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GRAMSCI, L’« ORDINE NUOVO » ET « IL SOVIET » (I)



Content :

Gramsci, l’« Ordine Nuovo » et « Il Soviet » (I)
Introduction
Gramsci, l’« Ordine Nuovo » et « Il Soviet »
1. Fondements « philosophiques »
2. Faux gauchisme gradualiste
3. Signification globale de notre critique
4. Le pré-ordinovisme fait ses preuves (1914–1918)
Notes
Source


Gramsci, l’« Ordine Nuovo » et « Il Soviet »

Introduction

Dans l’affrontement historique entre la bourgeoisie et le prolétariat, aucune partie de l’activité et de la science humaines ne saurait être « neutre », « au-dessus de la mêlée », « objective ». Et moins que toute autre, l’Histoire, et en particulier l’Histoire du mouvement révolutionnaire. C’est pourquoi, face aux falsifications volontaires ou innocentes, machiavéliques ou naïves de toute l’historiographie bourgeoise, opportuniste et « gauchiste », nous nous sommes engagés depuis des années dans la rédaction d’une Histoire de la Gauche communiste. Notre but n’est évidemment pas la quête de « La Vérité » en soi. Si nous cherchons à rétablir la réalité de l’histoire, c’est parce que, pour le mouvement communiste, les leçons tirées des expériences du passé sont des armes dans la lutte du présent et de l’avenir; parce que la reconstitution du parti, direction révolutionnaire, de la classe, n’est possible que sur la base d’un bilan critique du passé, et que celui-ci ne peut être dressé valablement que sur la base de la doctrine marxiste intégralement réaffirmée.

Jusqu’à présent, deux volumes de cette « Histoire de la Gauche » ont été publiés en italien. Le premier traite l’histoire du mouvement en Italie jusqu’à la veille du congrès de Bologne du Parti Socialiste Italien en 1919; le second est consacré à la période 1919–1920. Par suite de difficultés matérielles, ces volumes n’ont pu être publiés intégralement en français. Un résumé très ample du premier est paru dans les numéros 28, 29, 31, 32 et 33 de cette revue, mais ces numéros sont épuisés. Quant au second, deux chapitres en ont paru dans les numéros 58, 59 et 60. Ce sont les chapitres VIII et IX, consacrés respectivement à « La Gauche marxiste d’Italie et le mouvement communiste international » et au « Le IIe Congrès de l’Internationale Communiste : Un sommet et une croisée des chemins ». L’importance politique considérable de ces chapitres a imposé leur publication rapide, en dépit de l’ordre chronologique.

C’est aussi pour son importance politique que nous commençons dans ce numéro la publication du chapitre VI, qui traite de « Gramsci, l’‹ Ordine Nuovo › et ‹ Il Soviet › ». En effet, la « gauche » et « l’extrême-gauche » redécouvrent aujourd’hui Gramsci et, pour des raisons parfois opposées mais non contradictoires, le revendiquent qui pour maître, qui pour précurseur. Nous verrons qu’ils ont, tous, raison de le revendiquer, pour les raisons mêmes qui nous l’ont toujours fait reconnaître comme une synthèse de tous les aspects de, l’immédiatisme, et que les critiques ou réserves qu’ils formulent ne reflètent que les divergences des divers aspects de l’immédiatisme.

Parmi ces admirateurs-critiques, les plus drôles sont ceux qui veulent expliquer ce qu’ils appellent les « erreurs » de Gramsci par la « mauvaise influence » que la Gauche, et en particulier Bordiga aurait exercée sur lui. Il faut une bonne dose de cynisme pour soutenir une telle thèse, qui ne résiste pas à l’étude historique la plus élémentaire. En réalité, c’est juste le contraire : Gramsci et l’« Ordine Nuovo » représentaient un courant foncièrement étranger à la ligne marxiste restaurée par l’Internationale Communiste et défendue par la, Gauche; et le seul moment où ce courant s’est plié et aligné tant soit peu sur cette ligne marxiste est celui où il se trouvait non pas « sous l’influence », mais sous la direction ferme de la Gauche.

D’autres parties de l’« Histoire de la Gauche » expliquent pourquoi le Parti Communiste d’Italie n’a pu se constituer qu’en janvier 1921 au congrès de Livourne. Elles expliquent aussi pourquoi la Gauche, qu’une légende aussi intéressée que tenace présente comme l’incarnation du sectarisme et du refus de tout compromis, a dû accepter de le constituer sur une base relativement « impure », en lui incorporant en particulier le courant de l’« Ordine Nuovo ». Elle savait, certes, que ce courant n’était pas communiste, mais elle pensait – tout comme Lénine le pensait d’autres courants – qu’on pouvait le faire fondre au feu de la lutte révolutionnaire, récupérer le métal précieux qu’il pouvait contenir et rejeter les scories inutilisables. C’était une entreprise difficile et hasardeuse, mais qu’on pouvait tenter sous réserve de deux conditions indispensables : la première, « objective », était un haut niveau des luttes prolétariennes; la seconde, « subjective », qu’on soumette ces courants à la discipline politique la plus sévère.

En 1920–21, la première condition pouvait encore être considérée comme réalisée. Quant à la deuxième, la Gauche italienne a insisté pour que l’Internationale renforce en son sein la dictature des principes communistes. C’est ce qu’elle a fait pour sa part dans la section italienne qu’elle a dirigée jusqu’en 1923, et dans laquelle elle a mené un vigoureux travail d’encadrement politique. On peut dire qu’effectivement pendant cette période l’ordinovisme s’est « écrasé » sous l’autorité de la Gauche, acceptant, extérieurement en tout cas et malgré quelques « bavures », les positions communistes.

Localement, ces bavures ne tiraient pas trop à conséquence, grâce précisément à la clarté et à la fermeté de la direction du Parti Communiste d’Italie. Elles ont eu par contre un effet néfaste au niveau international. Ainsi, le discours « offensiviste » de Terracini au 3e Congrès de l’Internationale, discours qui lui valut une réplique cinglante de Lénine et une réprimande sévère de Rome, a contribué au malentendu entre les bolchéviks et la Gauche.

Il est vain de s’interroger sur l’issue possible de cette tentative d’assimilation, cette tentative de digérer la chair prolétarienne du groupe ordinoviste et de recracher le noyau immédiatiste réfractaire. La tentative a tourné court, parce que les deux conditions qui la rendaient possible ont disparu, non tant en Italie qu’à l’échelle internationale. Dès 1921 se dessine un reflux de la vague révolutionnaire en Europe. Et, chose plus grave, en réaction à ce reflux, s’amorcent dans les années suivantes les oscillations tactiques de l’Internationale. Alors que l’ordinovisme s’était écrasé sous la direction ferme de la Gauche, il commence à relever la tête quand, internationalement, cette fermeté et cette clarté de direction s’estompent. Bien plus, pour briser la résistance de la Gauche à ses fluctuations, la direction de l’Internationale s’appuiera précisément sur ces éléments-là, ce qui ne pouvait que les renforcer et renforcer leur tendance à retomber dans leur orientation propre. Vers le milieu de 1923, déjà, l’Internationale retire la direction du P.C. d’Italie à la Gauche pour la confier entre autres aux ex-ordinovistes mal digérés. Dès lors il ne sera plus question de les digérer. Ce sont eux qui, conjointement avec le stalinisme d’un côté, les autres tendances immédiatistes de l’autre, mangeront l’Internationale de l’intérieur jusqu’à ce que, malgré la résistance des Gauches, l’opportunisme l’emporte.

Sur son cadavre prolifèrent aujourd’hui les mille variantes de l’immédiatisme et de l’opportunisme qui, du réformisme au spontanéisme, du « compromis historique » à l’« autogestion », de la « démocratie avancée » au « conseillisme » antiparti, peuvent toutes, comme on va le voir, se réclamer légitimement de Gramsci.

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Gramsci, l’« Ordine Nuovo » et « Il Soviet »

L’« historiographie » opportuniste a enrobé sous tant de voiles mythologiques le mouvement dit « Ordine Nuovo », que pour en donner une idée juste et expliquer ses développements, il faut d’abord retracer, au risque d’apparaître fastidieux, les étapes de l’itinéraire intellectuel de son leader incontesté, Antonio Gramsci. Dans l’ordinovisme de 1919–20 comme dans le gramscisme ultérieur, nous voyons un processus doté d’une solide continuité idéologique, – illustration exemplaire de l’invariance de l’opportunisme – qui, d’un côté, s’apparente par beaucoup d’aspects à de multiples courants a-marxistes et extra-marxistes européens ou américains, et de l’autre, anticipe – ce n’est pas par hasard – sur l’aberration extrême du « parti nouveau » de Togliatti. C’est pour cela, et non pour le plaisir de dénigrer, qu’il faut étudier ce courant dans ses tenants et aboutissants.

1.Fondements « philosophiques »

En tant qu’idéologue, Gramsci s’inscrit dans ce vaste mouvement de réaction antimarxiste en épistémologie et en philosophie de l’histoire qui, suivant les époques et les aires culturelles, porte le nom de néo-kantisme, empiriocriticisme, vitalisme, pragmatisme, néo-idéalisme, etc. Les principaux caractères communs à toutes ces doctrines (qui se répercutent directement sur le plan de l’économie politique ou trouvent leurs pendants dans les conceptions subjectivistes de « l’école autrichienne » de Pareto, etc.) se ramènent au refus de toute position moniste et déterministe, c’est-à-dire de tout « objectivisme » (fût-ce celui de « l’idéalisme objectif », d’où l’abandon ou la défiguration calculée de l’hégélianisme) et à la résurrection plus ou moins explicite du spiritualisme tendanciellement individualiste et agnostique, dont l’aboutissement « conséquent » est le solipsisme.

En substance, on essaie de nier la possibilité même d’une connaissance objective, c’est-à-dire d’une science, d’une prévision dialectique des événements fondée sur des lois, c’est-à-dire sur l’enchaînement objectif et contraignant des processus matériels; quant à ces derniers, ou on nie tout simplement leur existence, ou on les déclare indéchiffrables. On commence, disait Lénine dans « Que faire ? » par
« nier la possibilité de donner une base scientifique au socialisme et de prouver du point de vue de la conception matérialiste de l’histoire sa nécessité et son inévitabilité ».
A la science se substituera ainsi avec Sorel le « mythe », avec James la « volonté de croire », avec les néokantiens l’« impératif catégorique » correspondant à la métaphysique des Droits et Devoirs de l’idéologie bourgeoise. L’intervention matérielle de l’homme sur le monde extérieur conditionné par le milieu naturel et productif se dissout en un monologue de la Volonté individuelle, qui, sous ses formes les plus conséquentes – celles qui osent s’affirmer solipsistes – se voit finalement obligée de « poser » face à elle un « autre fictif » pour avoir un objet auquel s’appliquer et auquel tendre.

La dialectique que le vieil idéalisme objectif-absolu de Hegel situait royalement dans le mouvement même de l’Idée (dont toute pensée individuelle et contingente n’est qu’un avatar postérieur et particulier) et qui donc subsistait objectivement en dehors du Moi individuel et même de l’activité « spirituelle » collective d’une époque donnée, est, dans le meilleur des cas, réduite à un jeu pur de l’« esprit » individuel, échappant à toute détermination préalable et extérieure, et surtout étrangère à un monde physique régi par des lois opérant « au jour le jour », dont l’existence est en définitive considérée comme un simple « décalque » de l’expérience personnelle, un décalque dont on ne peut tenir compte, ni avoir connaissance, sinon à des fins « conventionnelles », et sur le plan de l’« utilité » économique brute et immédiate.

Comme le soulignait Engels dans la préface à l’édition anglaise de « Socialisme utopique et socialisme scientifique » (20 avril 1892), face à l’aggravation flagrante de ses propres contradictions, la bourgeoisie répudie les instruments de connaissance grâce auxquels elle avait découvert les contradictions inhérentes à l’ancien régime et pronostiqué sa mort. Elle ne fait pas seulement la politique de l’autruche, mais tente de nier, de dévaloriser aux yeux de la classe directement intéressée les conclusions de la science nouvelle de la révolution prolétarienne. On substitue l’expérience à la matière, et on ne fait pas subir moins d’altérations à la dialectique, cette « algèbre de la révolution » suivant l’expression de Herzen, que Hegel avait déjà amputée de ses conclusions par une ultime synthèse métaphysique (l’État résolvant les contradictions de la société civile) qui consacrait l’impossibilité de dépasser le monde capitaliste. La dialectique est remplacée par « l’évolution indolore », comme dans ce que Marx appelait le « positivisme merdique » de Comte et Spencer, ou elle est abaissée, comme chez Proudhon ou dans le révisionnisme ultérieur de Bernstein au rang de « comptabilité en partie double », de partage boutiquier des « bons » et « mauvais » côtés des événements, ou encore affaiblie et châtrée comme dans le néo-idéalisme de Croce. Celui-ci (qui se vante, dans des écrits fort bien réfutés par le féroce polémiste orthodoxe qu’était alors Plekhanov, d’avoir préfiguré le révisionnisme bernsteinien) nie la dialectique de la nature et son développement à travers les contraires ou « opposés », pour postuler une dialectique des « distincts » pacifique et aseptisée.

Or c’est à Croce – et à travers lui au néo-idéalisme italien en général, imbu de subjectivisme dès sa naissance et enclin à une interprétation banalisante de la dialectique proche de celle de la « droite hégélienne » – que se réfère Gramsci; il soutient même que le marxisme, ou plutôt (ainsi qu’il en définit non sans justesse sa propre « interprétation » et « re-création ») la « philosophie de la praxis » serait fondamentalement une variante de cet idéalisme particulièrement borné.

Contre les falsifications positivistes et néo-kantiennes des divers courants révisionnistes de la IIe Internationale, Lénine avait réaffirmé (cf. « Matérialisme et empiriocriticisme » et « Cahiers philosophiques ») dans le domaine épistémologique les fondements du matérialisme dialectique de Marx et Engels, sans craindre de remettre en relief l’énucléation du « noyau rationnel » du système hégélien. Le fait même que, pour Gramsci, le noyau rationnel (mais en réalité il s’agit pour lui de bien autre chose) doive être cherché dans le néo-idéalisme révèle, plus qu’une « étroitesse provinciale d’expériences intellectuelles », qu’il n’a jamais accepté l’idée marxiste que la philosophie s’achève avec le système hégélien, autrement dit que la philosophie comme telle (superscience) ou comme science particulière perd sa raison d’être face à la nécessité urgente d’une science révolutionnaire unique de la nature et de l’histoire, résultat de l’ensemble de toutes les connaissances scientifiques expérimentales et de la logique formelle et dialectique, c’est-à-dire de la nouvelle « conception du monde » unitairement matérialiste et intégralement scientifique.

