BIGC - Bibliothèque Internationale de la Gauche Communiste
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LES SECONDS RÔLES DANS LE DRAME DE LA TERRE


Content :

Les seconds rôles dans le drame de la terre
La rente, fait de classe
Le joug et le fouet rapportent
Salarié, serf, esclave
À reculons dans l’histoire
Du serf au paysan autonome
Le colonat partiaire
Les soustractions au circuit
Faible arcadie
Ribolla : la mort differentielle
Politique économique !
Notes
Source


Sur le fil du temps

Les seconds rôles dans le drame de la terre

La rente, fait de classe

Toute la doctrine de la rente aboutit à ce résultat que l’existence jouisseuse d’une classe parasitaire, qui consomme et ne travaille pas, ne dépend pas du fait qu’elle ait pu monopoliser un produit qui est fourni par des forces naturelles, sans qu’il y ait eu intervention du travail humain : cette classe ne détient donc pas un privilège sur la nature, mais un « privilège sur l’homme ». Le droit de propriété, c’est-à-dire le droit d’exclure d’autres groupes d’hommes de certains espaces de la surface terrestre, ne donnerait à personne, à aucun groupe social, le moyen de vivre sans travailler, s’il ne se transformait pas – par l’effet des institutions sociales, politiques, et de force – en obligation, pour ceux qui sont « enfermés dehors », d’y entrer, d’y trimer et de laisser une partie du fruit de leur travail au groupe des rentiers.

Toute l’étude sur la formation du prix des denrées agricoles, et sa décomposition en salaire, profit et rente, montre que l’origine du phénomène se situe dans la domination de certaines classes sur d’autres, dans les conditions et les rapports de production. C’est seulement ainsi que l’on parvient à saisir, en profondeur, que le droit de propriété sur la terre est un droit de prélèvement sur le travail des hommes, et que, par conséquent, dans le « système pur » qui comprend le fermier et le propriétaire foncier, juchés sur les épaules du trimeur salarié, le lien qui les attache ensemble étroitement ne saurait être desserré par aucune des deux solutions illusoires de libération sociale, dont Marx a dissipé le mensonge :

Première illusion : exploitation et oppression cesseront si la terre devient, morceau par morceau, propriété de chacun des ouvriers agricoles.

Seconde illusion : exploitation et oppression cesseront si l’ensemble de la terre devient propriété de la nation, à savoir de l’État.

En passant à l’histoire de la rente foncière et à sa lointaine genèse, Marx insiste encore sur la nécessité de comprendre cela :
« Partout oû des forces naturelles peuvent être monopolisées et assurer un surprofit à l’industriel qui les exploite – qu’il s’agisse de chutes d’eau, de mines riches en minerai, d’eaux poissonneuses, ou d’un terrain à bâtir bien situé – ce surprofit est enlevé sous forme de rente au capital en fonction par celui dont un titre de propriété sur une parcelle du globe a fait le propriétaire de ces richesses naturelles » (« Le Capital », Livre III, Chapitre XLVI).

Dans cette citation, Marx peint le personnage qui détient le titre de propriété et de rente. Mais, petit à petit, la rente reste, mais le rentier perd se couleur :
« Une partie de la société exige de l’autre qu’elle lui paie un tribut pour le droit d’habiter la terre; de même que la propriété foncière inclut, en général, le droit pour le propriétaire d’exploiter le globe, les entrailles de la terre, l’air, partant ce qui conditionne la conservation et le développement de la vie ».

Et la rente augmente à la suite du développement productif de la vie sociale, auquel les classes rentières ne contribuent en rien (Marx ne fait pas figurer dans ces classes la première bourgeoisie marchande, fermière et manufacturière, mais il prévoit, en lettres de feu, d’y mettre la classe du capitalisme développé et parasitaire qui sera issue de l’accumulation progressive, inéluctable dans sa prédiction) :
« Ce qui fait nécessairement monter sa rente, ce n’est pas seulement l’augmentation de la population (ce n’est pas le riche, mais plutôt le prolétaire qui fait des enfants sans arrêt) entraînant un besoin croissant d’habitations, mais aussi le développement du capital fixe qui s’incorpore à la terre (à la force des bras), ou y prend racine, repose sur elle, comme c’est le cas pour les bâtiments industriels, les chemins de fer, les magasins, les usines, les docks, etc.
Ici, il faut distinguer deux facteurs : d’une part l’exploitation de la terre aux fins de reproduction ou d’extraction (on dit aussi bien exploiter un champ qu’exploiter une mine), d’autre part l’espace, élément de toute production et nécessaire à toute activité humaine. Des deux côtés« , le développement de la force de travail et du génie de l’espèce permet au Moloch de la puissance foncière, c’est-à-dire au pouvoir d’une classe sur d’autres classes, « de prélever son tribut. La demande de terrains à bâtir augmente la valeur du terrain, en tant qu’espace et fonds (des ouvrages), ce qui accroît simultanément la demande de certains éléments du globe terrestre qui servent de matériaux de construction ».

Le grand Adam Smith dit à ce propos : « Le pavage des rues de Londres a permis à ceux qui possédaient quelques rochers dénudés sur la côte écossaise de tirer une rente d’un sol qui était auparavant absolument sans utilité ». Et cela sans avoir bougé un doigt, ni fait fonctionner une cellule nerveuse.

Et voici un coup asséné par Marx, d’une main digne d’un Michel-Ange, à la présomptueuse et ignominieuse civilisation qui envahit tout en ce milieu de XXe siècle : « On peut, il est vrai, comme le fait la grande industrie, concentrer une grande production sur un petit espace ». On peut, avec les moyens actuels de la science et de la technique fanatisées, concentrer, en les faisant pleuvoir du ciel, de folles masses de « capital destructeur » sur le périmètre restreint d’un misérable village asiatique, qui sera ainsi, en émergeant de l’obscurité la plus absolue, lancé par la publicité dans l’actualité mondiale.

