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LA TRAGÉDIE DU PROLÉTARIAT ALLEMAND DANS LE PREMIER APRÈS-GUERRE (IV)



Content :

La tragédie du prolétariat allemand dans le premier après-guerre (IV)
Le putsch de Kapp
Un mal ancien et tenace
Source


(Rapport à la réunion générale du parti)

La tragédie du prolétariat allemand dans le premier après-guerre (IV)

Le putsch de Kapp

Nous avons dit que le putsch de Kapp-Lüttwitz (13–17 mars 1920) avait apporté la preuve du faible degré de bolchevisation du KPD. On sait que ce coup de main, œuvre des partisans du Kaiser et du pouvoir des junkers et donc mal vu de la grande bourgeoisie elle-même, échoua misérablement grâce a la grève immédiate des ouvriers, d’une part, et à la ferme décision des syndicats de sauver la jeune République de Weimar, d’autre part, dans une situation qui ressemblait, surtout dans la Ruhr, à la veille d’une guerre civile. Or la Centrale du parti communiste fit preuve d’abord d’une regrettable passivité, ensuite d’une incroyable précipitation dans l’action. Elle commença par déclarer que la querelle entre république et monarchie n’intéressait pas directement les ouvriers (mais la question était bien plus vaste derrière Kapp-Lüttwitz se tenaient les corps francs décidés à en finir avec l’« insubordination » chronique du prolétariat allemand !); elle commença aussi par mettre en garde contre les dangers d’une grève générale que la classe ouvrière aurait raison de déclencher et déclencherait sûrement « dans les circonstances et avec les moyens qu’elle jugerait les plus opportuns » (comme s’il était toujours possible à la classe opprimée de choisir le bon moment pour agir, et comme si on ne devait recourir à la grève générale que pour les objectifs politiques finaux !); ensuite, sous la pression de la formidable levée en armes de la classe ouvrière, elle opéra un tournant à 180° en mobilisant les ouvriers sur le mot d’ordre « tout le pouvoir aux Conseils ! », comme si le problème était d’abattre l’État bourgeois, de but en blanc et sans aucune préparation, et non de se défendre par les armes. Le candidat à la dictature, Kapp, s’enfuit sur le conseil des industriels eux-mêmes. « L’unanimité entre les ouvriers est telle – lui avait dit Ernst von Borsig – qu’on ne peut pas distinguer les agitateurs des millions d’ouvriers qui ont arrêté le travail ». Le mandarin syndical nr. 1, Legien, sensible à l’état d’esprit des ouvriers, décida alors de prolonger la grève jusqu’à ce que le gouvernement de ses compères sociaux – démocrates ait donné de sérieuses garanties de réforme : avant tout éliminer Noske, et prendre des mesures énergiques pour prévenir les attaques contre la république et contre les associations politiques et économiques du prolétariat. Pour renforcer et concrétiser ces revendications, Legien se fit le promoteur auprès de l’USPD de la constitution d’un « gouvernement ouvrier » où seraient représentés les trois partis issus du vieux tronc de la social-démocratie d’avant-guerre, ainsi que les syndicats.

