BIGC - Bibliothèque Internationale de la Gauche Communiste
[last] [home] [content] [end] [search]

MISÉRABLE ESCLAVAGE DU LOPIN DE TERRE
If linked: [English] [German] [Italian] [Spanish]


Content:

Misérable esclavage du lopin de terre
Décomposition en facteurs
Nomade et colon
La couronne parcellaire
Derrière le paravent
La très petite agriculture
Et nous votons pour l'industrie
Extensiv oder intensiv
Esclave, un pas en avant
Notes
Source


«Sur le fil du temps»

Misérable esclavage du lopin de terre

Décomposition en facteurs
[top] [content] [next]

C'est en passant, finalement, à l'examen des couches secondaires de l'économie agraire que nous avons traité du colon partiaire (métayer) et du rapport social particulier dans lequel il se trouve avec le propriétaire terrien: ce dernier se voit attribuer la rente foncière, et parfois une fraction du profit du capital, si une partie du capital d'exploitation (machines, bétail, etc.) lui appartient - le colon garde ce qui serait le montant du salaire correspondant à son travail personnel, augmenté d'une part du profit du capital. Pour cette dernière part du profit, il faut distinguer deux cas: soit il s'agit d'un tout petit colon qui travaille lui-même, ou avec la seule aide de sa famille, toute la terre qu'il loue, et il touche une part de profit dans la mesure où il possède quelques outils et où il achète, avec son modeste capital d'exploitation, des semences, des engrais, etc.; soit il s'agit d'un gros métayer ou colon partiaire, et alors il faut inclure un deuxième facteur dans le calcul de sa part de profit, puisque, devant engager des journaliers, il possède et avance un capital-salaires.

Dans l'exposé de Marx, que nous avons suivi fidèlement en démontrant à chaque étape qu'il n'y a rien à changer, toute l'analyse des rapports sociaux agricoles s'effectue par comparaison avec le cas pur de l'économie capitaliste terrienne, avec ses trois figures: le propriétaire qui reçoit uniquement la rente - le fermier qui, en avançant tout le capital, reçoit seul et uniquement le profit - le journalier qui reçoit uniquement le salaire. Ces trois grandeurs économiques pures, que nous venons de présenter, se superposent de manière variée dans la réalité: aussi, nous considérons les grandeurs comme uniformes et homogènes, mais les personnes, ou mieux les couches, comme hybrides.

Il n'existe pas d'autre manière pour poser les problèmes scientifiques que de les aborder par la méthode quantitative et non... baratinesque. Si quelqu'un soutient que les faits sociaux ne peuvent pas faire l'objet d'une science ou d'une théorie quantitative, mais seulement d'une description narrative, eh bien, il est clairement situé et il n'y a rien d'autre à lui dire que: monsieur, l'un de nous est de trop!

Mais lorsqu'on prétend employer la méthode marxiste, et qu'on traite ces sujets avec des raisonnements destinés à faire verser des larmes, des arguments sentimentalistes, et des attitudes qui prennent hypocritement des formes affectives, en insultant les bourgeois, non pas parce qu'ils agissent et philosophent en bourgeois, mais parce qu'ils se comportent en personnes immorales, cruelles, anti-chrétiennes, anti-nationales, anti-populaires, alors c'est une apostrophe moins chevaleresque qu'il faut adresser à cette vile espèce de contradicteurs: messieurs, vous puez du cœur!

La méthode scientifique, qui développe la théorie des «processus purs», sans qu'il soit besoin d'en exhiber un échantillon «concret», et qui est en mesure, grâce aux relations qu'elle a découvertes, de représenter, d'expliquer, de prévoir, le cours des processus composés qui seuls se rencontrent dans la réalité (laquelle, au grand dépit de Hegel, dit tranquillement que ce qui est rationnel n'est pas réel, et que ce qui est réel n'est pas rationnel), cette méthode, donc, n'a rien de mystérieux, et on peut en donner mille exemples.

Supposons que nous nous posions le problème, tout autre que «théorique», du temps que mettra un véhicule à moteur pour atteindre une certaine vitesse; et surtout, du temps qu'il mettra pour s'arrêter... avant de nous passer dessus. Ce temps est déterminé non seulement, bien entendu, par la puissance motrice et la masse du véhicule, mais aussi par l'état plus ou moins lisse de la chaussée, par la pente de la route (montée ou descente), par la résistance du milieu (air, dans notre cas, et vent). On arrivera à donner la réponse lorsqu'on aura «écrit» les lois, d'abord du mouvement sur une route plane qui n'occasionne aucun frottement de roulement et qui est située hors de l'atmosphère (une route qui de toute évidence n'existe pas), et ensuite du mouvement sur un plan incliné dans les deux sens, puis du frottement entre la chaussée et le véhicule, enfin de la résistance des milieux. C'est de la combinaison des lois des différents processus décrits que l'on déduit la conclusion particulière correspondant à un cas pratique, et, en fonction de tout cela, le conducteur appuie sur l'accélérateur, freine, change de rapports, pousse sans hésiter son moteur dans les montées, aborde les descentes avec prudence, prévoit l'effet d'un vent tourbillonnant, des virages, etc. On comprend bien tout cela, même si l'on ne connaît pas chacune des lois formelles. Et cependant, celui qui veut établir pourquoi l'accident est arrivé, et construire la voiture et la route de façon à l'éviter, doit bien les connaître. Subir une collision est quelque chose de réel, mais l'esquiver est plus rationnel.