« Mais, étant donné le degré de développement de la force productive, il faut toujours un certain espace et la construction en hauteur a ses limites ».

Le communisme est la revanche de l’espace sur la hauteur.

Dans ce sens, la vague jaune a bien balayé le technicisme morbide des fossoyeurs blancs à Dien Bien Phu.

Le joug et le fouet rapportent

« La rente provient-elle d’un prix de monopole parce qu’il existe, indépendamment d’elle, un prix de monopole des produits ou de la terre elle-même, ou bien les produits se vendent-ils à un prix de monopole parce qu’il existe une rente ? ». Il ne s’agit pas ici d’un jeu de mots à base de coquetterie hégélienne si on lit à la place du terme « rente » l’expression « une classe qui prend à la gorge une autre classe ».

On peut avoir le cas, peu intéressant, d’un monopole purement « marchand » qui crée une rente. Marx explique cette situation par un exemple : un vin très particulier, convoité par certains consommateurs, est produit par quelques rares vignobles : il s’ensuit un prix élevé, un surprofit pour le vigneron, et une rente pour l’heureux propriétaire. Mais, « si les céréales – ou le petit vin coupé – étaient non seulement vendues au-dessus de leur prix de production » (rappelez-vous : dépense réelle de production plus profit normal), mais au-dessus de leur valeur (dépense de production sur le plus mauvais terrain plus profit normal), alors c’est bel et bien la rente qui aurait créé le prix de monopole « par suite de l’obstacle que la propriété foncière oppose a l’investissement de capitaux dans un terrain non cultivé ».

« Le fait que seul le titre de propriété sur une partie du globe terrestre permette à quelques individus de s’approprier, sous forme de tribut, une fraction du surtravail social, de plus en plus importante au fur et à mesure que la production se développe, ce fait (ce rapport de pure force) est dissimulé parce que la rente capitaliste, c’est-à-dire ce tribut capitalisé, apparaît comme le ‹ prix du terrain › qui peut par conséquent se vendre comme n’importe quel autre article commercial » (Marx veut dire par là que la fausse théorie, selon laquelle la rente est jouissance de produits qui ne proviennent pas du travail non payé, est confirmée par la méprise suivant laquelle « l’acheteur de terre » semble avoir payé avec de l’argent, qui, pour la théorie des équivalents, représente du travail cristallisé, les futurs produits, ou une partie d’entre eux). « Ainsi l’acheteur a l’impression qu’il ne reçoit pas gratuitement son droit à la rente, il ne voit pas qu’il l’a obtenu sans travail, sans risque et sans l’esprit d’entreprise du capital ». On retrouve ici la thèse que le bond en avant de la productivité du travail humain, dans la phase historique de l’accumulation primitive, est dû bien sûr à la soif de pouvoir et de richesse de la jeune bourgeoisie, mais aussi à son goût courageux pour le risque, et à son esprit d’initiative; toutefois, dans la doctrine qui, pour nous, a déjà atteint sa perfection dès cette époque, cette appréciation n’était pas vraie pour toujours, pour une durée indéfinie ou bien le capitalisme – après un cycle déterminé – avec sa manière propre de créer du surtravail social à partir d’une grande quantité de travail salarié, s’écroule, ou bien il devient une forme de production aussi parasitaire que l’esclavagisme, le féodalisme, et le « fonciarisme » honni par Ricardo, et étudié mathématiquement comme prélèvement sans contrepartie.

De même que du gain du manufacturier naît une explication « juridique » et « éthique » de l’intérêt du capital dormant, que la philosophie médiévale fustigeait comme usure et condamnait comme délit, de même « il lui semble (au propriétaire foncier) que la rente représente seulement l’intérêt du capital avec lequel il a acheté la terre, donc aussi le droit à la rente ».

La rente ne découle donc pas de la « jouissance différée » d’un travail accumulé, mais au contraire de l’oppression de classe, de la violence physique sanctionnée par la loi et par l’État. Et Marx rend cette idée d’une pureté cristalline à l’aide de l’une de ses puissantes comparaisons historiques, sans lesquelles on ne pourrait jamais démontrer que le salariat (privé ou étatique) n’est pas une forme nécessaire et éternelle, mais une forme transitoire et destinée à disparaître, qui laissera, ne fût-ce qu’aux naïfs, un souvenir de stupéfaction et de honte.

Salarié, serf, esclave

« De même pour le propriétaire d’esclaves, achetant un noir; son droit de propriété ne lui semble pas acquis grâce à l’institution de l’esclavage, mais par la vente et l’achat d’une marchandise. Mais la vente ne crée pas le titre lui-même, elle ne fait que le transmettre. Le titre doit exister avant de pouvoir être vendu et pas plus qu’une seule vente n’est capable de créer le titre, une série de ventes de cette nature et leur répétition constante ne peuvent le faire. Ce sont les rapports de production (assujettissement d’hommes à l’esclavage, par la contrainte légale) qui l’ont effectivement créé. Dès que ceux-ci sont arrivés au point où ils doivent se modifier, l’origine matérielle de ce titre, sa justification économique et historique, issue du procès de la formation de la société, disparaissent et en même temps toutes les transactions fondées sur ce titre ».

Et comme toujours, alors que Marx semble parler ici tranquillement de la rente des terrains à bâtir, des mines, du sol, et que certains, peu instruits, sont tentés de dire : « à quoi cela sert-il de transcrire des chapitres de Marx ? ce dont nous avons besoin, c’est de savoir ce que nous devons faire ( ! ? certainement pas coelum terram que movere[1] ) ». Il nous donne une fois de plus une puissante définition du programme révolutionnaire :
« Du point de vue d’une organisation économique supérieure de la société, le droit de propriété de certains individus sur des parties du globe paraîtra tout aussi absurde que le droit de propriété d’un individu sur son prochain.
Une société entière, une nation et même toutes les sociétés contemporaines réunies ne sont pas propriétaires de la terre. Elles n’en sont que les possesseurs, elles n’en ont que la jouissance et doivent la léguer aux générations futures après l’avoir améliorée en bons patres familias »
.

