Karl Marx
LE CAPITAL
LIVRE I
Première Section
Marchandise et monnaie
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Première Section: Marchandise et monnaie
Chapitre I: La Marchandise
1. Les deux facteurs de la marchandise: valeur d'usage et valeur (substance de valeur, grandeur de valeur).
2. Le caractère double du travail représenté dans les marchandises.
3. La forme-valeur ou valeur d'échange.
A) La forme-valeur simple, singulière ou accidentelle.
1. Les deux pôles de l'expression de valeur: forme-valeur relative et forme-équivalent.
2. La forme-valeur relative.
a) Teneur de la forme-valeur relative.
b) Détermination quantitative de la forme-valeur relative
3. La forme-équivalent.
4. L'ensemble de la forme-valeur simple
B) La forme-valeur totale ou développée
1. La forme-valeur relative développée
2. La forme-équivalent particulière
3. Défauts de la forme-valeur totale ou développée
C) La forme-valeur universelle
1. Caractère modifié de la forme-valeur
2. Rapport entre forme-valeur relative et forme-équivalent du point de vue de leur développement
3. Transition de la forme-valeur universelle à la forme-monnaie
D) La forme-monnaie
4. Le caractère-fétiche de la marchandise et son secret
Notes
Source
Marchandise et monnaie
La Marchandise
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1. Les deux facteurs de la marchandise:
valeur d'usage et valeur (substance de valeur, grandeur de valeur).
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[49] La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme un «gigantesque amoncellement de marchandises» (1), la marchandise individuelle comme sa forme élémentaire. C'est pourquoi notre recherche commence par l'analyse de la marchandise.
La marchandise est d'abord un objet extérieur, une chose, qui satisfait, grâce à ses qualités propres, des besoins humains d'une espèce quelconque. La nature de ces besoins, qu'ils surgissent dans l'estomac ou dans l'imagination, ne change rien à l'affaire (2). Pas plus qu'il n'importe de savoir comment la chose en question satisfait ce besoin humain, si c'est immédiatement en tant que moyen de subsistance, c'est-à-dire comme objet de jouissance, ou par un détour, comme moyen de production.
Toute chose utile, le fer, le papier, etc., doit être considérée sous un double point de vue, selon sa qualité et selon sa quantité. Chaque chose de ce type est un ensemble de caractéristiques multiples et peut donc être utile sous différents aspects. La découverte de ces différents aspects et donc des multiples modes d'utilisation des choses est un fait de nature historique (3). [50] Il en va ainsi de l'invention d'unités de mesure sociales se rapportant à la quantité des choses utiles. La diversité des mesures de marchandises tire son origine pour une part de la nature diverse des objets à mesurer, et, pour une autre part, de conventions.
Le caractère utile d'une chose en fait une valeur d'usage (4). Mais cette utilité ne flotte pas dans les airs. Ayant pour condition les propriétés du corps-marchandise, elle n'existe pas sans celui-ci. C'est donc le corps même de la marchandise, fer, blé, diamant, etc., qui est une valeur d'usage ou un bien. Et ce caractère-là ne dépend pas de la quantité de travail plus ou moins grande que coûte à l'homme l'appropriation de ses qualités utiles. Quand on considère les valeurs d'usage, on présuppose constamment leur détermination quantitative, la douzaine de montres, l'aune de toile, la tonne de fer, etc. Les valeurs d'usage des marchandises fournissent la matière d'une discipline particulière, le savoir commercial (5) La valeur d'usage ne se réalise effectivement que dans l'usage ou la consommation. Les valeurs d'usage constituent le contenu matériel de la richesse, quelle que soit par ailleurs sa forme sociale. Dans la forme sociale que nous avons à examiner, elles constituent en même temps les supports matériels de la valeur - de la valeur d'échange.
La valeur d'échange apparaît d'abord comme le rapport quantitatif, comme la proportion dans laquelle des valeurs d'usage d'une espèce donnée s'échangent contre des valeurs d'usage d'une autre espèce (6), rapport qui varie constamment selon le lieu et l'époque. C'est pourquoi la valeur d'échange semble être quelque chose d'accidentel et de purement relatif, tandis que l'idée d'une valeur d'échange interne, immanente à la marchandise (valeur intrinsèque) semble en conséquence une contradictio in adjecto (7). [51] Voyons cela de plus près.
Une marchandise donnée, un quarter de blé par exemple, s'échange contre une quantité x de cirage, y de soie, z d'or, etc., bref contre d'autres marchandises selon des proportions extrêmement diverses. Le blé a donc non pas une seule, mais de multiples valeurs d'échange. Mais comme une quantité x de cirage, y de soie, aussi bien qu'une quantité z d'or, etc., sont la valeur d'échange d'un quarter de blé, il faut donc que les quantités x de cirage, y de soie, z d'or, etc. soient des valeurs d'échange substituables l'une à l'autre, ou encore de grandeur égale. Il s'ensuit premièrement: que les valeurs d'échange reconnues de la même marchandise expriment un quelque chose d'identique. Mais aussi, deuxièmement: que la valeur d'échange ne peut être en tout état de cause que le mode d'expression, la «forme-manifestation" (7*) d'un contenu dissociable d'elle.
Prenons encore deux marchandises, disons du blé et du fer. Quel que soit leur rapport d'échange, il peut toujours être représenté par une équation où un quantum donné de blé est posé égal à un quantum quelconque de fer, par exemple 1 quarter de blé = a quintaux de fer. Que dit cette équation? Qu'il existe un quelque chose de commun et de même grandeur dans deux choses différentes, dans 1 quarter de blé tout comme dans a quintaux de fer. Les deux choses sont donc égales à une troisième, qui n'est en soi ni l'une ni l'autre. Chacune des deux, dans la mesure où elle est valeur d'échange, doit donc être réductible à cette troisième.
Illustrons cela par un exemple géométrique simple. Pour déterminer et comparer la surface de toutes les figures rectilignes, on les décompose en triangles. Puis on ramène le triangle lui-même à une expression totalement différente de sa configuration visible: le demi-produit de sa base par sa hauteur. De la même façon, il faut réduire les valeurs d'échange des marchandises à un quelque chose de commun dont elles représentent une quantité plus ou moins grande.
Ce quelque chose de commun ne peut être une propriété naturelle de ces marchandises, géométrique, physique, chimique ou autre. Leurs propriétés en tant que corps n'entrent en ligne de compte que dans la mesure où elles les rendent utilisables, faisant donc d'elles des valeurs d'usage. Mais d'un autre côté, c'est précisément le fait qu'on fasse abstraction de leurs valeurs d'usage qui caractérise manifestement le rapport d'échange des marchandises: [52] en lui toutes les valeurs d'usage se valent, quelles qu'elles soient, pourvu qu'elles soient présentes en proportion adéquate. Ou encore, comme dit le vieux Barbon:
«Une sorte de marchandise en vaut une autre, si la valeur est égale. Il n'existe alors pas de différence, ni de distinction possible entre deux choses de valeur d'échange égale. (8)»
En tant que valeurs d'usage, les marchandises sont principalement de qualité différente, en tant que valeurs d'échange elles ne peuvent être que de quantité différente, et ne contiennent donc pas un atome de valeur d'usage.
Si l'on fait maintenant abstraction de la valeur d'usage du corps physique des marchandises, il ne leur reste plus qu'une seule propriété: celle d'être des produits du travail. Mais voilà que le produit du travail lui-même s'est transformé entre nos mains. En faisant abstraction de sa valeur d'usage, nous faisons du même coup abstraction des éléments et des formes physiques qui en font une valeur d'usage. Il cesse d'être table, maison ou fil, ou quelque autre chose utile que ce soit. Tous ses caractères sensibles sont effacés. Il cesse également d'être le produit du travail du menuisier, du maçon, du fileur, bref, d'un quelconque travail productif déterminé. En même temps que le caractère utile des produits du travail disparaît celui des travaux représentés en eux, disparaissent donc également les différentes formes concrètes de ces travaux qui cessent de se distinguer les uns des autres, étant tous ramenés à du travail humain identique, du travail humain abstrait.
Considérons maintenant ce résidu des produits du travail. Il n'en subsiste rien d'autre que la même choséité fantomatique, un simple coagulat (8*) de travail humain indifférencié, c'est-à-dire une simple dépense de force de travail humaine sans égard à la forme sous laquelle elle est dépensée. Tout ce dont ces choses font encore état, c'est que, dans leur production, de la force de travail humaine est dépensée, du travail humain est amassé. C'est en tant que cristaux de cette substance sociale, qui leur est commune, qu'elles sont des valeurs: des valeurs-marchandises.
[53] Dans le rapport d'échange proprement dit des marchandises, leur valeur d'échange nous est apparue comme quelque chose de tout à fait indépendant de leurs valeurs d'usage. Si maintenant on fait réellement abstraction de la valeur d'usage des produits du travail, on obtient leur valeur, telle que nous venons de la déterminer. Le quelque chose de commun qui s'expose dans le rapport d'échange, dans la valeur d'échange de la marchandise, c'est donc la valeur de cette marchandise. Toute la suite de notre recherche nous ramènera à la valeur d'échange comme mode d'expression, c'est-à-dire comme forme-manifestation nécessaire de la valeur, laquelle doit cependant être d'abord considérée indépendamment de cette forme.
Une valeur d'usage, une denrée, n'a donc une valeur que parce qu'en elle est réifié, matérialisé du travail humain abstrait. Comment alors mesurer la grandeur de sa valeur? Par le quantum de «substance formatrice de valeur» qu'elle contient, par le quantum de travail. La quantité de travail elle-même se mesure à sa durée et le temps de travail possède à son tour son étalon, en l'occurrence des fractions déterminées du temps: l'heure, la journée, etc.
Il semblerait que, puisque la valeur d'une marchandise est déterminée par le quantum de travail dépensé au cours de sa production, plus un homme sera paresseux ou malhabile, plus sa marchandise aura de valeur, étant donné qu'il lui faudra d'autant plus de temps pour la fabriquer. Mais en réalité, le travail qui forme la substance des valeurs est du travail humain identique, dépense de la même force de travail humaine. La force de travail globale de la société, qui est représentée dans les valeurs du monde des marchandises, est considérée ici comme une seule et même force de travail humaine, bien qu'elle soit constituée d'innombrables forces de travail individuelles. Chacune de ces forces de travail individuelles est une force de travail identique aux autres dans la mesure où elle a le caractère d'une force de travail sociale moyenne, opère en tant que telle et ne requiert donc dans la production d'une marchandise que le temps de travail nécessaire en moyenne, ou temps de travail socialement nécessaire. Le temps de travail socialement nécessaire est le temps de travail qu'il faut pour produire (8**) une valeur d'usage quelconque dans les conditions de production normales d'une société donnée et avec le degré social moyen d'habileté et d'intensité du travail. Après l'introduction du métier à tisser à vapeur, en Angleterre, il ne fallait peut-être plus que moitié moins de travail pour transformer un quantum donné de fil en tissu. En fait, le tisserand anglais avait toujours besoin du même temps de travail qu'avant pour effectuer cette transformation, mais le produit de son heure de travail individuelle ne représentait plus désormais qu'une demi-heure de travail social et tombait du même coup à la moitié de sa valeur antérieure.
[54] C'est donc seulement le quantum de travail socialement nécessaire, c'est-à-dire le temps de travail socialement nécessaire à la fabrication d'une valeur d'usage, qui détermine la grandeur de valeur de celle-ci. (9) La marchandise singulière est prise ici, en tout état de cause, comme échantillon moyen de son espèce. (10) Des marchandises qui contiennent des quanta de travail égaux, ou qui peuvent être fabriquées dans le même temps de travail, ont donc même grandeur de valeur. La valeur d'une marchandise se rapporte à la valeur de toute autre comme le temps de travail nécessaire pour produire l'une au temps de travail nécessaire pour produire l'autre. «En tant que valeurs, toutes les marchandises ne sont que des mesures déterminées de temps de travail coagulé". (11)
La grandeur de valeur d'une marchandise demeurerait donc constante, si le temps de travail requis pour la produire était constant. Or ce dernier change dès qu'il y a un changement dans la force productive du travail. La force productive du travail est déterminée par de multiples circonstances, entre autres par le degré moyen d'habileté des ouvriers, le stade de développement atteint par la science et par ses possibilités d'application technique, l'articulation sociale du procès de production, le volume et l'efficacité des moyens de production, ainsi que par des conditions naturelles. Par exemple, le même quantum de travail se présentera sous les espèces de 8 boisseaux de blé en saison favorable, et de 4 seulement en saison défavorable. Le même quantum de travail fournit plus de métaux dans les gisements riches que dans les gisements pauvres, etc. Les diamants sont rares dans les couches géologiques supérieures, si bien que pour les trouver il faut dépenser en moyenne beaucoup de temps de travail. En conséquence, ils représentent beaucoup de travail sous un faible volume. Jacob doute que l'or ait jamais payé intégralement sa valeur (11a) [55] Ceci est encore plus vrai du diamant. Selon Eschwege, en 1823, le butin global de quatre-vingts années d'exploitation des gisements diamantifères du Brésil n'avait pas encore atteint le prix d'un an et demi duproduit moyen des plantations brésiliennes de canne à sucre ou de café, bien que représentant beaucoup plus de travail et donc plus de valeur. Si les gisements étaient plus riches, le même quantum de travail se présenterait sous les espèces de davantage de diamants, et leur valeur baisserait. Que l'on réussisse à transformer avec peu detravail du charbon en diamant, et sa valeur tombera en dessous de celle des briques. De manière générale: plus la force productive du travail est grande, plus est réduit le temps de travail requis pour la fabrication d'un article, plus est petite la quantité de travail cristallisée en lui et plus est faible sa valeur. Et inversement: plus la force productive du travail est faible, plus est important le temps de travail nécessaire à la fabrication d'un article et plus est grande sa valeur. La grandeur de valeur d'une marchandise varie donc de façon directement proportionnelle au quantum de travail et inversement proportionnelle à la force productive du travail qui se réalise en elle.