Par conséquent, au lieu de courtiser le paysan propriétaire et travailleur, et pire, d'en faire un modèle idéal de l'homme libre et autonome, nous devons le désarticuler sans hésitation et faire apparaître les organes du salarié, ceux de l'entrepreneur, et ceux du propriétaire. Il est habité, hélas, par deux âmes, et même par trois: voilà la tragédie.

Nomade et colon
[prev.] [content] [next]

Le colon a une physiologie sociale plus simple que le paysan propriétaire: il n'a ni la saveur ni la couleur du propriétaire immobilier. Si on l'analyse chimiquement ou cliniquement, on ne trouve rien: cette analyse se fait en ouvrant les registres du cadastre: son nom en tant que désignation du titulaire d'une parcelle enregistrée sur les cartes, n'y figure sur aucune, pas même pour un mètre carré.

Le colon n'est pas lié à la terre: c'est un homme libre, exactement comme il l'était dans l'Antiquité. Il possède bien sûr des provisions, des bagages, qu'il peut charger en totalité sur une quelconque carriole, et il possède la bête qui la tire: il peut donc décamper, et s'en aller cultiver, en conservant sa figure sociale de travailleur-exploitant, un autre morceau de terre.

En général, le petit colon déteste le changement: comme dans le cas du grand fermier, il désire ardemment un bail à long terme, et sa reconduction lors de l'expiration de celui-ci, tandis que le propriétaire préfère des baux de courte durée non renouvelables: il sait bien que, de cette façon, le colon abandonne dans la terre une partie du capital-travail transformé en amélioration foncière, et susceptible d'accroître la rente qu'elle mérite.

L'italie d'avant-guerre connut de grandes luttes contre les escomii, c'est-à-dire les expulsions de colons de par la volonté des propriétaires, et la force de la loi, et les épisodes sanglants ne furent pas rares. Aujourd'hui, le «blocage» des loyers agricoles apparaît comme une grande conquête sociale, car il proroge l'échéance des contrats et empêche, dans une certaine mesure, l'augmentation des redevances de fermage, même si la cause de cette augmentation ne se trouve pas dans l'accroissement du rendement productif mais plutôt dans la dévaluation de la monnaie. Quand il s'agit de rente en nature et non en argent, on freine l'augmentation de la part de denrées qui est versée périodiquement au propriétaire au titre de la rente foncière.

Ce mécanisme est particulièrement farfelu en Italie où, à partir des fondations mussoliniennes, il a été développé par les catholiques, les libéraux, les «socialistes» et les «communistes» (voir la série «Propriété et Capital», dans les premiers numéros de «Prometeo»). L'inconsistance de tout cela apparaît de manière très nette dans l'application à tort et à travers qui en a été faite dans le domaine des redevances pour les grandes propriétés, qu'elles soient en argent, ou (à titre purement fictif, et pour compenser les oscillations monétaires) en blé. De fortes sommes passèrent ainsi des propriétaires terriens aux capitalistes de la terre, mettant en évidence le fait que toutes ces mesures ne favorisent pas en réalité le travail agricole, mais bien le capital agricole; et si elles chatouillent démagogiquement le paysan métayer et colon, elles le font uniquement en raison de sa constitution bâtarde d'entrepreneur qui, en définitive, est celle qui l'entube. Ce confusionnisme et cette sale alliance, entre les intérêts du travail et les intérêts du capital d'entreprise, renferment en eux, comme la formule fasciste, la substance de la forme économico-sociale des défuntes «Ciellenne» (1), de l'époque (bien plus crétine que l'époque fasciste) que nous avons tous la plus exécrée dans les vicissitudes changeantes de la politique italienne.

Le colon se distingue donc du petit propriétaire en ceci que le second est fixé à sa terre (sauf en cas d'achat-vente que le mécanisme bourgeois autorise pleinement), tandis que le premier peut se déplacer où il veut, en principe. Dans les deux cas cependant, on a la prédominance de la consommation dans l'entreprise des denrées produites, et donc soustraction au circuit marchand. Petite propriété et colonat ont tous deux des effets opposés à la circulation moderne des produits-marchandises, mais la propriété parcellaire est plus fossile encore que le colonat, étant donné qu'elle fait également obstacle à la circulation des hommes travailleurs.

Une classe dominante, et par-dessus tout la classe capitaliste, détient le pouvoir et étouffe toute révolution d'autant mieux que le mouvement des produits du travail et le mouvement des personnes qui travaillent sont moins sensibles, tant à l'intérieur des frontières qu'à travers elles.

Nous utilisons le terme de colon dans un double sens: dans le sens actuel du petit fermier ou métayer qui, sur une terre de culture ancienne, prend la place d'un autre, et dans le sens historique de premier cultivateur et défricheur d'une terre vierge ou tout bonnement inconnue. Ce colon d'outre-mer apparaît grâce à la force de l'occupation, et progressivement, l'organisation politique le transforme en un payeur de redevance à l'Etat, et en plein propriétaire.

Encore avant le colon ancien ou moderne, précédé ou non de flottes et d'armées conquérantes, nous avons le nomade qui, en cherchant de la terre, promène sa force musculaire et ses rares outils. Mais, chez les peuples nomades, c'étaient les communautés qui colonisaient, en se déplaçant sur de gros chariots qui étaient en même temps des instruments de guerre et de travail, et le travail et la consommation étaient immédiats, naturels, non fixes, mais collectifs.

Le petit fermier ou métayer moderne, à la recherche d'une terre, fonde une entreprise individuelle; il n'expulse pas l'ancien propriétaire ni les bêtes féroces pour avoir un endroit où semer, mais il paye une indemnité pour cela.