Afin d’établir que le communisme veut bien dire le remplacement de l’organisation et de la gestion privées de la production par une organisation et une gestion collectives et sociales unitaires, et non qu’il consiste dans le remplacement de la propriété privée par une propriété sociale – puisque qui dit propriété, dit existence de propriétaires et de non propriétaires, et donc division en classes, et domination d’une classe sur l’autre – Marx paraphrase une formule qui se trouve dans toutes les législations modernes, et qui est tirée du droit romain. En cultivant le fonds que le propriétaire lui a loué, le fermier ne doit pas l’épuiser, et pas même l’abandonner tel quel, mais le gérer « en bon père de famille », c’est-à-dire non pas comme s’il devait, à la fin du contrat, le restituer à une personne étrangère, mais comme s’il devait le laisser en héritage à ses enfants.

Si Marx utilise dans sa comparaison l’institution familiale de la société actuelle, ce n’est certainement pas pour dire que famille et héritage seront conservés tels quels dans la société future. Ayant écarté l’individu, ses droits et ses devoirs, sa généalogie et sa progéniture, son patrimoine et son héritage, il ne met pas à sa place cette sorte de société anonyme par actions que serait la communauté des vivants, répertoriée dans les listes électorales, mais quelque chose qui se situe encore au-delà : l’espèce définie par une vie sans mort, qui cultive, gère et se transmet à elle-même, la nature organisée, l’écorce équipée de la planète, sans solutions de continuité temporelles, sans avoir à noter les transferts de propriété dans les bureaux sordides de l’Enregistrement.

C’est pourquoi nous répétons ce que nous avons affirmé : la formule agraire du communisme n’est certainement pas « la terre à la nation ». Etant donné que cette formule fut autrefois celle du jacobinisme le plus extrémiste de la politique révolutionnaire française, et une théorie de l’école économique la plus avancée du capitalisme anglais classique, elle n’a pu être, dans la mesure où elle exprime quelque chose de définitif et non de transitoire, que la formule d’une révolution moderne récente en Russie, qui s’est désormais consolidée en révolution bourgeoise, qui a lutté et vaincu en tant que révolution populaire; qui a donc été perdue, à l’échelle européenne, en tant que révolution prolétarienne de classe.

À reculons dans l’histoire

Qu’il soit donc bien clair que nous ne trouverons pas sur notre chemin le petit possesseur de terre, le petit fermier travailleur, avec son cortège de matériels individuels, de limitations familiales, de traditionalisme productif, de craintes superstitieuses, si nous marchons vers la société communiste, en partant de la société capitaliste et trinitaire, avec ses propriétaires fonciers indolents, ses capitalistes de la terre avides, et ces magnifiques combattants révolutionnaires (en dépit des influences petites-bourgeoises et de tout l’attirail de la propagande bourgeoise conservatrice, qui prennent si souvent appui sur la faible nécessité de connaissances professionnelles) que sont les ouvriers manuels de la terre, nus, purs, prolétaires ne possédant rien, modèles de la classe qui n’a absolument rien à perdre, mais tout un monde à gagner. Et c’est pourquoi, si nous voulons écrire le roman de ces couches qui n’ont jamais été des protagonistes de l’histoire, il nous faut embarquer – heri dicebamus – dans le bathyscaphe qui nous permet de descendre dans les profondeurs de l’histoire.

La genèse de la rente foncière moderne a, chez Marx, ses racines dans le monde féodal. Dans celui-ci, la production agricole présente un caractère « naturel » : sa première caractéristique bien connue est le lien immédiat existant entre travail et consommation, tous deux enfermés dans le périmètre d’un village, et ensuite d’un territoire limité dont le seigneur est à la tête. Et on a souvent dit que si le seigneur est à sa tête, ce n’est pas en raison de la nécessité d’une organisation sociale complexe, mais uniquement en raison de la nécessité de la sécurité de l’agriculture : sécurité qui n’est plus assurée par de puissants États armés comme dans l’Antiquité esclavagiste; et agriculture, donc, qui est exposée au pillage d’envahisseurs guerriers non encore fixés durablement au sol.

Nous nous sommes déjà à maintes reprises occupés des autres caractéristiques de cette agriculture.

Plus que dans tout autre système, ce qui fait défaut, c’est la circulation sur le marché, et la transformation du produit en monnaie. Cette dernière existait dans une mesure plus grande dans l’agriculture classique, à main d’œuvre d’esclaves, dans laquelle des masses importantes de denrées venaient s’accumuler dans le latifundium, comme cela se passe dans le système moderne des plantations dans les colonies d’outre-mer, avec l’emploi d’une considérable main d’oeuvre esclave ou semi-esclave.

Comme types de production agraire antérieurs à la production féodale, il faut rappeler aussi celle qui est encore en vigueur dans les seigneuries asiatiques. Les paysans travaillent en commun dans de petits villages-tribus, qui payent un tribut au seigneur. Le tribut est fourni en produits, et parfois en or, comme c’est le cas lorsqu’on pèse l’Aga Khan. Le propriétaire finit par s’identifier à l’État politique : rente et impôt foncier finissent par être la même chose. Cet exemple est l’un de ceux qui servent à Marx pour démontrer comment, historiquement, le mercantilisme n’est pas le seul tissu connectif qui lie entre elles la production et la consommation.

Mais revenons au Moyen Age européen, et à son économie naturelle, c’est-à-dire à son économie fondée sur des rapports non mercantiles. Ce système assure une bonne correspondance entre ce qui est produit et ce qui est demandé, par la consommation des travailleurs d’une part, et par celle du seigneur et de sa cour de l’autre. Il n’est défectueux que dans les années de mauvaises récoltes et de pénurie, ou lors d’invasions ennemies.