Une chose peut être une valeur d'usage, sans être une valeur. C'est le cas quand l'homme n'a pas besoin de la médiation du travail pour en faire usage. Par exemple: l'air, les terres vierges, les prairies naturelles, les bois poussant librement, etc. Une chose peut être utile et être le produit du travail humain, sans être une marchandise. Celui qui satisfait ses besoins par le produit de son travail crée certes de la valeur d'usage, mais pas de marchandise. Pour produire une marchandise, il faut non seulement qu'il produise une valeur d'usage, mais une valeur d'usage pour d'autres, une valeur d'usage sociale (11b). Enfin, aucune chose ne peut être valeur sans être objet d'usage. Si elle n'a pas d'utilité, c'est que le travail qu'elle contient est sans utilité, ne compte pas comme travail et ne forme donc pas de valeur.
[56] 2. Le caractère double du travail
représenté dans les marchandises
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La marchandise nous est apparue à l'origine comme une chose à double face: valeur d'usage et valeur d'échange. Nous avons vu par la suite que le travail aussi, dans la mesure où il s'exprime dans la valeur, n'a plus les caractères qui sont les siens en tant que créateur de valeurs d'usage. J'ai été le premier à démontrer par la méthode critique cette nature double du travail contenu dans la marchandise (12). Comme c'est sur ce point crucial que se joue la compréhension de l'économie politique, il convient de l'éclairer un peu plus ici.
Prenons deux marchandises, par exemple un habit et 10 aunes de toile. Posons que le premier ait une valeur double de celle de la toile, en sorte que si 10 aunes de toile = V, l'habit = 2V.
L'habit est une valeur d'usage qui satisfait un besoin particulier. Pour le faire, il faut une espèce déterminée d'activité productive. Celle-ci est déterminée par sa finalité, sa façon d'opérer, son objet, ses moyens et son résultat. Le travail dont le caractère utile s'exhibe ainsi dans la valeur d'usage de ce qu'il a produit, ou dans le fait que son produit est une valeur d'usage, nous l'appellerons tout simplement travail utile. De ce point de vue, il est toujours considéré par référence à son effet utile.
De la même façon que l'habit et la toile sont des valeurs d'usage qualitativement différentes, les travaux par la médiation desquels l'un et l'autre accèdent à l'existence - le travail du tailleur et celui du tisserand - sont qualitativement différents. Si ces choses n'étaient pas des valeurs d'usage qualitativement différentes et donc les produits de travaux utiles qualitativement différents, il leur serait absolument impossible de se faire face comme marchandises. Un habit ne s'échange pas contre un habit, une valeur d'usage contre la même valeur d'usage.
Dans l'ensemble des différentes valeurs d'usage ou corps de marchandises, c'est un ensemble tout aussi varié de travaux utiles, distingués en genres, espèces, familles, sous-espèces et variétés, qui se manifeste: une division sociale du travail. Cette division est une condition d'existence de la production marchande, bien qu'à l'inverse la production marchande ne soit pas la condition d'existence d'une division sociale du travail. Dans la vieille commune indienne, il y a division sociale du travail, sans que les produits deviennent marchandises. Ou encore, pour prendre un exemple plus proche de nous: dans toute usine, il existe une division systématique du travail, mais celle-ci n'a pas pour médiation l'échange par les ouvriers de leurs produits individuels. [57] Ne peuvent se faire face comme marchandises que les produits de travaux privés autonomes et indépendants les uns des autres.
Nous avons donc vu que la valeur d'usage de toute marchandise recèle une activité productive déterminée et adaptée à une fin: du travail utile. Des valeurs d'usage ne peuvent se faire face comme marchandises si elles ne recèlent pas en elles des travaux utiles qualitativement distincts. Dans une société dont les produits prennent généralement la forme de marchandise, c'est-à-dire dans une société de producteurs de marchandises, cette différence qualitative entre les travaux utiles qui sont effectués indépendamment les uns des autres comme autant d'affaires privées de producteurs autonomes, se développe en un système articulé, en une division sociale du travail.
Au reste, il est indifférent à l'habit d'être porté par le tailleur ou par son client. Dans les deux cas, il fonctionne comme valeur d'usage. De la même façon, le rapport entre l'habit et le travail qui le produit n'est pas le moins du monde modifié en lui-même par le fait que ce travail de tailleur devienne une profession particulière, un élément autonome de la division sociale du travail. Là où le besoin de se vêtir l'y a contraint, l'homme a taillé des habits bien des millénaires avant qu'un homme se fasse tailleur. Mais l'existence de l'habit, de la toile et de tout élément de la richesse matérielle non présent dans la nature, devait toujours passer par la médiation d'une activité productive spécifique et appropriée qui adapte des matériaux naturels particuliers à des besoins humains particuliers. C'est pourquoi le travail en tant que créateur de valeurs d'usage, le travail utile, est pour l'homme une condition d'existence indépendante de toutes les formes de société, une nécessité naturelle éternelle, médiation indispensable au métabolisme entre l'homme et la nature, et donc à la vie humaine.
Les valeurs d'usage habit, toile, etc. bref, les corps de marchandises, sont des combinaisons de deux éléments: matériau naturel et travail. Si l'on soustrait l'ensemble des divers travaux utiles que recèlent l'habit, la toile, etc., il reste toujours un substrat matériel qui est donné naturellement, sans que l'homme y soit pour rien. Dans son activité productive, l'homme ne peut procéder qu'à l'instar de la nature elle-même: en ne modifiant que la forme des matériaux (13). Mais il y a plus. Dans ce travail de mise en forme, il est en permanence secondé par des forces naturelles. [58] Le travail n'est donc pas la source unique des valeurs d'usage qu'il produit, de la richesse matérielle. Comme le dit Petty, celle-ci a pour père le travail et pour mère la terre (13*).
Passons maintenant de la marchandise en tant qu'objet d'usage à la valeur-marchandise.
Dans notre hypothèse, l'habit a une valeur double de celle de la toile. Mais c'est là une simple différence quantitative qui ne nous intéresse pas pour l'instant. C'est pourquoi nous rappelons que si la valeur d'un habit est deux fois plus grande que celle de 10 aunes de toile, 20 aunes de toile auront la même grandeur de valeur qu'un habit.En tant que valeurs, l'habit et la toile sont des choses de même substance, des expressions objectives de la même espèce de travail. Mais le travail du tailleur et celui du tisserand sont des travaux qualitativement différents. Il existe cependant des états de société où c'est le même homme qui, alternativement, fait le tailleur et le tisserand, et où donc les deux types distincts de travaux ne sont que des modes de travail du même individu et ne sont pas encore des fonctions particulières et stables d'individus distincts, de la même façon que l'habit confectionné par notre tailleur aujourd'hui et le pantalon qu'il fera demain n'impliquent que des variantes du même travail individuel. Il suffit en outre d'ouvrir les yeux pour voir que dans notre société capitaliste, en fonction des orientations changeantes de la demande de travail, une portion donnée de travail humain est alternativement fournie sous la forme du tissage ou sous celle de la confection. Certes, il se peut que ce changement de forme n'aille pas sans friction, mais il faut bien qu'il ait lieu. Si l'on fait abstraction du caractère déterminé de l'activité productive et donc du caractère utile du travail, il reste qu'elle est une dépense de force de travail humaine. La confection et le tissage, bien qu'étant des activités productives qualitativement distinctes, sont l'une et l'autre une dépense productive de matière grise, de muscles, de nerfs, de mains, etc. et sont donc, en ce sens, l'une et l'autre, du travail humain. [59] Ce ne sont que deux formes distinctes de dépense de la force de travail humaine. Il est vrai que la force de travail humaine doit être elle-même plus ou moins développée pour être dépensée sous telle ou telle forme. Mais la valeur de la marchandise représente du travail humain tout court, une dépense de travail humain en général. Et il en va du travail humain comme de l'homme dans la société bourgeoise, où un général, un banquier, jouent un rôle important, alors que l'homme tout court n'y joue qu'un rôle très misérable (14). Il est dépense de la force de travail simple que tout homme ordinaire possède en moyenne dans son organisme physique, sans développement particulier. Certes, le caractère de ce travail moyen simple varie selon les pays et les civilisations, mais dans toute société il est donné. Le travail plus complexe est pris seulement comme élévation à la puissance ou plutôt multiple du travail simple, de sorte qu'un quantum moindre de travail complexe sera égal à un quantum plus grand de travail simple. Que cette réduction se produise en permanence, c'est ce que montre l'expérience. Une marchandise aura beau être le produit du travail le plus complexe, sa valeur la met à parité avec le produit d'un travail simple; elle ne représente donc elle-même qu'un quantum déterminé de travail simple (15).
Quant aux différentes proportions selon lesquelles différents types de travail se trouvent réduits à du travail simple comme à leur unité de mesure, elles sont établies au terme d'un processus social qui se déroule dans le dos des producteurs, si bien qu'elles leur apparaissent comme un legs de la tradition. Par la suite, pour simplifier,nous tiendrons immédiatement pour force de travail simple toute espèce de force de travail: cela nous évitera tout simplement la peine d'opérer cette réduction.
De la même façon, donc, que dans les valeurs «habit» et «toile», on fait abstraction de la différence entre leurs valeurs d'usage, on fait abstraction, dans les travaux représentés en ces valeurs, de la différence entre leurs formes utiles, confection et tissage. De même que les valeurs d'usage «habit» et «toile» sont des combinaisons d'étoffe, de fil et d'activités productives déterminées par leur fin, alors que les valeurs «habit» et «toile» sont un simple coagulat de travail identique, de même les travaux contenus dans ces valeurs ne sont pas pris en compte eu égard au rapport qu'ils entretiennent, dans la production, avec l'étoffe et le fil, mais seulement en tant que dépenses de force de travail humaine. Confection et tissage sont les éléments créateurs des valeurs d'usage «habit» et «toile» du fait précisément de leurs qualités différentes; [60] mais ils ne sont substance de la valeur-habit et de la valeur-toile que pour autant qu'on fasse abstraction de leur qualité particulière, l'un et l'autre possédant une qualité identique, celle de travail humain.
Mais l'habit et la toile ne sont pas seulement des valeurs en général; ce sont aussi des valeurs d'une grandeur déterminée et, dans notre hypothèse, l'habit a une valeur double de celle de 10 aunes de toile. D'où vient donc cette différence dans leur grandeur de valeur? Elle vient de ce que la toile contient deux fois moins de travail que l'habit, de sorte qu'il faut dépenser deux fois plus de temps pour produire ce dernier qu'il n'en faut pour la première.
Si donc, quant à la valeur d'usage, on ne prend le travail contenu dans la marchandise que qualitativement, on ne le prend, quant à la grandeur de valeur, que quantitativement, une fois réduit à du travail humain sans autre qualité. Dans le premier cas, il s'agit du «quoi» et du «comment» du travail, dans le second, il s'agit du «combien», de sa durée. Comme la grandeur de valeur d'une marchandise ne représente que le quantum de travail contenu en elle, les marchandises doivent toujours, dans certaines proportions, être des valeurs de même grandeur.
Si, par exemple, la force productive de tous les travaux utiles requis pour la production d'un habit demeure inchangée, la grandeur de valeur des habits croîtra avec la quantité de ceux-ci. Si un habit représente x journées de travail, 2 habits en représentent 2x, etc. Mais supposons maintenant que le temps de travail nécessaire à la production d'un habit double ou, au contraire, baisse de moitié. Dans le premier cas, un habit aura autant de valeur que deux auparavant, dans le second cas, deux habits n'auront plus que la valeur d'un seul auparavant, bien que dans les deux cas un habit rende toujours les mêmes services, et que le travail utile contenu en lui soit toujours de la même qualité. Mais le quantum de travail dépensé à sa production a changé.