Les critiques formulées par Gramsci contre le concept même de « science » ou d’« objectivité », ainsi que contre celui de « matérialisme » – auquel il voudrait substituer un historicisme absolu mâtiné de crocianisme et de relativisme pragmatiste – ne sont autres que les objections traditionnelles de l’idéalisme subjectif à une conception réaliste et objectiviste, et à plus forte raison matérialiste; les arguments mêmes, dirait à juste titre Lénine, de l’évêque Berkeley. Ces critiques, explicitement développées dans les « Cahiers de prison », sont déjà sous-jacentes dans l’« Ordine Nuovo » et ses écrits antérieurs. Et il faut bien voir que cette position idéologique préside à l’élaboration des concepts-clés du gramscisme, qui se ramènent tous, en un sens, à la notion de bloc historique. C’est en effet à cette notion que se réduit celle même de l’hégémonie que Gramsci substitue, non par hasard ni par maladresse d’expression, à la dictature de la classe et du parti. Dans ce concept typiquement gradualiste et idéaliste de bloc historique, le volontarisme s’unit à l’éducationnisme (et au culturalisme) en une synthèse représentative des nombreuses suggestions provenant des milieux du révisionnisme international.

Parmi les facteurs matériels de la crise capitaliste, de l’avènement d’une situation révolutionnaire, l’un est la « perméabilité » du prolétariat à la propagande et à l’organisation d’un parti qui remplit sa tâche en se soumettant, dans les domaines stratégique, tactique et organisationnel, à un programme invariant parce que fondé sur le dévoilement matériel des antagonismes inhérents au mode de production en vigueur, qu’ils minent et font éclater. Or tout cela est remplacé par une illumination spirituelle qui se répand en réalisations immédiates et anticipe la nouvelle société au sein de la vieille sous forme d’un réseau de conquêtes locales. « L’école » (si on nous passe ce mot) de l’« Ordine Nuovo » se caractérise encore par un trait, que lui reconnurent aussi bien ses amis que ses ennemis : le localisme turinois. D’après lui, la formule de l’organisation ouvrière, du conseil d’usine constituait une nouveauté qui s’était imposée à Turin et n’avait gagné l’Italie et le monde que par la vertu de cette « expérience » turinoise assumée avec une ardeur de pionniers. C’était au fond une variante de l’insidieuse théorie du « modèle » qui apparut soudain ainsi et était destinée à avoir de durables et désastreux prolongements, vainement combattus : nous ferons en Europe ce qui a été commencé en Russie, nous ferons en Italie ce qui a été commencé à Turin. Voilà d’où tu partis pour faire tant de ravages, recette empoisonnée de l’émulation compétitive !

2. Faux gauchisme gradualiste

En pleine concordance avec les classiques du communisme critique (polémiques contre Proudhon, Bakounine, Lassalle, critique des Programmes de Gotha et d’Erfurt, etc.) et avec les grands restaurateurs du marxisme (« Que faire ? », « Contre le courant », « L’État et la révolution », « Le renégat Kautsky », « Terrorisme et communisme » …) nous avons toujours, en réexposant les thèses programmatiques révolutionnaires, montré que l’immédiatisme est l’aspect essentiel et distinctif de l’opportunisme, qui révèle le mieux son impatience en postulant une transformation graduelle de la société et un renversement des rapports de pouvoir, ou même une conquête directe du pouvoir, grâce au développement progressif, au sein même de la société bourgeoise, d’une nouvelle forme économique étiquetée « prolétarienne ». C’est là une plate contrefaçon de la thèse marxiste suivant laquelle la société bourgeoise porte en elle sa propre négation et les agents de son propre dépassement, c’est-à-dire les conditions matérielles du socialisme (caractère social de la production opposé au caractère privé de l’appropriation), prémisses dont l’épanouissement exige la destruction du système mercantile, autrement dit l’intervention chirurgicale de la révolution.

La thèse révisionniste établit une analogie fallacieuse entre la situation de la bourgeoisie dans la société féodale, où cette classe a incontestablement obtenu un pouvoir économique croissant avec les atouts idéologico-culturels y afférents, et la « condition » du prolétariat dans la société bourgeoise (où il est par définition sans réserves, dénué de tout, déshérité). Une telle vision nie en bloc toute l’analyse scientifique du « Capital », tout le programme marxiste de la constitution du prolétariat en classe (à travers sa constitution en parti) et de son émancipation. Celle-ci ne peut être conçue comme la rupture, l’abrogation de liens juridiques consacrant un rapport de domination social dépassé, ne serait-ce que parce qu’aucun principe légal n’oblige le prolétaire à vendre sa force de travail, unique marchandise à sa disposition et qui possède le caractère particulier d’engendrer de la plus-value. Ce point a été lumineusement développé par Rosa Luxemburg dans « Réforme sociale ou révolution ? » (2ème partie, chap. 3 : « La conquête du pouvoir politique ») :
« Bernstein, qui tonne contre la conquête du pouvoir politique et la dénonce comme théorie blanquiste de la violence, a le malheur de considérer comme une erreur blanquiste ce qui constitue depuis des siècles le pivot et la force motrice de l’histoire humaine. Depuis qu’il existe des sociétés de classe et que la lutte des classes constitue le contenu essentiel de leur histoire, la conquête du pouvoir politique a toujours été le but de toutes les classes ascendantes, comme le point de départ et le point d’aboutissement de toute période historique. […] C’est qu’à toute époque la constitution légale n’est autre chose qu’un produit de la révolution. Tandis que la révolution est l’acte politiquement créateur dans l’histoire des classes, la législation n’est que la forme politique dans laquelle une société se survit. Le travail législatif pour les réformes par la loi ne contient précisément aucune force motrice propre, indépendante de la révolution; il ne s’accomplit, dans chaque période historique, que dans la direction que lui a donnée l’impulsion de la dernière révolution et aussi longtemps que cette impulsion continue à se faire sentir, ou, pour parler plus concrètement, seulement dans le cadre de la forme sociale créée par la dernière révolution. Tel est justement le noyau de la question.
Il est tout à fait faux et contraire à l’histoire de se représenter le travail pour les réformes uniquement comme la révolution étirée en longueur, et la révolution comme une réforme condensée. Une transformation sociale et une réforme légale ne se distinguent pas par leur durée, mais par leur contenu. Tout le secret des bouleversements historiques au moyen du pouvoir politique réside précisément dans la transformation de simples modifications quantitatives en une qualité nouvelle, ou, pour parler en termes concrets, dans le passage d’une période historique, d’une forme de société donnée, à une autre.
C’est pourquoi quiconque se prononce en faveur de la voie des réformes légales, au lieu et à l’encontre de la conquête du pouvoir politique et de la révolution sociale, ne choisit pas, en réalité, une voie plus tranquille, plus sûre et plus lente, conduisant au même but, mais un but différent, à savoir, au lieu de l’instauration d’une société nouvelle, des modifications purement superficielles de l’ancienne société. C’est ainsi qu’on aboutit, en partant des considérations politiques du révisionnisme, à la même conclusion qu’en partant de ses théories économiques, c’est-à-dire qu’elles ne visent pas, au fond, à la réalisation de l’ordre socialiste, mais uniquement à la remise en forme de l’ordre capitaliste, non pas. à la suppression du salariat, mais au dosage en plus ou en moins de l’exploitation, en un mot à la suppression des abus du capitalisme, mais non pas du capitalisme lui-même… »

Sur cette voie opportuniste magistralement dénoncée par Rosa Luxemburg, Louis Blanc se retrouve avec Lassalle, Proudhon traîne à sa suite Bakounine et Bernstein, Sorel et Jaurès. En ce qui concerne le syndicalisme de type sorélien, on peut lire dans le 1er volume de notre « Histoire de la Gauche » :

« Ce n’était là qu’un nouveau type de gradualisme aux allures révolutionnaires, qui avait en commun avec ses farouches adversaires de l’époque (les réformistes) la volonté de rendre graduelle la seule chose qui ne peut s’accomplir graduellement, c’est-à-dire la violente rupture de continuité dans le maniement de l’État, cette arme que l’humanité, pour la jeter à la ferraille, doit d’abord empoigner par la gueule pour la tourner dans l’autre sens. La même erreur se trouve à la base du gramscisme, qui voit une série pragmatique dans le contrôle et la gestion des entreprises par les conseils ouvriers et leur substitution progressive à l’État capitaliste, perspective qui a fait retomber ses épigones dans la vieille erreur commune aux deux camps ennemis de 1906, et finalement sous une forme tristement inférieure à celle de la droite d’alors. »

Et dans « Nature, fonction et tactique du parti révolutionnaire de la classe ouvrière » (1945) nous disions :

« L’école syndicaliste n’était pas moins volontariste, jusque dans son adhésion aux philosophies bourgeoises les plus récentes. En effet, elle parlait bien de conflit de classe déclaré, de destruction et d’abolition de cet appareil d’État bourgeois que les réformistes voulaient imbiber de socialisme, mais en réalité, en localisant les luttes et la transformation sociales dans les entreprises de production prises isolément, elle pensait elle aussi que les prolétaires pouvaient conquérir par leur lutte syndicale des positions avantageuses successives qui seraient comme autant d’îlots prolétariens dans l’océan capitaliste. Le mouvement italien de l’Ordine Nuovo dérivait de cette conception syndicaliste : avec sa théorie des conseils d’usine, il brisait l’unité internationale et historique du mouvement de classe et de la transformation sociale pour proposer, au nom d’une détermination concrète et analytique de l’action, la conquête d’une série de positions successives au sein des unités de production. »[1]

Vu ces présupposés, en dépit du fait que certains représentants de ces courants ont critiqué, parfois avec véhémence, tel ou tel aspect contingent de la démocratie représentative (mais jamais, évidemment, le principe démocratique !), on comprend qu’une pareille orientation aboutisse, sous ses multiples expressions, à un décalque pur et simple des positions démo-populaires, et le bloc historique n’en est pas la moindre conséquence. Une fois le prolétariat dépossédé de son existence de classe en soi et pour soi, de sa fonction et mission historique, l’ouvriérisme sombre nécessairement dans l’interclassisme de la démocratie « nouvelle », « vraie », « directe », « pure », etc. En ce sens, l’évolution de Gramsci de l’ordinovisme à la thématique national-populaire de ses écrits plus tardifs offre une parfaite continuité logique, favorisée par la situation internationale de reflux du mouvement prolétarien et l’involution complète de la IIIe Internationale..

Gramsci affirme à maintes reprises et à juste titre qu’il s’inspire de Sorel et de de León. En quel sens joue l’influence du premier, nous le voyons dans une des chroniques de l’« Ordine Nuovo » (11. 10. 1919) où, parlant de Sorel, il écrit :
« Dans ses meilleurs écrits, semblent ressusciter en lui un peu des qualités de ses deux maîtres : la rigoureuse logique de Marx et la plébéienne et touchante éloquence de Proudhon. Il ne s’est enfermé dans aucune formule, et aujourd’hui, conservant ce qu’il y avait de vital et de neuf dans sa propre doctrine, c’est-à-dire l’exigence pour le mouvement prolétarien de s’exprimer en des formes propres, de donner vie à ses propres institutions, aujourd’hui il peut suivre non seulement d’un oeil pénétrant mais avec compréhension la réalisation entreprise par les ouvriers et paysans russes, et peut encore appeler « camarades » les socialistes d’Italie qui veulent suivre leur exemple.
Nous sentons que Georges Sorel est vraiment resté tel que l’avait fait Proudhon : un ami désintéressé du prolétariat. C’est pourquoi sa parole ne peut laisser indifférents les ouvriers turinois, ces ouvriers qui ont si bien compris que les institutions prolétariennes doivent être élaborées bien à l’avance si on ne veut pas que la prochaine révolution ne soit qu’une duperie colossale. »

Le passage est probant : on ne saurait exprimer plus nettement le gradualisme de la vision ordinoviste et sa parenté avec le mutualisme, la combinaison économique que Proudhon opposait franchement à la révolution revendiquée par Marx, et que Sorel avait fait sienne en dépit de toute l’« esthétique » de la violence de sa doctrine – qui se fonde, et ce n’est pas par hasard, sur l’assimilation des organisations immédiates du prolétariat (syndicats) aux corporations médiévales, berceau du nouvel ordre manufacturier capitaliste.

Ces conceptions sont d’autre part inséparables de la théorisation de Daniel de León et de son Socialist Labor Party. Ce dernier répudiait la révolution armée et même le travail illégal (dans l’armée par exemple), avec la conviction que le développement au sein du régime bourgeois de la structure économique prolétarienne préfigurant la société future a fait des institutions bourgeoises une simple enveloppe progressivement vidée dé son contenu, qui, à un moment donné, s’effondrerait d’elle-même. C’était ignorer la théorie marxiste de l’État, et, par suite, refuser le principe de la dictature du prolétariat
« qui devient, par la logique même des choses, la dictature d’une minorité consciente et organisée de la classe, c’est-à-dire du Parti Communiste […] [Suivant l’interprétation de la IIIe Internationale] le prolétariat doit être protégé contre lui-même par sa propre dictature, afin d’éviter que la bourgeoisie cherche dans sa masse des recrues pour ses complots contre-révolutionnaires. »
Cette critique expresse du « substitutionnisme », on la retrouve pratiquement dans les mêmes termes chez Gramsci, chez Pannekoek et dans les écrits de Lukács applaudissant à la fusion avec les sociaux-démocrates qui avait pourtant porté un coup fatal à la révolution hongroise.