La classe des travailleurs de la campagne est, dans ce système, constituée de serfs : cette classe ne nous intéresse plus, puisque ce type social a disparu dans la société moderne bourgeoise. Le serf a un champ qu’il peut cultiver et dont il destine les produits à sa famille; avec ce champ, il dispose d’un modeste équipement en outils dont il se sert. Son obligation, dans la première forme appelée « rente en travail », consiste dans le fait qu’il doive à certaines époques, par exemple durant deux journées de travail par semaine, se rendre pour travailler sur le terrain réservé au seigneur, qui s’en approprie le produit après la récolte. Il s’agit donc d’une servitude personnelle, et le paysan ne peut pas quitter son lieu de résidence, il ne peut pas sortir du territoire contrôlé par le feudataire. La richesse de ce dernier ne dépend pas de l’étendue des terres qui lui est attribuée, et qui peut être modifiée par des feudataires supérieurs ou par le monarque, mais elle dépend du nombre de familles qui constituent ses sujets en servitude, et qui suivent la terre lors des différents transferts de propriété.

La strate fondamentale de la population de la campagne ne cesse pas d’être constituée par les serfs de la glèbe lorsque l’obligation servile du temps de travail sur le terrain seigneurial se transforme en livraison de fractions de produit de la terre qu’ils cultivent directement. Nous passons alors de la forme primitive de la rente en travail à la rente en nature la première forme est la corvée; la seconde est la dîme, qu’elle soit due au seigneur, à l’État ou à l’Église.

Du serf au paysan autonome

Et pourtant, dans le milieu social étroit de ces formes primitives, le paysan travailleur peut, dans certains cas, commencer à conquérir une indépendance économique, mais pas encore sociale. Les économistes se sont étonnés de la façon dont cela a pu se produire. Mais la chose est parfaitement claire si l’on applique le rapport, qui est lui-même d’une très grande clarté lorsque l’on fait la distinction entre le travail pour soi et le surtravail, lesquels se manifestent de manière immédiate comme fractions du temps de travail, ou fractions du produit, dans le plan des analyses que l’on établit pour le rapport complexe de l’époque capitaliste.

Sur un terrain stérile, il sera toujours nécessaire, pour l’accomplissement des obligations féodales, que le travail du paysan produise un peu plus que ce qu’il doit consommer pour se maintenir en vie : à savoir plus que ce qui est mesuré, à l’époque moderne, par le « salaire ». Cette notion est commune à toutes les formes de production : « Le fait que le produit doit avant tout suffire à assurer la subsistance du travailleur et à remplacer ses conditions de travail, se retrouve dans tous les modes de production et ne change pas. Ici, la rente consiste simplement dans l’appropriation d’un excédent de produit et de travail relativement à ce minimum ».

Mais si le terrain est un peu plus fertile, il peut arriver que le producteur immédiat, après qu’il a fourni, soit en travail effectué par lui et les membres de sa famille, soit en nature (produits), ce qui lui a été prescrit par le seigneur et par les autres institutions, consomme moins que ce qui lui reste et puisse mettre de côté un certain stock de denrées d’abord, et ensuite d’outils, et, au fur et à mesure que le droit rural évolue, également de terre à cultiver, d’habitations modestes, de bétail et ainsi de suite.

Même avant l’abolition des relations féodales par la révolution politique, on voit déjà des serfs plus riches assujettir à leur tour d’autres serfs plus pauvres.

Mais la disparition de l’économie de type naturel, et la diffusion du système mercantile, non seulement pour les produits manufacturés (auxquels pourvoyaient dans un premier temps et dans une large mesure l’industrie domestique et campagnarde), mais aussi pour les denrées agricoles, se produisent au fur et à mesure que la rente en nature cède le pas à la rente en argent.

Nous sommes alors au point de départ d’une évolution grandiose. Dans sa forme la plus pure, elle mène à l’agriculture capitaliste intégrale : tous les produits tendent à devenir des marchandises et à entrer dans l’orbite d’une grande circulation, d’abord nationale, et ensuite extra-nationale. Il se crée la classe des fermiers capitalistes, et, du côté opposé, celles des paysans salariés, dénués de terre comme d’argent. La terre, affranchie des droits féodaux, devient totalement commercialisable, et, avec les capitaux accumulés dans les villes, apparaissent de nouveaux propriétaires fonciers qui, pour partie, gèrent les terres acquises, et, pour partie, les confient à des fermiers. Le rapport entre ville et campagne est complètement révolutionné, et le bouleversement est plus radical que celui qui a été provoqué par le remplacement du métier artisanal par la grande manufacture : c’est ce qui nous a fait définir le capitalisme comme révolution agraire.

La dépendance entre ville et campagne s’inverse, la production n’est plus assujettie à la consommation naturelle, mais la consommation à la production artificielle. C’est alors que commence la baisse des prix des objets manufacturés et la hausse des prix des produits alimentaires.

En Italie, la campagne avait moins qu’ailleurs tyrannisé la ville, comme, par exemple, dans la France des derniers Bourbons où une cour de campagnards maltraitait la magistrature et le parlement de Paris. Mais si la révolution libérale a eu pour conséquence d’assujettir politiquement les seigneurs et les paysans, elle a eu aussi celle d’affamer les couches populaires urbaines, ivres de souveraineté juridique.

« Au Moyen Age, le taux de profit élevé n’est pas uniquement dû à la composition inférieure du capital où domine l’élément variable avancé en salaire, mais surtout à la spoliation de la campagne : on accapare une partie de la rente du propriétaire foncier et du revenu de ses sujets. Si, au Moyen Age, les campagnes exploitaient les villes au point de vue politique partout où le régime féodal n’était pas battu en brèche par un développement exceptionnel des villes, comme en Italie par exemple, la ville par contre exploitait, partout et toujours, les campagnes au point de vue économique en leur imposant ses prix de monopoles, son système d’impôts, ses corporations, ses escroqueries commerciales et son usure ».

