profit et ne fournit qu’une misérable mesure. Les prix bondissent à 60 partout. B touche une rente de 60 shillings, ou 1 mesure ; C une rente de 120 shillings, ou 2 mesures ; et D une rente de 180 shillings, ou 3 mesures ; rentes que nous avons déjà trouvées en descendant les échelons du tableau, lequel est plus prometteur que l’échelle que Christian, poussé violemment par Cyrano, montait pour rejoindre les tendres bras de Roxanne. Et voilà aussi notre Karl Cyrano Marx qui se met à crier à ce stupéfiant capitalisme moderne : « monte donc, animal ! ». Que nous te descendions ensuite en vol plané.

Á présent, on supposera au contraire que nous allons commencer en haut, et ensuite descendre. On n’avait que le terrain A et le peu de blé produit atteignait le prix de 60. À un moment donné, on a besoin de plus de blé, et l’on découvre le terrain B plus fertile. Ici, on produit à 30 mais on vend aussi à 60, avec une rente de 60 shillings. Au moment où l’exigence d’une production supérieure se faisait sentir, l’offre peu fournie pouvait avoir fait monter le prix au-dessus de 60 ; une fois B défriché, tout rentre dans l’ordre. La population croît, et une nouvelle tendance à l’augmentation de la production apparaît : on trouve et on défriche C qui est encore plus fertile : le prix s’établit à 60, et sur C on gagne une rente de 120. Et ainsi de suite.

Marx développe diverses hypothèses sur la mise en culture de terrains progressivement meilleurs, progressivement pires, et même de terrains compris alternativement entre les pires et les meilleurs déjà défrichés. Il démontre que, quelle que soit la façon dont est choisie la série, on a toujours formation de rentes différentielles, et que la rente totale tend à augmenter. C’est ainsi qu’il réfute West, Malthus et Ricardo, qui tous prétendent que la progression se fait toujours du terrain le meilleur vers le terrain le plus mauvais, c’est-à-dire que l’agriculture présente une fertilité décroissante. Dans le mode capitaliste de production, les choses avancent avec l’augmentation du prix réel du blé, même quand on tend à une augmentation considérable de la superficie cultivée, et une amélioration de la productivité par unité de surface.

La thèse selon laquelle il ne convient pas de consacrer de capitaux à l’augmentation de la fertilité du sol (phénomène plus visible encore dans l’étude de la seconde forme), parce que, si le produit croît, le profit des avances successives décroît, chose qui fait horreur au capital, est par conséquent une thèse uniquement liée à la société capitaliste.

La loi de la faim

La conclusion à laquelle Marx tient à aboutir est la suivante : la valeur de marché de toute la masse produite est toujours supérieure à son prix de production dans le domaine de l’agriculture. Alors que l’on sait bien que, dans le domaine de l’industrie, en dépit de surprofits et de sous-profits, et même de pertes pour les entreprises, lesquels se croisent dans le temps et dans l’espace, la masse du produit social a théoriquement un prix de marché égal au prix de production, c’est-à-dire à la valeur qui se calcule sur la base du temps de travail.

En effet, si nous revenons à notre fameux tableau, le prix de vente unitaire est identique dans les quatre cas examinés : 60 shillings, et, par conséquent, toute la masse produite est vendue à 60 l’unité. En revanche, les prix de production sont différents : 1 mesure de A à 60 – 2 mesures de B à 30, soit 60 – 3 mesures de C à 20, soit 60 – 4 mesures de D à 15, soit 60 encore. Au total, 240 shillings pour 10 mesures, et donc le prix moyen de production s’établit à 24 shillings par mesure.

Le prix de marché représente ainsi 250 % du prix de production de toute la masse des denrées.

Si nous appliquions un tel raisonnement à notre propre tableau, formé de valeurs actuelles et avec des écarts de fertilité moins importants (de 5 à 7,75, alors qu’il existe des cas où le rendement à l’hectare dépasse les 40 quintaux, mais qu’il faudra traiter dans l’étude de la seconde forme : application de capitaux accrus au terrain), nous aurions : 5 quintaux à 8000 ; 6,5 à 6200 ; 7 à 5700 ; et 7,75 à 5100 de prix de production. Le total s’élève à 160 000 lires pour 26,25 quintaux et le prix moyen de production du quintal s’établit à 6100 lires contre les 8000 lires du prix de marché, lequel est donc plus cher de 31 %.