Cette forme sociale de gestion de l'agriculture, donc, a, du point de vue technique et productif, du point de vue de l'amélioration de la terre et de l'agriculture, tous les défauts et les côtés négatifs de la barbarie primitive, incapable d'ancrer sa nourriture à une organisation stable et permanente; elle a, du point de vue économique et social - et, par conséquent, des effets de maturité possible de l'action historique des couches correspondantes –, les côtés négatifs, au sens moderne, qui résultent d'une consommation locale immédiate à l'intérieur de l'entreprise avec ses pauvres horizons, d'une rareté des rapports, même marchands, avec le circuit général. Non seulement, comme travailleur, le petit métayer mange ce qu'il produit de ses mains, mais, comme entrepreneur, il paye la rente avec une fraction matérielle de sa récolte physique.

En quoi le paysan propriétaire est-il plus moderne, lui qui ne paye pas de rente, puisqu'il est le rentier de lui-même, mais uniquement des impôts ou des intérêts sur ses dettes, et qui doit le faire en argent, alors que, d'un autre côté, il est lié à son lieu de travail qui, en règle générale, ne change pas pour des générations entières? Certainement pas de beaucoup. La dernière tendance est de lui barrer la seule voie qui lui permettait de s'élever au niveau du salariat globe-trotter: l'émigration; et aussi l'autre qui lui donnait la possibilité de s'arracher à son lopin de terre natal: la guerre d'infanterie.

La couronne parcellaire
[prev.] [content] [next]

Le travailleur de la terre, que la révolution bourgeoise a transformé en propriétaire exclusif de l'espace que ses bras, au risque qu'ils se brisent et pendent inertes de son épine dorsale tordue, arrivent à gratter fébrilement et sans repos durant toute une vie, n'a pas de maître. Il n'en a pas devant la loi, la littérature et la philosophie: c'est là tout l'essentiel pour le libéralisme capitaliste, et donc, presque tout l'essentiel pour l'anarchisme libertaire. Presque, parce que, si l'anarchisme voulait que sa formule ampoulée «ni Dieu, ni maître», se réalise, il faudrait qu'il règle ses comptes avec le curé qui exerce une véritable dictature sociale et politique sur les petits paysans (même s'il n'y a plus de dîme).

Les partis ex-marxistes qui ont beaucoup de partisans chez les paysans parcellaires, n'ont pas seulement dû brader le marxisme, mais encore pactiser avec les prêtres, que ce soit au niveau de l'Etat comme en Russie, ou sur le terrain électoral comme en Italie.

La révolution bourgeoise a, d'une part, détruit les obligations féodales, et libéré le paysan serf, et, de l'autre, elle a créé la «sécurité privée» de la propriété personnelle y compris immobilière, qui est juridiquement la même dans tous les cas, sans que l'on en considère l'étendue, et sans que l'on donne de l'importance à la différence existant entre la propriété où travaille le propriétaire et celle où travaillent les non propriétaires.

Avant même le «Manifeste», Marx, à peine âgé de vingt ans, écrivait déjà que le communisme est l'abolition de la sécurité privée qui avait existé jusqu'à présent. Mais cette sécurité privée, intégrale sur le plan conceptuel, combien coûte-t-elle au propriétaire foncier privilégié mais dont la propriété est bien réduite (2), si nous la soumettons aux mesures économiques dont nous avons présenté la formule? Voilà la question.

Le petit paysan, qui est sur sa terre et dans sa maison, jouit de la certitude de ne pas devoir attendre d'un jour à l'autre - comme le salarié –, ou d'une saison à l'autre - comme le petit colon –, l'ordre de déblayer le terrain. Il ne s'en ira que s'il le désire et au prix qu'il veut: rien ne peut l'y obliger, si ce n'est un contrat d'échange, librement accepté, et conforme à la loi des équivalents. Tout ceci est un droit, en économie marxiste, nous avons clairement établi que, n'étant pas un produit du travail et, dans un milieu soumis aux lois du marché, une marchandise, la terre a un prix dans un sens impropre, puisqu'elle n'a pas de «valeur», même si la loi (très inférieure du point de vue hiérarchique) de la concurrence joue (de manière équivoque) également lors de ces transferts. Personne ne peut en effet dire: j'affecte tant d'argent sous forme de capital, et je me fabrique tant de terre. La terre se trouve, elle ne se produit pas: elle peut être gratuite, on peut la payer de sa vie. Nous insistons, même au risque de barber, sur cet a.b.c du marxisme.

Mais ce droit à l'immobilité légale en toute sécurité, pour une vie entière, et de père en fils, que coûte-t-il au paysan (si nous calculons aussi selon l'arithmétique mercantile) en argent, en temps, en travail? L'immobilité se prolonge sur des générations; elle semble avoir quelque chose de commun avec les «droits des non travailleurs», c'est-à-dire des seigneurs, des propriétaires fonciers, des entrepreneurs industriels, puisqu'elle reste attachée à la personne du chef de famille, dont on héritera «seulement à sa mort», même si l'âge l'a désormais éloigné du lopin et réduit à l'état de pauvre larve végétant dans sa misérable maison, où les adultes l'abandonnent le matin après un coup d'œil distrait, et où les enfants transforment ce droit temporaire à la paresse, qu'ils possèdent eux aussi, en obligation de subir leur vacarme et leurs moqueries.

Nous avons souvent rappelé les pages terribles de Zola, dans son livre «La Terre», où l'on assiste, en présence de notaires de province, aux partages entre héritiers, effectués par les parents encore vivants, qui se réservent un misérable «usufruit», dans cette forme que les avocassiers désignent sous le terme de partage «inter liberos».