La conception en fait pacifiste et électoraliste du « socialisme révolutionnaire » de de León découle du postulat d’une conquête économique préalable de la société. De même, l’exaltation sorélienne de la violence se dissout dans le mythe de la grève générale (qu’on ne peut confondre avec l’insurrection) et se manifeste paisiblement dans les réalisations « concrètes » poursuivies par le corporatisme syndicaliste, destiné en tant que tel à une fonction strictement réformiste allant jusqu’au social-chauvinisme de l’union sacrée. Un autre aspect typiquement anarcho-syndicaliste du schéma de de León est le « saut » par-dessus le pouvoir politique, par-dessus l’État politique prolétarien, et le passage direct à une prétendue « administration des choses », présentée en principe comme planifiée, mais livrée en fait aux décisions d’une sorte de « parlement du travail » réunissant les représentants démocratiquement élus des ouvriers de toutes les branches d’industrie. S’il exclut le critère de la représentation territoriale, ce projet n’exclut assurément pas « l’esprit d’usine » (comme on dit : l’esprit de clocher) dont il élargit seulement, dans l’hypothèse la plus favorable, les limites étroites, reprenant ainsi en définitive le vieux schéma syndicaliste de la démocratie des syndicats d’industrie. Or celui-ci s’oppose radicalement à l’exigence proclamée d’une planification : le rôle de tels « représentants industriels » consisterait en effet nécessairement à négocier l’échange des produits et des matières premières entre les différentes branches, ce qui introduirait le critère mercantile avec son appendice monétaire, l’équivalent général, et le dépassement du système salarial évoqué par de León ferait long feu[2]. Le système encensé ici, soit comme but final, soit dans l’idée qu’il constitue « à la fois le bélier qui défonce la forteresse capitaliste et le successeur de la structure sociale capitaliste » (« Daily People » du 20. 1. 1913) est beaucoup plus proche de la conception gramscienne des conseils que de celle des soviets léninistes. Il n’empêche que Lénine a avec raison donné acte à de León d’avoir soutenu la nécessité d’un système de gouvernement fondé sur les travailleurs seuls, et où ne soient ni représentés ni aucunement éligibles les exploiteurs; cette position est remarquable, surtout si on pense aux variations kautskiennes sur la démocratie pure et, en général, à l’interclassisme immonde des théoriciens des Internationales 2 et 2½. De même que Gorter et Pannekoek qui, de façon malhabile certes, opposèrent à Kautsky qui la théorie de l’extinction de l’État, qui l’internationalisme, de León ne proposa pas seulement comme slogan un « État des travailleurs » (État ouvrier), mais dénonça vigoureusement (même s’il ne sut en tirer toutes les conséquences, par exemple l’absurdité de la conquête pacifique du pouvoir dans les États capitalistes modernes) les « hypothèses » de Kautsky, élaborées à l’occasion du débat sur l’entrée de Millerand dans le gouvernement Waldeck-Rousseau, sur une possible neutralité de l’État bourgeois face à la lutte des classes. Comme celle de Gorter et de Pannekoek, la conception de de León, sans pouvoir être qualifiée de marxiste, représentait néanmoins une critique directe du kautskisme allant dans un sens marxiste. A moins de fausser la réalité historique, on ne peut toutefois considérer cet éloge de Lénine comme un brevet d’orthodoxie donné à de León (ou aux « tribunistes » hollandais) et, du même coup, à l’ordinovisme. Il faut confronter les termes dans lesquels Lénine rend hommage à de León avec les thèses du 2e Congrès sur les soviets, de même qu’il faut comparer son appréciation objective des mérites des théoriciens hollandais durant l’avant-guerre et dans la lutte anti-chauvine avec les thèses de ce même Congrès sur le rôle du Parti. L’essentiel est en effet que ces formidables résolutions, impératives pour le mouvement révolutionnaire international, s’en prennent au cœur mêmes des théorisations immédiatistes américaines ou hollando-germaniques, qui aboutissaient dans certains cas, comme nous le verrons, à répudier purement et simplement le parti en tant que tel.

Ces versions « extrémistes » de la conquête progressive, moléculaire du pouvoir ne sont au fond, elles aussi, que les héritières de la défiguration doctrinale et pratique du marxisme par la vision prédominante dans la IIe Internationale; cette déformation ne laissa pas d’influencer bon nombre de ceux-mêmes qui essayaient de la combattre, et qui s’en trouvèrent imprégnés au point d’être hors d’état de fonder leur critique « de gauche » sur la revendication intégrale des thèses marxistes fondamentales. Les tendances « ouvriéristes » commirent la même erreur que le « syndicalisme révolutionnaire ». Imputant au marxisme lui-même les tares opportunistes dues à ses déformations révisionnistes, celui-ci apparut dès le départ comme une variante du révisionnisme, aux conséquences liquidationnistes prévisibles (et prévues effectivement, par exemple par les rares représentants italiens de l’orthodoxie marxiste). De même, les tendances « ouvriéristes » qui tentaient de lutter contre l’orientation social-démocrate dominante sur la base d’une prétendue alternative « libertaire », non seulement ne lui opposaient aucun programme sérieux, mais tombaient à son niveau en tant qu’opportunisme de gauche pendant de celui de droite. Du reste, ces qualificatifs ne désignent pas du tout des erreurs par excès ou défaut de radicalisme, mais la défense et l’illustration, sous des formes qui ne s’opposent qu’en apparence, d’une ligne opposée au marxisme, qui, lui, n’admet le gradualisme qu’après la prise du pouvoir. Il est significatif à cet égard que non seulement « droite » et « gauche » opportunistes aient toujours dénoncé le blanquisme et le jacobinisme du marxisme, c’est-à-dire le principe d’un leadership révolutionnaire (et donc d’un « art de l’insurrection ») et de la dictature exercée par le parti communiste, mais également qu’elles aient toujours recouru pour ce faire aux mêmes arguments purement démocratiques, dont la gamme va des nuances libérales-conservatrices aux libertaires-subversives, mais dont le contenu doctrinal et la base matérielle sont, sous ces apparences diverses, toujours identiques : il s’agit d’importer dans le mouvement prolétarien l’idéologie capitaliste dominante dans sa version petite-bourgeoise, donc à travers des couches particulières de la classe ouvrière, à moitié imbriquées dans la petite-bourgeoisie, soit parce qu’elles se sont « embourgeoisées » dans l’aristocratie ouvrière (réformisme), soit parce qu’elles proviennent de secteurs petits-bourgeois ruinés, porteurs naturels des idées anarchistes.

Cette polémique contre le blanquisme et le jacobinisme du marxisme orthodoxe, est un point fondamental. De Bernstein à Kautsky et Otto Bauer (sans oublier, malheureusement, la contribution de Trotski et de Rosa Luxemburg), des menchéviks à P. Levi, de Gramsci à Pannekoek, d’Errico Malatesta aux modernes épigones du « socialisme des conseils », elle constitue le trait distinctif de l’immédiatisme le fin mot des innombrables explications « antitotalitaires » du processus qui a fait de l’U.R.S.S. ce qu’elle est actuellement. Ce processus, nous l’identifions quant à nous comme la contre-révolution qui a détruit l’unique conquête socialiste d’Octobre, la dictature du parti bolchévik, et qui l’a justement fait en éliminant physiquement même les cadres du glorieux parti de Lénine. L’accusation de blanquisme est à la fois générale et particulière; elle remet en question tout le rapport du parti à la classe et, dans ce contexte, nie le rôle dirigeant du parti non seulement dans le processus révolutionnaire global, mais dans l’organisation même de la prise du pouvoir, qui résulterait, une fois de plus,,de la « décision » spontanée des masses. Rappelons le célèbre passage de la lettre de Lénine du 13–14 (26–27) septembre 1917 sur « Le marxisme et l’insurrection » : il est entendu que, contrairement au blanquisme classique, le marxisme ne croit pas pouvoir susciter ni faire, mais seulement diriger grâce au parti l’insurrection provoquée par des conditions matérielles objectives et subjectives bien définies; il est entendu aussi que l’insurrection est le fait de larges couches de la classe travailleuse dans une situation de galvanisation des masses, de profond, bouleversement et de désarroi du pouvoir constitué. Il n’en reste pas moins que :
« le mensonge opportuniste qui veut que le fait de préparer l’insurrection et, plus généralement, de considérer l’insurrection comme un art soit du blanquisme est une des pires et peut-être la plus répandue des déformations du marxisme dans les partis « socialistes » dominants. Le chef de l’opportunisme, Bernstein, s’était déjà acquis une triste célébrité en accusant le marxisme de blanquisme, et les opportunistes actuels qui crient au blanquisme ne rénovent et n’« enrichissent » en rien, pour parler franchement, les maigres idées de Bernstein ».

Quant au « jacobinisme », ce terme est employé péjorativement par Gramsci dans ses premiers écrits, jusqu’à l’« Ordine Nuovo », puis laudativement dans les « Cahiers », sans qu’il y ait là contradiction, car d’abord il voulait critiquer la prééminence et la dictature du parti, tandis qu’ensuite il défendait le bloc historique démocratique national-populaire (et il invoque alors l’hégémonie d’un parti national et illuministe, un « intellectuel collectif »). Il importe de rappeler ici que pour Lénine le rôle « jacobin » du parti révolutionnaire marxiste ne se limite absolument pas à un radicalisme plébéien dans la conduite de la première phase (démocratique) de la révolution double. C’est une fonction beaucoup plus importante qui incombe au parti communiste en tant que tel, en tant qu’organisation mondiale, et qui, en conséquence, lui incombe aussi – et surtout ! – dans les pays où les tâches démocratiques ne sont plus à l’ordre du jour : il joue par rapport au prolétariat le rôle dirigeant que les jacobins assumèrent à l’égard de la bourgeoisie, et cette tâche est d’autant plus importante que le prolétariat ne dispose pas des avantages que la bourgeoisie révolutionnaire possédait sous l’ancien régime. De même, l’affrontement du parti avec les girondins du prolétariat, c’est-à-dire les opportunistes, est d’autant plus nécessaire que le pouvoir prolétarien n’est pas conditionné par un rapport économique préexistant, mais par l’efficacité des interventions despotiques qui désintègrent les rapports de production existants, et seule la dictature du parti révolutionnaire, qui possède et peut appliquer un programme historique de destruction de la vieille société, permet de telles interventions[3].

Cette récusation de la tâche jacobine que le parti doit remplir à l’égard du prolétariat est, comme on voit, intimement liée à la représentation gradualiste d’une édification de places fortes prolétariennes au sein de la société bourgeoise, c’est-à-dire à l’opposé de la vision marxiste du passage du capitalisme au socialisme, qui découle des lois objectives présidant à la reproduction du capital et à ses crises. Ce qui prouve une fois de plus la cohérence, l’unité, l’harmonie organique du corps de doctrine marxiste, dont on ne peut rejeter une partie, même apparemment « secondaire » (et il s’agit ici de révisions de taille), sans être amené à nier, ou, pis, à dénaturer totalement l’ensemble.

Dans la vision gramscienne, la révolution (s’il est légitime d’employer ce mot dans un tel contexte) ne résulte pas des contradictions structurelles et insurmontables du système capitaliste, et avant tout de l’opposition entre le caractère privé de l’appropriation et le caractère social de la production; elle découle du développement, au sein de cette forme économique, d’une structure différente, qui se heurte à un certain moment à des superstructures étouffantes et discréditées : ainsi s’ébauche une sorte de « changement de direction » en vue d’une meilleure productivité, qu’on mesure suivant les paramètres en vigueur dans l’ancienne société. Que telle est la perspective de Gramsci, d’innombrables documents, et en particulier son intervention à l’assemblée de Turin du Parti Socialiste Italien en juin 1919, le démontrent éloquemment :
« Afin que la révolution, de simple fait physiologique et matériel, devienne un acte politique et ouvre une ère nouvelle, il faut qu’elle s’incarne dans un pouvoir déjà existant, dont l’ordre ancien, par ses institutions, entrave et comprime le développement. Ce pouvoir prolétarien doit être l’émanation directe, disciplinée et systématique des masses travailleuses ouvrières et paysannes. Il est donc nécessaire d’élaborer une forme d’organisation qui discipline en permanence les masses ouvrières. Les éléments de cette organisation, il faut les chercher dans les commissions internes des usines, conformément aux expériences des révolutions russe et hongroise et aux expériences pré-révolutionnaires des masses travailleuses anglaises et américaines, qui, par la pratique des comités d’usine, ont commencé cette éducation révolutionnaire et cette mutation psychologique qui constituent, d’après Karl Marx, le symptôme le plus prometteur de la réalisation du communisme. Le rayonnement du Parti socialiste doit servir à donner une forme révolutionnaire à cette organisation, et à en faire l’expression concrète du dynamisme révolutionnaire en marche vers les plus vastes réalisations »[4].