C’est à partir de ce moment que le magnifique prolétariat allemand, qui s’est lancé à corps perdu dans la lutte dans tous les centres industriels, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, assiste désorienté à un pénible carrousel d’ordres et de contre-ordres, de manœuvres et de contre-manœuvres, d’avances et de reculs. L’USPD, pour ne pas perdre la face à gauche et pour ne pas se brûler à droite, repousse la proposition de participer au gouvernement. Les délégués du KPD, parmi lesquels W. Pieck (premiers pas… glorieux d’une future gloire stalinienne) se déclarent « disponibles », mais ils sont aussitôt démentis par la Direction qui affirme n’avoir « jamais soutenu la proposition de former un gouvernement de coalition avec les syndicats et les Indépendants ». Le soir du 22 mars, ces derniers, tout en répétant qu’ils ne veulent pas assumer de charges ministérielles, proclament que les contre-propositions « pacificatrices » du nouveau cabinet social-démocrate, le cabinet Müller, sont acceptables, et ils votent pour la cessation de la grève ce qui d’ailleurs se produira (plus subtile, la prétendue « gauche » des Indépendants suggère qu’elle soit « interrompue » !). Mettant fin au jeu de bascule entre la léthargie et la politique de conciliation, le KPD invite les ouvriers à dénoncer la trahison social-démocrate et à poursuivre la grève. Le jour suivant, cependant, il annonce que, puisque « les bases objectives pour la dictature du prolétariat » font défaut, et qu’il est nécessaire d’abord de travailler à la conquête des masses laborieuses au communisme, il considère comme « de la plus grande importance (…) une situation ou on puisse utiliser la liberté politique sans limites ni interdictions, et où la démocratie bourgeoise n’ait pas la possibilité (!!!) d’agir comme la dictature du capital ». S’inspirant de ces considérations stratégiques, le KPD déclare qu’il considère « la formation d’un gouvernement social-démocrate dont seraient exclus les partis capitalistes-bourgeois, comme une condition pour l’action autonome des masses et pour qu’elles se préparent à exercer la dictature prolétarienne. Il pratiquera [donc] à l’égard de ce gouvernement une opposition loyale, tant que celui-ci fournira les garanties nécessaires pour l’entrée en fonction des masses, tant qu’il combattra [attends toujours] la contre-révolution bourgeoise par tous les moyens à sa disposition, et ne s’opposera pas au renforcement social et organisationnel de la classe laborieuse ». Enfin le KPD ajoute que « par Opposition loyale il entend la renonciation à préparer une action Violente, tout en gardant bien entendu sa liberté d’agitation politique pour ses propres buts et pour ses propres mots d’ordre. »

Cette déclaration provoque une levée de boucliers dans de larges couches du parti. Ayant les mains libres, le gouvernement social-démocrate offre à la Reichswehr de von Seeckt l’occasion de prendre sa revanche en éteignant par la force les foyers insurrectionnels dans la Ruhr et ailleurs, et en versant à nouveau le sang des prolétaires malgré les scandaleux accords de… pacification de Bielefeld et les efforts des dirigeants communistes locaux et centraux pour empêcher les manifestants d’aller trop loin (mais, dans de telles conditions, la répression se déchaîne aussi, et peut-être surtout, si on se tient tranquille !). Attaqués par les majoritaires, trahis par les indépendants, désorientés par les spartakistes, les ouvriers finissent par céder les armes au bout de quelques jours. C’est maintenant aux tribunaux de guerre de jouer !

Un mal ancien et tenace

Ces tristes événements suscitent dans le parti une kyrielle de récriminations, d’accusations, de défections. Peu de militants comprennent qu’en réalité le mal vient de plus loin. Dans une violente philippique, Radek écrit – et il n’a pas tort – que « l’antiputschisme [des dirigeants du parti] les a conduits à une sorte de quiétisme : de l’impossibilité, démontrée expérimentalement en 1919, de conquérir le pouvoir en Allemagne, ils ont déduit, en mars 1920, l’impossibilité de l’action en général, conclusion qui était déjà fausse l’année dernière ». Peu après, au IVe Congrès du KPD, il les accuse d’avoir agi en « raisonneurs plutôt qu’en combattants », en substituant au « crétinisme parlementaire » social-démocrate une sorte de « crétinisme gouvernemental », une variante communiste du « possibilisme ». Quelques jours plus tard, bénéficiant d’une gloire imméritée pour n’avoir pas participé à la déplorable manœuvre, les « extrémistes » déjà expulsés au congrès de Heidelberg se constituent en Parti Communiste Ouvrier d’Allemagne (KAPD). C’était la fin d’un cycle. Un autre plus heureux allait-il commencer ?

« Il Soviet », organe de notre fraction, n’avait pu suivre les tragiques événements de mars qu’avec retard et de seconde main, comme d’ailleurs toute la presse socialiste en Italie. Mais il avait aussitôt dénoncé la trahison des majoritaires et des indépendants réunis, et tout en étant d’accord avec les thèses votées par le KPD à Heidelberg l’année précédente, il n’avait pas manqué de déplorer les incertitudes, les oscillations, les tendances légalistes de la centrale du Parti. Le 28 mars il s’était demandé « Spartacus parviendra-t-il à se relever, à travers la réaction ouvertement militariste, contre la réaction des renégats du socialisme ? Le prolétariat allemand vengera-t-il ses morts héroïques de janvier 1919 ? ». Mais il avait aussitôt ajouté que « une fois encore les socialistes indépendants, avec leur attitude équivoque d’oscillation, ont trahi la cause de la révolution », et il en avait tiré une confirmation de notre vieille thèse qui affirmait que « malgré leur programme hypocrite, que beaucoup prennent pour un programme communiste, les centristes sont toujours les fauteurs du régime bourgeois et méritent plus de méfiance encore que les majoritaires » il n’y avait donc aucune raison de regretter, comme le faisaient à tout bout de champ les maximalistes, « la scission entre ces girouettes notoires et nos héroïques camarades communistes »