Un plus grand quantum de valeur d'usage constitue en soi une plus grande richesse matérielle, deux habits une plus grande richesse matérielle qu'un seul. Avec deux habits, on peut vêtir deux personnes, avec un seul, on ne peut en vêtir qu'une, etc. Pourtant, à la masse croissante de la richesse matérielle peut correspondre une chute simultanée de sa grandeur de valeur. Ce mouvement contradictoire naît du caractère double du travail. Naturellement, la force productive est toujours force productive du travail utile et concret, et ne détermine, en vérité, que le degré d'efficience d'une activité productive adéquate dans un temps donné. Le travail utile devient donc une sourcede produits plus ou moins abondante, en proportion directe de la hausse ou de la baisse de sa force productive. En revanche, un changement dans la force productive, en lui-même, n'affecte pas du tout le travail représenté dans la valeur. [61] Comme la force productive relève de la forme utile concrète du travail, elle ne peut évidemment plus concerner le travail dès lors qu'on fait abstraction de la forme utile concrète de celui-ci. C'est pourquoi, dans les mêmes laps de temps, le même travail donne toujours la même grandeur de valeur, quelles que soient les variations de la force productive. Mais dans le même laps de temps, il fournit des quanta différents de valeurs d'usage, plus quand la force productive croît, moins quand elle baisse. La même variation dans la force productive, qui accroît la fécondité du travail et du même coup la masse de valeurs d'usage qu'il fournit, diminue donc la grandeur de valeur de cette masse globale accrue lorsqu'elle raccourcit le temps de travail total nécessaire à sa production. Et inversement.
Tout travail est, d(une part, dépense de force de travail humaine au sens physiologique, et c'est en cette qualité de travail humain identique, ou encore de travail humain abstrait, qu'il forme la valeur-marchandise. Tout travail est, d'autre part, dépense de force de travail humaine sous une forme particulière appropriée, et c'est en cette qualité de travail utile concret qu'il produit des valeurs d'usage (16).
[62]3. La forme-valeur ou valeur d'échange.
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Les marchandises viennent au monde sous la forme de valeurs d'usage ou corps de marchandises tels que le fer, la toile, le blé, etc. C'est là leur forme physique prosaïque. Mais si elles sont marchandises, c'est seulement parce qu'elles sont des êtres doubles, à la fois objets d'usage et porte-valeur. Elles n'apparaissent donc comme marchandises, ou ne possèdent la forme de marchandises que dans la mesure où elles possèdent une forme double: forme physique et forme-valeur.
La choséité-valeur (16*) des marchandises se distingue en ceci de la veuve Quickly qu'on ne sait par où la prendre (16**). A l'opposé de la choséité sensible et grossière propre aux corps de marchandises, il n'entre pas le moindre atome de matière dans leur choséité-valeur. On aura donc beau tourner et retourner autant qu'on voudra une marchandise singulière, elle demeurera insaisissable en tant que chose-valeur. Mais si l'on se souvient que les marchandises n'ont de choséité-valeur que dans la mesure où elles sont les expressions d'une même unité sociale, le travail humain, et que donc cette choséité-valeur est de nature purement sociale, il va dès lors également de soi que celle-ci ne peut apparaître que dans le rapport social de marchandise à marchandise. Nous sommes en effet parti de la valeur d'échange, du rapport d'échange des marchandises, pour retrouver la trace de leur valeur dissimulée dans ce rapport. Il nous faut maintenant revenir à cette forme-manifestation de la valeur.
Chacun sait, quand bien même il ne saurait rien par ailleurs, que les marchandises possèdent une forme-valeur commune qui contraste de manière extrêmement frappante avec la très grande bigarrure des formes physiques de leurs valeurs d'usage: la forme-monnaie. Mais ce qu'il s'agit de faire ici et qui n'a même pas été tenté par l'économie bourgeoise, c'est d'exposer, à la manière d'une démonstration, la genèse de cette forme-monnaie, et donc de suivre le développement de l'expression de valeur contenue dans le rapport de valeur des marchandises, depuis sa figure la plus terne et la plus simple jusqu'à son aveuglante forme-monnaie. Du même coup sera levée l'énigme de la monnaie.
Le rapport de valeur le plus simple est manifestement celui d'une marchandise à une autre marchandise unique d'espèce différente, quelle qu'elle soit. C'est donc le rapport de valeur de deux marchandises qui fournit l'expression de valeur la plus simple d'une marchandise.
[63] A) La forme-valeur simple, singulière ou accidentelle.
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x marchandise A = y marchandise B, ou encore:
x marchandise A vaut y marchandise B.
(20 aunes de toile = 1 habit, ou encore:
20 aunes de toile valent 1 habit).
1. Les deux pôles de l'expression de valeur: forme-valeur relative et forme-équivalent.
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Le secret de toute forme-valeur réside dans cette forme-valeur simple. C'est donc l'analyse de cette forme simple qui présente la véritable difficulté.
Deux marchandises d'espèce différente A et B, la toile et l'habit dans notre exemple, jouent ici manifestement deux rôles différents. La toile exprime sa valeur dans l'habit, l'habit sert de matériau à cette expression de valeur. La première marchandise joue un rôle actif, la seconde un rôle passif. La valeur de la première marchandise est exposée comme valeur relative, ou encore, cette marchandise se trouve sous la forme-valeur relative. La seconde marchandise fonctionne comme équivalent, ou encore, elle se trouve sous la forme-équivalent.
Forme-valeur relative et forme-équivalent sont deux moments indissociables, qui font partie l'un de l'autre et se conditionnent mutuellement; mais ce sont en même temps des extrêmes, des termes opposés qui s'excluent: des pôles de la même expression de valeur; elles se répartissent toujours sur les différentes marchandises que l'expression de valeur met en rapport les unes avec les autres. Je ne puis, par exemple, exprimer en toile la valeur de la toile. «20 aunes de toile = 20 aunes de toile» n'est pas une expression de valeur. Au contraire, cette équation dit, à l'inverse: 20 aunes de toile ne sont rien d'autre que 20 aunes de toile, quantum déterminé de l'objet d'usage «toile». La valeur de la toile ne peut donc être exprimée que de manière relative, c'est-à-dire dans une marchandise autre. La forme-valeur relative de la toile implique donc que se trouve face à elle une autre marchandise quelconque sous la forme-équivalent. Et par ailleurs, cette autre marchandise qui figure comme équivalent ne peut pas se trouver en même temps sous la forme-valeur relative. Ce n'est pas elle qui exprime sa valeur. Elle ne fait que fournir le matériau à l'expression de valeur d'une autre marchandise.
Il est vrai que l'expression «20 aunes de toile = 1 habit», ou «20 aunes de toile valent 1 habit», implique aussi les relations réciproques «1 habit = 20 aunes de toile» ou «1 habit vaut 20 aunes de toile». Mais alors il faut quand même que je retourne l'équation pour exprimer la valeur de l'habit de manière relative, et dès lors c'est la toile qui devient équivalent à la place de l'habit. La même marchandise ne peut donc pas entrer simultanément sous les deux formes dans la même expression de valeur. Celles-ci au contraire s'excluent à la façon de deux pôles.
[64] Quant à savoir maintenant si une marchandise se trouve sous la forme-valeur relative ou sous la forme opposée d'équivalent, cela dépend exclusivement de la place qu'elle occupe chaque fois dans l'expression de valeur, selon qu'elle est la marchandise dont on exprime la valeur, ou au contraire celle dans laquelle de la valeur est exprimée.
2. La forme-valeur relative.
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a) Teneur de la forme-valeur relative.
Si l'on veut découvrir comment le rapport de valeur de deux marchandises recèle l'expression de valeur simple d'une marchandise, il faut d'abord considérer ce rapport de façon tout à fait indépendante de son aspect quantitatif. La plupart du temps on procède de manière exactement inverse en ne voyant dans le rapport de valeur que la proportion dans laquelle des quanta déterminés de deux sortes de marchandises s'équivalent. On néglige le fait que les grandeurs de choses différentes ne deviennent quantitativement comparables qu'une fois réduites à la même unité. C'est seulement en tant qu'expressions de la même unité qu'elles sont des grandeurs de même nom, donc commensurables (17).
Que 20 aunes de toile = 1 habit, ou 20 ou x habits, c'est-à-dire, qu'un quantum donné de toile vaille un grand ou un petit nombre d'habits, toutes ces proportions sous-entendent toujours que la toile et les habits sont, en tant que grandeurs de valeur, des expressions de la même unité, des choses de même nature. La base de l'équation c'est: toile = habit.
Mais ces deux marchandises mises à parité qualitative ne jouent pas le même rôle. Seule est exprimée la valeur de la toile. Et comment? par sa relation à l'habit, considéré comme son «équivalent» ou comme «échangeable» avec elle. Dans ce rapport, l'habit est pris comme forme d'existence de la valeur, chose-valeur, car c'est seulement entant que telle qu'il est la même chose que la toile. D'un autre côté, l'être-valeur propre de la toile vient à paraître ou acquiert une expression autonome, puisque c'est seulement en tant que valeur qu'elle peut se rapporter à l'habit comme à quelque chose de même valeur ou d'échangeable avec elle. De la même façon, l'acide butyrique est un corps différent du formiate de propyle. L'un et l'autre sont pourtant composés des mêmes substances chimiques - carbone (C), hydrogène (H) et oxygène (O) - et sont en outre combinés selon des pourcentages identiques: C4H8O2. [65] Or si l'on posait comme identiques le formiate de propyle et l'acide butyrique, premièrement le formiate de propyle ne serait pris, sous ce rapport, que comme forme d'existence de C4H8O2, et deuxièmement cela voudrait dire que l'acide butyrique aussi est fait de C4H8O2. En posant l'identité du formiate de propyle et de l'acide butyrique, on exprimerait donc leur substance chimique de façon distincte de leur forme en tant que corps.
Quand nous disons que les marchandises, en tant que valeurs, sont un simple coagulat de travail humain, notre analyse les réduit à l'abstraction-valeur, mais ne leur donne pas une forme-valeur distincte de leur forme physique. Il en va tout autrement dans le rapport de valeur d'une marchandise à une autre. C'est sa relation à l'autre marchandise qui fait alors ressortir son caractère-valeur.
En posant par exemple l'habit, en tant que chose-valeur, identique à la toile, on pose le travail qui est en lui identique au travail qui est en elle. Il est vrai que le travail du tailleur qui confectionne l'habit est un travail concret d'une autre espèce que celui du tisserand qui fabrique la toile. Mais d'être posé comme identique à la confection réduit réellement le tissage à ce qu'il y a d'effectivement identique dans les deux travaux, à leur caractère commun de travail humain. On dit alors par ce détour que le tissage aussi, dans la mesure où il tisse de la valeur, ne possède pas de caractère distinctif qui le différencie du travail du tailleur, qu'il est donc du travail humain abstrait. C'est seulement l'expression d'équivalence de marchandises d'espèce différente qui met en évidence le caractère spécifique du travail formateur de valeur, en réduisant réellement les différentes sortes de travail enfouies dans les différentes sortes de marchandises à un quelque chose qui leur est commun, à du travail humain en général (17a).
Il ne suffit cependant pas d'exprimer le caractère spécifique du travail dont est constituée la valeur de la toile. La force de travail humaine à l'état fluide, le travail humain, crée de la valeur, mais n'est pas elle-même valeur. Elle le devient à l'état coagulé, sous forme objectale (17*). [66] Pour l'exprimer comme travail humain, il faut que la valeur de la toile s'exprime comme «choséité» matériellement distincte de la toile tout en lui étant identique ainsi qu'aux autres marchandises. Problème déjà résolu.
Dans le rapport de valeur de la toile, l'habit est pris comme l'égal qualitatif de celle-ci, comme chose de la même nature, parce qu'il est une valeur. Il est donc pris ici comme une chose dans laquelle de la valeur apparaît, ou qui, dans sa forme physique palpable, fait état de valeur. Il est vrai que cet habit, corps de la marchandise «habit», est une simple valeur d'usage. Un habit exprime aussi peu de valeur que le premier morceau de toile venu. Mais cela montre simplement qu'il signifie beaucoup plus à l'intérieur de son rapport de valeur à la toile qu'à l'extérieur de ce rapport, de la même façon que maints individus signifient davantage dans un habit galonné que sans lui.