Ce qui est fondamental, et que Marx veut illustrer, c’est cette loi inexorable : capitalisme = pain cher. Cette loi ne découle pas du fait que les capitalistes soient des individus, des sociétés, des collectivités ou des États : elle découle de la nature mercantile de l’échange, de la tristement célèbre loi de la valeur, qui aux dires des staliniens, du grand pontife à l’homme de main, régit aussi bien l’économie capitaliste que l’économie socialiste !

Méditons donc le passage qui suit.

Le cancer mercantile

« Il s’agit là de la détermination par le prix de marché [au lieu du prix de production], tel qu’il s’impose sur la base du mode capitaliste de production, grâce à la concurrence, laquelle engendre une fausse valeur sociale ».

Que Marx entend-il ici par l’expression valeur sociale ? C’est quelque chose qui s’oppose à la valeur marchande qui naît de la rencontre entre deux individus économiques : fait élémentaire sur lequel l’économie bourgeoise voudrait construire toute la mécanique économique. La valeur sociale d’un produit représente toute la somme de travail qu’il coûte à la société, rapportée à toute la masse obtenue et calculée en temps moyen de travail social. Cette valeur comprend le travail accumulé, le travail vivant, et même une quote-part du surtravail destinée aux services généraux : à condition qu’aucun de ces termes ne deviennent forme-marchandise ou forme-capital.

« Ce phénomène [fausse valeur sociale] résulte de la loi de la valeur de marché à laquelle les produits du sol sont assujettis. La détermination de la valeur de marché des produits [tant que cette loi est en vigueur], donc des produits du sol aussi, est un acte social, même si son accomplissement social n’est ni conscient ni intentionnel ; cet acte repose nécessairement sur la valeur d’échange de produits, il n’est pas fondé sur la terre et ses différences de fertilité ».

Prenez le risque de faire la moindre concession à la loi de la valeur marchande, à savoir à l’égalité entre valeurs d’échange équivalentes pour des valeurs d’usage identiques, et vous ne pourrez rien faire pour empêcher que toute mesure de blé se vende à 60, sans qu’il soit besoin de se demander si elle appartient à une catégorie produite à 60, ou à 30, ou à 20, ou à 15, et il sera impossible de faire quoi que ce soit pour que toutes soient vendues à 24. Remarquez que Marx part en lutte ici non pas contre les 10 de plus-value normale qui vont au capital, mais contre les surprofits-rentes qui s’élèvent en moyenne à 36. La totalité des choix prétendument libres et volontaires de millions d’actes de marché, sur lesquels on veut fonder l’économie bourgeoise (également en Russie) ne peut conduire à une autre réglementation que celle d’une société qui, prise dans son ensemble, est inconsciente et impuissante.

Et maintenant, encore une fois (avez-vous fait un collier de ces perles ?), Marx en vient à l’explication et à la définition de la société communiste :

« Si l’on imagine abolie la forme capitaliste de la société, et celle-ci organisée en association consciente et pourvue d’un plan [seulement six mots à graver au bistouri dans la dure-mère], les 10 mesures représenteraient une quantité de temps de travail indépendant égale à celle contenue dans les 240 shillings. La société ne payerait donc pas pour le produit du sol 2 fois ⅛ le temps de travail effectif qu’il contient ; la base d’une classe de propriétaires fonciers s’en trouverait ainsi supprimée ».

Dès lors, toute cette critique tombe-t-elle à la condition expresse qu’on accepte la théorie ricardienne consistant à supprimer le privilège foncier, en le transmettant à l’État ?

« S’il est juste d’affirmer – avec le mode actuel de production, mais en supposant que la rente différentielle revienne à l’État – que les prix des produits du sol resteraient constants [Ricardo], toutes choses égales d’ailleurs, il est faux par contre de dire que la valeur des produits resterait constante si l’on remplaçait la production capitaliste par un système d’association [= communisme] ».

Ricardo soutient, avec cette seconde thèse, que le profit capitaliste normal n’est pas une forme parasitaire, et qu’il correspond à la juste valeur, en tant que travail, de toute marchandise, quand la rente a disparu. Marx lui répond directement ainsi qu’à tous les défenseurs du capitalisme :

« L’identité du prix de marché pour les marchandises de la même espèce [en d’autres termes, toujours la loi de la valeur] est la manière dont s’impose le caractère social de la valeur en régime capitaliste de production et de façon générale d’une production reposant sur l’échange de marchandises entre individus ».