Chez Zola, la scène est peinte à la manière d'un Michel Ange. Les deux vieux suivent les débats d'un air hébété, et les enfants, qui s'exaspèrent entre eux et contre les «donnant cause», font et refont les comptes de ce qui doit revenir à ceux-ci, en coupant le dernier bout de pain, le dernier petit morceau de sucre pour le café aux herbes en calculant impitoyablement le minimum nécessaire pour maintenir debout une carcasse squelettique chancelante. À la fin, les vieux se lèvent en tremblant et apposent leur signature sur la paperasse avec des visages de suppliciés: la belle, la sacro-sainte propriété, protégée par Dieu et le gouvernement, est passée aux mains des autres!

Alors le notaire, qui ne veut pas risquer la nullité de l'acte, apostrophe le vieillard, au cours d'une séance pesante, à propos de ses volontés et lui explique pour la centième fois (la hâte est exclue dans ces affaires où la pratique est millénaire) les articles du code portant sur les possibilités qu'a le testateur, donateur de son vivant: Toi, lui crie-t-il avec solennité, toi, as-tu compris, toi seul est Seigneur et Roi; Seigneur et Roi! Ainsi te fait la loi!

Les révolutionnaires du XXème siècle sont plus terre à terre et ternes que les notaires du XIXème. Aujourd'hui, ils organisent des petites fêtes en tricolore et en rouge sale pour la remise en pleine propriété des terres aux petites familles rurales, et ils chantent des hymnes à cette seigneurie trompeuse des miséreux, à cette couronne des va-nu-pieds.

Dans la société actuelle, les cibles sur lesquelles l'artillerie révolutionnaire est pointée (et vous, les partisans de la propriété parcellaire, vous ne l'avez pas mise hors service pour toujours!), sont au nombre de trois: famille, héritage, propriété. Ce sont des cibles à abattre non seulement quand elles sont entre les mains de quelques rares personnes, mais surtout si elles sont distribuées parmi une multitude.

Derrière le paravent
[prev.] [content] [next]

Il s'agit maintenant de définir la réalité sociale qui se cache derrière ce déploiement de fausse souveraineté, en pesant les facteurs économiques, et, pour ce faire, le mieux est de puiser à nouveau dans les pages de Marx.

Nous avons dit que nous voulions calculer ce que le petit propriétaire paye pour conquérir la «sécurité» après son «affranchissement» conventionnel. Quand les Barbares envahirent l'Europe occidentale et fondèrent, sur les ruines de l'Etat romain, les premières organisations nationales, même si elles étaient peu centralisées, ils se désignèrent, pour cette raison, sous le vocable de Francs: Engels illustre amplement ce phénomène dans son opuscule «L'Origine de la famille, de la propriété privée et de 'Etat», dans lequel nous avons tant puisé en différentes occasions, et en particulier dans le rapport de Trieste sur la question raciale et nationale. Eh bien, le paysan franc, ex-membre de la horde ou ex-soldat impérial, payait peu pour assurer le train de vie de la sobre cour de Charlemagne et du souple squelette de l'Etat: en dehors de cela, Charlemagne dépassa les perspectives d'une densité très faible des populations et expérimenta les grandes entreprises d'Etat ou conventuelles.

Des formes plus troubles ont subsisté en Europe orientale, en raison notamment de la plus faible influence d'une société technologiquement différenciée, et évoluée dans tous les sens, comme celle de la Rome antique, et également chrétienne. Voyez comment Marx décrit une de ces formes, en traitant de ce bouc émissaire de la production qu'est le paysan «libre»:
«
En Pologne et en Roumanie par exemple, l'ancienne propriété collective du sol a partiellement survécu après l'instauration d'une exploitation paysanne indépendante; cela a servi de prétexte à l'établissement de formes inférieures de la rente foncière. Une partie du sol appartient aux paysans individuels qui la cultivent eux-mêmes de manière autonome. Une autre partie est cultivée en commun et donne un surproduit qui sert, soit à payer les dépenses communales, soit à constituer une réserve en cas de mauvaise récolte, etc. Ces deux dernières parties du surproduit et finalement sa totalité, y compris la terre qui l'a produit, sont peu à peu usurpées par des fonctionnaires de l'Etat et des particuliers; les propriétaires paysans primitivement libres, à qui on continue d'imposer l'obligation du travail collectif de la terre, se transforment ainsi en serfs, en paysans astreints à payer une rente en produit, tandis que les usurpateurs des terres communales deviennent les propriétaires non seulement de ces biens communaux, mais aussi des exploitations paysannes elles-mêmes».

Ce passage fait penser au côté vicieux du kolkhoze russe: l'autorisation donnée à chaque membre de cette entreprise de travail collectif (qui n'est pas une entreprise capitaliste d'Etat qui déverse sa production sur le marché, et paie charges et salaires) de garder pour soi un lopin de terre individuel sur lequel il travaille et récolte pour sa consommation familiale: par conséquent économie mi-mercantile, et carrément mi-prémercantile.

Marx se débarrasse par quelques aperçus des systèmes de production collective dans lesquels il reste une marge au propriétaire qui n'est pas distinct de l'entrepreneur. Dans ces formes non trinitaires mais dualistes, il y a d'un côté l'ouvrier agricole, non propriétaire, pas même de ses outils, qui reçoit des denrées alimentaires ou salaire en nature, et de l'autre, tout le surtravail (indistinctement) qui, théoriquement, devrait être subdivisé en profit et en rente. L'une de ces formes est constituée par la production esclavagiste du monde antique, où tout apparaît comme de la rente; une autre plus moderne est celle des «plantations» d'Amérique et d'autres continents, où l'on produit du riz ou du café pour des marchés lointains, à l'aide d'une main d'oeuvre locale semi-esclave. La forme actuelle est celle où c'est le propriétaire qui exploite, comme on dit, en économie, c'est-à-dire sans fermier mais directement et à l'aide de travailleurs salariés.