Dans la production de l'habit, il y a eu effectivement dépense de force de travail humaine sous forme de confection. Il y a donc, concentré en lui, du travail humain. Sous cet aspect, l'habit est «porteur de valeur», bien que cette propriété qui est la sienne ne se laisse pas entrevoir, serait-il usé jusqu'à la trame. Et dans le rapport de valeur de la toile, il n'est pris que sous cet aspect: comme valeur incarnée, comme corps-valeur. Derrière cette apparence réservée, la toile a reconnu l'âme sur, l'âme-valeur dans toute sa splendeur. L'habit cependant ne peut faire état de valeur, face à la toile, sans que pour cette dernière la valeur ne prenne en même temps la forme d'un habit. C'est ainsi que l'individu A ne peut se rapporter à l'individu B comme à Sa Majesté sans que la Majesté ne prenne en même temps pour A la forme corporelle de B, et ne change donc de traits, de chevelure et de bien d'autres choses encore à chaque changement de souverain.
Ainsi donc, dans le rapport de valeur où l'habit constitue l'équivalent de la toile, la forme «habit» est prise comme forme-valeur. La valeur de la marchandise «toile» s'exprime donc dans le corps de la marchandise «habit», la valeur d'une marchandise dans la valeur d'usage de l'autre. En tant que valeur d'usage, la toile est, pour les sens, une chose différente de l'habit, en tant que valeur elle est de l'"identique à l'habit» et ressemble donc à un habit. Ainsi acquiert-elle une forme-valeur différente de sa forme physique. Son être-valeur se manifeste dans son identité à l'habit, tout comme la nature moutonnière du chrétien se manifeste dans son identité à l'Agneau de Dieu.
On voit donc que tout ce que nous avait appris antérieurement l'analyse de la valeur de la marchandise, la toile nous le dit elle-même dès qu'elle se met à fréquenter une autre marchandise, l'habit. Simplement, elle ne livre ses pensées que dans la seule langue qu'elle parle couramment, la langue des marchandises. Pour dire que le travail, en sa qualité abstraite de travail humain, constitue sa valeur à elle, elle dit que l'habit, dans la mesure où il lui équivaut, et donc où il est valeur, est fait du même travail que la toile. [67] Pour dire que sa sublime choséité-valeur est différente de son corps de toile empesée, elle dit que la valeur a l'aspect d'un habit et que, du coup, elle-même, en tant que chose-valeur, est aussi semblable à l'habit qu'un oeuf l'est à un autre. Remarquons au passage que la langue des marchandises possède encore, outre l'hébreu, de nombreux autres dialectes plus ou moins approximatifs. L'allemand «Wertsein», par exemple, exprime de manière beaucoup moins frappante que le roman valere, valer, valoir le fait que la mise à égalité de la marchandise B avec la marchandise A est l'expression de valeur propre à la marchandise A. Paris vaut bien une messe!
Par l'entremise du rapport de valeur, la forme physique de la marchandise B devient donc la forme-valeur de la marchandise A, ou encore, le corps de la marchandise B devient le miroir de valeur de la marchandise A (18). En se rapportant à la marchandise B comme à un corps de valeur, comme à une concrétion (18*) de travail humain, la marchandise A fait de la valeur d'usage B le matériau de sa propre expression de valeur. La valeur de la marchandise A, ainsi exprimée dans la valeur d'usage de la marchandise B, a la forme-valeur relative.
b) Détermination quantitative de la forme-valeur relative
Toute marchandise dont il s'agit d'exprimer la valeur est un objet d'usage d'une quantité donnée: 15 boisseaux de blé, 100 livres de café, etc. Ce quantum donné de marchandise contient un quantum déterminé de travail humain. La forme-valeur n'a donc pas seulement à exprimer de la valeur en général, mais de la valeur déterminée quantitativement, de la grandeur de valeur. Dans le rapport de valeur de la marchandise A à la marchandise B, de la toile à l'habit, non seulement l'espèce habit, en tant que corps-valeur, est mise à parité qualitative avec la toile, mais aussi un quantum déterminé du corps de valeur, de l'équivalent, par exemple 1 habit, avec un quantum déterminé de toile, 20 aunes par exemple.
L'équation «20 aunes de toile = 1 habit», ou «20 aunes de toile valent 1 habit», présuppose qu'il y ait exactement autant de substance de valeur dans un habit que dans 20 aunes de toile, que les deux quanta de marchandises coûtent donc chacun autant de travail, c'est-à-dire un temps de travail égal. [68] Or ce temps de travail nécessaire à la production de 20 aunes de toile ou d'un habit varie à chaque changement dans la force productive du tissage ou de la confection. Il faut donc examiner de plus près l'influence de ces changements sur l'expression relative de la grandeur de valeur.
I. Admettons que la valeur de la toile varie (19) tandis que la valeur-habit reste constante. Si le temps de travail nécessaire à la production de la toile double, à la suite par exemple de l'infertilité accrue des linières, sa valeur va doubler. Au lieu d'avoir 20 aunes de toile = 1 habit, nous aurions 20 aunes de toile = 2 habits, étant donné qu'un habit contient maintenant moitié moins de temps de travail que 20 aunes de toile. Si en revanche le temps de travail nécessaire à la production de la toile diminue de moitié, par exemple à la suite d'un perfectionnement des métiers à tisser, la valeur de la toile va baisser de moitié. En fonction de quoi on a maintenant: 20 aunes de toile = 1/2 habit. A valeur constante de la marchandise B, la valeur relative de la marchandise A, c'est-à-dire sa valeur exprimée dans la marchandise B, s'élève ou diminue donc en raison directe de sa valeur.
II. Admettons que la valeur de la toile reste constante, tandis que la valeur-habit varie. Si le temps de travail nécessaire, dans ces conditions, à la production de l'habit vient à doubler, à la suite d'une mauvaise tonte par exemple, nous aurons maintenant, au lieu de 20 aunes de toile = 1 habit, 20 aunes de toile = 1/2 habit. Si, par contre, c'est la valeur de l'habit qui diminue de moitié, nous aurons: 20 aunes de toile = 2 habits. A valeur constante de la marchandise A, sa valeur relative exprimée dans la marchandise B s'élève ou baisse en raison inverse des variations de valeur de B.
Si l'on compare les différents cas repris sous I et II, il s'avère que la même variation dans la grandeur de la valeur relative peut provenir de causes tout à fait opposées. C'est ainsi que «20 aunes de toile = 1 habit» peut donner 1) l'équation 20 aunes de toile = 2 habits, soit parce que la valeur de la toile a doublé, soit parce que celle des habits a baissé de moitié et 2) l'équation 20 aunes de toile = 1/2 habit, soit parce que la valeur de la toile a baissé de moitié, soit parce que celle de l'habit a doublé.
III. Les quanta de travail nécessaires à la production de la toile et de l'habit peuvent varier simultanément, dans le même sens et les mêmes proportions. Dans ce cas, on a toujours 20 aunes de toile = 1 habit, quelles que soient les modifications intervenues dans leurs valeurs. [69] On découvre la variation de leur valeur dès qu'on les compare à une troisième marchandise dont la valeur est restée constante. Si les valeurs de toutes les marchandises s'élevaient ou baissaient simultanément dans les mêmes proportions, leurs valeurs relatives resteraient inchangées. On remarquerait la variation effective de leur valeur au fait que désormais le même temps de travail fourniraiten général un quantum de marchandises plus grand ou plus petit qu'auparavant.
IV. Les temps de travail respectivement nécessaires à la production de toile et d'habit, donc leurs valeurs, peuvent varier simultanément dans le même sens, mais à des degrés divers, ou encore dans des sens opposés, etc. L'influence de toutes les combinaisons possibles de ce type sur la valeur relative d'une marchandise découle simplement de l'application des cas I, II et III.
Les variations réelles de la grandeur de valeur ne se reflètent donc de manière ni univoque, ni exhaustive dans leur expression relative ou dans la grandeur de la valeur relative: la valeur relative d'une marchandise peut varier alors que sa valeur reste constante; sa valeur relative peut rester constante alors que sa valeur varie; enfin, des variations simultanées dans leur grandeur de valeur et dans l'expression relative de cette grandeur de valeur (20) ne coïncident pas nécessairement.
[70] 3. La forme-équivalent.
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Qu'une sorte de marchandise, par exemple les habits, serve d'équivalent à une autre sorte de marchandise, la toile, et que donc les habits acquièrent la propriété caractéristique de se trouver sous une forme immédiatement échangeable contre de la toile, ne nous dit absolument rien des proportions selon lesquelles les habits et la toile sont échangeables. Celles-ci dépendent de la grandeur de valeur des habits, celle de la toile étant donnée. Que l'habit soit exprimé comme équivalent et la toile comme valeur relative, ou qu'à l'inverse la toile soit exprimée comme équivalent, et l'habit comme valeur relative, la grandeur de valeur de l'habit reste toujours déterminée par le temps de travail nécessaire à sa production, indépendamment donc de sa forme-valeur.
Mais dès que la marchandise «habit» occupe dans l'expression de valeur la place de l'équivalent, sa grandeur de valeur n'est plus exprimée en tant que telle. La marchandise B ne figure au contraire dans l'équation de valeur que comme quantum déterminé d'une chose quelconque.
Par exemple: 40 aunes de toile «valent»... quoi? 2 habits. La marchandise habit jouant ici le rôle d'équivalent, et la valeur d'usage habit étant prise, vis-à-vis de la toile, comme corps de valeur, il suffit également d'un quantum déterminé d'habits pour exprimer un quantum déterminé de valeur-toile. Deux habits peuvent donc exprimer la grandeur de valeur de 40 aunes de toile, mais ils ne peuvent jamais exprimer leur propre grandeur de valeur, celle des habits. C'est parce qu'il concevait de manière superficielle ce fait que, dans l'équation de valeur, l'équivalent revêt toujours et uniquement la forme de simple quantum d'une chose, d'une valeur d'usage, que Bailey, comme nombre de ses prédécesseurs et de ses successeurs, a été amené à ne voir dans l'expression de valeur qu'un rapport quantitatif. Au contraire, la forme-équivalent d'une marchandise ne contient aucune détermination quantitative de valeur.
La première caractéristique qui saute aux yeux à l'examen de la forme-équivalent, est la suivante: de la valeur d'usage se transforme en manifestation de son contraire, la valeur.
[71] La forme physique de la marchandise se mue en forme-valeur. Mais, nota bene, ce quiproquo ne se produit, pour une marchandise B (habit, blé, fer, etc.), que dans le rapport de valeur où une autre marchandise quelconque A (toile, etc.) se présente à elle, et uniquement dans cette relation. Comme une marchandise ne peut se rapporter à elle-même en tant qu'équivalent, ni, non plus, faire de sa propre enveloppe charnelle l'expression de sa valeur propre, il faut qu'elle se rapporte à une autre comme à son équivalent, ou fasse de l'enveloppe charnelle d'une autre marchandise sa propre forme-valeur.
L'exemple d'une mesure s'appliquant aux corps de marchandises en tant que tels, c'est-à-dire en tant que valeurs d'usage, nous fera saisir cela. Etant un corps physique, un pain de sucre est pesant et a donc un poids, mais ce poids ne peut être perçu ni à la vue ni au toucher. Nous prenons alors différents morceaux de fer dont le poids est déterminé à l'avance. La forme-corps du fer, prise pour elle-même, n'est pas plus la forme-manifestation de la pesanteur que ne l'est celle du pain de sucre. Cependant, pour exprimer le pain de sucre en tant que pesanteur, nous le mettons dans un rapport de poids avec le fer. Dans ce rapport, le fer est pris comme un corps qui ne fait état de rien d'autre que de pesanteur. Des quanta de fer servent donc de mesure de poids pour le sucre et ne représentent (20*) vis-à-vis du corps «sucre» qu'une figure de la pesanteur, une forme-manifestation de celle-ci. Ce rôle, le fer ne le joue que dans le rapport où le sucre ou un quelconque autre corps dont le poids doit être trouvé, se présente à lui. Si ni l'une ni l'autre de ces choses n'était pesante, elles ne pourraient pas entrer dans ce rapport, et l'une ne pourrait donc servir à l'expression de la pesanteur de l'autre. Posons-les toutes deux sur une balance, et nous verrons qu'en effet elles sont, en tant que corps pesants, la même chose, et donc, dans une proportion déterminée, de même poids. De même que, vis-à-vis du pain de sucre, le corps physique «fer», en tant que mesure de poids, ne fait état (20**) que de pesanteur, de même dans notre expression de valeur, le corps physique «habit» ne fait état, vis-à-vis de la toile, que de valeur.
Ici s'arrête toutefois l'analogie. Dans l'expression de poids du pain de sucre, le fer fait état d'une propriété naturelle commune aux deux corps, leur pesanteur, alors que dans l'expression de valeur de la toile, l'habit fait état d'une propriété supranaturelle de ces deux choses: leur valeur, quelque chose de purement social.