Ce qui frappe dans cette formulation – outre son « concrétisme », sa référence aux IWW et aux Shop stewards committees, et la résonance bergsonienne et vitaliste du « dynamisme révolutionnaire » – c’est son accent éducationniste et localiste. (Marx parlait bien d’entraînement à la lutte, mais au travers d’associations de défense générale et d’actions tournées vers l’ensemble de la classe, dans laquelle se propage l’influence du programme révolutionnaire). Par ailleurs, cette vision illuministe correspond bien à l’analogie établie entre la révolution prolétarienne et la révolution bourgeoise, qui dut surtout écarter les obstacles juridiques qui gênaient le développement et le libre jeu d’une économie déjà prédominante. Cet aspect fondamental de la thèse de Gramsci n’est pas vraiment contredit par les fréquentes polémiques abstraitement antijacobines que contiennent ses premiers écrits, car celles-ci ne critiquent pas l’idéologie démocratico-bourgeoise du jacobinisme, mais son recours à la dictature et à la terreur, sa fonction de parti d’avant-garde, la « substitution » d’un centre dirigeant à la spontanéité des masses canalisée par l’auto-éducation gestionnaire. Outre qu’il décalque la révolution prolétarienne sur le modèle de la révolution bourgeoise – consolidation graduelle du pouvoir économique et clarification progressive des consciences – Gramsci (implicitement dans l’ensemble de son oeuvre, explicitement dans ses derniers écrits) exalte et pérennise la direction jacobine parce qu’elle promeut le bloc démocratique historique et, extrapolant à la révolution prolétarienne, charge de cette mission le parti communiste : celui-ci est dès lors « jacobin » non par rapport au prolétariat, ni parce qu’il emploie les armes de la dictature et de la terreur, mais parce qu’il propose, en tous temps et en tous lieux, un programme démocratique pur constituant « l’achèvement de la révolution bourgeoise ». D’un autre côté, dans ses premiers écrits, Gramsci fait (et avec des appréciations proches de celles du « renégat Kautsky » qui opposait la « bonne » Commune de 1871 aux « mauvaises » de 1793 en France et de 1919 en Russie) une critique démocratique du jacobinisme proprement dit, dans la mesure où celui-ci se trouve forcé par les intérêts généraux de la classe bourgeoise et nonobstant la politique d’union populaire, d’intervenir contre certaines fractions de cette classe. Par là, il nie le rôle d’avant-garde du parti de classe, il nie le fait qui, pour Lénine, était d’une vérité « simple et claire », mais que l’opportunisme de droite, du centre et de gauche récuse ou défigure à l’envi : à savoir que les classes sont guidées par des partis, les partis par des « chefs », et que le parti communiste doit assumer à l’égard de la classe ouvrière et de son État le rôle assumé par les jacobins à l’égard de la classe et de l’État bourgeois. En somme, dans les « Cahiers », Gramsci apporte sa pierre au socle d’un jacobinisme ad usum Delphini, présenté comme le bloc historique national-populaire, et il réduit à cet objectif la fonction du parti révolutionnaire; tandis que dans l’« Ordine Nuovo », il apportait son eau au moulin anti-jacobin à l’aide des arguments classiques, tant sociaux-démocrates que libertaires, qui reviennent tous à opposer l’auto-direction du prolétariat à la direction centralisée et dictatoriale du parti : celle-ci, contrairement à ce qu’implique la conception marxiste de la révolution prolétarienne, serait un trait spécifique de la révolution bourgeoise. On retrouve cette polémique sous des plumes très diverses : elle fut alimentée aussi bien par le Trotski « antisubstitutionniste » de 1903–1905 que, en 1903 et 1918, par Rosa Luxemburg, qui reprenait le concept typiquement de Leóniste de « l’usurpation du pouvoir par le parti après la révolution ». Les mêmes arguments se retrouvent et s’échangent comme des balles chez Paul Levi et dans le KAPD[5], à qui on doit les aphorismes sur le « parti de masses » et non « de chefs », parti, si on peut dire, « prolétarisé, soviétisé » (adhérent au tissu productif – première formule de la future « bolchévisation » chère à Gramsci et foncièrement anti-bolchévique !); oeuvre d’« éducation » vouée à l’« action autonome » des « grandes masses » et qui ne doit pas négliger leur « consentement »; « libération de l’esprit des masses » suivant l’idée spontanéiste selon laquelle leur inspiration est révolutionnairement plus « féconde » que la stratégie programmatique du parti, et par opposition à « l’importation de la conscience de classe de l’extérieur », c’est-à-dire par le parti armé d’un programme qui n’est ni local, ni épisodique, ni changeant, mais qui contient « l’éventail des possibilités tactiques » grâce auxquelles on peut poursuivre des buts que l’agitation économique est par elle-même inapte à mettre à l’ordre du jour.

Répudier le jacobinisme du parti en tant que « bourgeois » et présenter en même temps la révolution prolétarienne comme le décalque fidèle du modèle bourgeois (en lui ôtant toutefois la direction politique unifiée et la terreur dictatoriale dont la bourgeoisie dut s’armer pour abattre un adversaire pourtant infiniment plus faible que celui que représente le capitalisme pour le prolétariat) n’est contradictoire qu’en apparence. En réalité, à la place du « jacobinisme bourgeois » on propose au prolétariat une parodie économiste; en d’autres termes, on fait les Girondins à l’égard de la classe ouvrière. La critique démocrate du démocratisme révolutionnaire bourgeois jacobin du 18ème siècle n’aboutit pas à un dépassement du démocratisme bourgeois, mais à un ultra-démocratisme libéral-libertaire qui, du désaveu réactionnaire des forces d’avant-garde de la révolution française, mène à la pure et simple négation des véritables instruments révolutionnaires de la lutte anti-capitaliste.

La Gauche italienne a toujours montré que l’ordinovisme et les variantes germano-hollandaises ou anglo-américaines du spontanéisme ouvriériste et anarcho-syndicaliste sont étroitement apparentés. On peut le voir par exemple dans notre texte « La ‹ maladie infantile ›, condamnation des futurs renégats », d’où nous extrayons ces lignes :
« Le péril que Lénine dénonçait en 1920 sous des noms appelés à devenir classiques : infantilisme et doctrinarisme de gauche,,aboutît à méconnaître que le contenu révolutionnaire doit s’incarner dans deux formes d’organisation éminemment politiques et centralisées : le Parti de classe et l’État de classe. […] Le groupe appelé Ordine Nuovo, qu’une propagande bien orchestrée cherche à présenter comme le courant véritablement marxiste et léniniste, s’est formé, dès sa naissance au cours de la première guerre mondiale, sur des positions erronées, celles-là mêmes qui niaient ou ignoraient le rôle fondamental du Parti et de l’État. […] Son développement à l’époque et par la suite permet de voir que ce schéma […] représentait par sa nature immédiatiste, une position petite-bourgeoise de gauche et non pas marxiste »[6].

Il est instructif de lire l’« Ordine Nuovo » du 8/5/1920, qui contient deux interviews recueillies par Boris Souvarine, l’une auprès du Comité Central du KPD, l’autre auprès de l’opposition kaapédiste. Souvarine commence à exprimer l’opinion du C.C. sur l’opposition, qui
« présente un curieux mélange de proudhonisme, de marxisme et de soviétisme »[7]; qui « considère comme périmée la tâche du parti, estimant que la révolution politique est accomplie et qu’il faut faire maintenant une révolution économique »;
qui combat la centralisation du parti en faveur d’une « fédération d’organisations locales autonomes »; qui propose pour l’Allemagne le boycott du parlement et même des syndicats professionnels, et la formation de nouvelles organisations d’industries où entreraient (suivant la formule justement raillée par Lénine dans « La ‹ maladie infantile ›, condamnation des futurs renégats »
« les ouvriers qui sont partisans de la dictature du prolétariat et du système des conseils », parce que dans ces organismes hybrides, mi-politiques et mi-syndicaux, « les ouvriers qui sont encore des communistes inconscients deviendront conscients, et ainsi l’existence du parti deviendra superflue »; qui, enfin, « tend à la formation de conseils d’entreprises au sein même de la société bourgeoise et croit que grâce à ces conseils il sera un jour possible de se rendre maître du système économique et d’accomplir ainsi la révolution sociale ».

Compte tenu des adoucissements vraisemblablement apportés par le « reporter », non seulement le jugement du KPD sur l’opposition est exact et coïncide dans une large mesure avec le nôtre, mais il analyse et condamne une vision totalement identique à celle du conseillisme ordinoviste. Ce qui n’empêche pas Souvarine, dans la suite de son article consacrée à l’interview des représentants de l’opposition dite « de gauche », de passer allégrement sur les aspects immédiatistes. de leur doctrine, et ne gêne pas l’« Ordine Nuovo » qui, en publiant ce reportage sans réserves d’aucune sorte, même purement oratoires, reconnaît implicitement ses étroites affinités avec le KAPD.

Ces affinités internationales et les caractéristiques de ce « Communisme de gauche » ressortent bien des déclarations des kaapédistes. On se propose la « destruction » des anciens syndicats et leur remplacement par des conseils d’usines réunis en associations par branche d’industrie; n’y entreront
« que les ouvriers qui acceptent la dictature du prolétariat et le système des soviets; ils devront être régis par les principes soviétistes, c’est-à-dire que les initiatives et les discussions partiront de la base et non d’une organisation bureaucratique ».
Ces formes sont « absolument neuves et propres à l’Allemagne » (la nouveauté, l’originalité, la particularité nationale, etc., sont régulièrement invoquées à ce propos, alors que dans le conseil d’usine italien, comme dans le Betriebsrat allemand et le shop stewards committee écossais, on retrouve, avec des variations insignifiantes, le même phénomène (et la même confusion fallacieuse avec le soviet); ces formes doivent être
« des instruments de lutte non pour des intérêts de catégories, mais pour le socialisme », et « après la révolution, elles se changeront en soviets »;
mais, comme il résulte de la phrase précédente, elles auraient déjà joué le rôle de soviets durant la période de « dualité de pouvoir » et en attendant de pouvoir devenir des organes de gouvernement – ce qui revient à inverser complètement le véritable système de représentation communiste, ainsi que le remarquait « Il Soviet » du 14/9/1919. On vise à
« 1) détruire les vieux organismes, syndicaux professionnels ainsi que le mécanisme de l’État bourgeois et à créer les nouvelles formes du pouvoir prolétarien;
2) à créer une nouvelle psychologie chez les ouvriers »
.
Ainsi, même cette dernière fonction d’éducateur ne revient pas au parti, qui s’occupe « des attributions qui lui sont propres : directives politiques, propagande, etc. ». Cette formule vague. recouvre la conception centriste du parti, qui se borne à diffuser des « idées », mais n’introduit pas dans le prolétariat la conscience de classe en formant et en préparant l’avant-garde ouvrière, et donc en l’organisant dans un but subversif. Une fois de plus, la conscience de classe est conçue comme une donnée immédiate et non subordonnée à l’appropriation de la doctrine transmise par le parti, auquel échoit en fin de compte un rôle accessoire sinon purement décoratif, et de toute façon provisoire. Ce parti « réduit à sa plus simple expression » doit d’ailleurs s’organiser « sur des bases soviétistes », c’est-à-dire pratiquer le suivisme à l’égard du mouvement immédiat.

Les « gauches » rejettent enfin « toute participation au parlement, mais uniquement en Allemagne […] l’époque actuelle étant révolutionnaire ». Leur abstentionnisme ne découle donc pas plus d’une critique du principe démocratique que d’une appréciation du rôle historique de la démocratie dans les aires de capitalisme déjà ou même très développé; c’est un moyen de fortune, qui sent le bricolage maximaliste.

Deux semaines après la publication de l’interview du KAPD, « Il Soviet » écrivait dans un article sur « Les tendances au sein de la IIIe Internationale » que l’opposition allemande
« s’écarte en réalité des saines conceptions marxistes et adopte une méthode utopiste et petite-bourgeoise.
L’opposition dit que le parti politique n’a pas une importance prépondérante dans la lutte révolutionnaire. Celle-ci doit se dérouler sur le terrain économique, sans être dirigée centralement. Pour contrer les vieux syndicats économiques tombés aux mains des opportunistes, il faut faire surgir des organisations nouvelles, fondées sur les conseils d’usines. Il suffira que les ouvriers agissent dans ce nouveau type d’organisations pour que leur action soit communiste et révolutionnaire. Si cette tendance préconise l’abstentionnisme électoral, c’est parce qu’elle nie l’importance de l’action politique et du parti en général, parce qu’elle nie que le parti politique soit le principal instrument de la lutte révolutionnaire et de la dictature prolétarienne. Un tel abstentionnisme s’apparente à la critique syndicaliste pour qui l’action devrait se concentrer sur le terrain économique et à la critique libertaire – qui aboutit à la caractéristique horreur des ‹ chefs ›. Nous ne répéterons pas ici les critiques que nous avons formulées contre ces conceptions, qui sont un peu celles de ‹ l’Ordine Nuovo › de Turin »
[8].

L’éducationnisme est commun au KAPD et à l’ordinovisme. On subordonne la révolution à la prise de conscience de classe des grandes masses ouvrières, qui s’accomplit au niveau des organisations immédiates (réseau de conseils) et coïncide avec l’apparition de la trame économique « communiste ». C’est réduire pratiquement à zéro la fonction du parti, dissous dans une classe qui aurait, par définition, accédé toute entière à une existence « en soi et pour soi » grâce à l’auto-gouvernement pré-révolutionnaire. La dictature du parti n’aurait plus aucun sens, puisque la révolution ne peut être réalisée que par un acte conscient de la totalité de la classe : sinon, pour Pannekoek comme pour Gramsci, elle serait d’avance un fiasco. Le parti doit donc se borner à faire de la propagande pour les conseils, les unions, etc. Enfin, si les théoriciens du KAPD affectent de tenir compte de l’emprise de l’idéologie bourgeoise sur le prolétariat, ils postulent néanmoins qu’il lui suffît, pour s’en libérer, d’entrer dans des organisations immédiates telles les Unions, dont les membres sont par définition « partisans de la dictature du prolétariat ». Ainsi illuminisme kaapédiste et éducationnisme ordinoviste se donnent la main pour s’enfoncer dans les sables du spontanéisme et de l’économisme.

3. Signification globale de notre critique

Il est à peine nécessaire de souligner l’importance des critiques que la Gauche a constamment adressées à l’anarchisme et à l’anarcho-syndicalisme sous toutes leurs formes, ainsi que de la position qu’elle a prise face à la tactique de la IIIe Internationales, qui appelait les groupes de cette nature – fussent-ils ouvertement « non politiques » – à s’associer en tant que tels (et non leurs militants, lesquels étaient souvent des éléments valables, combatifs et même « récupérables » à condition de pratiquer une politique de salutaire intransigeance) à la constitution du mouvement communiste mondial. Mais la Gauche sut également reconnaître à temps le travestissement « marxiste » (KAPD, « Ordine Nuovo »…) des positions libertaires et immédiatistes, et cela, non certes grâce à une « intuition » divinatoire ni même au « flair » politique de ses représentants, mais tout bonnement parce qu’elle se reportait aux bases mêmes du marxisme, qui avaient été encore réaffirmées au sein de la IIe Internationale par cette aile « radicale orthodoxe » destinée à présider à la formation du Komintern. Zinoviev écrivait dans un article d’octobre 1916 :
« La tâche des révolutionnaires marxistes consiste à montrer que durant les vingt-cinq années d’existence de la IIème Internationale, deux tendances essentielles se sont affrontées en elle avec alternance de succès et de revers : le marxisme et l’opportunisme. Nous ne voulons pas effacer toute l’histoire de la IIème Internationale. Nous ne renions pas ce qu’il y avait en elle de marxiste.
Un certain nombre de théoriciens et de dirigeants ont renoncé au marxisme révolutionnaire; les kautskistes de tous les pays se sont détournés du marxisme révolutionnaire. Dans les dernières années d’existence de la IIème Internationale, les opportunistes et le centre ont remporté la majorité sur les marxistes. Néanmoins la tendance révolutionnaire a toujours survécu dans la IIème Internationale.Nous ne songeons pas un seul instant à renoncer à son héritage.
Durant la guerre de 1914–1916 ont fait faillite l’opportunisme d’une part, l’anarchisme et le syndicalisme de l’autre. La guerre a porté un coup terrible au socialisme, mais elle représente aussi un aspect positif pour le mouvement ouvrier dans la mesure où elle aidera à enterrer les deux déviations petites-bourgeoises du socialisme.
Notre lutte contre l’anarchisme et le syndicalisme ne doit pas être moins dure que celle que nous menons contre l’opportunisme. Notre travail de propagande ne consiste pas actuellement à chercher le « grain de vérité », le « noyau sain » que peut renfermer le syndicalisme, mais au contraire à montrer que le syndicalisme officiel en est arrivé, comme l’opportunisme, à trahir la classe ouvrière, à servir également la bourgeoisie. Bien plus : la faute du syndicalisme et de l’anarchisme est beaucoup plus grave. L’opportunisme conséquent est au moins resté fidèle à lui-même : beaucoup d’opportunistes disaient déjà bien avant la guerre ce qu’ils disent aujourd’hui. Mais les syndicalistes et les anarchistes ont scindé le mouvement ouvrier en France et en Italie – sous prétexte de lutter de façon intransigeante contre la bourgeoisie, le militarisme, la guerre – pour se comporter maintenant avec une félonie digne des pires opportunistes; les anarchistes et les, syndicalistes ont fait tout ce qu’il était humainement possible de faire dans le domaine de la phrase révolutionnaire, et ainsi ils ont seulement compromis davantage aux yeux des ouvriers les mots d’ordre, les directives révolutionnaires.
Contre l’opportunisme et contre l’anarchisme ! Et contre les « marxistes du centre » en première ligne ! Le « centre » a toujours, secondé l’opportunisme de la IIe Internationale. Le kautskisme joue un rôle réactionnaire : on le voit nettement aujourd’hui avec l’action du « longuettisme », cette tendance kautskiste en terre française, qui vient en réalité en aide aux pires chauvins.
Retournons en arrière, à Marx ! Et pour cela, fondons la IIIe Internationale ! »
[9].