Mais là où il y avait des serfs de la glèbe et des seigneurs, l’évolution n’a pas toujours consisté à produire uniquement des fermiers, des salariés, et des propriétaires bourgeois. Les serfs aisés et les petits exploitants terriens se sont transformés, selon les régions, en masses plus ou moins denses de propriétaires travailleurs autonomes; et de petits colons, tributaires, non plus du seigneur féodal, mais du propriétaire bourgeois de la terre.

Le colonat partiaire

Le colon est la personne libre qui cultive avec sa force de travail (et celle de sa famille) une terre qui ne lui appartient pas. Il doit donc payer une rente à celui qui détient le titre juridique de propriété. Il peut acquitter cette rente en argent, et nous avons alors le petit fermier. Mais s’il la paye en nature, avec une fraction des denrées produites, que le propriétaire est ensuite libre de consommer ou de vendre contre argent sur le marché, on le désigne alors couramment sous le terme de métayer, puisque on entendait par métayage[2] le partage de la récolte en deux parties égales : la moitié au propriétaire, la moitié au cultivateur.

Etant donné que ce partage varie beaucoup selon les époques et selon les régions, et que, dans un même contrat de colonat, il peut être différent (et c’est d’ailleurs la généralité des cas) selon les produits du sol : les fruits, le vin, etc., à tel point que parfois ces produits vont entièrement à une seule personne, il est plus exact d’employer à la place du terme de métayer celui de « colon partiaire ».

De même que nous passons insensiblement du colon qui paye un petit fermage en argent au fermier capitaliste, parce que le locataire, ne pouvant plus cultiver le fonds affermé par son seul travail et celui de sa famille, engage des ouvriers agricoles, de même nous avons à l’époque actuelle, particulièrement en Italie (Romagne), de riches colons partiaires, ou, par antonomase, métayers, qui exploitent la terre qu’ils tiennent du propriétaire avec un nombre souvent important de journaliers salariés.

Comme on le sait bien, cette situation est caractérisée par une double antithèse d’intérêts : celle entre le métayer et le propriétaire, qui porte sur le montant de la redevance de loyer, représenté par la fraction de denrées livrée (rente foncière); et celle entre l’ouvrier agricole et le métayer qui porte sur le niveau du salaire. Historiquement, le métayer n’a cessé de s’éloigner du paysan pour se rapprocher du fermier capitaliste (qui prédomine, par exemple, en Lombardie), et cette lutte à trois présentait, dans l’Italie d’avant-guerre, la disposition suivante : propriétaires (agraires) cléricaux ou libéraux – métayers républicains, avec les Bourses du Travail « jaunes » – ouvriers agricoles socialistes, avec les Bourses du Travail « rouges » (et aussi, en Vénétie, ouvriers catholiques, avec les ligues « blanches »).

Pour l’instant, occupons-nous du métayer qui pioche réellement la terre, et du rapport économique qui définit ce type, non purement capitaliste, de production rurale.

« Le métayage ou système d’exploitation avec partage du produit peut être considéré comme une forme de transition entre la forme primitive de la rente et la rente capitaliste; l’exploitant (le tenancier) apporte, outre le travail (le sien et celui d’autrui), une partie du capital actif et le propriétaire foncier, en plus de la terre, fournit l’autre partie du capital (le bétail par exemple); le produit est réparti entre le métayer et le propriétaire dans des proportions déterminées qui varient suivant les pays ».

Marx explique que le gain que le propriétaire retire peut être constitué non seulement de la rente foncière au sens complet moderne, mais aussi d’une part du profit du capital. Le gain que réalise de son côté le métayer peut être constitué non seulement du salaire correspondant à sa force de travail, mais en plus d’une partie du profit d’entreprise, puisqu’il est possesseur d’au moins une partie des moyens de travail. La rente, le profit et le salaire, ne sont donc pas nettement isolables comme dans le cas de l’exploitation par l’intermédiaire du fermier capitaliste.

Ce qu’il est toutefois intéressant de mettre en relief, en particulier lorsque nous ne traitons pas du cas du petit fermier travailleur, mais de celui du colon partiaire qui paye la rente en nature, c’est que, dans ce cas, il y a « soustraction d’une grande partie de la valeur produite à la circulation marchande générale ».

La révolution capitaliste n’est complète que lorsque tout le produit du travail sous forme de marchandises, puis d’argent, entre dans un circuit unique, géographiquement de plus en plus vaste, dans lequel la production se déverse et la consommation puise. Le dépassement du mercantilisme ne sera possible que si l’on s’appuie sur la fusion, dans cet immense magma, des anciens îlots de production et de consommation.

Or, dans le métayage, le produit, pour la part qui reste au métayer, va à sa consommation (nous faisons référence ici au pur métayer travailleur de la terre) sans entrer dans le circuit général des marchandises. Par conséquent, les fractions qui correspondent au salaire et à une partie du profit ne prennent la forme ni de marchandise ni de monnaie. C’est la même chose qui se passe, au moins partiellement, pour ce qui est versé au propriétaire terrien comme rente et partie du profit, avec le tribut en nature : il sera en effet consommé en partie par le propriétaire, et par sa famille, et seul le reste sera converti, de façon marchande, en d’autres biens de consommation nécessaires, ou investi en capitaux.

Ce critère suffit à établir que tout colonat de ce genre est une forme rétrograde, surtout dans la perspective du passage au communisme, par rapport à l’entreprise agricole avec travail salarié, sans parler des considérations sur la dimension de l’entreprise elle-même, qui représente un autre argument non moins important.