La forme-valeur relative d'une marchandise, la toile par exemple, exprimant son être-valeur comme quelque chose d'absolument différent de son corps et de ses qualités propres, par exemple comme de l'identique à l'habit, cet acte d'expression même donne à entendre qu'il cache un rapport social. Avec la forme-équivalent, c'est l'inverse. [72] Celle-ci consiste précisément en ceci qu'un corps de marchandise, comme l'habit tel qu'en lui-même, exprime de la valeur, possède donc par nature la forme-valeur. Certes, ceci ne vaut que dans le rapport de valeur où la marchandise «toile» est rapportée à la marchandise «habit» comme à son équivalent (21). Mais comme les propriétés d'une chose ne naissent pas de son rapport à d'autres choses, et ne font au contraire que s'actualiser dans ce genre de rapport, l'habit semble tout autant tenir de la nature sa forme-équivalent, sa propriété d'échangeabilité immédiate, que par ailleurs sa propriété d'être pesant ou de tenir chaud. D'où le caractère énigmatique de la forme-équivalent, qui ne frappe la très sommaire perspicacité bourgeoise des messieurs de l'économie politique que lorsque cette forme se présente à eux à l'état achevé, dans la monnaie. Ils cherchent alors à éluder le caractère mystique de l'or et de l'argent en leur substituant des marchandises moins éblouissantes et en récitant, avec un plaisir toujours renouvelé, la litanie complète des marchandises de basse extraction qui, en leur temps, ont joué le rôle de marchandise-équivalent. Ils ne se doutent pas que la plus simple des expressions de valeur, du genre 20 aunes de toile = 1 habit, donne déjà la clé de l'énigme de la forme-équivalent.
Le corps de la marchandise qui sert d'équivalent est toujours pris comme incarnation du travail humain abstrait tout en étant le produit d'un travail concret et utile déterminé. Ce travail concret se mue donc en expression du travail humain abstrait. Si l'habit, par exemple, est pris comme simple réalisation du travail humain abstrait, le travail du tailleur, qui se réalise effectivement en lui, sera pris comme simple forme de réalisation de ce même travail humain abstrait. Dans l'expression de valeur de la toile, le caractère utile de la confection ne consiste pas en ce qu'elle produit des vêtements, et donc aussi des hommes, mais un corps physique dont on voit bien qu'il est valeur, coagulat de travail qui ne se distingue en aucune façon du travail réifié en valeur-toile. Pour fabriquer un tel miroir de valeur, il faut que la confection elle-même ne reflète rien d'autre que sa qualité abstraite de travail humain.
Que ce soit sous la forme de la confection ou sous celle du tissage, il y a dépense de force de travail humaine. L'une et l'autre possèdent donc cette qualité universelle de travail humain et peuvent en conséquence, dans certains cas, par exemple à l'occasion de la production de valeur, n'être pris en considération que sous cet aspect. Rien de tout cela n'est mystérieux. En revanche, dans l'expression de valeur de la marchandise, une déformation se produit. [73] Pour exprimer par exemple que ce n'est pas sous sa forme concrète de tissage, mais en sa qualité universelle de travail humain, que le tissage constitue la valeur de la toile, on lui oppose la confection - travail concret qui produit l'équivalent de la toile - comme forme tangible de réalisation du travail humain abstrait.
Il y a donc une deuxième caractéristique de la forme-équivalent: du travail concret se transforme en manifestation de son contraire, le travail humain abstrait.
Mais, en étant pris comme simple expression du travail humain indifférencié, ce travail concret qu'est la confection revêt la forme de l'identité à un autre travail, celui qui se trouve dans la toile, et de ce fait, bien qu'étant du travail privé comme tout autre travail producteur de marchandises, il est aussi travail sous forme immédiatement sociale. C'est bien la raison pour laquelle il s'exhibe en un produit immédiatement échangeable contre toute autre marchandise. Il y a donc une troisième caractéristique de la forme-équivalent: du travail privé se transforme en son contraire, en travail sous forme immédiatement sociale.
Ces deux dernières caractéristiques de la forme-équivalent sont encore plus faciles à comprendre si nous revenons au grand savant qui analysa le premier la forme-valeur, ainsi que tant de formes de la pensée, de la société et de la nature: Aristote.
Aristote exprime d'abord clairement ce fait que la forme-monnaie de la marchandise n'est que la figure développée de la forme-valeur simple, c'est-à-dire de l'expression de la valeur d'une marchandise dans une autre marchandise quelconque; il dit en effet que
«5 lits = 1 maison»
(Klinaï penté anti oïkias)
«ne diffère pas» de
«5 lits = tant d'argent»
(Klinaï penté anti... ossou aï penté klinaï)
Il voit bien par ailleurs que, de son côté, le rapport de valeur qui recèle cette expression de valeur est la condition pour que la maison soit posée à parité qualitative avec le lit, et que, sans une telle identité d'essence, ces choses différentes à la perception ne pourraient être rapportées les unes aux autres à titre de grandeurs commensurables. [74] «L'échange, dit-il, ne peut avoir lieu sans identité, ni l'identité sans commensurabilité» (out' issotès mè oussès summetrias). Mais, ici, il bute et renonce à pousser plus avant l'analyse de la forme-valeur. «Mais il est impossible en vérité (tè men oun alètheia adunaton) que des choses si dissemblables soient commensurables entre elles» c'est-à-dire qualitativement égales. Cette mise à parité ne peut être qu'étrangère à la vraie nature des choses, et donc qu'un «expédient pour le besoin pratique» (21*).
Aristote nous dit donc lui-même ce sur quoi échoue la poursuite de son analyse: le concept de valeur lui fait défaut. Qu'est donc cet identique, c'est-à-dire la substance communautaire (21**) qu'exhibe (21***), pour le lit, la maison dans l'expression de valeur de ce dernier? Pareille chose, dit Aristote, «ne peut en vérité exister». Pourquoi? La maison exhibe, face au lit, un quelque chose d'identique dans la mesure où elle exhibe de l'effectivement identique dans le lit et dans la maison. Et ce quelque chose, c'est du travail humain.
Mais que, sous la forme des valeurs-marchandises, tous les travaux soient exprimés comme travail humain identique et donc comme s'équivalant, Aristote ne pouvait pas le tirer de la forme-valeur elle-même car la société grecque reposait sur le travail esclave, l'inégalité des hommes et de leurs forces de travail étant son fondement naturel. Le secret de l'expression de valeur, l'égalité et l'égale validité (21****) de tous les travaux parce que et pour autant qu'ils sont du travail humain en général, ne peut être déchiffré que lorsque la notion d'égalité entre les hommes a déjà acquis le caractère indéracinable d'un préjugé populaire. Or ceci n'est possible que dans une société où la forme-marchandise est la forme universelle du produit du travail, et où donc aussi le rapport mutuel des hommes en tant que possesseurs de marchandises est le rapport social dominant. Le génie d'Aristote éclate précisément dans sa découverte d'un rapport d'identité dans l'expression de valeur des marchandises. Seules leslimites historiques de la société dans laquelle il vécut l'empêchent de trouver en quoi consiste «en vérité» ce rapport d'identité.
4. L'ensemble de la forme-valeur simple
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Notre analyse a démontré que la forme-valeur, ou l'expression de valeur de la marchandise, découle de la nature de la valeur-marchandise, et non, inversement, la valeur et la grandeur de valeur de leur mode d'expression en tant que valeur d'échange. C'est là pourtant l'illusion dans laquelle tombent aussi bien les mercantilistes et leurs modernes ressasseurs, les Ferrier, Ganilh, etc. (22) qu'aux antipodes de ceux-ci les modernes commis voyageurs du libre-échange, tels que Bastiat et consorts. Les mercantilistes mettent l'accent sur le côté qualitatif de l'expression de valeur, donc sur la forme-équivalent de la marchandise, laquelle possède dans la monnaie sa figure achevée, les modernes colporteurs du libre-échange, par contre, qui doivent liquider leur marchandise à n'importe quel prix, le mettent sur le côté quantitatif de la forme-valeur relative. Pour ces derniers il n'existe par conséquent ni valeur ni grandeur de valeur de la marchandise si ce n'est dans l'expression donnée par le rapport d'échange, et donc sur la seule étiquette du prix courant au jour le jour. Avec l'Ecossais Macleod, dont la fonction est d'habiller d'un luxe d'érudition les conceptions confuses de Lombardstreet, on a la synthèse réussie de la superstition mercantiliste et des Lumières du libre-échange.
L'examen plus attentif de l'expression de valeur de la marchandise A comprise dans le rapport de valeur à la marchandise B, a montré que, dans ce dernier, la forme physique de la marchandise A est prise exclusivement comme figure de valeur d'usage, tandis que la forme physique de la marchandise B est prise exclusivement comme forme-valeur, ou encore figure de valeur. L'opposition interne entre valeur d'usage et valeur, enfouie dans la marchandise, se présente donc sous les dehors d(une opposition externe, c'est-à-dire d'un rapport entre deux marchandises [76] dans lequel la marchandise dont la valeur doit être exprimée n'est prise de façon immédiate que comme valeur d'usage, tandis que l'autre marchandise, celle en laquelle de la valeur est exprimée, n'est prise de façon immédiate que comme valeur d'échange. La forme-valeur simple d'une marchandise est donc la forme-manifestation simple de l'opposition contenue en elle entre valeur d'usage et valeur.
Dans tous les états de société, le produit du travail est un objet d'usage, mais une seule époque de développement historiquement déterminée, celle qui présente le travail dépensé dans la production d'un objet d'usage comme sa propriété «objectale» (22*) c'est-à-dire comme sa valeur, transforme le produit du travail en marchandise. Il s'ensuit que la forme-valeur simple de la marchandise est en même temps la forme-marchandise simple du produit du travail, et que donc l'extension de la forme-marchandise coïncide aussi avec le développement de la forme-valeur.
Les insuffisances de la forme-valeur simple, de cette forme germinale qui ne parvient à maturité, avec la forme-prix, qu'au terme de toute une série de métamorphoses, apparaît au premier coup d'il.
Son expression en une marchandise quelconque B ne distingue la valeur de la marchandise A que de sa propre valeur d'usage, et ne la place donc dans un rapport d'échange qu'à une seule sorte de marchandise différente d'elle, au lieu de faire état de sa parité qualitative et de sa proportionnalité quantitative par rapport à toutes les autres marchandises. A la forme-valeur relative simple d'une marchandise correspond la forme-équivalent singulière d'une autre marchandise. C'est ainsi que l'habit, dans l'expression de valeur relative de la toile, ne possède la forme-équivalent, forme de l'échangeabilité immédiate, qu'au regard de l'espèce singulière «toile».
Cependant, la forme-valeur singulière passe d'elle-même en une forme plus complète. Il est vrai que, par la médiation de cette dernière, la valeur d'une marchandise A n'est exprimée que dans une seule marchandise d'une autre espèce. Mais l'espèce dont relève cette deuxième marchandise, qu'il s'agisse d'habit, de fer, de blé, etc. n'importe en aucune façon. Suivant donc qu'elle entre dans un rapport de valeur avec telle espèce de marchandise ou telle autre, s'en suivront différentes expressions de valeur simples d'une seule et même marchandise (22a). Le nombre de ses expressions de valeur possibles n'est limité que par le nombre d'espèces de marchandises différentes d'elle. Son expression de valeur isolée se transforme ainsi en la série constamment extensible de ses différentes expressions de valeur simples.
[77] B) La forme-valeur totale ou développée
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(20 aunes de toile = 1 habit, ou = 10 livres de thé, ou = 40 livres de café, ou = 1 quarter de blé, ou = 2 onces d'or, ou = 1/2 tonne de fer, ou = etc.).
1. La forme-valeur relative développée
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[78] Dans la première forme, 20 aunes de toile = 1 habit, ce peut être le fait du hasard que ces deux marchandises soient échangeables dans une proportion quantitative déterminée. Dans la seconde forme, en revanche, transparaît immédiatement un arrière-plan distinct dans son essence du phénomène contingent, et le déterminant. La valeur de la toile reste d'égale grandeur, qu'elle se présente sous les espèces de l'habit, du café, du fer, etc., ou d'innombrables marchandises différentes appartenant aux possesseurs les plus divers. Le rapport accidentel entre deux individus possesseurs de marchandises est supprimé: il devient manifeste que ce n'est pas l'échange qui règle la grandeur de valeur de la marchandise, mais inversement cette grandeur de valeur qui règle ses rapports d'échange.
2. La forme-équivalent particulière
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3. Défauts de la forme-valeur totale ou développée
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Les défauts de la forme-valeur relative développée se reflètent dans la forme-équivalent qui lui correspond. La forme physique de chaque espèce singulière de marchandises étant ici une forme-équivalent particulière à côté d'innombrables autres formes-équivalents particulières, il ne peut exister que des formes-équivalents limitées dont chacune exclut l'autre. De la même façon, le type concret et déterminé de travail utile contenu dans chaque équivalent-marchandise particulier n'est que la forme particulière, et donc non exhaustive, sous laquelle se manifeste le travail humain. [79] Ce dernier a bien sa forme-manifestation complète, ou totale, dans l'ensemble de ces formes-manifestations particulières. Mais il n'a pas ainsi de forme-manifestation unitaire.