Il s’agit donc de remonter à la source, de restaurer le vieux marxisme sans aucune préoccupation de « voies nouvelles », de se rattacher à une tradition révolutionnaire : c’est, globalement, la position de la Gauche italienne, et il fallait être foncièrement étranger à la lignée marxiste pour l’attribuer, de façon bergsonienne, à « l’intuition » géniale, ou, mieux encore (suivant Sorel et… Nietzsche) à la « volonté de puissance » de Vladimir Ilitch Oulianov. Au chapitre V (significativement intitulé « Lutte contre les deux camps antibolchéviques : le réformisme et l’anarchisme ») de « La ‹ maladie infantile ›, condamnation des futurs renégats », nous écrivions :
« Nous affirmons qu’aucun mouvement ne fut aussi étroitement lié à Lénine que la Gauche marxiste italienne dans la lutte contre ces insanités [démocratico-libertaires]. Cependant, en 1920, cette maladie se propageait dans presque tous les partis de gauche, en Europe et en Amérique; il est vrai, en un sens, qu’un doctrinarisme ‹ de gauche › aussi tapageur est plus dévastateur que le doctrinarisme de droite, et Lénine eut raison de le pourfendre sans pitié en cette heure décisive, même s’il fait constamment la différence entre les deux périls. Il disait qu’avant comme après la conquête du pouvoir, l’esprit petit-bourgeois est plus dur à vaincre que la puissance de la grande bourgeoisie. Sa perspicacité à été confirmée par notre amère expérience : c’est le premier qui a assassiné la révolution et plongé le prolétariat dans la léthargie. La bourgeoisie n’a pas vaincu grâce à la droite (par le fascisme) mais en s’appuyant sur la gauche (et la corruption de la classe ouvrière par le démocratisme et le libertarisme) ».

On peut consulter d’autre part les deux lettres envoyées par la Fraction communiste abstentionniste à l’Exécutif de la IIIe Internationale en novembre 1919 et janvier 1920[10] pour voir entre autres les divergences de principe qui séparaient le programme (et la tactique correspondante) de cette fraction de toute position libertaire et spontanéiste. En conséquence de quoi, aux réunions préparatoires au 2ème Congrès de l’Internationale, les abstentionnistes italiens affirmèrent qu’il ne fallait pas accorder de voix délibérative à des organismes sans caractère politique défini tels que la C.N.T. espagnole, l’extrême-gauche de la C.G.T. française, les Shop stewards commitees anglo-écossais, etc., à l’égard desquels les textes du IIe Congrès mondial du Komintern conservaient une attitude plutôt « possibiliste ».

Toutefois, c’est sous sa forme centriste-maximaliste (et c’est pourquoi le « diagnostic précoce » formulé par « Il Soviet » au sujet des indépendants allemands a tant d’importance) que l’immédiatisme se montre le plus dangereux – comme Lénine n’avait cessé de le répéter. Effectivement, il s’implante solidement dans l’Internationale Communiste, y important, pour ainsi dire, l’héritage de la majorité droitière de la IIIe Internationale (qui n’était pas vraiment un parti communiste mondial, mais une fédération de partis nationaux où prévalaient les courants opportunistes, et où la tradition révolutionnaire était quantitativement aussi frèle et minoritaire qu’elle était qualitativement élevée), ainsi que du
« centrisme plus ignoble encore, qui, nous diffamant comme il diffamait le bolchévisme, le léninisme et la dictature soviétique russe, faisait tous ses efforts pour jeter de nouveau un pont – pour nous c’était un guet-apens – entre le prolétariat en marche et les criminelles illusions démocratiques »[11].

La position centriste de Gramsci à l’époque de la prétendue « bolchévisation » n’est donc qu’un développement de son immédiatisme antérieur teinté d’« extrémisme » anarcho-syndicaliste, tout comme, plus tard, sa position national-réformiste – ouvertement exprimée dans les « Cahiers » où il consacre le Panthéon des gloires nationales – explique l’aboutissement ultérieur et inévitable de l’immédiatisme.

On peut véritablement dire que Gramsci a synthétisé et formulé avec le plus grand relief, à des moments successifs, les aspects respectivement gauchiste, centriste et droitier de l’opportunisme (immédiatisme), aspects qui néanmoins s’impliquent réciproquement et donc coexistent en puissance. On comprend facilement que les « historiographes » se soient tant disputé le « vrai Gramsci » (revendiqué aussi bien par les staliniens que les déstalinisateurs, par les trotskistes, les anarchistes, les sociaux-démocrates, les libéraux-socialistes, les radicaux…) réussissant chaque fois à présenter l’image d’un Gramsci « différent » par le ton, l’accentuation, les propositions particulières, mais toujours et nécessairement caractérisé, dans toutes ces interprétations, par le démocratisme et le concrétisme pragmatiste et volontariste. Le fait est que tous les avatars de Gramsci, réels ou inventés par l’idéologie des historiographes, recouvrent exactement la gamme des positions opportunistes, et elle seule. En même temps que l’intérêt qu’il présente en tant que synthétiseur de positions extra, pré et anti-marxistes apparemment contradictoires, ceci explique son succès en tant qu’inspirateur (par tel ou tel aspect de sa théorisation et de sa philosophie) des courants idéologico-politiques apparemment les plus disparates, et comme patron des innombrables incarnations actuelles du révisionnisme.

La critique que la Gauche a faite si tôt des aspects fondamentaux – ceux qui semblaient les plus « révolutionnaires » – de l’ordinovisme acquiert donc valeur de principe et revêt une importance évidente sur le plan historique. Elle s’adresse en effet à un courant beaucoup plus « raffiné », sous son déguisement extrémiste, que le maximalisme traditionnel, et intimement apparenté aux tendances tant « extrémistes » anarchoïdes que « centristes » du Komintern en formation, qui recelaient toutes le bacille opportuniste qui allait infecter puis détruire le parti mondial de la révolution. Il ne s’agit donc pas pour nous de critiquer Gramsci ou Tasca en tant que « penseurs » manifestement étrangers à la ligne et au terrain du communisme scientifique, et moins encore de prendre un plaisir mesquin à « démythifier » celui qu’on nomme « le plus grand marxiste italien » en rassemblant ses « perles », mais de mettre à jour tout un pseudo-communisme (Lénine aurait dit un « opportunisme communiste ») qui, par ses effets catastrophiques, favorisa d’abord le stalinisme, puis s’en fit l’instrument efficace.

4. Le pré-ordinovisme fait ses preuves (1914–1918)

L’attitude prise par Gramsci durant la guerre impérialiste – une attitude que, défiant le grotesque, ses épigones ont prétendue « léniniste » – reproduit objectivement et subjectivement les positions de l’interventionnisme démocratique en faveur de l’Entente sur lesquelles s’était aligné Mussolini dont, en l’occurrence, elle justifiait la trahison. Bien plus, elle s’appropriait tout l’empirisme des positions mussoliniennes (l’attachement au contingent, à la situation, au « concret », qui reviendra par la suite chez Gramsci comme un leitmotiv obsédant) – et cet aspect, qui n’est pas épisodique, représentera le pivot, d’abord de la « stratégie » des conseils, puis du « bloc historique ».

Dans le premier tome de cette « Histoire de la Gauche » on rappelle la réaction violente de la Gauche au fameux article de Mussolini « De la neutralité absolue à la neutralité active et agissante ». Gramsci, au contraire, publie dans « Il Grido del Popolo » du 31–10–1914 un article intitulé de manière significative « Neutralité active et agissante », qui est guidé par un concrétisme localiste et nationaliste dans lequel on voit bien que Gramsci songe avant tout à l’action du parti prolétarien et de la classe ouvrière en tant que force nationale :
« Quelle doit être la fonction du Parti socialiste italien [remarquez bien, pas du prolétariat ou du socialisme en général !] dans le moment présent de la vie italienne ?… Cette tâche immédiate, toujours actuelle, lui confère des caractères spéciaux, nationaux, qui l’obligent à assumer dans la vie italienne une fonction spécifique, une responsabilité propre. »

Suit un passage où l’État prolétarien est présenté comme se développant déjà, par une « dialectique interne », au sein de l’État bourgeois, de façon à « se créer des organes pour le dépasser et l’absorber ». La maturation de l’État prolétarien est vue ici sur un plan national : il est
« autonome, indépendant de l’Internationale, sauf par le but suprême à atteindre et par le fait que cette lutte doit toujours présenter un caractère de lutte de classe. »

Selon Gramsci, la formule de neutralité absolue avait la valeur d’une réaction de défense; en tant que telle elle avait été
« extrêmement utile au premier moment de la crise, quand les événements nous ont frappés à l’improviste et trouvés relativement peu préparés à leur énormité, parce que seule une affirmation dogmatiquement intransigeante, tranchante, nous permettait d’opposer un rempart compact, inexpugnable, au premier débordement des passions, des intérêts particuliers »;
désormais, par contre, elle condamnerait le prolétariat à l’inaction. Exactement comme Mussolini, Gramsci fausse le sens que la Gauche attribuait à la revendication de la neutralité de l’État bourgeois, qui n’avait rien à voir avec une neutralité du prolétariat face au conflit impérialiste, ni avec l’indifférence correspondant au schéma du « ni adhérer, ni saboter ».

Dans le premier tome de cette « Histoire », on a montré de quelle façon la Gauche avait dénoncé l’insuffisance de la formule de la neutralité en affirmant la nécessité du défaitisme révolutionnaire, du recours aux moyens d’intervention de classe tels que la grève générale dans une première phase, puis des instruments d’offensive révolutionnaire plus efficaces; bref, qu’elle se plaçait dans la ligne de la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile et de la fondation de la IIIe Internationale. En même temps que la baudruche d’un « léninisme » gramscien, ce fait dégonfle la légende, plus subtile mais non moins fantaisiste, selon laquelle les positions bolchéviques n’auraient pas eu de correspondant en Italie, où la Gauche se serait alignée sur… le maximalisme centriste de la majorité zimmerwaldienne. Cette thèse, reprise par bon nombre de « spécialistes de l’histoire du mouvement ouvrier », vise entre autres à réduire la portée et la responsabilité politique de ce qu’on a voulu appeler la « crise interventionniste » de Gramsci; ainsi, on soutient contre toute évidence que son « refus du sabotage de la guerre » ne signifiait rien d’autre qu’une « renonciation à l’affrontement immédiat » analogue à celle exprimée (en paroles) par la direction du Parti Socialiste Italien et prétendument partagée aussi par la Gauche. Celle-ci, au contraire, soutenait le sabotage de la guerre avec toutes ses conséquences, c’est-à-dire le défaitisme révolutionnaire. La direction restait accrochée à la position équivoque et capitularde du « ni adhérer, ni saboter ». Quant à Gramsci, il se plaçait sur les positions mêmes de Mussolini, dont il adoptait la formule visant à :
« redonner à la vie de la nation son caractère pur et franc de lutte de classe, dans la mesure où la classe travailleuse, obligeant la classe détentrice du pouvoir à assumer ses responsabilités, l’obligeant à pousser jusqu’à l’absolu les prémisses dont elle tire sa raison d’être, à montrer la valeur de la préparation par laquelle elle a cherché à arriver aux fins qu’elle disait lui être propres, l’oblige (dans notre cas, en Italie) à reconnaître qu’elle a complètement failli à sa tâche, puisqu’elle conduit la nation, dont elle se proclamait l’unique représentant, dans un cul-de-sac dont elle ne pourra sortir qu’en abandonnant à leur sort toutes les institutions qui sont directement responsables de son triste état actuel ».

A travers les brumes idéologiques de ce texte, on distingue sans peine les thèmes chéris de l’interventionnisme démocratique et de cette optique nationale dans laquelle (Mussolini le dira en 1919 à Dalmine, précédant de loin la fameuse déclaration de Staline) la classe ouvrière doit ramasser les drapeaux bourgeois et défier la bourgeoisie sur son propre terrain et pour ses propres objectifs – défi qui aboutit à l’honnête gestion des affaires bourgeoises par le socialisme national.