Nous avons donc vu la trinité devenir dualité dans le petit colonat (colon et propriétaire: binôme travail + capital, contre monôme propriété) et dans l'exploitation directe (travailleur et propriétaire: monôme travail, contre binôme capital + propriété). Il reste donc à examiner la synthèse des trois en un: travail, capital, propriété.

«Reste la propriété parcellaire. Le paysan est simultanément le libre propriétaire de son terrain, instrument principal de sa production et champ d'activité indispensable à son travail et à son capital. Ici, pas de fermage à payer; la rente n'apparaît donc pas comme une forme particulière de la plus-value bien que, dans les pays où la production capitaliste est développée par ailleurs, elle se présente comme surprofit comparativement à d'autres branches de production (on peut comprendre cela si l'on pense que le cadastre attribue à la petite parcelle appartenant au travailleur direct, du même coup, non seulement le «revenu agricole» de l'entreprise, mais aussi le «revenu foncier» du propriétaire); mais ce surprofit, comme ce que son travail lui rapporte, revient au paysan».

La très petite agriculture
[prev.] [content] [next]

On peut mesurer à quel point le marxisme est éloigné de toute estime pour le système parcellaire au passage suivant: «Cette forme de propriété suppose que, tout comme dans les formes antérieures, la population rurale excède de beaucoup la population urbaine; elle suppose donc que le mode capitaliste de production, s'il existe, est relativement peu développé, que même dans les autres branches de la production la concentration des capitaux est restreinte, la dispersion des capitaux y étant plutôt prédominante». Chacun voit que ce sont là des conditions réellement négatives pour le développement de la lutte de classe moderne et pour le socialisme. «Les choses étant ce qu'elles sont, une partie considérable du produit agricole entre directement comme subsistances dans la consommation de son producteur, le paysan, et son excédent seul passe comme marchandise dans le commerce avec les villes».

Ici, la question est subtile, le passage très délicat. Nous sommes dans une situation considérablement éloignée de celle où le passage du capitalisme au socialisme se présente comme possible, nous sommes dans une phase historiquement arriérée, de capitalisme trop peu avancé et à l'état encore infantile, sinon embryonnaire. Mais, malgré cela, il faut expliquer comment il se fait que le prix du blé (du pain, des aliments en général) soit inférieur à celui d'un régime capitaliste en plein développement, avec de grandes entreprises agricoles exploitées par des entrepreneurs industriels et des ouvriers salariés.

Etant donné qu'une faible partie du produit est vendue sur le marché, il est difficile de parler de prix général courant. Mais il est certain que la rente différentielle existe, même si elle ne se manifeste pas par des chiffres économiques lors des transactions. Le paysan qui occupe une terre plus fertile, produit, pour un même effort de travail, plus de blé, qu'il vend, pour ce qui concerne l'excédent, au même prix évidemment que celui de ses voisins qui en produisent moins. Il jouit donc de la rente différentielle, même s'il la transforme partiellement en un temps de repos supérieur. Marx nous prévient que, dans cette forme de la petite propriété, ce qui prédomine c'est le prix de la terre qui «est, pour le paysan, un élément du coût réel de production». Par conséquent, ce prix en argent apparaît «lors du partage entre héritiers... ou au moment d'un des fréquents changements de main de tout le domaine ou d'une partie des terres qui le composent; la plupart du temps (l'acquéreur) emprunte pour cela de l'argent sur hypothèque». Il semble donc que la rente soit proportionnelle au prix de la terre et non à la fertilité différente des terres qui vendent le produit au même prix; mais la vérité est que c'est la rente qui est déterminée en premier, et que, de cette rente «capitalisée», on déduit, au taux d'intérêt courant, ce que l'on appelle le prix de la terre. Par conséquent, la rente différentielle existe dans l'agriculture parcellaire mais ici, dans un capitalisme peu répandu, «on peut couramment admettre qu'il n'existe pas de rente absolue».

Nous savons en effet que cette partie de la rente provient du fait que le prix de vente, non seulement s'aligne sur le prix de production du terrain le plus mauvais, mais encore le dépasse d'une quantité qui dépend de l'existence d'un prix de monopole supérieur à la «valeur» du produit, c'est-à-dire que le prix de vente inclut un excédent par rapport au capital déboursé et au profit calculé au taux général de l'industrie.

Tout ce raisonnement aura lieu quand il existera une production industrielle généralisée, un marché général, et la stabilisation du taux moyen de profit pour les entreprises. Il sera alors possible de fixer la valeur des produits, et de vérifier que, à cause du monopole foncier, et de la nécessité absolue de la consommation élémentaire, le blé a un prix de marché général supérieur à sa valeur. Valeur qui dépend du prix de production individuel du terrain le plus mauvais, lequel, nous le répétons, est formé par le salaire, le capital constant déboursé, et le profit moyen.

Mais, avec la petite production, non seulement cette dernière augmentation du prix, qui donne du surprofit (donc de la rente) y compris sur le terrain le plus mauvais, ne se réalise pas, mais il peut même arriver que, étant donné que c'est le travailleur lui-même qui encaisse, lors de la vente du produit, le remboursement de ses dépenses, ainsi que ce qu'il croit être son «salaire», le profit et la rente, il accepte de travailler et de produire en sacrifiant non seulement toute la rente, mais aussi tout ou partie du profit.