La forme-valeur relative développée ne consiste cependant qu'en une somme d'expressions de valeur relatives simples, c'est-à-dire d'équations de la première forme, du type:
20 aunes de toile = 1 habit
20 aunes de toile = 10 livres de thé, etc.
Mais chacune de ces équations comprend aussi, réciproquement, l'équation suivante, identique à la première:
1 habit = 20 aunes de toile
10 livres de thé = 20 aunes de toile, etc.
Et en effet: si un homme échange sa toile contre une multiplicité d'autres marchandises, exprimant ainsi sa valeur dans une série de marchandises autres, alors les nombreux autres possesseurs de marchandises doivent aussi, nécessairement, échanger leurs marchandises contre de la toile, exprimant ainsi les valeurs de leurs diverses marchandises dans la même tierce marchandise, dans de la toile. Si donc nous inversons la série
20 aunes de toile = 1 habit, ou = 10 livres de thé, ou = etc.,
c'est-à-dire, si nous exprimons la relation réciproque déjà comprise objectivement dans la série, nous obtenons alors:
C) La forme-valeur universelle
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1 habit | = | |
10 livres de thé | = | |
40 livres de café | = | |
1quarter de blé | = | 20 aunes de toile |
2 onces d'or | = | |
0,5 tonne de fer | = | |
x marchandise A | = |
1. Caractère modifié de la forme-valeur
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Les marchandises exposent maintenant leur valeur de façon 1) simple, car elles le font dans une seule et unique marchandise, et 2) unitaire, car dans la même marchandise. Leur forme-valeur est simple et communautaire - donc universelle (23**).
[80] Les formes I et II en arrivaient toutes deux à n'exprimer la valeur d'une marchandise que comme quelque chose de distinct de sa propre valeur d'usage, c'est-à-dire de son corps de marchandise.
La première forme donnait des équations de valeur du type «1 habit = 20 aunes de toile», «10 livres de thé = 1/2 tonne de fer», etc. La valeur-habit s'exprime en tant qu'assimilé-toile, la valeur-thé en tant qu'assimilé-fer (23***), etc.; mais cet assimilé-toile, cet assimilé-fer, expressions de valeur de l'habit et du thé, sont tout aussi différents entre eux que le sont la toile et le fer. Il est manifeste que cette forme ne survient en pratique qu'au tout début, lorsque les produits du travail se transforment en marchandises en passant par un échange fortuit et occasionnel.
La seconde forme distingue, de manière plus complète que la première, la valeur d'une marchandise de sa valeur d'usage, étant donné que la valeur de l'habit, par exemple, se présente désormais, vis-à-vis de la forme physique de celui-ci, sous toutes les formes possibles: assimilé-toile, assimilé-fer, assimilé-thé, etc., assimilé à tout ce qu'on voudra sauf à l'habit. D'un autre côté, toute expression de valeur commune aux marchandises se trouve ici directement exclue, puisque désormais, dans l'expression de valeur de chacune, toutes les autres n'apparaissent que sous la forme d'équivalents. La forme-valeur développée ne survient en fait qu'à partir du moment où un produit du travail, le bétail par exemple, n'est plus échangé de manière exceptionnelle, mais déjà habituelle contre diverses autres marchandises.
La forme nouvellement acquise exprime les valeurs du monde des marchandises dans une seule et même espèce de marchandises dissociée de ce monde, par exemple dans de la toile, exposant ainsi les valeurs de toutes les marchandises par le biais de leur identité à la toile. En tant qu'assimilé-toile, la valeur de toute marchandise n'est plus seulement distinguée de sa valeur d'usage propre, mais aussi de toute valeur d'usage, et par cela même précisément, elle est exprimée comme ce qu'il y a en elle de commun à toutes les marchandises. Cette forme est la première à rapporter effectivement les marchandises les unes aux autres à titre de valeurs, c'est-à-dire à les faire apparaître les unes aux autres comme valeurs d'échange.
Les deux formes précédentes expriment la valeur d'une marchandise à la fois, soit dans une unique marchandise d'espèce différente, soit dans une série de plusieurs marchandises différentes d'elle. Les deux fois, c'est pour ainsi dire l'affaire privée de la marchandise singulière de se donner une forme-valeur, et elle s'en acquitte sans que les autres marchandises s'en mêlent. Celles-ci jouent vis-à-vis d'elle le rôle purement passif d'équivalent. La forme-valeur universelle au contraire ne naît que comme l'uvre commune du monde des marchandises. Une marchandise n'acquiert d'expression de valeur universelle que parce que, dans le même temps, toutes les autres marchandises expriment leur valeur dans le même équivalent, et toute espèce de marchandise entrant en scène pour la première fois doit en faire autant. Il apparaît ainsi que la choséité-valeur des marchandises, étant le pur «être social» de ces choses, [81] ne peut être exprimée qu'à travers l'intégralité de leurs relations sociales, et que par conséquent leur forme-valeur doit être une forme socialement reconnue.
Sous la forme d'assimilés-toile, les marchandises apparaissent toutes désormais non seulement, quant à la qualité, comme des égales, des valeurs en général, mais en même temps comme des grandeurs de valeur comparables quant à la quantité. Comme elles reflètent leurs grandeurs de valeur dans un seul et même matériau, dans de la toile, ces grandeurs de valeur se reflètent mutuellement. Par exemple, 10 livres de thé = 20 aunes de toile, et 40 livres de café = 20 aunes de toile. D'où 10 livres de thé = 40 livres de café. Ou encore: dans une livre de café, la substance-valeur, le travail, n'est que le quart de celle contenue dans une livre de thé.
La forme-valeur relative universelle du monde des marchandises imprime à la marchandise-équivalent qu'elle a exclue, la toile, le caractère d'équivalent universel. Sa forme physique propre étant la figure de valeur commune à ce monde, la toile est immédiatement échangeable contre toutes les autres marchandises. Sa forme corporelle est prise comme l'incarnation visible, le cocon social universel de tout travail humain. Le tissage, ce travail privé qui produit de la toile, existe en même temps sous forme sociale universelle, la forme de l'identité à tous les autres types de travail. Les innombrables équations dont se compose la forme-valeur universelle mettent successivement à parité le travail réalisé dans la toile et chaque type de travail contenu dans une autre marchandise, faisant par là-même du tissage la forme-manifestation universelle du travail humain en général. Ainsi le travail réifié dans la valeur-marchandise n'est pas seulement représenté, négativement, comme travail dans lequel on fait abstraction de toutes les formes concrètes et propriétés utiles des travaux réels. Sa nature positive propre est mise expressément en relief. Il est la réduction de tous les travaux réels à leur caractère commun de travail humain, de dépense de force de travail humaine.
La forme-valeur universelle, qui présente les produits du travail comme de simples coagulats de travail humain indifférencié, montre par sa propre structure qu'elle est l'expression sociale du monde des marchandises. Elle révèle ainsi que dans ce monde, c'est le caractère humain universel du travail qui constitue son caractère spécifiquement social.
2. Rapport entre forme-valeur relative et forme-équivalent du point de vue de leur développement
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Au degré de développement de la forme-valeur relative correspond le degré de développement de la forme-équivalent. Mais, notons-le bien, le développement de la forme-équivalent n'est que l'expression et le résultat du développement de la forme-valeur relative.
[82] La forme-valeur simple, ou isolée, d'une marchandise fait d(une marchandise autre un équivalent singulier. La forme développée de la valeur relative, cette expression de la valeur d'une marchandise en toute marchandise autre, imprime à cette dernière la forme d'équivalent particulier d'espèce différente. Enfin, une espèce particulière de marchandises acquiert la forme-équivalent universel parce que toutes les marchandises en font le matériau de leur forme-valeur unitaire et universelle.
Or, dans la mesure même où se développe la forme-valeur en général, se développe également l'opposition entre ses deux pôles, entre la forme-valeur relative et la forme-équivalent.
La première forme - 20 aunes de toile = 1 habit - contient déjà cette opposition, mais elle ne la fixe pas. Selon qu'on lit cette équation dans un sens ou dans l'autre, chacun de ses deux membres, comme les marchandises toile et habit, se trouve alternativement dans la forme-valeur relative ou dans la forme-équivalent. A ce point, il faut encore faire un certain effort pour maintenir cette opposition dans sa polarité.
Dans la forme II, il n'y a jamais qu'une seule espèce de marchandises à la fois qui puisse développer totalement sa valeur relative, ou encore une espèce de marchandises ne possède elle-même de forme-valeur relative développée que parce que, et dans la mesure où, toutes les marchandises qui lui font face se trouvent sous la forme-équivalent. A ce point, il n'est plus possible d'intervertir les deux membres d'une équation de valeur - telle que 20 aunes de toile =1 habit, ou = 10 livres de thé, ou = 1 quarter de blé, etc. - sans modifier son caractère d'ensemble et sans la faire passer de la forme-valeur totale à la forme-valeur universelle.
La dernière forme enfin, la forme III, donne au monde des marchandises une forme-valeur relative sociale universelle parce que, et dans la mesure où, à une seule exception près, toutes les marchandises faisant partie de ce monde sont exclues de la forme-équivalent universel. Une marchandise, la toile, se trouve donc sous la forme d'échangeabilité immédiate contre toutes les autres marchandises, ou encore sous une forme immédiatement sociale, parce que, et dans la mesure où, ces dernières ne s'y trouvent pas (24).
[83] Inversement, la marchandise qui figure comme équivalent universel est exclue de la forme-valeur relative unitaire et donc universelle du monde des marchandises. Si la toile, c'est-à-dire une quelconque marchandise se trouvant sous la forme-équivalent universel, devait en même temps participer de la forme-valeur relative universelle, il faudrait qu'elle se serve elle-même d'équivalent. On obtiendrait alors 20 aunes de toile = 20 aunes de toile, tautologie où n'est exprimée ni valeur, ni grandeur de valeur. Pour exprimer la valeur relative de l'équivalent universel, il faut au contraire renverser la forme III. Cet équivalent n'a pas une forme-valeur relative qu'il détiendrait en commun avec les autres marchandises, mais sa valeur s'exprime relativement dans la série infinie de tous les autres corps de marchandises. C'est ainsi que la forme-valeur relative développée ou forme II apparaît comme la forme-valeur relative spécifique de la marchandise-équivalent.
3. Transition de la forme-valeur universelle à la forme-monnaie
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La forme-équivalent universel est, en tout état de cause, une forme de la valeur. Elle peut donc échoir à n'importe quelle marchandise. D'un autre côté, une marchandise ne se trouve sous la forme-équivalent universel (forme III) que parce que et dans la mesure où elle est, à titre d'équivalent, mise à l'écart par toutes les autres marchandises. Et c'est seulement à partir du moment où cette mise à l'écart se limite une fois pour toutes à une espèce particulière de marchandises, que la forme-valeur relative unitaire du monde des marchandises acquiert une consistance objective et une validité sociale universelle.
L'espèce particulière de marchandises dont la forme physique ne fait qu'un socialement avec la forme-équivalent, se mue alors en marchandise-monnaie, ou encore, fonctionne comme monnaie. Jouer le rôle d'équivalent universel dans le monde des marchandises devient sa fonction sociale spécifique, et partant son monopole social. [84] Cette place privilégiée parmi les marchandises qui figurent dans la forme II comme équivalents particuliers de la toile, et qui dans la forme III expriment en commun leur valeur relative dans la toile, une marchandise déterminée l'a conquise historiquement: l'or. Si donc, dans la forme III, nous mettons la marchandise-or à la place de la marchandise-toile, nous obtenons:
20 aunes de toile | = | |
1 habit | = | |
10 livres de thé | = | |
40 livres de café | = | 2 onces d'or |
1 quarter de blé | = | |
0,5 tonne de fer | = | |
x marchandise A | = |
Dans le passage de la forme I à la forme II, et de la forme II à la forme III, des modifications essentielles se produisent. En revanche, la forme IV ne se distingue en rien de la forme III, à ceci près que désormais, au lieu de la toile, c'est l'or qui détient la forme-équivalent universel. L'or reste dans la forme IV ce que la toile était dans la forme III: équivalent universel. Le progrès consiste seulement en ceci que désormais la forme d'échangeabilité immédiatement universelle, c'est-à-dire la forme-équivalent universel, ne fait définitivement plus qu'une, par accoutumance sociale, avec la forme physique spécifique de la marchandise-or.
L'or ne fait face aux autres marchandises comme monnaie que parce qu'antérieurement il leur faisait face comme marchandise. A l'instar de toutes les autres marchandises, il fonctionnait également comme équivalent, que ce soit comme équivalent singulier dans des actes d'échange isolés ou comme équivalent particulier à côté d'autres équivalents-marchandises. Progressivement, il s'est mis à fonctionner dans des sphères plus ou moins larges comme équivalent universel. Dès l'instant où il a conquis le monopole de cette position dans l'expression de valeur du monde des marchandises, il devient marchandise-monnaie; et ce n'est qu'à partir du moment où il est devenu marchandise-monnaie que la forme IV se différencie de la forme III, ou encore, que la forme-valeur universelle se trouve changée en forme-monnaie.