Le 23 avril, il avait reproduit un article de la revue viennoise « Der Kommunismus », qui stigmatisait l’absurde « combinaison de négociations, de grève et d’armement » dont l’USPD s’était fait le porte-parole dans la dernière phase de l’affaire Kapp-Lüttwitz, et qui avait arrêté définitivement le destin de ce grandiose mouvement ouvrier. Le 16 mai, tout en justifiant la prudence avec laquelle les spartakistes avaient agi dans une situation grosse de poussées chaotiques et de velléités incontrôlées, « Il Soviet » avait fait sienne la critique de Béla Kun à la Centrale. En effet
« bien que préparer la révolution ne signifie pas avoir toujours les armes à la main, cela implique cependant qu’on se tienne constamment sur le terrain de la lutte, ce qui a à son tour pour conséquence la construction de l’organisation et la disposition à prendre les armes à tout moment. « Aucune préparation d’actions violentes » signifie qu’on renonce à la préparation révolutionnaire ». Enfin, écrivant de Berlin, étape sur la route de Moscou, notre délégué au IIe Congrès de l’IC, tout en réitérant les critiques de fond faites par notre fraction au jeune KAPD, ne taira pas pour autant son jugement sévère sur la passivité du parti communiste et sur ses dangereuses tendances parlementaristes.

Cet épisode aura des répercussions à long terme. Toute l’histoire du KPD dans les mois et même dans les années suivantes, portera les stigmates de la fragilité et de l’incohérence héritées de sa naissance tardive, avec de brusques passages de la passivité à l’ultra-activisme, de la praxis parlementaire et légaliste à la découverte d’une « théorie de l’offensive » basée sur une appréciation abstraitement économiste de la crise du capitalisme allemand et du capitalisme mondial en général, du lancement de propositions d’action commune à l’USPD au refus de l’action commune même dans les luttes revendicatives et au sein des syndicats. Les pires innovations tactiques du KPD (lettres ouvertes, fronts uniques, appui à des gouvernements soi-disant ouvriers) finiront par contaminer l’Internationale elle-même, accentuant la crise de celle-ci et l’alimentant au fur et à mesure. Quant au principe du centralisme et de la discipline, qui avait été hâtivement plaqué sur la vieille souche spontanéiste et fédéraliste et ne se rattachait pas à de solides positions programmatiques, tantôt il servira de couverture à des manœuvres équivoques (y compris à une sorte de « national-bolchevisme », qui, d’abord condamné dans le KAPD, sera ensuite adopté par ses propres censeurs), tantôt il sera violé par les innombrables coteries de nature contingente et personnelle plutôt que théorique et politique, dont le KPD donnera le triste spectacle jusqu’au moment où il se précipitera dans les bras accueillants du stalinisme.

Devant ce véritable désastre, qui devait peser sur tout le mouvement communiste mondial, il faut constater avec amertume que notre fraction communiste « abstentionniste » n’avait que trop raison et n’était que trop réaliste, lorsqu’elle répétait obstinément qu’une sélection véritablement « chirurgicale » des jeunes sections de l’Internationale, et surtout de celles de l’Europe centrale, aire cruciale pour la révolution était nécessaire. A la fin de l’année 1920, au nom d’une illusoire « conquête des larges masses », le KPD accueillera dans son fragile bateau la « gauche » (devenue d’ailleurs la majorité !) de l’USPD, quitte, un an après, à devoir en rejeter une grande partie à la mer comme un lest encombrant. Mais la voie que suit un parti n’a rien à voir avec celle d’un navire. Les fusions faites et défaites, les zigzags tactiques, les tournants programmatiques peuvent apparemment redresser la proue du vaisseau à la dérive, mais ils ne peuvent pas empêcher que l’équipage en soit désorienté et déçu, que la discipline nécessaire se relâche, que les partisans s’éloignent, et que la proue elle-même finisse par aller dans une mauvaise direction. La rigueur est une condition d’efficacité à condition de ne pas être une rigueur formelle et « administrative », mais une continuité dans l’action et une cohérence dans la poursuite d’un but propre. C’est une leçon que nous tirions dès cette époque, et que nous devons aujourd’hui nous mettre dans la tête et dans le cœur pour qu’elle ne soit pas perdue une fois de plus !