Pour éviter qu’on l’accuse de soutenir l’union sacrée, Gramsci recourt aussi à un argument turatien classique, pêché dans l’arsenal révisionniste et que Rosa Luxemburg avait déjà brillamment réfuté, l’affirmation de « l’immaturité du prolétariat » :
« Ce n’est donc pas une embrassade générale que veut Mussolini, ni une fusion de tous les partis dans une unanimité nationale; si telle était sa position, elle serait antisocialiste. Il voudrait que le prolétariat, ayant acquis une claire conscience de sa force de classe et de sa potentialité révolutionnaire, et reconnaissant pour le moment sa propre immaturité à être au gouvernail de l’État, à faire la… [Ici, il manque une ligne dans le texte, mais le sens est clair : il s’agit de « l’immaturité à faire la révolution »; il s’ensuit que l’auteur souhaiterait que les socialistes laissent la bourgeoisie instaurer pour son effort de guerre]… une discipline idéale, et permettent qu’on laisse agir dans l’histoire ces forces que le prolétariat, les considérant comme plus fortes, ne se sent pas en mesure de remplacer. Et le fait de saboter une machine (car la neutralité absolue revient à un véritable sabotage, sabotage d’ailleurs accepté avec enthousiasme par la classe dirigeante) ne signifie certes par que cette machine ne soit pas parfaite et ne serve pas à quelque chose ».

On retrouve ici le raisonnement typiquement mussolinien selon lequel l’interventionnisme prolétarien « déplairait » à la bourgeoisie sous prétexte qu’il donnerait un ton « révolutionnaire » à la guerre. Les staliniens reprendront ce sophisme opportuniste au cours de la seconde guerre mondiale dans leur tactique « à double face », justifiant à l’usage du parti leur politique d’unité nationale par une prétendue potentialité révolutionnaire du mouvement des partisans. Pour Gramsci, la position mussolinienne n’impliquait pas
« que le prolétariat renonce à son attitude antagoniste » et n’excluait pas « qu’il puisse, après une faillite ou une démonstration d’impuissance de la classe dirigeante, se débarrasser de celle-ci et se rendre maître de la chose publique ».
Il présente l’hypothèse « révolutionnaire » comme conditionnée par l’activité d’élites, conçues dans une vision proprement « mussolinienne » et avec des relents soréliens, c’est-à-dire en tant qu’expression d’une volonté de puissance « héroïque ». Il est significatif que cette fonction des élites soit retenue comme spécialement nécessaire en Italie, pays qui
« n’est dans son ensemble ni prolétarien ni bourgeois, étant donné le peu d’intérêt que la grande masse du peuple a toujours montré pour la lutte politique, et qui est donc d’autant plus facile à conquérir pour celui qui saurait manifester son énergie et une vision claire de son propre destin ».

Le fond théorique, si on peut dire, de cette perspective ornée de brillantes couleurs à la D’Annunzio est synthétisé dans la vision de l’histoire comme
« création de son propre esprit, réalisée par une série ininterrompue de secousses agissant sur les autres forces actives et passives de la société qui préparent les conditions les plus favorables pour la secousse définitive (la révolution) ».
Cette conception restera la base de l’édifice théorique de l’« Ordine Nuovo », qui
« se propose de susciter dans les masses des ouvriers et des paysans une élite révolutionnaire capable de créer l’État des conseils d’ouvriers et paysans et d’établir les conditions de l’avènement et de la stabilisation de la Société communiste ».

Même dans les formulations moins ouvertement immédiatistes, l’élite n’est pas conçue comme le parti d’avant-garde qui suit un programme invariant et impersonnel traduisant le sens et les modalités du mouvement prolétarien imposés par les forces matérielles. Elle est vue de façon idéaliste, comme un noyau illuminé et illuminant dont la volonté préfigure au sein de la société capitaliste la société nouvelle, ou un idéal auquel les masses sont ralliées par la persuasion; une société nouvelle qui (dans une espèce de « coexistence compétitive » avant la lettre) se substitue au vieux régime désormais épuisé, par la force de sa supériorité intrinsèque. Même si l’on fait abstraction des résonances soréliennes (qui se retrouvent aussi dans les oeuvres d’auteurs ultra-bourgeois comme Mosca et Pareto), on a affaire ici à une conception de l’élite non comme guide et dirigeant du processus révolutionnaire, mais comme « libérateur de l’esprit des masses », tout à fait analogue à celle des tribunistes et du KAPD[12].

En avril-juillet 1917, Gramsci donne une appréciation du menchévisme et du régime Kerenski qui, d’une part, rejoint le jugement favorable des sociaux-démocrates, et d’autre part concorde avec celui – non moins favorable en substance – des libertaires[13]. De son appréciation, il ressort à l’évidence non seulement qu’il est totalement étranger aux positions révolutionnaires des bolchéviks, mais aussi, et par là-même, que sa conception est purement démocratico-libertaire : elle s’exprime dans des formulations analogues à celles qui deviendront courantes dans les textes de « l’extrémisme infantile » européen. Ce qui le frappe dans la révolution de Février, c’est l’absence du « phénomène purement bourgeois qu’est le jacobinisme » qui remplace un régime autoritaire par un autre non moins autoritaire; au lieu d’instituer un autoritarisme, le régime des cadets et des social-chauvins (asservis l’impérialisme de l’Entente !) est censé avoir apporté selon lui
« le suffrage universel […] la liberté […] la libre voix de la conscience universelle […]. Les révolutionnaires russes ne sont pas des jacobin ils n’ont donc pas remplacé la dictature d’un seul par la dictature d’une minorité audacieuse et prête à tout pour faire triompher son programme ».
Ce qui est condamné ici sous le nom de « jacobinisme bourgeois », c’est évidemment la dictature du prolétariat dirigée par le parti. Gramsci exprime d’ailleurs aussi nettement une conception « luxemburgiste » de la révolution par consentement général ou majoritaire, lorsqu’il affirme que les « révolutionnaires russes » (c’est-à-dire Kerenski et Cie) sont certains que
« lorsque tout le prolétariat russe aura été interrogé par eux, la réponse ne peut faire de doute : elle se trouve dans la conscience de tous et se transformera en décision irrévocable dès qu’elle pourra s’exprimer dans une ambiance de liberté spirituelle absolue »;
car « ordre nouveau » signifie essentiellement « libération des esprits » et « instauration d’une nouvelle conscience morale » (on voit que sa terminologie elle-même rejoint celle de Gorter et Pannekoek). Il faut aussi remarquer le passage où il déclare que
« le prolétariat industriel est déjà préparé, y compris culturellement, à la transformation; le prolétariat agricole, qui connaît les formes traditionnelles du communisme communal, est lui aussi préparé au passage à une nouvelle forme de société ».
Il confirme ainsi que l’immédiatisme ouvriériste et l’immédiatiste populiste sont étroitement liés !

Lors qu’un peu plus tard la répression kerenskienne fera rage contre le prolétariat révolutionnaire, que le parti bolchévique sera contraint de rentrer dans la clandestinité, que Lénine en particulier devra se cacher pour ne pas subir le martyre inutile que la social-démocratie allemande réservera à Luxemburg, Liebknecht, Jogiches et Leviné; lorsque donc la nature contre-révolutionnaire du gouvernement « non-jacobin » se révélera à travers les fusillades des manifestants par les junkers et la mise à prix des têtes des communistes « agents du kaiser », le 28 juillet, Gramsci publie un article dont l’orientation ne peut évidemment pas être expliquée par un simple « manque d’informations ». On y lit que les bolchéviks ont la fonction… socratique de « taon de l’État », c’est-à-dire « d’aiguillon » du « devenir révolutionnaire »; et que, s’ils peuvent l’accomplir, c’est précisément grâce à cette « chance » que représente pour la Russie l’absence de « jacobinisme », le fait que
« le groupe des socialistes modérés, qui a eu le pouvoir en main, n’a pas détruit ni cherché à étouffer l’avant-garde dans le sang »; ainsi Lénine « n’a pas connu le sort de Babeuf […] et a pu transformer sa pensée en force agissant dans l’histoire ».
Il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici que si Lénine et tout son parti n’ont pas succombé sous les coups de la démocratie des cadets, des menchévîks et des socialistes-révolutionnaires, et si Lénine a pu ensuite (contre la majorité de son propre comité central, mais aidé par l’« exécution » parfaite des cadres essentiels et une stricte discipline générale) mettre en application le programme marxiste qui était à la base de l’existence même du mouvement bolchévique, c’est essentiellement grâce à ce que Gramsci qualifiait avec les autres démo-libertaires de « jacobinisme » : c’est-à-dire grâce à une centralisation du parti qui s’est révélée réellement « organique » par-delà les oscillations des individus et même de la majorité des dirigeants.

Par ailleurs, il faut noter que cet article contient déjà clairement le concept de la « volonté créatrice » des bolchéviks. Cette vision culminera dans l’article de Gramsci après Octobre « La révolution contre ‹ Le Capital › », et la Gauche répondra entre autres à son interprétation
« qui prétend que la révolution russe est une défaite de la méthode du matérialisme historique et, inversement, l’affirmation de valeurs idéalistes »
dans l’article intitulé « Les enseignements de la nouvelle histoire »[14]. Dans l’article de Gramsci, on trouve explicitée l’affirmation qui court comme un fil conducteur à travers toute son élaboration théorique, et selon laquelle
« la pensée marxiste, celle qui ne meurt jamais […] est la continuation de la pensée idéaliste italienne et allemande qui, chez Marx, s’était contaminée d’incrustations positivistes et naturalistes ».
Par la suite, Gramsci (et il n’est pas le seul !) rejettera plus ou moins ouvertement la responsabilité de cette contamination sur Engels, et fera de Marx le seul et vrai « continuateur » de la pensée idéaliste italienne (subjectiviste !) et allemande – objectiviste chez Hegel, subjectiviste chez tous les autres ! Ce que Gramsci répudie dans le positivisme et le naturalisme, c’est le déterminisme, l’objectivisme, le matérialisme. L’ordre même des épithètes de l’idéalisme – « italien et allemand » – trahit son attachement indéfectible à Croce, qui rend ses positions encore plus explicitement antimarxistes que celles, par exemple, d’un Lukács, ou d’un Korsch première manière, qui affectent de se référer à Hegel.

Lorsqu’il s’agit ensuite d’apprécier la dissolution de la Constituante et le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux Soviets », le démocratisme de Gramsci devient patent[15]. Il considère les soviets comme « un premier modèle de représentation directe des producteurs ». Dans cette formule, on trouve :
a) la théorie du modèle;
b) le principe de la démocratie directe;
c) le critère de la représentation des producteurs (et non des prolétaires comme tels, et donc aussi des soldats).
Avec la négation du rôle du parti, ce seront là les axes de la vision ordinoviste. De plus, le sens élémentaire de la dictature du prolétariat est totalement défiguré par l’affirmation qu’
« une minorité qui est sûre de devenir la majorité absolue, sinon la totalité même des citoyens, ne peut pas être jacobine, ne peut pas avoir pour programme la dictature perpétuelle » :
loin de constituer la forme politique et la condition première de la période des transformations qui ne peuvent être complètes qu’à l’échelle mondiale, la dictature bolchévique ne serait donc qu’une mesure passagère prise pour permettre à la « majorité effective de s’organiser » !!!

Une certaine tendance à rectifier (en partie au moins) le tir se manifeste dans les écrits ultérieurs de Gramsci, mais en fait, qu’il s’agisse par exemple du problème de Brest-Litovsk ou de celui de l’internationalisme, il s’en tient à des considérations générales ou banales. Ainsi, il affirme que le marxisme consiste dans la reconnaissance d’un antagonisme croissant entre les classes, mais tait le point véritablement distinctif du communisme scientifique, c’est-à-dire sa solution pour mettre fin à cet antagonisme. On y trouve des formules vaguement « historicistes » au sens de Croce :
« La culture des bolchéviks est faite de philosophie historiciste; ils conçoivent l’action politique et l’histoire non comme un libre arbitre contractuel, mais comme un développement; non comme un mythe définitif et cristallisé dans une formule extérieure, mais comme un processus infini de perfectionnement. »
Ou encore : « La vie politique russe est orientée de telle sorte qu’elle tend à coïncider avec la vie morale [sic !], avec l’esprit universel de l’humanité russe ».
A côté de ces expressions, on en trouve d’autres plus imprégnées d’une tonalité volontariste et rationaliste :
« Lénine est celui qui étudie froidement la réalité historique, qui tend organiquement à construire une société nouvelle sur des bases solides et permanentes, selon les préceptes de la doctrine marxiste : c’est le révolutionnaire qui construit sans illusions frénétiques, en obéissant à la raison et à la sagesse »
[16];
des passages où on retrouve les thèmes du concrétisme, de la « construction » d’un « modèle du socialisme » en Russie, presque du « prototype » d’une structure à « greffer » par une série de « réalisations pratiques » dans l’économie capitaliste, de façon à l’absorber et à la dépasser (sur son propre terrain productiviste) : bref, les éléments caractéristiques de l’ordinovisme que Gramsci développera dans ses théorisations ultérieures, mais qui font partie des aphorismes invariants de l’opportunisme immédiatiste international. Un article comme celui sur « L’organisation économique et le socialisme » (« Il Grido del Popolo », 9–2–1918) montrera qu’il comprend ce « modèle » à peu près comme un Rosmer, naïvement convaincu que « L’État et la Révolution » a été écrit pour « concilier » Marx et Bakounine. Dans cet article on affirme que le socialisme révolutionnaire
« reconduit l’activité sociale à son unité et s’efforce de faire de la politique et de l’économie sans adjectifs, c’est-à-dire aide les énergies prolétariennes et capitalistes spontanées, libres, historiquement nécessaires, à se développer et à prendre conscience d’elles-mêmes, pour qu’à travers leur antagonisme s’affirment des synthèses provisoires toujours plus complètes et parfaites, qui devront culminer dans l’acte et dans le fait ultime qui les contient toutes, sans résidus de privilèges ni d’exploitation. L’activité sociale antagonique n’aboutira ni à un État Professionnel, comme celui dont rêvent les syndicalistes, ni à un État monopolisant la production et la distribution comme le préconisent les réformistes. Mais à une organisation de la liberté de tous et pour tous, qui n’aura aucun caractère stable et définitif, mais sera une recherche continue de formes nouvelles, de rapports nouveaux, qui s’adaptent toujours aux besoins des hommes et des groupes, pour que toutes les initiatives soient respectées pourvu qu’elles soient utiles, que toutes les libertés soient soutenues pourvu qu’elles n’entraînent pas de privilège. Ces considérations sont expérimentées de façon vivante et palpitante dans la révolution russe qui, jusqu’à présent, a consisté surtout en un effort titanesque pour qu’aucune des conceptions statiques du socialisme ne se consolide définitivement en mettant fin à la révolution et en la ramenant fatalement à un régime bourgeois qui, s’il était libéral et respectait les libertés, donnerait plus de garanties d’historicité qu’un régime professionnel ou qu’un régime centralisateur et étatiste ».