En d'autres termes en économie totalement capitaliste, la limite inférieure du prix de l'aliment de base doit couvrir le salaire, le capital déboursé, le profit moyen, la rente absolue.

En économie pré-capitaliste, la limite inférieure du prix descend beaucoup plus bas: c'est simplement les débours plus le salaire. Dès que cette limite inférieure est franchie, le cultivateur peut exploiter sa terre ou acheter de la terre à exploiter.

«Il n'est donc pas nécessaire que le prix de marché atteigne la valeur ou le prix de production du produit. C'est là une des raisons qui font que le prix des céréales, dans les pays où prédomine la propriété parcellaire, est plus bas que dans les pays à production capitaliste. Une partie du surtravail effectué par les paysans qui travaillent dans les conditions les moins favorables est donnée gratuitement à la société et n'entre pas dans la fixation des prix de production ou dans la création de valeur en général. Ce prix moins élevé résulte par conséquent de la pauvreté des producteurs et nullement de la productivité de leur travail».

Et nous votons pour l'industrie
[prev.] [content] [next]

Pouvons-nous considérer comme une approche de la société communiste toute forme qui serait fondée sur cet étrange rapport? On y produit avec un gaspillage de force de travail et avec des méthodes figées qui exigent beaucoup de travail pour peu de produit, mais le consommateur qui se fournit sur le marché (une minorité, par définition, à un tel stade) paye bon marché les denrées alimentaires, puisque la classe des petits producteurs se contente d'offrir gratuitement son surtravail. Il ne fait aucun doute que, dans la société communiste, tout le monde offrira gratuitement à la société la totalité de son surtravail, mais, la société ayant encouragé, non seulement dans la sphère des objets manufacturés mais aussi dans celle des produits alimentaires, la réalisation d'une productivité maximale du travail, elle aboutira, à la limite, à la «libération de tous du travail nécessaire» (ce n'est pas une citation, mais quand nous la trouverons, nous la donnerons).

Cette société de l'agriculture parcellaire, dont Marx dessine la structure à grands traits décisifs, est une société d'oppresseurs; et cela justifie un de nos vieux titres qui (dans le parallèle entre question agraire et question nationale) assimile la petite paysannerie à un peuple assujetti réduit au niveau des Ilotes de la Grèce antique.

Le prix de l'objet manufacturé n'a pas baissé, dans le développement capitaliste, parce qu'on a extorqué un surtravail supplémentaire à l'ouvrier de la manufacture, mais au contraire parce que le passage de la petite à la grande entreprise, qui a permis d'utiliser les apports nouveaux de la technique et de la science, a fait correspondre une masse de plus en plus grande de produits à un temps de plus en plus faible de travail.

C'est en abolissant, avec la révolution prolétarienne, l'opposition diamétrale entre ce procès d'augmentation de la productivité dans la sphère industrielle et ce procès d'immobilisme et de recul de la productivité dans la sphère agricole, et seulement de cette manière, qu'il sera possible de faire correspondre une masse sociale suffisante de produits alimentaires et manufacturés à une faible quantité de temps de travail moyen général, donné à la société et à elle seule, en tant que société sans classes, sans revenus qui puissent être partagés entre les types trinitaires de base, et entre les types hybrides qui en découlent, et qui puissent être affectés par la loi aux personnes-entreprises.

Et, ici aussi, le texte en vient à définir la société communiste, par opposition aux absurdités de la petite et de la grande production bourgeoise:
«
La propriété parcellaire exclut de par sa nature même le développement des forces productives sociales du travail, l'établissement de formes sociales du travail, la concentration sociale des capitaux, l'élevage à grande échelle, l'application progressive de la science à la culture. L'usure et les impôts la minent partout fatalement. Le débours de capital pour l'achat de la terre fait qu'il ne peut être investi dans la culture. Les moyens de production sont éparpillés à l'infini, le producteur lui-même se trouve isolé. Le gaspillage de force humaine est immense. La détérioration progressive des conditions de production et le renchérissement des moyens de production sont une loi inéluctable de la propriété parcellaire. Les bonnes années sont un malheur pour ce mode de production».

Maintenant, pour tenir parole, voici la démonstration très parlante sur la nature de non capital du prix de la terre, comme d'ailleurs de toute acquisition de «droits qui engendrent des rentes»: point crucial sur lequel nous insistons, parce que tout le marxisme y est contenu.

«Dans la petite culture, le prix du terrain, forme et résultat de la propriété privée du sol, se manifeste en tant qu'entrave limitant la production elle-même. Dans l'agriculture à grande échelle, comme dans la grande propriété foncière dont l'exploitation s'effectue sur le mode capitaliste, la propriété est aussi une entrave parce qu'elle limite les investissements productifs du fermier (qui constituent bien, eux, du capital, puisqu'ils ne servent pas à acheter la terre, qui reste au propriétaire, mais qu'ils sont dépensés pour réapparaître dans le produit majoré), lesquels, en fin de compte, ne profitent pas au fermier mais au propriétaire foncier».

«Dans les deux formes» (propriété paysanne, agriculture capitaliste), dans les deux formes donc (on réclame toute votre attention! avant que le couperet ne tombe sur le mode de production qui envahit tout, un faisceau de lumière inattendu sur celui de demain!), «au lieu que la terre soit consciemment et rationnellement traitée comme la propriété perpétuelle de la collectivité, la condition inaliénable d'existence et de reproduction de la série des générations successives, nous avons affaire à une exploitation des forces du sol qui équivaut à leur gaspillage... Pour la petite propriété, il en est ainsi par manque de moyens et de connaissances scientifiques permettant d'utiliser la force productive sociale du travail; pour la grande, parce que fermiers et propriétaires utilisent ces moyens pour s'enrichir le plus rapidement possible...».