Les soustractions au circuit

La formation et l’extension des marchés représentent le fait central de la naissance de l’économie moderne, ainsi que le chapitre essentiel du roman historique de la bourgeoisie qui a amené, de façon révolutionnaire, les peuples des pays les plus lointains à consommer les produits d’origines les plus diverses, et à échanger, contre ces mêmes produits, les tributs les plus variés à de nouvelles formes de vie et d’activité.

Avec le mercantilisme capitaliste, l’économie n’est déjà plus un système de rapports entre individus privés mais un fait social, enfermé toutefois dans les limites d’une forme classique de production, et qui s’appuie avant tout sur le système marchand (dont elle est l’expression) et la loi de la valeur d’échange, seul véhicule permettant d’établir l’équilibre entre efforts de travail et besoins.

Le développement du capitalisme rend inéluctable de nouvelles solutions à ce rapport : tel est le point central de notre théorie et de notre programme. Ces solutions, en rejetant la loi mercantile, se développeront dans le sens de l’abandon pour toujours des compensations à l’intérieur des circuits locaux. Il demeurera le résultat que, pour un rendement meilleur du travail général, il convient de disposer de tous les produits pour toutes les consommations, sans compartiments étanches, mais l’on abandonnera l’expédient de l’équivalence monétaire qui ne donne que l’illusion d’un résultat semblable, alors qu’elle laisse chaque îlot de travail condamné à ne pouvoir aller, pour la satisfaction de ses besoins, au-delà des limites données par sa productivité matérielle locale.

Encore une fois, le socialisme n’est pas que l’individu, ou le groupe, ou l’entreprise considérée comme organisation de producteurs, puissent consommer toute la valeur qu’ils ont produite sans soustractions (ce qui est une pure absurdité), mais c’est de pouvoir organiser la production selon un plan unitaire, en relation avec un plan unitaire des besoins sociaux, ainsi qu’il a été défini dans les nombreuses citations, que nous avons données, des puissants raccourcis de nos textes classiques.

Il ne sera pas nécessaire – c’est même justement le problème qu’il s’agit de surmonter – que l’usine X ou le terrain Y consomment pour ses travailleurs l’équivalent de ce qu’ils ont produit, et encore moins que des balances de ce type soient arrêtées en équilibre pour les nations, les provinces, les villes ou les villages. Dans ce genre de projets utopiques, nous pouvons trouver des courants syndicalistes, communalistes ou d’entreprise, mais jamais rien qui ressemble, même de loin, au programme qui caractérise le communisme marxiste.

Le capitalisme industriel a pu faire effectuer à l’humanité un bond en avant gigantesque dans le rendement de l’effort de travail – en ne permettant pas, cependant, à la classe même qui travaille d’en jouir – parce que, pour les produits manufacturés, le jeu de la confrontation par la concurrence et l’équivalence mercantile a conduit au remplacement général des moyens de production désuets par des moyens plus puissants et plus rentables, et parce que les vieux systèmes ont presque disparu devant l’avancée des nouveaux, en faisant grandement progresser la satisfaction des besoins de ce type, quelle que puisse être la critique, fondée, de leurs processus de complication.

Cela a eu pour conséquence que, partout, les entreprises qui produisent sur une plus grande échelle, plus rapidement, et en quantités bien plus importantes (même si cela a lieu lors de processus difficiles de flux et de reflux, marqués par des crises effroyables), ont fini par expulser et balayer les entreprises moins équipées et moins efficaces, en particulier dans le domaine technologique, dans lequel la grande dimension de l’organisation de l’entreprise est, parmi d’autres, un élément absolument décisif.

Partout, mais avec une restriction. Toujours avec une restriction. Partout où il n’y a pas, naturellement, de rente, et tant que le cours escompté et inéluctable du cycle capitaliste de concentration-accumulation ne crée pas, artificiellement, le phénomène de la rente.

Et voilà pourquoi l’indéniable progrès quantitatif – mais certainement pas, au même degré, qualitatif – dans la relation masse de travail-besoins, qui a été réalisé depuis deux siècles de capitalisme dans la sphère des objets manufacturés, ne s’est pas accompagné d’un résultat semblable, et de loin, dans le domaine agricole; et voilà pourquoi il est certain que, au-delà de cette époque actuelle, le cycle capitaliste sera régressif sur tous les fronts, bien qu’il continue à augmenter considérablement le volume de la production.

Là où il y a rente, c’est-à-dire monopole – dû à la force politique d’une classe organisée dans les pouvoirs publics – le processus selon lequel la forme productive la plus utile chasse la moins utile capotera, tant que l’enveloppe capitaliste ne sera pas brisée.

Là, règne la loi selon laquelle tout est régulé par le système le plus mauvais, par le terrain le plus stérile; là, la technologie dort depuis cinq, dix siècles, en un étrange contraste avec la fièvre qui fait changer d’équipements dans d’autres secteurs grâce à des cycles d’« amortissement » très courts – et surtout dans le domaine des techniques de la mort, de sorte que ce terme d’« amortissement » des économistes ne pourrait pas mieux convenir.

Faible arcadie

Mais s’il y a de quoi pleurer de ce blocage du progrès agricole, c’est que, parmi les phénomènes que le capitalisme a déchaînés, il y a celui de la croissance des populations avec un rythme que l’histoire des autres époques ignorait complètement, et que ces milliards de bouches hurlent parce qu’elles ne trouvent pas à manger, qu’elles ont moins de pain que les membres des communautés primitives, et qu’elles se fichent pas mal d’avoir cent ou mille fois plus d’acier, de pétrole, d’uranium ou de cobalt.