Entendons-nous : reconnaître et montrer les insuffisances, les erreurs, les effrayants zigzags du parti allemand, et en voir la racine au-delà des événements contingents de tel mois ou de telle année, ne veut pas dire qu’on en attribue la cause uniquement à des facteurs internes ou, comme on dit, subjectifs : ceux-ci sont, en effet, inséparables d’un ensemble de facteurs matériels, ils en sont le produit autant qu’une des causes. Cela ne veut pas dire non plus qu’on diminue l’héroïque fermeté de militants qui, même s’ils se sont trompés de ligne se sont battus sans compter, et dans des années extrêmement dures. Cela ne veut pas dire non plus s’abandonner à de vaines hypothèses, en se demandant ce qu’aurait été le parti s’il avait pu disposer jusqu’au bout de la direction de Luxemburg, Liebknecht, ou Jogiches. Le nœud de la question est ailleurs, et il est vital pour la compréhension générale des problèmes de la tactique communiste. Quand on a fait la part des déterminations objectives, il reste à bien comprendre – comme le dira Trotski – que « la réalité ne pardonne pas une seule erreur théorique ». Une fois commises et traduites dans l’action, ces erreurs deviennent des faits objectifs, durs comme des rocs, qui conditionnent ceux qui y sont tombés et qui s’en apercevront peut-être un jour ou l’autre, mais de toute façon trop tard. Pire encore, elles ont le pouvoir de polariser autour d’elles des hommes et des groupes qui par tradition sont déjà enclins à ne pas les reconnaître pour des erreurs. Les individus, en soi, ne comptent pas; mais ce n’est pas un hasard, justement parce qu’il s’agit d’un phénomène social objectif, si les tactiques, comme les situations, se choisissent leurs instruments, leurs machines-hommes : ce n’est pas un hasard si un Levi a déploré la scission de Livourne et s’il a honteusement dénoncé comme aventuristes, au cours même de la lutte, les combattants de mars 1921; ce n’est pas un hasard si les rares militants qui en 1920 s’étaient opposes aux manœuvres du type « opposition loyale », ceux-là même qui formeront plus tard la douteuse gauche de Ruth Fischer et de Maslow, ont dans les années suivantes accepté le mot d’ordre de l’appui extérieur (ou même intérieur) aux gouvernements « ouvriers » de Saxe et de Thuringe, en en déplorant seulement la… technique d’application. Personne, dans le KPD, ne comprit jamais – si tenace était le vieux fétichisme de l’« unité » – la leçon que la Gauche italienne avait déjà tirée de la dure réalité des années 1918 et 1919 et qu’elle condensa en 1921 dans l’article que nous citions plus haut, « La fonction de la social-démocratie » (et social-démocratie, cela voulait dire non seulement la droite mais bel et bien le centre).

Non seulement le parti allemand n’assimila pas cette leçon, mais les débats animés de son 4e Congrès montrèrent, d’une part, que le quiétisme parlementaire et légaliste sous couvert d’antiputschisme était loin d’être dépassé et que, d’autre part, le problème dominant au sein du parti tendait de plus en plus à devenir, malgré les protestations de certains délégués en contact avec la dure expérience de la lutte à Hambourg et dans la Ruhr, celui de la récupération d’une « gauche » indépendante qu’on couvrait de louanges alors qu’au 3e Congrès (Karlsruhe, 25–26 février) on l’avait condamnée pour sa capitulation face à la droite qui avait ouvertement trahi. La fusion du KPD avec la gauche du parti indépendant, qui se réalisa au cours de l’automne qui suivit le congrès de Halle et que notre fraction de Gauche communiste déplora comme un dangereux précédent de relâchement des conditions d’adhésion à l’Internationale Communiste, était dans l’air dès le mois d’avril : l’obsession de l’unité a la vie dure !



Source : « Le Prolétaire », Nr. 135, 2 au 15 octobre 1972 (p5)

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