Arrêtez-vous! Rien ne sert de créer ou de supprimer les petits ou les grands propriétaires avec un titre de propriété personnel. Il faut, pour la centième fois, frapper au-delà, car:
«Pour les deux, (il en est ainsi) parce qu'elles dépendent du prix du marché».

Il n'y avait pas contradiction avec l'autre formule lumineuse selon laquelle «pas même la société n'est propriétaire de la terre». Même dans le langage des juristes ordinaires, une propriété qui devient perpétuelle et inaliénable, ne donne pas lieu à un droit sicut dominum, de propriétaire, mais seulement à celui de l'usufruit (voir le passage concerné, dans le numéro précédent, au troisième paragraphe).

Et, encore une fois, nous savons parfaitement où se trouve le Pentagone qu'il faut faire sauter pour détruire la double entrave au communisme: il est dans le système mercantile, dans la loi du prix du marché. Nous trouvons un de ces Pentagone partout où nous trouvons une Banque d'Etat. Mais nous pensons surtout à celui qui se situe outre-Atlantique.

Extensiv oder intensiv
[prev.] [content] [next]

Ce titre allemand qui signifie évidemment extensif ou intensif, appartient à l'opuscule d'un certain Maron, que Marx cite et à propos duquel Engels regrette de ne pas avoir de plus amples indications.

Ce Maron, dont Marx excuse les notions par trop scolaires sur le sujet, étant donné qu'il n'est pas économiste de profession et qu'il est allemand (et vous alors, Monsieur Karl?), formule habituellement très bien ce qui est le contraire de la vérité, et cela est très pratique. Cette façon de faire ne constitue pas un luxe dialectique, mais une solide méthode d'analyse.

Maron estime que le capital déboursé lors de l'achat de la terre est du capital d'investissement, et il «ergote ensuite sur les définitions respectives du capital d'investissement et du capital d'exploitation, c'est-à-dire des capitaux fixe et circulant».

Marx lui flanque immédiatement son opinion: le capital dépensé pour la terre n'est ni du capital d'investissement ni du capital d'exploitation. Pas plus d'ailleurs, en dépit du même Maron, que ne l'est «le capital investi à la Bourse dans l'achat d'actions... ou de bons d'Etat». Parce que ce capital «n'est pas réellement investi dans une branche de production quelconque».

Nous arrivons à la thèse importante suivante: ce qui assure au propriétaire en titre la jouissance d'une rente n'est pas du capital. Est capital ce qui est dépensé pour obtenir un produit et pour jouir d'un profit.

Nous sommes en présence de deux manières différentes de considérer la dynamique capitaliste: celle de l'économie bourgeoise (et de ses lécheurs de bottes qui sont ceux qui complètent le marxisme par des théories sur les faits «ignorés de Marx») et celle de l'économie marxiste une et indivisible.

Nous avons déjà défini ces termes, à la façon de Marx, dans nos précédents exposés, quand nous avons démontré que ceux de «Socialisme ou Barbarie» n'y ont rien compris. Le capital fixe signifie pour les bourgeois la valeur d'acquisition de toute l'installation productive, comme les machines, les bâtiments, etc., contrairement au capital circulant qui est la valeur des matières premières à acheter et des salaires à payer.

À l'inverse, pour nous marxistes, le capital se divise en une partie variable destinée aux salaires, et une partie constante qui comprend toutes les autres avances nécessaires dans un cycle de production. La distinction entre capital circulant et capital fixe est pour nous la suivante: la dépense correspondant aux matières premières, par exemple, est du capital circulant puisqu'elle sert en totalité à obtenir le produit donné. La dépense correspondant à l'achat d'une machine entre dans la partie fixe du capital constant, mais non pas pour son coût total, car la machine est encore là à la fin du cycle de production, mais seulement pour la fraction qui en a été consommée, l'amortissement: donc, le coût d'acquisition de la machine est imputé au capital en autant de fractions qu il y aura de cycles de travail distincts et successifs pour elle.

Dans le cas de l'agriculture, toutes ces dépenses, qu'elles soient en salaires, en semences, en engrais, en dotations aux amortissements et autres, constituent le capital avancé, qui entre dans la valeur du blé produit, et auquel il faut ajouter le profit normal et la rente. Dans cette comptabilité, telle que nous la pratiquons, la valeur de la terre n'apparaît jamais, de même que n'apparaissent pas la valeur au coût de construction, ou la valeur estimée, de l'usine et les installations mécaniques de la FIAT.

Nous entendons enfoncer, encore une fois, ce clou essentiel avec un marteau-pilon. Il est possible que, ce faisant, nous consommions un peu de la tête du marteau-pilon; eh bien, ce ne seront que ces quelques grammes d'acier qui viendront s'ajouter au capital constant, et non pas le coût total de la grosse bête. Aussi dures que soient les têtes, et aussi assourdissant le grondement du marteau-pilon, cela ne représentera pas un gros chiffre.

«Le prix du sol n'est rien d'autre que la rente capitalisée et, par conséquent, anticipée. Si l'exploitation agricole est capitaliste, le propriétaire foncier recevant seulement la rente et le fermier ne payant rien pour la terre en dehors de cette rente annuelle, il devient manifeste que le capital investi par le propriétaire dans l'achat de la terre, bien que lui rapportant un certain intérêt, n'a rien de commun avec le capital investi dans l'agriculture elle-même (engagé, employé, placé, mais toujours par le seul fermier). Il ne fait partie ni du capital fixe en fonction ici, ni du capital circulant; s'il donne (le capital consacré à acheter la terre) à l'acheteur un titre qui lui permet de recevoir une rente annuelle, il n'a absolument rien à voir avec la production de cette rente».