Ce passage, où se mêlent un libéral-socialisme avant la lettre et un historicisme néo-idéaliste à la Croce (y compris la « religion de la liberté »), manifeste une flagrante et totale incompréhension, non seulement de la signification d’Octobre sur le plan russe et international, mais de toute la construction doctrinale marxiste. On y retrouve d’ailleurs des thèmes déjà exposés auparavant par Gramsci qui, en 1916, écrivait dans le même « Grido del Popolo » :
« L’homme est surtout esprit, c’est-à-dire création historique, et non pas nature. Autrement on ne comprendrait pas pourquoi, puisque de tout temps il y a eu des exploités et des exploiteurs, des créateurs de richesses et des consommateurs égoïstes de celles-ci, le socialisme ne s’est pas encore réalisé. C’est que l’humanité n’a acquis la conscience de sa propre valeur que degré par degré, palier par palier Et cette conscience ne s’est pas formée sous l’aiguillon de la nécessité physiologique, mais grâce à la réflexion intelligente, de quelques-uns d’abord et de toute une classe ensuite, sur les raisons de certains faits et sur les meilleurs moyens de les transformer d’occasions de soumission en drapeaux de révolte et de reconstruction sociale. Cela signifie que toute révolution a été précédée d’un intense travail de critique, de pénétration culturelle ».

En 1917, encore, dans le numéro unique de « La città futura », il présente Croce comme
« le plus grand penseur de l’Europe en ce moment », et proclame que « les socialistes doivent remplacer l’ordre par l’ordre : ils doivent restaurer l’ordre en soi ».
Cette expression n’est pas en contradiction avec le titre ultérieur de « L’Ordre Nouveau », dans lequel « l’ordre » signifie le « Quart état », la classe déclassée en « catégorie des producteurs », qui, comme le Tiers-état auparavant, devrait construire ses assises au sein même de l’ancien régime. Ce que Gramsci nie, par contre, c’est que le socialisme constitue un ordre de production-distribution qui est l’inverse du capitalisme, et que la dictature du prolétariat constitue l’opposé dialectique de la dictature bourgeoise. Pour lui il s’agit là de schémas « fermés » et « jacobins » alors que son idéologie « ouverte » préconise, comme le proudhonisme, l’utilisation des « bons côtés » du capitalisme, libéré des tares d’un étatisme protectionniste. Loin de reconnaître dans cet « étatisme » l’impérialisme, stade suprême du capitalisme, il y voit un résidu précapitaliste ou en tout cas une entrave pour le capitalisme, ce qui déterminera largement sa « compréhension » du fascisme. Précisément c’est sur cet écueil du « totalitarisme » que viennent échouer toutes les variantes de l’immédiatisme et de l’opportunisme !

On voit ce que vaut l’historicisme (à la Croce) de Gramsci, puisqu’il s’agit d’une période où les vrais porte-parole du socialisme révolutionnaire – de Lénine à Boukharine et à la Gauche « italienne » – identifiaient justement le totalitarisme étatiste, centraliste et militariste, comme l’expression inéluctable de l’impérialisme et, contrairement aux déformations d’un Kautsky qui présentait l’impérialisme comme un « supercapitalisme » ou comme une « politique », y reconnaissaient le stade suprême du capitalisme. D’ailleurs, pour revendiquer le parlementarisme et accuser implicitement l’abstentionnisme de « faiblesse petite-bourgeoise », Gramsci n’hésitera pas à se référer au même Kautsky.

Outre que la théorie du « modèle », de « l’édification » expérimentale du socialisme dans la Russie précapitaliste comme une « proposition » à imiter in partibus infidelium est fondamentalement aberrante, il faut noter que Gramsci ignore ou repousse au contraire ce que Lénine définit précisément dans « La ‹ maladie infantile › » comme les caractères internationaux de la révolution russe. Si ces caractères se sont manifestés même dans une révolution « double », dont la première phase (jusqu’à la victoire de la dictature prolétarienne dans une série au moins de pays avancés) ne pouvait être, dans le domaine économique et social, que démocratique-bourgeoise « radicale », ils doivent se manifester avec d’autant plus de force dans une aire historique de révolutions « purement » prolétariennes, « simples » et non plus « doubles ». Ecoutons Lénine :
« A coup sûr, presque tout le monde voit maintenant que les bolchéviks n’auraient pu se maintenir au pouvoir non pas deux ans et demi, mais deux mois et demi, sans la discipline vraiment inflexible, sans la discipline de fer de notre Parti, et sans l’aide apportée à ce Parti, avec une entière abnégation, par toute la masse de la classe ouvrière, c’est-à-dire par tout ce qu’elle possède de conscient, d’honnête, de dévoué, d’influent, d’apte à conduire ou à entraîner les couches arriérées. […] Je le répète, l’expérience de la dictature du prolétariat victorieux en Russie a fait clairement ressortir aux yeux de tous ceux qui ne savent pas penser, ou qui n’ont pas eu l’occasion d’y réfléchir, qu’une centralisation absolue et la plus stricte des disciplines sont pour le prolétariat une des conditions fondamentales de la victoire sur la bourgeoisie ».

Ce point, qui constituait la grande leçon de la révolution d’Octobre et de la dictature du prolétariat en Russie, formait en même temps le noyau de l’opposition entre marxisme révolutionnaire et immédiatisme, alias opportunisme. Il serait vain de penser que Gramsci, plongé dans des positions qui évoquent la « révolution libérale » de Gobetti et le « libéral-socialisme », n’a pas vu cette opposition. En fait, il était solidaire de l’immédiatisme de tout acabit et son éclectisme « principiel » l’amenait simplement à se poser en conciliateur des multiples tendances opportunistes.

Ce qui constitue, en définitive, la leçon d’Octobre et du bolchévisme en général, de sa formation jusqu’à sa victoire, c’est justement le jacobinisme prolétarien, opposé au jacobinisme national-populaire (dont Gramsci se fera ensuite le zélateur). Pour Gramsci, au contraire (même après l’article « La révolution contre ‹ Le Capital › ») le problème essentiel est celui de
« l’élan vital [on croit entendre Bergson !] de la nouvelle histoire russe […]. La révolution russe est dominée par la liberté : l’organisation se forme spontanément, et non par la décision arbitraire d’un ‹ héros › qui s’imposerait par la violence. C’est une évolution humaine continue et systématique, qui suit une hiérarchie et se crée au fur et à mesure les organes nécessaires à la nouvelle vie sociale […]. Car le socialisme ne s’instaure pas à date fixe, mais est un devenir continu, un développement infini dans un régime de liberté organisée et contrôlée par la majorité des citoyens, ou par le prolétariat ».[17]
Car « la dictature est l’institution fondamentale qui garantit la liberté, qui empêche les coups de main des minorités factieuses. Elle est garantie de liberté parce qu’elle n’est pas une méthode à perpétuer, mais permet de créer et de solidifier les organismes permanents dans lesquels elle se dissoudra après avoir accompli sa mission ».
Par conséquent, la dictature ne restera pas en vigueur jusqu’à l’extinction totale de l’État; par conséquent (exactement à l’inverse de l’affirmation de principe d’Engels dans sa lettre à Bebel du 18–28 mars 1875 :
« tant que le prolétariat a encore besoin de l’État, il en a besoin non dans l’intérêt de la liberté, mais pour soumettre ses adversaires, et quand il devient possible de parler de liberté, alors l’État en tant que tel a cessé d’exister »,
l’État est employé par les prolétaires « dans l’intérêt de la liberté », ou, mieux encore, il se dissout dans l’autogestion ouvriériste et en même temps populiste.

Pour Gramsci, une « liberté » est donc possible, et ceci grâce à des organismes non dictatoriaux. Comme il est évident que les « organismes permanents » dont il parle n’ont rien à voir avec l’administration des choses, qui de toute façon ne peut être que centralisée au maximum jusqu’au « plan mondial unique », toute la conception marxiste de l’État est ici renversée : le contexte montre clairement que ces organismes démocratiques sont la base de ce régime de « liberté organisée et contrôlée par la majorité des citoyens » auquel est censé s’identifier le socialisme; en d’autres termes, la dictature n’est admise qu’en tant que prélude de l’« État populaire libre » !

Les thèmes du style IWW (parlement unioniste, etc.) se marient ici au refrain social-démocrate sur la « démocratie pure » et on est une fois de plus obligé de souligner que la pieuse légende du « léninisme » de Gramsci n’est qu’une falsification monstrueuse, vraiment digne de l’école stalinienne qui l’a répandue. Ceci d’autant plus qu’à l’époque, les positions de Marx, Engels, Lénine, n’étaient ignorées de personne, comme le démontrent toutes les publications et toute l’activité de la Gauche. Il ne s’agissait évidemment pas de savoir si on avait lu ou non « L’État et la révolution », mais bien de savoir si on revendiquait ou non les sources classiques, accessibles à tous et dont Lénine lui-même avait tiré son « rappel » synoptique.

Bien entendu, le phénomène ne se limitait pas au seul gramscisme; c’est avec d’autres mouvements d’orientation analogue qu’il s’est trouvé aligné, objectivement et explicitement, sur des positions relatives à certaines questions cruciales et ouvertement défendues par le centre et la droite de la social-démocratie, sinon par la bourgeoisie grande et petite. Il en va ainsi pour le wilsonisme, dont la condamnation pouvait cependant apparaître comme une sorte de dénominateur commun d’une « gauche internationale » d’origines et de motivations hétérogènes[18]. Gramsci adopte face au pacifisme bourgeois une attitude ouvertement conciliatrice, avec des expressions que pourrait revendiquer un quelconque Longuet[19], mais pas un Rosmer, par exemple, de formation pourtant a-marxiste et même antimarxiste :
« Le programme de Wilson, la paix entre les nations, ne se réalisera que par le sacrifice de la Russie, par le martyre de la Russie. Entre les idéologies moyennes de la bourgeoisie italienne, française, anglaise, allemande, et le maximalisme russe, il y avait un abîme; on a raccourci la distance en se rapprochant de l’anneau logique bourgeois le plus avancé, le programme du président Wilson. Le président américain sera le triomphateur de la paix; mais pour son triomphe, le martyre de la Russie a été nécessaire : Wilson l’a senti, et il a rendu hommage à ceux qui sont pourtant aussi ses adversaires »[20].

Ici, la nature intrinsèquement opportuniste de l’immédiatisme saute… immédiatement aux yeux, dans l’apologie de la paix impérialiste et le rameau d’olivier ouvertement tendu aux « pacifistes » du centre et de la droite du P.S.I. Ce qui confirme que l’unitarisme à tout prix (« de Bordiga à Turati »), exprimé avant et après le Congrès de Bologne, ne traduit que l’absence totale d’orientation du penseur « concret » par définition. Il traduit son incapacité à faire la « distinction » (même la plus superficielle) entre les forces de la révolution et les forces de la conservation, et à saisir l’antithèse entre les « antipodes apocalyptiques » Lénine et Wilson. Divers regroupements de « compagnons de route » ont pourtant perçu cette antithèse, même s’ils n’ont pu en tirer les conséquences nécessaires ni l’encadrer dans une perspective et une doctrine solides, et même s’ils étaient condamnés à subir l’inévitable évolution de l’immédiatisme vers des conclusions plus ou moins ouvertement réactionnaires et défaitistes. Ainsi le gramscisme n’était pas seulement congénitalement incapable d’adhérer à la restauration du marxisme par Lénine; au niveau même de la convergence formelle ou de l’alignement « tactique » il restait étranger aux aspects les plus communs, aux thèmes les plus largement distinctifs de la propagande bolchévique.

On peut revenir à l’aspect « culturaliste » de l’immédiatisme avec un commentaire à un article de A. Leonetti, commentaire qui repose cette question bien après les discussions des « jeunes » de 1912–13 et bien avant l’« Ordine Nuovo » :
« Le mouvement socialiste se développe, regroupe des multitudes, dont les membres individuels sont préparés à des degrés divers à l’action consciente, préparés à des degrés divers à la vie sociale en commun dans le régime futur. Cette préparation est d’autant plus faible chez nous, que l’Italie n’est pas passée par l’expérience libérale, a connu peu de libertés, et que l’analphabétisme est encore plus répandu que ne le disent les statistiques »[21].

L’idée que la révolution libérale (démocratico-bourgeoise) a manqué à l’Italie sera un leitmotiv, tant du gramscisme ultérieur (« Cahiers ») que du « togliattisme ». Contentons-nous ici de noter l’apparition de ce thème caractéristique de cette vision, qui attribue le fait que le parlement perd le contrôle du gouvernement non au développement du régime bourgeois, mais à sa prétendue « immaturité » locale. Pour la Gauche au contraire, il était clair que le parlement n’a pas pour tâche – et moins que jamais dans la phase impérialiste – de diriger la « société civile » bourgeoise; qu’il n’a même plus, à l’époque impérialiste, celle de représenter les « forces vives » du système, comme il a pu le faire jadis dans une mesure plus ou moins grande; mais que sa fonction principale est maintenant de faire diversion et d’exorciser la lutte de classe.

Cet autre passage n’est pas moins significatif :
« Pour le prolétariat organisé, le devoir de s’éduquer est encore plus grand, le devoir de dégager de son regroupement le prestige nécessaire pour assumer la gestion sociale sans avoir à craindre des révoltes vendéennes qui détruisent les conquêtes du parti d’action [sic !] ».