On ne construit pas le socialisme : on démolit le mercantilisme

Par conséquent, à l’époque capitaliste aussi, on réalise une valeur sociale et non individuelle des marchandises. Mais tant que la méthode pour établir cette quantité de valeur repose sur des actes économiques individuels, parmi lesquels il y a celui de verser un salaire en monnaie en contrepartie d’un temps de travail, la valeur sociale qu’on obtiendra sera fausse. Étant donné précisément son égalité fondamentale sur tout le marché, cette valeur n’exprime pas l’effort social moyen, qui ne peut être calculé qu’avec les données réelles de la production, et dans une production qui ne sera pas orientée par le marché, c’est-à-dire la seule à pouvoir être non inconsciente et involontaire.

« Ce que la société, considérée comme consommateur, paie en trop pour le produit du sol, ce qui représente une perte pour la réalisation de son temps de travail dans la production agricole, constitue actuellement un gain pour une partie de la société : les propriétaires fonciers ».

Marx dit dans ce passage que le mal n’est pas que les propriétaires fonciers mangent, les mains sur le ventre, ce qu’ils ont gagné différentiellement, mais que le mal réside dans le fait que, en déterminant toutes les valeurs sur le marché et selon la loi du marché, il est impossible de surmonter l’inconscience, l’anarchie et l’impuissance, de l’organisation sociale. Et tant que la comparaison sur le marché servira de critère à tous les actes économiques, il ne sera pas possible de passer du capitalisme à « l’association communiste ».

La portée de la théorie de Marx sur la rente, qui est difficile dans certains de ses passages, réside dans le fait qu’elle contient la critique essentielle de tout le capitalisme. Pour ramener le prix de marché à la valeur dans la production, il ne suffit pas de supprimer les bénéficiaires des différences qui s’établissent entre le premier et la seconde : ce qui est vrai, au contraire, c’est que ces dilapidations de plus en plus monstrueuses perdureront tant que la décision et le calcul des actes de production seront fondés sur des faits appartenant à la sphère de la circulation des marchandises, en application de la loi de la valeur.

Toutes les formes de parasitisme des monopoles commerciaux et industriels – les cartels, les trusts, les entreprises d’État, et les États capitalistes – ne nécessitent en aucune façon une nouvelle théorie sous le prétexte idiot que Marx aurait écrit sa théorie du capitalisme dans l’hypothèse de la concurrence.

Marx s’étant moqué de la concurrence, ou mieux, ayant démontré qu’elle n’est pas un phénomène essentiel du capitalisme, la théorie du monopole et de l’impérialisme se trouve déjà toute écrite, jusqu’à sa dernière phrase et sa dernière formule : dans la théorie de la rente agricole.

Voulez-vous, malgré cela, déposer de nouveaux brevets ? Voulez-vous compléter les lacunes de Marx ? Pour vous régler votre compte, il nous suffit d’une phrase au style, il est vrai, peu élevé : eh, les intellectuels commerçants des principes[6], allez jouer !

Notes :
[prev.] [content] [end]

  1. Jeu de mots signalé par l’auteur entre semplificare (simplifier) et esemplificare (illustrer par des exemples) (NdT). [⤒]

  2. En réalité, dans l’édition française du « Capital » (Editions sociales), l’unité est l’acre qui vaut environ 40 ares (NdT).[⤒]

  3. Dans le texte de Marx, l’unité de mesure de la quantité de mesure de blé est le quarter (soit environ 291 litres) (NdT).[⤒]

  4. Ce processus, rencontré déjà plus haut (au § « Données actuelles », de fragmentation, ou du moins de cession obligatoire de parcelles de certaines grandes propriétés foncières au profit de travailleurs pour les transformer en propriétaires, est désigné par un seul mot en italien : scorporo (désincorporation) (NdT).[⤒]

  5. Bordiga fait allusion à un roman de Cronin « Sous le regard des étoiles »(NdT).[⤒]

  6. Nous avons choisi de traduire ainsi « flanelloni », celui qui portent un vêtement de flanelle, symbole à la fois de l’intellectuel et du commerçant (NdT).[⤒]

  7. Pour une meilleure lisibilité, nous avons remplacé deux phrases par des tableaux. Le contenu ne change pas. (sinistra.net).[⤒]


Source : « Il Programma Comunista » № 6, 1954. Traduit dans « (Dis)continuité », № 9, avril 2001. Traduction non vérifiée, se repporter à l’original.

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