Esclave, un pas en avant
[prev.] [content] [next]

L'exemple historique rend la chose compréhensible: «Prenons par exemple l'économie esclavagiste. Le prix payé pour l'esclave est simplement la plus-value anticipée et capitalisée, ou le profit, qu'on se propose de tirer de cet esclave. Mais le capital dépensé à son achat ne fait pas partie du capital qui permettra de tirer de l'esclave du profit, du surtravail». Pour l'esclave, la chose est plus évidente: le capital qui permettra d'obtenir de la plus-value à partir de son travail sera constitué par une meule et du blé, par un dévidoir et du chanvre, et en outre par la nourriture que l'on attribuera à l'esclave. Mais pas par son prix d'achat qui reste le même si, quinze jours après son acquisition, il meurt de maladie ou par accident: ce serait une folie de l'inclure en totalité dans le peu de farine ou de fil produits dans ce bref laps de temps.

Et l'on ne prendra pas pour un paradoxe la phrase suivante: «Tout au contraire il s'agit d'un capital dont le propriétaire de l'esclave s'est dessaisi; c'est un prélèvement sur le capital dont dispose le propriétaire pour la production proprement dite». En effet, si l'esclave meurt, le maître regrette de ne plus pouvoir acheter d'autres meules, métiers à tisser, matières premières, provisions alimentaires, et peut-être regrette-t-il aussi cela même si l'esclave est toujours vivant, lorsqu'il a dépensé toutes ses liquidités.

C'est la même chose qui arrive au misérable exploitant du malheureux lopin de terre. Il lui faut du travail: il a le sien; il a également celui de sa famille: qu'il soit malade ou ivre, si, une nuit, une tempête se produit et détruit le vivier ou le poulailler, il chassera du lit à coups de ceinture sa jeune fille pour qu'elle coure dehors à moitié nue sauver ce qui peut encore l'être. Le roi, le seigneur du poétique lopin ne dort jamais, durant toutes les nuits de sa vie, depuis sa plus tendre enfance, sur ses deux oreilles et les deux yeux fermés... Il lui faut un peu de véritable capital, et il en a parfois, ou alors il s'endette à l'époque des semailles ou de l'épandage des engrais. Mais cela ne suffit pas. Le lopin de terre paternel, partagé entre les six ou sept familles des enfants, ne peut lui permettre de vivre et, en général, il devra acheter un peu de terre ailleurs. Autre dette, autre hypothèque, autre vente forcée, pas très différente de celle de l'esclave (le capitalisme de la prospère Amérique réserve un traitement similaire même au salarié sous la forme de produits vendus à crédit).

«La dépense de capital monétaire pour l'achat du terrain n'est donc pas un investissement de capital agricole. Elle diminue pro tanto (d'autant) le capital dont peuvent disposer, dans leur sphère de production, les petits paysans eux-mêmes. Elle diminue d'autant le volume de leurs moyens de production et rétrécit par là la base économique de la reproduction. Elle assujettit le petit paysan à l'usure parce que, dans cette sphère, il existe peu de crédit proprement dit. Cette dépense est un gêne pour l'agriculture, même quand il s'agit de l'achat de grands domaines. Elle est effectivement en contradiction avec le mode capitaliste de production qui n'a cure au total des dettes du propriétaire foncier, que celui-ci ait eu son domaine en héritage ou qu'il l'ait acheté.
Les inconvénients du mode capitaliste de production qui fait dépendre le producteur du prix-argent de son produit se superposent ici aux inconvénients résultant du développement imparfait de ce mode de production», étant donné que «cette évolution (le procès de circulation des terres en tant que marchandises) repose sur le fait que l'agriculture est soumise... à un mode hérité de formes sociales disparues».

Le prix-argent de la terre soumet le capitalisme à des formes dépassées du pré-capitalisme qui n'ont jamais pu être réellement abolies dans aucun pays industriel, aussi avancé soit-il. Mais la seule existence du prix-argent des produits (même là où l'argent accumulé ne peut pas se convertir, ouvertement et publiquement, en instruments de production ou en droit sur la terre) suffit à établir que l'économie qui le comporte est immobilisée dans les limites du capitalisme.

L'agriculture du système soviétique actuel, qui est un hybride de propriété nationale à rente nationale, d'un système de grandes entreprises à capitalisme d'Etat, et d'un réseau de petits lopins donnés en jouissance (même s'ils n'étaient pas aliénables) à l'usage des familles, peine encore beaucoup pour avancer sur le chemin de la forme capitaliste.

Elle est totalement engluée, pas moins qu'en Occident, dans la famille, dans le droit héréditaire; et cela, sous la bénédiction du pope qui va avec.

Notes:
[prev.] [content] [end]

  1. Allusion au syndicalisme chrétien collaborationniste (NdT). [back]
  2. Bordiga use d'une image d'imprimerie: il parle de propriétaire foncier «en quarante-huitième», celui-ci comme la feuille a été plié en quarante-huit feuillets (in-quarto, quatre feuillets, in-octavo huit feuillets, etc.), il s'agit donc d'un petit propriétaire, qui ne reçoit qu'une très faible rente foncière (NdT). [back]

Source: «Il Programma Comunista», Nr. 11, mai 1954. Traduit dans «(Dis)continuité», Nr. 9, avril 2001. Traduction non vérifiée, se repporter à l'original.

[top] [content] [last] [home] [mail] [search] [webmaster]