L'expression de valeur relative simple d'une marchandise, de la toile par exemple, dans la marchandise fonctionnant déjà comme marchandise-monnaie, l'or par exemple, est la forme-prix. La «forme-prix» de la toile est donc:
20 aunes de toile = 2 onces d'or
ou encore, si le nom en numéraire de 2 onces d'or est 2 £:
20 aunes de toile = 2 £.
[85] Dans le concept de la forme-monnaie, la difficulté se limite à comprendre la forme-équivalent universel, donc la forme-valeur universelle en général, la forme III. La forme III se résout en retour dans la forme II, la forme-valeur développée, et son élément constitutif est la forme I: 20 aunes de toile = 1 habit, ou x marchandise A = y marchandise B. La forme-marchandise simple est donc le germe de la forme-monnaie.
4. Le caractère-fétiche de la marchandise et son secret
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Une marchandise, à première vue, paraît un objet trivial et allant de soi. Son analyse montre que c'est une chose extrêmement embrouillée, pleine de subtilités métaphysiques et d'arguties théologiques. Pour autant qu'elle est valeur d'usage, il n'y a rien de mystérieux en elle, soit que je la considère du point de vue selon lequel elle satisfait, par ses propriétés, des besoins humains, ou du point de vue selon lequel elle n'acquiert ces propriétés qu'en tant qu'elle est le produit du travail humain. Il tombe sous les sens que l'homme modifie par son activité les formes des matériaux naturels de façon à les rendre utiles. La forme du bois, par exemple, est modifiée quand on en fait une table. La table n'en reste pas moins du bois, chose sensible ordinaire. Mais aussitôt entrée en scène comme marchandise, elle se transforme en chose sensible-suprasensible. Elle ne se tient pas seulement debout, les pieds sur le sol, mais elle se dresse sur la tête face à toutes les autres marchandises et fait surgir de sa tête de bois des élucubrations plus étonnantes encore que si elle se mettait d'elle-même à tourner (25).
Le caractère mystique de la marchandise ne provient donc pas de sa valeur d'usage. Il ne provient pas davantage du contenu des déterminations de valeur. En effet, premièrement, quelque différents que puissent être les travaux utiles, les activités productives, c'est une vérité physiologique qu'il s'agit de fonctions de l'organisme humain et que chacune de ces fonctions, quels que soient son contenu et sa forme, est essentiellement dépense de matière grise, dépense nerveuse, musculaire, sensorielle, etc. Deuxièmement, quant à ce qui fonde la détermination de la grandeur de valeur, à savoir la durée de cette dépense, autrement dit la quantité de travail, la différence entre cette quantité et le caractère qualitatif du travail est même tangible. Dans tous les états de société, le temps de travail que coûte la production des moyens de subsistance a intéressé les hommes, quoique de façon inégale aux différents stades de développement (26). [86] Enfin, dès lors que les hommes travaillent les uns pour les autres d'une façon ou d'une autre, leur travail revêt aussi une forme sociale.
D'où provient donc le caractère énigmatique du produit du travail, dès qu'il prend la forme-marchandise? Manifestement de cette forme même. L'identité des travaux humains revêt la forme réifiée de choséité-valeur identique des produits du travail, la mesure de la dépense de force de travail humaine par sa durée revêt la forme de grandeur de valeur des produits du travail, enfin les rapports entre producteurs, au sein desquels jouent les déterminations sociales de leurs travaux, revêtent la forme d'un rapport social entre produits du travail.
Ce qu'il y a de mystérieux dans la forme-marchandise consiste donc simplement en ceci qu'elle renvoie aux hommes l'image du caractère social de leur propre travail comme étant le caractère objectal des produits de ce travail, les propriétés naturelles sociales de ces choses, qu'elle leur renvoie par conséquent aussi l'image du rapport social des producteurs au travail d'ensemble comme étant un rapport social qui existerait en dehors d'eux, un rapport social d'objets. C'est par ce quiproquo que les produits du travail deviennent marchandises, choses sensibles-suprasensibles, choses sociales. De la même façon, l'impression lumineuse d'une chose sur le nerf optique ne se présente pas comme excitation subjective du nerf optique lui-même, mais comme forme objectale d'une chose extérieure à l'il. Dans la vision toutefois, de la lumière est effectivement projetée d'une chose, l'objet extérieur, vers une autre, l'il. C'est un rapport physique entre des choses physiques. En revanche, la forme-marchandise et le rapport de valeur entre les produits du travail, sous les espèces desquels cette forme se présente, n'ont absolument rien à voir ni avec la nature physique de ceux-ci, ni avec les relations objectives qui en résultent. C'est simplement le rapport social déterminé entre les hommes mêmes qui revêt ici pour eux la forme fantasmagorique d'un rapport entre choses. C'est pourquoi, pour trouver une analogie, nous devons nous aventurer dans les régions nébuleuses du monde religieux. Là les productions de la tête semblent être des figures autonomes, douées d'une vie propre, engagées dans des rapports entre elles et avec les humains. Il en va de même, dans le monde des marchandises, des productions de la main. [87] C'est ce que j'appelle le fétichisme qui adhère aux produits du travail, dès lors que ceux-ci sont produits comme marchandises, et qui, partant, est inséparable de la production marchande.
Ce caractère-fétiche du monde des marchandises, notre précédente analyse vient de le montrer, provient du caractère social très particulier du travail qui produit des marchandises.
D'une façon générale, les objets d'usage ne deviennent marchandises que parce qu'ils sont les produits de travaux privés menés indépendamment les uns des autres. Le système de ces travaux privés forme le travail social d'ensemble. Etant donné que les producteurs n'entrent en contact social qu'en échangeant les produits de leur travail, les caractères sociaux spécifiques de leurs travaux privés ne se manifestent que dans et au moment de cet échange. Autrement dit: les travaux privés ne se comportent, de fait, comme chaînons du travail social d'ensemble qu'à travers les relations que l'échange instaure entre les produits du travail et, par l'entremise de ces derniers, entre les producteurs. C'est pourquoi les relations sociales entre leurs travaux privés apparaissent aux producteurs pour ce qu'elles sont, c'est-à-dire non pas comme des rapports immédiatement sociaux entre les personnes dans leur travail même, mais au contraire comme des rapports réifiés (26*) entre personnes et des rapports sociaux entre choses.
C'est seulement dans leur échange que les produits du travail acquièrent une choséité-valeur socialement identique, distincte de leur choséité d'usage (26**) perçue dans sa diversité. Cette scission du produit du travail en chose utile et chose-valeur ne devient effective dans la pratique qu'une fois que l'échange a acquis une extension et une importance suffisantes pour que les choses utiles soient produites en vue de l'échange, le caractère de valeur des choses étant ainsi pris en considération dès leur production. A partir de ce moment, les travaux privés des producteurs acquièrent un caractère social double. D'une part, en tant que travaux utiles déterminés, ils doivent satisfaire un besoin social déterminé et faire leur preuve en tant que articulations du travail d'ensemble, du système de la division sociale spontanée du travail. D'autre part, ces travaux privés utiles ne satisfont les multiples besoins de leurs exécutants que dans la mesure où chacun en particulier est échangeable contre tout autre et ainsi lui équivaut. L'identité de travaux qui diffèrent toto coelo (26***) ne peut consister qu'en une abstraction de leur non-identité réelle, en leur réduction au caractère commun, [88] qui est le leur, de dépense de force de travail humaine, de travail humain abstrait (26****). Le cerveau des producteurs privés ne reflète ce caractère social double de leurs travaux privés que sous les formes qui apparaissent dans la circulation réelle, dans l'échange des produits: le caractère social d'utilité de leurs travaux privés, sous la forme de la nécessité, pour le produit du travail, d'être utile, et utile pour d'autres; le caractère social d'identité des travaux d'espèces différentes, sous la forme du caractère-valeur commun à ces choses matériellement différentes que sont les produits du travail.
Les hommes ne rapportent donc pas les produits de leur travail les uns aux autres comme valeurs parce que ces choses passeraient à leurs yeux pour de simples enveloppes réifiées du travail humain homogène. C'est l'inverse. C'est en posant dans l'échange leurs produits d'espèces différentes comme égaux en tant que valeurs qu'ils posent leurs différents travaux comme identiques les uns aux autres en tant que travail humain. Cela, ils ne le savent pas, mais ils le font (27). C'est pourquoi la valeur ne porte pas écrit sur son front ce qu'elle est. Elle transforme au contraire tout produit du travail en un hiéroglyphe social. Ultérieurement les hommes cherchent à déchiffrer le sens du hiéroglyphe, à percer le secret de leur propre produit social, la détermination des objets d'usage en tant que valeurs étant en effet leur produit social au même titre que le langage. La découverte tardive par la science que les produits du travail, pour autant qu'il s'agit de valeurs, ne sont que l'expression réifiée du travail humain dépensé à les produire, fait date dans l'histoire de l'humanité, mais ne dissipe en rien l'apparence objectale que revêtent les caractères sociaux du travail. Après comme avant cette découverte, ce qui n'a de validité que pour cette forme particulière de production qu'est la production marchande - à savoir que le caractère social spécifique des travaux privés et indépendants les uns des autres consiste en leur identité comme travail humain et revêt la forme du caractère-valeur des produits du travail - paraît définitivement acquis aux yeux de ceux qui sont empêtrés dans les rapports de production marchands, tout comme la décomposition scientifique de l'air en ses éléments laisse subsister la forme-air comme forme d'un corps physique.
[89] Ce qui, en premier lieu, intéresse les échangistes dans la pratique, c'est de savoir combien de produits d'autrui ils obtiendront en échange du leur propre, donc dans quelles proportions s'échangeront les produits. Une fois que ces proportions sont parvenues à une certaine stabilité mûrie par l'habitude, elles semblent avoir leur source dans la nature des produits du travail, si bien qu'une tonne de fer et 2 onces d'or par exemple sont de même valeur, comme une livre d'or et une livre de fer sont de même poids en dépit de leurs propriétés physiques et chimiques différentes. Et en effet le caractère-valeur des produits du travail ne se stabilise qu'à partir du moment où ils se comportent comme des grandeurs de valeur. Ces dernières changent constamment, indépendamment de la volonté, des prévisions et des actes des échangistes. Leur mouvement social propre revêt pour eux la forme d'un mouvement de choses dont ils subissent le contrôle au lieu de le contrôler. Il faut que la production marchande soit pleinement développée pour que, de l'expérience même, naisse l'intelligence scientifique du fait que les travaux privés menés indépendamment les uns des autres, et néanmoins totalement interdépendants en tant que moments organiques de la division sociale du travail, sont réduits continuellement à la mesure sociale de leur proportionnalité, et cela parce que, dans les rapports d'échange aléatoires et constamment fluctuants de leurs produits, s'impose par la violence le temps de travail socialement nécessaire à leur production comme une loi naturelle régulatrice, un peu comme le fait la loi de la pesanteur lorsque votre maison vous tombe sur la tête (28). La détermination de la grandeur de valeur par le temps de travail est donc un secret dissimulé derrière les mouvements apparents des valeurs relatives des marchandises. En levant ce secret, on dépasse l'apparence d'une détermination purement aléatoire des grandeurs de valeur des produits du travail, mais on ne supprime nullement leur forme réifiée.
D'une façon générale, la réflexion sur les formes de la vie humaine, et donc aussi leur analyse scientifique, emprunte une voie opposée à celle du développement réel. Elle commence post festum, et donc par les résultats achevés du processus de développement. Les formes qui impriment aux produits du travail le cachet de marchandise et que donc la circulation des marchandises présuppose, [90] possèdent déjà la stabilité de formes naturelles de la vie sociale avant même que les hommes ne cherchent à rendre compte non pas de leur caractère historique, puisque au contraire ces formes passent déjà pour immuables à leurs yeux, mais de leur contenu. Aussi, c'est seulement l'analyse des prix des marchandises qui a conduit à la détermination de la grandeur de valeur, et c'est seulement l'expression monétaire collective des marchandises qui a conduit à établir leur caractère-valeur. Mais c'est précisément cette forme achevée du monde des marchandises - la forme-monnaie - qui occulte et réifie le caractère social des travaux privés et donc les rapports sociaux des travailleurs privés, au lieu de les mettre à nu. Quand je dis qu'un habit, des bottes, etc. se rapportent à de la toile comme à l'incarnation universelle du travail humain abstrait, le caractère délirant (28*) de cette expression saute aux yeux. Mais quand les producteurs d'habit, de bottes, etc. rapportent ces marchandises à de la toile - ou à de l'or et de l'argent, ce qui ne change rien à l'affaire - comme à un équivalent universel, la relation de leurs travaux privés au travail social d'ensemble leur apparaît exactement sous cette forme délirante.