La production agricole possède cependant quelques contreparties, étant donné que toute la pathologie du capitalisme, qui est le cauchemar des grandes agglomérations, infeste moins durement les campagnes, et y suscite de moindres besoins, surtout dans le domaine des besoins tordus et morbides. Même si le travail en plein air ne mérite pas les apologies littéraires dont il fut toujours entouré, s’il porte de manière terrible la misère et la dégénérescence humaines à leur comble – en particulier là où la petite agriculture, hypocritement admirée, prédomine – il ne présente cependant pas certains éléments inhumains d’étouffement pour l’homme qui travaille, et il ne le contraint pas, en principe, à des conditions impitoyables d’environnement, et d’efforts non pas musculaires mais nerveux.

Il y a des secteurs où les inconvénients particuliers des conditions dans lesquelles se déroule la vie du prolétaire, sur son lieu de travail, et sur son lieu d’habitation, ont connu des correctifs qui découlent précisément du haut rendement productif que la technique a provoqué, en apportant des compensations très variées à la plus grande intensité des prestations de travail, et en permettant de condamner finalement, non seulement par l’effet de la loi économique spontanée, mais aussi par la coercition, toujours dans l’intérêt du même système capitaliste, les dispositifs les plus contre-productifs de la peine des hommes.

En conséquence, l’agriculture, bloquée par l’entrave de la rente, est demeurée primitive, mais n’exige qu’un effort humain tolérable; l’industrie en général, jusqu’à présent libérée de l’entrave de la rente, a entassé trop de travailleurs sur des espaces trop étouffants, mais n’a pas connu la limite de l’alignement de « tous sur le cas le plus mauvais possible »; au contraire, elle a réussi à amener sensiblement tout le monde aux conditions du cas le moins primitif et le plus perfectionné.

Il y a des secteurs autres que l’agriculture où sévit le phénomène de la rente.

Nous ne parlerons pas pour l’instant du domaine des habitations urbaines, dont le coût de construction et d’utilisation est accru par le monopole des terrains à bâtir, ce qui pèse lourdement sur le niveau de vie prolétarien, bien qu’on puisse imaginer des contre-mesures dans les limites du capitalisme.

Un autre domaine où la rente sévit : l’industrie extractive, est d’une actualité brûlante – et ce n’est pas vraiment drôle de répondre de cette manière a ceux qui trouvent nos exposés abstraits, et non dictés par l’urgence du moment.

Ribolla : la mort differentielle

Avec les premières nouvelles de la catastrophe qui a tué 42 travailleurs dans l’obscurité, l’atmosphère suffocante et la boue du travail d’extraction, on a diffusé des descriptions de la mine de lignite de Toscane. Dans les premières informations, les toutes premières, qui furent données sans que l’on ait pu encore penser aux conséquences préjudiciables aux partis, tout le monde l’a dit : la vieille mine mal équipée était proche désormais de l’épuisement et, puisqu’elle ne méritait pas la dépense d’une modernisation des installations, elle devait fermer. Mais cela aurait provoqué le chômage et la misère pour le petit pays de Ribolla qui n’avait aucune autre ressource économique.

Par conséquent, la mine est restée ouverte, et la solution a été digne des principes qui régissent le système capitaliste : c’est un fait que les morts ne mangent pas.

Une autre usine, qui aurait produit, par exemple, cent par ouvrier au lieu de mille, aurait été fermée depuis des décennies, mais la mine, elle, est restée ouverte. Les méthodes d’extraction étaient celles d’il y a des siècles en arrière, et elles correspondaient aux descriptions que le XIXe siècle faisait des mines anglaises et françaises de combustibles fossiles. Mais tandis que ces dernières se sont libérées progressivement de ces méthodes grâce à des installations modernes de sécurité, la situation des mines italiennes, au contraire, n’a fait qu’empirer.

C’est une conséquence directe des lois économiques du capitalisme. D’autres pays plus industrialisés disposent avant tout d’un sous-sol riche en minerais de qualité et au pouvoir calorifique bien plus élevé : nous, nous en sommes réduits au lignite, et même à la tourbe, et à utiliser des mines de fertilité inférieure.

Ce sont donc ces dernières qui régulent le prix international, et maintiennent élevé celui de l’anthracite, que nous fera copieusement payer le pool du charbon, ce rentier de l’exploitation en Europe des combustibles et des minerais, ce nid tout chaud du surprofit capitaliste sur les matières premières de la mort militaire et civile.

Les combustibles extraits des entrailles de la terre proviennent de la digestion géologique de végétaux, de savanes et de forêts. Ils sont plus ou moins riches en carbone, et possèdent donc un pouvoir calorifique varié. Ils se classent en gros en tourbes, lignites, houilles et anthracites. Les anthracites sont les charbons fossiles les plus riches et ils se trouvent principalement en Angleterre, aux États-Unis, en Afrique du Sud, etc. En Italie, il y en a peu : les besoins annuels globaux se situent entre 12 et 15 millions de tonnes, alors que la production actuelle atteint à peine 2 millions. Mussolini, dans ses plans d’autarcie, a voulu la faire passer des 3 millions de 1939 à 4, ce qui représentait un tiers des besoins. En 1942, année de guerre, la célèbre Entreprise d’État des Charbons Italiens, fondatrice de nouvelles villes, parvint en effet aux 5 millions de tonnes.

La faible quantité d’anthracite est extraite dans le Val d’Aoste et à Barbagia en Sardaigne. Des quantités encore plus faibles de houille sont extraites dans le Frioul et l’Iglesiente. L’anthracite des meilleures mines istriennes de l’Arsa a été perdu après la guerre. Le plus gros de la production est constitué par le lignite provenant de la Sardaigne, de l’Ombrie, du Valdarno et de la région de Grossetto, dont les qualités vont des plus riches (poix, xiloïde) aux plus maigres (tourbeux). Le charbon « Sulcis » se classait déjà comme un lignite, et il est de faible valeur.