Ce sont précisément des formes de ce genre qui constituent les catégories de l'économie bourgeoise. Ce sont des formes de pensée socialement reconnues, donc objectives au regard des rapports de production propres à ce mode de production social historiquement déterminé qu'est la production marchande. C'est pourquoi tout le mysticisme du monde des marchandises, tous les fantômes et sortilèges qui, sur la base de la production marchande, enveloppent de brume les produits du travail, se dissipent instantanément dès que nous nous échappons vers d'autres formes de production.
Puisque l'économie politique aime les robinsonnades (29) faisons d'abord paraître Robinson dans son île. Aussi peu exigeant qu'il soit à l'origine, il n'en doit pas moins satisfaire des besoins divers et, pour ce faire, accomplir divers types de travaux utiles, faire des outils, fabriquer des meubles, [91] domestiquer des lamas, pêcher, chasser, etc. Nous ne parlerons pas ici de prière et autres, car notre Robinson, y trouvant son plaisir, considère ce genre d'activité comme une récréation. Il sait que ses fonctions productives, en dépit de leur diversité, ne sont que diverses formes d'activité du même Robinson et donc diverses modalités du travail humain. La nécessité même le contraint à répartir exactement son temps entre ses différentes fonctions. Des difficultés plus ou moins grandes qu'il aura à surmonter pour parvenir à l'effet utile visé dépend la place que prendra telle ou telle fonction dans son activité d'ensemble. L'expérience apprend cela à notre Robinson, et lui, qui a sauvé du naufrage montre, livre de comptes, encre et plume, a tôt fait, en bon Anglais, de tenir une comptabilité sur lui-même. Son inventaire comporte une liste des objets d'usage en sa possession, des diverses opérations requises pour les produire, enfin du temps de travail que lui coûtent en moyenne des quantités déterminées de ces différents produits. Les relations entre Robinson et les choses qui constituent la richesse qu'il s'est créée lui-même sont toutes à ce point simples et transparentes que même Monsieur M. Wirth devrait pouvoir les comprendre sans effort intellectuel particulier. Et pourtant toutes les déterminations essentielles de la valeur y sont contenues.
Transportons-nous maintenant de l'île lumineuse de Robinson dans le sombre Moyen Age européen. Ici nous trouvons, au lieu de l'homme indépendant, chacun dépendant d'un autre - serfs et seigneurs, vassaux et suzerains, laïcs et clercs. La dépendance personnelle caractérise tout autant les rapports sociaux de la production matérielle que les sphères de vie édifiées sur elle. Mais du fait précisément que des rapports personnels de dépendance constituent la base sociale existante, travaux et produits n'ont pas besoin de revêtir une figure fantastique distincte de leur réalité. Ils entrent dans les rouages sociaux comme services et prestations en nature. Ici, c'est la forme de prestation en nature du travail, sa particularité et non son universalité comme c'est le cas sur la base de la production marchande, qui est la forme immédiatement sociale de celui-ci. Certes, la corvée est mesurée en temps tout aussi bien que le travail producteur de marchandises, mais tout serf sait que c'est un quantum déterminé de sa force de travail personnelle qu'il dépense au service de son maître. La dîme à fournir au curé est plus intelligible que sa bénédiction. Quel que soit le jugement que l'on est amené à porter sur les personnages sous les masques desquels (29*) ces hommes se font face, les rapports sociaux des personnes, dans leurs travaux, apparaissent du moins comme leurs rapports personnels [92] et ne sont pas déguisés en rapports sociaux de ces choses que sont les produits du travail.
Pour examiner le travail en commun, c'est-à-dire immédiatement socialisé, nous n'avons pas besoin de remonter à sa forme primitive, que l'on rencontre au seuil de l'histoire chez tous les peuples civilisés (30). L'industrie rurale patriarcale d'une famille paysanne produisant pour ses besoins propres grain, bétail, fil, toile, vêtements, etc. offre un exemple plus proche. Ces différentes choses se présentent, vis-à-vis de la famille, comme autant de produits divers de son travail familial sans se faire mutuellement face comme marchandises. Les différents travaux qui sont à l'origine de ces produits, culture, élevage, filage, tissage, confection, etc., sont, sous leur forme concrète, des fonctions sociales puisqu'ils sont des fonctions de la famille, laquelle possède tout autant que la production marchande sa propre division spontanée du travail. Les différences d'âge et de sexe, de même que les conditions naturelles du travail, qui changent au gré des variations saisonnières, règlent la répartition de celui-ci au sein de la famille ainsi que le temps de travail de chacun de ses membres. Mais la dépense des forces de travail individuelles mesurée par la durée apparaît ici originairement comme détermination sociale des travaux eux-mêmes, du fait que, dès l'origine, ces forces de travail individuelles n'agissent qu'en tant qu'organes de la force de travail collective de la famille.
Représentons-nous enfin, pour changer, des hommes libres associés qui travaillent avec des moyens de production collectifs et dépensent consciemment leurs multiples forces de travail individuelles comme une seule force de travail sociale. Toutes les déterminations du travail de Robinson se répètent ici, mais à l'échelle sociale et non plus individuelle. [93] Tous les produits de Robinson étaient son produit personnel exclusif, et donc, de façon immédiate, objets d'usage pour lui. La totalité du produit de l'association est un produit social. Une partie de ce produit sert à nouveau comme moyen de production. Elle demeure sociale. Mais une autre partie est consommée comme moyen de subsistance par les membres de l'association. Elle doit donc être partagée entre eux. La modalité de ce partage variera suivant le type particulier d'organisme social de production et le niveau de développement historique correspondant atteint par les producteurs. A seule fin d'établir un parallèle avec la production marchande, nous posons au préalable que la part en moyens de subsistance revenant à chacun des producteurs est déterminée par son temps de travail. Alors, le temps de travail jouerait un rôle double. Sa répartition socialement planifiée règle l'adéquation des différentes fonctions du travail aux différents besoins. D'autre part, le temps de travail sert également à mesurer la participation individuelle du producteur au travail commun et donc aussi à la fraction individuellement consommable du produit commun. Les relations sociales des hommes à leurs travaux et aux produits de leur travail demeurent ici, dans la production comme dans la distribution, d'une simplicité transparente.
Pour une société de producteurs de marchandises dont le rapport social universel de production consiste à se rapporter à leurs produits comme à des marchandises, donc à des valeurs, et, sous cette forme réifiée, à rapporter leurs travaux privés les uns aux autres à titre de travail humain identique, le christianisme est, avec son culte de l'homme abstrait, notamment dans ses développements bourgeois, protestantisme, déisme, etc., la forme de religion la plus adéquate. Dans les modes de production de l'Asie ancienne, de l'Antiquité, etc., la transformation du produit en marchandise, et donc l'existence des hommes comme producteurs de marchandises, joue un rôle subordonné qui gagne cependant en importance à mesure que les communautés entrent dans leur période de déclin. Des peuples commerçants au sens propre du terme n'existent que dans les intermondes de l'Antiquité, tels les dieux d'Epicure, ou dans les pores de la société polonaise, comme les Juifs. Ces anciens organismes sociaux de production sont extraordinairement plus simples et plus transparents que l'organisme social bourgeois, mais ils reposent soit sur l'immaturité de l'homme individuel qui n'a pas encore rompu le cordon ombilical le reliant aux autres dans la solidarité naturelle de l'espèce, soit sur des rapports immédiats d'autorité et de servitude. Ils ont pour condition un bas niveau de développement des forces productives du travail, auquel correspondent des rapports étriqués entre les hommes dans le procès de production de leur vie matérielle, rapports les liant les uns aux autres ainsi qu'à la nature. [94] Cette limitation réelle se reflète idéellement dans les vieilles religions de la nature et les religions populaires. D'une façon générale, le reflet religieux du monde réel ne pourra disparaître qu'une fois que les rapports de la vie pratique de tous les jours présenteront aux hommes rationalité et transparence dans leurs relations quotidiennes entre eux et à la nature. La physionomie du procès social de la vie, c'est-à-dire du procès matériel de production, ne dépouillera son voile de brume mystique qu'une fois établie comme production d'hommes librement socialisés, sous leur contrôle conscient et suivant leur plan délibéré. Ceci requiert toutefois une base matérielle de la société, une série de conditions matérielles d'existence, elles-mêmes, à leur tour, productions spontanées d'un long et douloureux développement historique.
L'économie politique a certes analysé, bien qu'imparfaitement(31), la valeur et la grandeur de valeur, et découvert le contenu caché sous ces formes. [95] Mais elle n'a jamais ne serait-ce que posé la question de savoir pourquoi ce contenu-ci revêt cette forme-là, et donc pourquoi le travail est représenté dans la valeur et la mesure du travail par sa durée, dans la grandeur de valeur du produit du travail (32). Des formules qui portent inscrites sur leur front qu'elles appartiennent à une formation sociale où c'est le procès de production qui maîtrise les hommes, et non encore l'inverse, passent, dans la conscience bourgeoise qu'on a d'elles, pour des nécessités naturelles allant tout autant de soi que le travail productif lui-même. [96] C'est la raison pour laquelle les formes pré-bourgeoises de l'organisme social de production sont traitées par l'économie politique comme le sont les religions pré-chrétiennes par les Pères de l'Eglise (33).
[97] A quel point une partie des économistes s'est laissée abuser par le fétichisme qui adhère au monde des marchandises, c'est-à-dire par l'apparence objectale que revêtent les déterminations sociales du travail, c'est ce que démontre entre autres la querelle insipide et ennuyeuse sur le rôle de la nature dans la formation de la valeur d'échange. Puisque la valeur d'échange est une manière sociale déterminée d'exprimer le travail appliqué à une chose, elle ne peut guère contenir plus de matière que, disons, le cours des changes.
Comme la forme-marchandise est à la fois la forme la plus générale et la moins développée de la production bourgeoise, ce qui fait qu'elle entre en scène précocement, même si ce n'est pas de le même façon prépondérante, et donc caractéristique, qu'aujourd'hui, il semble encore relativement facile de percer à jour son caractère-fétiche. Dans le cas de formes plus concrètes, cette apparence même de simplicité disparaît. D'où proviennent les illusions du monétarisme? A considérer l'or et l'argent, il n'a pas vu que ceux-ci représentent, en tant que monnaie, un rapport social de production, bien que sous la forme de choses naturelles douées de propriétés sociales étranges. Quant à l'économie moderne, qui affiche une condescendance hautaine à l'égard du monétarisme, ne touche-t-on pas du doigt son fétichisme à elle dès qu'elle traite du capital? Depuis combien de temps s'est dissipée l'illusion physiocratique qui veut que la rente foncière sorte du sol et non de la société?
Mais n'anticipons pas: contentons-nous d'un exemple encore, relatif à la forme-marchandise elle-même. Si les marchandises pouvaient parler, elles diraient: notre valeur d'usage peut bien intéresser les hommes. Elle ne nous est pas dévolue, à nous en tant que choses. Ce qui nous est dévolu, choses que nous sommes, c'est notre valeur. Le commerce qui nous est propre en tant que choses-marchandises le démontre. Nous ne nous rapportons les unes aux autres qu'à titre de valeurs d'échange. Ecoutons maintenant comment parle l'économiste depuis le tréfonds de l'âme des marchandises:
«La valeur» (valeur d'échange) «est une propriété des choses, la richesse» (valeur d'usage) «est une propriété des hommes. En ce sens, la valeur implique nécessairement l'échange, ce qui n'est pas le cas de la richesse» (34). «La richesse» (valeur d'usage) «est un attribut des hommes, la valeur un attribut des marchandises. Un homme, ou une communauté, est riche; une perle ou un diamant a de la valeur... Une perle ou un diamant a de la valeur en tant que perle ou que diamant» (35).
[98] Jusqu'à présent, aucun chimiste n'a encore découvert de valeur d'échange dans une perle ou un diamant. Les chercheurs en économie qui ont découvert cette substance chimique et ont une prétention particulière à la profondeur critique, ont trouvé néanmoins que la valeur d'usage des choses est indépendante de leurs propriétés de choses, leur valeur, par contre, leur étant dévolue en tant que choses. Ce qui les confirme dans ce point de vue, c'est ce fait curieux que pour l'homme la valeur d'usage des choses se réalise sans échange, donc dans le rapport immédiat de chose à homme, tandis que leur valeur, à l'inverse, ne se réalise que dans l'échange, c'est-à-dire dans un procès social. Qui ne se souvient ici de la leçon que le brave Dogberry donne au veilleur de nuit Seacoal (35*):
«Etre un homme de belle apparence est un don des circonstances, mais savoir lire et écrire, c'est quelque chose qui vient de la nature» (36)
Notes:
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