L’anthracite le meilleur arrive à un pouvoir calorifique de plus de 9 000 calories par kilogramme, la houille à environ 8 000, les différents lignites entre 7 000–7 500 et moins, et la tourbe, qui doit être préalablement séchée, à environ 3 000.

Les prix internationaux de ces combustibles vont de 24 000 lires pour une tonne de charbon sud-africain à 18 000 pour l’anthracite anglais, à 14 000 pour la houille et à 8 000 environ pour les lignites nationaux (les meilleurs oscillant entre 10 et 11 000). Le prix varie donc avec le coefficient calorifique, à raison de 2 000 lires par millier de calories au kilogramme. Cela revient à dire que le minerai le plus minable, et donc la mine la moins fertile, régule le marché général.

Politique économique !

On dit que la dépense d’extraction du charbon Sulcis, de très mauvaise qualité par rapport aux charbons fossiles d’importation (en effet, en principe, la dépense d’extraction dépend de la masse du matériau et non de son pouvoir calorifique, et elle doit donc être sensiblement la même dans tous les cas : les difficultés techniques se compensent, et les mines dotées de minerais plus riches sont logiquement mieux équipées, en ce qui concerne les installations de taille, d’élévation, de sécurité, et connaissent donc un travail plus productif), serait d’environ 11 700 lires nettes par tonne. Selon les journaux commerciaux, on ne l’écoule qu’à des prix inférieurs aux prix courants, et avec une perte de 4 000 lires par tonne : une rente à lenvers. Mais il n’y a aucun doute qu’à la dépense nette de capital constant et de salaires (les ouvriers menacent continuellement de se mettre en grève en revendiquant des crédits pour les entreprises), il faut ajouter le profit des sociétés exploitantes et aussi une rente « absolue ». C’est Pantalon[3] qui la débourse : le jeu coûte annuellement 4 milliards à l’État italien. Dans ces conditions absurdes, la production augmente, l’entreprise stocke des montagnes de ce très mauvais charbon, de même que, à ce qu’il paraît, on en entasse d’autres, sur les docks de Gênes, de bon charbon importé en excès, payé en devises fortes à l’étranger.

Etant donné qu’il n’y a pas de raison pour que le prix individuel de production du Cardiff ou des charbons extra-européens soit très différent des 11 – 12 000 lires italiennes, la différence entre ce prix et la valeur de marché, un écart de 6 à 12 000 lires, constitue la rente différentielle de ces mines. On pourra dire que ces dernières paieront des salaires plus élevés, mais, grâce à un outillage meilleur, il est absolument certain que la production annuelle en tonnes par ouvrier sera bien plus forte.

Dans tout cela, quelle est la bêtise la plus énorme, la démagogie économique la plus imbécile ? Ce n’est pas de dénoncer la rente, le surprofit, le profit des sociétés capitalistes, que l’on doit combattre seulement sur le terrain de l’organisation sociale et politique de l’Europe entière, et non par des manœuvres mercantiles et législatives, mais c’est de réclamer que les mines qui doivent fermer soient maintenues ouvertes; d’exiger, bien que l’on sache parfaitement que c’est absurde, qu’elles soient dotées, alors qu’elles sont en voie d’épuisement, d’installations coûteuses de sécurité.

C’est pourtant ce que demandent les partis « extrémistes » qui doivent se fabriquer des votes locaux aux élections, et rien d’autre, avec le mérite bouffon de la lutte pour « pas même un seul licenciement ».

C’est ce que demandent aussi en chœur, en s’insultant avec les premiers, à seule fin de faire de l’effet sur un public de nigauds, les capitalistes, heureux que leur déficit soit pris en charge par l’État, et naturellement par la classe ouvrière italienne.

Dans tous ces drôles de mouvements, le monde des affairistes palpe des sous à la pelle, et le monde des bavards parlementaires justifie l’exploitation de la plus idiote des mines : celle de la connerie humaine.

Quand le développement logique des lois économiques du capitalisme d’entreprise – qui sont aussi en Russie exactement les mêmes, et avec les mêmes effets fatals – débouche sur une catastrophe meurtrière, on n’en tire pas l’occasion de stimuler dans la classe prolétarienne la reprise en main de la doctrine révolutionnaire de classe, mais on recherche, avec une mentalité la plus crassement bourgeoise, la « responsabilité », la faute de ce dirigeant capitaliste-ci de préférence à celle de celui-là ou de tous, le scandale, oxygène suprême de cette Italie postdonguienne[4] ayant perdu toute vigueur et qui, dans son œuvre catastrophique d’administration courante, adresse des directives aux gouvernements et aux oppositions, et reproduit les instructions de l’homme de Dongo, à la seule différence qu’elle obtient des résultats encore plus couillons, et de loin.

Si le capital italien, pauvre sous-section du capital mondial, mais riche d’expérience et d’expédients légués par l’histoire, mettait au concours la meilleure façon de maintenir la classe ouvrière éloignée d’un retour à un potentiel révolutionnaire, le tout premier prix serait attribué haut la main au stalinisme local qui, avec ses chef-d’œuvre de manœuvre et de langage, devient, à chaque occasion successive qui lui est offerte, un parvenu et un maquereau de plus en plus vulgaire.

Il faut croire que nos « communistes » ont déjà touché l’argent attaché à ce prix. Mais si ce n’est pas le cas, si ce n’était qu’une insinuation, ils n’en seraient que plus méprisables encore.

Notes :
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  1. « Remuer ciel et terre » contre activisme (NdT). [⤒]

  2. De l’ancien français « moitoier », partager par moitié (NdT). [⤒]

  3. Pantalone est l’Italien moyen qui est pressuré par le fisc (NdT). [⤒]

  4. L’homme de Dongo est Mussolini qui fut assassiné par des partisans à Dongo près de Côme (NdT). [⤒]


Source : « Il Programma Comunista », Nr. 10, mai 1954. Traduit dans « (Dis)continuité », Nr. 9, avril 2001.

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