Gramsci reviendra lourdement sur cet aspect dans l’« Ordine Nuovo » du 20–3–1920, en polémiquant contre un camarade de Bologne. Celui-ci
« a été sérieusement scandalisé en lisant que l’‹ Ordine Nuovo › avait publié l’opinion suivante : ‹ si un moine, un curé, une religieuse, effectuent un travail quelconque d’utilité sociale, et donc sont des travailleurs, ils ont le droit d’être traités comme les autres travailleurs › et croit qu’il y a lieu de demander aux camarades de l’‹ Ordine Nuovo › si, en écrivant comme ils le font, ils ne donnent pas des raisons de soupçonner qu’il s’agit… de l’ordre nouveau des curés, des moines et des religieuses socialistes ».
Gramsci lui demande :
« Quelle action pense-t-il que le pouvoir des soviets italiens devrait développer par rapport à Bergame, si la classe ouvrière de Bergame choisit comme représentants des curés, des moines, des religieuses ? Faudra-t-il mettre Bergame à feu et à sang ? Faudra-t-il extirper du sol italien la race des ouvriers et paysans qui suivent politiquement le drapeau du Parti Populaire à travers son aile gauche ? Les ouvriers communistes, non contents de devoir lutter contre la ruine économique que le capitalisme laissera en héritage à l’État ouvrier, non contents de devoir lutter contre la réaction bourgeoise, devront-ils aussi susciter en Italie une guerre de religion à côté de la guerre civile ? Et cela, même si une partie des catholiques, des curés, des. moines, des religieuses, accepte le pouvoir des soviets, en demandant seulement la liberté du culte ? »

On se tromperait en pensant que Gramsci veut seulement dire que la religion ne peut (malheureusement !) être extirpée par les armes : il a une attitude conciliante par rapport à l’Église elle-même, cette puissance capitalistico-financière, cette organisation contre-révolutionnaire s’il en fut. Ici, il n’annonce pas seulement les accords futurs avec les « gauches populaires » mais il souhaite explicitement un Concordat « socialiste » :
« La question est très importante et mériterait d’être traitée largement et à fond. En tant que parti majoritaire de la classe ouvrière, en tant que parti de gouvernement du futur État ouvrier italien, le parti socialiste doit avoir une ‹ opinion › en la matière, et devrait la diffuser parmi les masses prolétariennes qui, politiquement, suivent les cléricaux. En Italie, à Rome, il y a le Vatican, il y a le Pape : l’État libéral a dû trouver un système d’équilibre avec la puissance spirituelle [sic !] de l’Église : l’État prolétarien devra lui aussi trouver un système d’équilibre ».

Insistons encore une fois sur le fait que des déclarations de ce genre ne s’expliquent pas par le « provincialisme », mais que le diagnostic correct est : « antijacobinisme ». Effectivement, nous retrouvons des expressions tout à fait analogues chez des auteurs aussi peu suspects de sympathie… procatholique que Pannekoek et Lukács, mais étroitement apparentés à Gramsci par l’immédiatisme spontanéiste. Tous ces gens font découler la révolution, et l’acte de l’insurrection lui-même, non pas de la mobilisation matérielle des masses par une crise du régime constitué et l’action de propagande et d’organisation du parti, mais d’une « prise de conscience » (semblable à celle d’une mayonnaise) des masses elles-mêmes, et sans ce consentement universel ils déclarent la révolution perdue[22].

La vérité est que les immédiatistes de droite comme ceux de gauche voudraient, par leurs capitulations suivistes, éviter une « lutte fratricide » entre « prolétaires » ou entre « opprimés » en général : le résultat, c’est qu’ils renvoient la révolution aux calendes grecques du consensus général, plus utopique encore que le piège de « l’acceptation consciente générale » dans lequel sont tombés même les spartakistes. Lénine affirme que la résistance de la bourgeoisie est inévitable; le phénomène des Vendées l’est tout autant, qu’elles soient d’origine petite-bourgeoise, qu’elles proviennent de l’aristocratie ouvrière ou de secteurs ouvriers arriérés. Dans « Terrorisme et communisme » Trotski rappelle que même dans la révolution double en Russie, et même dans sa première phase démocratique, populaire, le bloc avec les socialistes-révolutionnaires « de gauche » n’a pas tenu : il y a eu la révolte des S.R. de gauche, l’insurrection des bandes de Makhno, Kronstadt, etc. Au 3ème Congrès du P.O.S.D.R. déjà, tenu à Londres en 1905, Lénine avait annoncé :
« Même pour nous emparer de Petersbourg et envoyer Nicolas II à la guillotine, nous nous trouverons devant un certain nombre de Vendées »;
et c’est bien ce qui s’est produit. En Occident la prise du pouvoir aurait été (et sera) plus difficile, à cause de l’« attachement de la classe ouvrière au régime bourgeois » dénoncé par Trotski[23] et – c’est dire la même chose autrement – les résistances à l’instauration de la dictature révolutionnaire auraient été (et seront) bien plus grandes qu’en Russie, même de la part des « opprimés ». Ces, résistances, on ne peut y remédier par l’éducation et la propagande, et encore moins par des astuces pour obtenir la « majorité » arithmétique de la classe ouvrière comme celles qui s’imposeront, hélas, dans l’Internationale décadente.

Notons encore le retour insistant de certaines préoccupations : dans « Il Grido del Popolo » du 7–9–1918, Gramsci écrit que
« la démocratie italienne est encore une « démagogie », puisqu’elle ne s’est pas constituée en une organisation hiérarchique, puisqu’elle n’obéit pas à une discipline idéale provenant d’un programme auquel on adhère librement »;
et le 14–9 il affirme que le Congrès du P.S.I. à Rome
« a réaffirmé, au sein de l’organisation politique des travailleurs, le triomphe de la fraction intransigeante révolutionnaire, a réaffirmé au sein du Parti Socialiste italien le triomphe du socialisme […]. Les socialistes ont montré qu’ils sont au sein de la nation italienne la force sociale la plus sensible aux appels de la raison et de l’histoire, qu’ils sont une aristocratie qui mérite d’assumer la gestion de la responsabilité sociale ».
Les deux leitmotivs de l’ultérieure élaboration de Gramsci apparaissent donc clairement ici : prétendue absence d’une maturité démocratique en Italie – qui imposerait au prolétariat la tâche d’accomplir, dans cette aire géo-historique aussi, la révolution démocratique bourgeoise – et concept du parti comme force nationale et populaire.

Quant à la parenté entre l’immédiatisme « de droite » et « de gauche », on la voit par exemple dans cette déclaration :
« L’État socialiste, et donc l’organisation de la collectivité après l’abolition de la propriété privée, ne continue pas l’État bourgeois, n’est pas une évolution de l’État capitaliste constitué des trois pouvoirs, exécutif, parlementaire et judiciaire, mais prolonge et développe systématiquement les organisations professionnelles et les unions locales que le prolétariat a déjà su susciter spontanément dans le régime individualiste […]. L’agencement que l’État capitaliste a adopté en Angleterre est beaucoup plus proche du régime des soviets que ne veulent l’admettre nos bourgeois qui parlent d’‹ utopie léniniste ›... »

Il n’y a pas loin du « corporatisme » spontanéiste au « labourisme » le plus vulgaire; il n’y a pas loin non plus du « socialisme » anarchisant à la De Paepe à l’antimarxisme à la de Man. Ce n’est pas un hasard si la Gauche communiste s’est forgée dans la lutte contre l’immédiatisme de tout acabit, de même que ses prédécesseurs et maîtres bolchéviks s’étaient affirmés en combattant résolument toutes les variétés de l’économisme.

La grande leçon du bolchévisme, c’est la primauté du parti. Même dans la Russie autocratique, où la lutte la plus élémentaire, une grève par exemple, prenait nécessairement le caractère d’un heurt direct avec les forces de l’État, Lénine a reconnu que le mouvement revendicatif ne pouvait dépasser les limites trade-unionistes et donc politiquement bourgeoises. A plus forte raison en était-il ainsi dans des pays comme l’Angleterre ou même l’Italie de Giolitti, châtrée par des décennies de « socialisme évangélique ». En Occident, où de vieilles traditions parlementaristes et labouristes pèsent sur le mouvement revendicatif, la primauté du parti est donc encore plus impérative, et la Gauche le répètera avec insistance par la suite.

En montrant que le bolchévisme est une plante de tous les climats, la Gauche affirmera que, s’il a dû se débarrasser de tout résidu populiste sur le terrain par excellence des mouvements populaires qu’est une révolution bourgeoise encore à faire; si, même là, il a dû repousser toute espèce de coalition avec les partis dits apparentés; s’il a dû prendre seul le pouvoir en main pour accomplir sur le plan économique les tâches purement démocratiques et pour défendre physiquement la révolution, l’intransigeance révolutionnaire[24] aurait été (et sera) d’autant plus nécessaire en Occident que s’y heurtent plus directement révolution communiste et conservation capitaliste et que, comme le disait Lénine, le pouvoir y est plus difficile à prendre.

Cette intransigeance révolutionnaire ne se traduit pas par une atténuation des leçons d’Octobre, mais par leur accentuation et l’insistance sur le caractère indispensable du parti, cet instrument programmatique, stratégique, tactique et organisatif, sans la préparation duquel tout désir « révolutionnaire » n’est qu’une déclamation maximaliste creuse.

Notes :
[prev.] [content] [end]

  1. « Nature, fonction et tactique du parti révolutionnaire de la classe ouvrière », dans « Défense de la continuité du programme communiste » (Éditions Programme Communiste), p. 157. [⤒]

  2. Voir notre brochure « Les fondements du communisme révolutionnaire », (Éditions Programme Communiste) qui traite de façon générale les problèmes de l’immédiatisme, du concrétisme, du « proudhonisme renaissant et tenace ». [⤒]

  3. Il ne s’agit pas là d’une déduction arbitraire, ou d’une déformation de la thèse de Lénine tendant à l’adapter à notre propre courant, qui, en matière de parti « pousse le bolchévisme jusqu’à la caricature » (comme nous l’avons lu avec plaisir sous la plume de certains immédiatistes). On pourra s’en assurer en se reportant aux déclarations très nettes de Lénine, avant tout dans « Que faire ? », mais aussi dans Un pas en avant, deux pas en arrière, où il affirme au paragraphe q) :
    « Les ‹ paroles terribles › de jacobinisme, etc., n’expriment absolument rien, si ce n’est de l’opportunisme. Le Jacobin lié indissolublement à l’organisation du prolétariat conscient désormais de ses intérêts de classe, c’est justement le social-démocrate révolutionnaire. Le Girondin qui soupire après les professeurs et les collégiens, qui redoute la dictature du prolétariat, qui rêve à la valeur absolue des exigences démocratiques, c’est justement l’opportuniste. Seuls les opportunistes peuvent encore, à notre époque, voir un danger dans les organisations conspiratrices, quand l’idée de ramener la lutte politique aux proportions d’un complot a été mille fois réfutée dans les écrits, réfutée et éliminée depuis longtemps par la vie, quand l’importance cardinale de l’agitation politique de masse a été expliquée et rabâchée jusqu’à l’écœurement. Le vrai motif de cette peur de la conspiration, du blanquisme, n’est pas tel ou tel trait du mouvement pratique (comme Bernstein et Cie cherchent depuis longtemps – mais en vain – à le faire croire), mais la timidité girondine de l’intellectuel bourgeois, dont la mentalité perce si souvent chez les actuels sociaux-démocrates ».
    Et ce passage de « Terrorisme et Communisme »Trotski répond à Kautsky, qui avait rapproché les bolchéviks, ces « utopistes », des proudhoniens, est aussi lumineux :
    « Kautsky aurait pu nous comparer avec bien plus de raison aux blanquistes adversaires des proudhoniens, aux blanquistes qui saisissaient bien l’importance du pouvoir révolutionnaire et se gardaient bien, en posant la question de sa conquête, de tenir religieusement compte des aspects formels de la démocratie. Mais pour justifier la comparaison des communistes et des blanquistes, il faut ajouter que nous disposons d’une organisation révolutionnaire telle que n’en rêvèrent jamais les blanquistes : les soviets des députés ouvriers et soldats; que nous avons en notre parti une incomparable organisation politique directrice pourvue d’un programme complet de révolution sociale; et, enfin, que nos syndicats, marchant avec ensemble sous le drapeau communiste et soutenant sans réserves le gouvernement des Soviets, constituent un puissant appareil de transformation économique ».[⤒]

  4. Cité par P. Spriano, « Gramsci e l’Ordine Nuovo », Rome 1965, pp. 50–51. [⤒]

  5. En ce qui concerne le KAPD, Gorter et Pannekoek, voir le chapitre VIII de notre « Histoire de la Gauche », tome II, traduite en français dans « Programme Communiste » № 58. [⤒]

  6. « La ‹ maladie infantile ›, condamnation des futurs renégats » (Éditions Programme Communiste), pp. 94–95. [⤒]

  7. Il faut entendre par « soviétisme » ce qu’on désigne en France par conseillisme, en Allemagne par Rätesozialismus, etc. [⤒]

  8. « Le tendenze nella III Internazionale », « Il Soviet », 25 mai 1920. Traduction française dans « Programme Communiste » № 58. [⤒]

  9. G. Zinoviev, « La IIe Internationale et le problème de la guerre – Renonçons-nous à notre héritage ? », dans N. Lénine, G. Zinoviev, « Contre le courant », Paris, 1918. [⤒]

  10. Traduction française dans « Programme Communiste » № 58, pp. 137 s. [⤒]

  11. Cf. dans notre brochure « Défense de la continuité du programme communiste » les « Thèses sur la tâche historique, l’action et la structure du Parti communiste mondial ». Cette brochure contient aussi notre « Projet de thèses pour le IIIe Congrès du Parti communiste » (« Thèses de Lyon », Lyon, janvier 1926) où on trouvera une analyse précise du sens à donner à « l’investiture » accordée au gramscisme par la IIIe Internationale dégénérée. [⤒]

  12. Il est intéressant de confronter cette vision, anti-matérialiste par excellence, à l’affirmation de Trotski dans l’article « Les problèmes psychologiques de la guerre » (11 sept. 1915) :
    « La psychologie humaine est la force la plus conservatrice qui soit. Loin que les grands événements jaillissent de la conscience, ce sont les événements, leurs nouveaux rapports, leurs connexions, les entrelacs des grandes forces historiques, qui obligent notre psychologie passive et paresseuse à s’adapter péniblement et maladroitement à eux ».
    Trotski reprend ici la thèse classique selon laquelle l’existence précède la conscience ou encore, pour employer une expression qui revient souvent dans nos textes, la tête est le dernier organe humain mis en mouvement par les forces sociales objectives et matérielles. [⤒]

  13. Voir ses « Scritti giovanili », Turin, 1958. [⤒]

  14. Ces deux articles, reproduits dans le tome I de la « Storia della Sinistra Comunista », seront publiés avec la suite de cette étude dans le prochain numéro de « Programme Communiste ». [⤒]

  15. Voir « Costituente e Soviet » in « Scritti giovanili », pp. 160–161. [⤒]

  16. « Scritti giovanili », respectivement pp. 263, 286, 307. [⤒]

  17. « Utopia », in « Avanti ! » du 25 juillet 1918. [⤒]

  18. « Lénine et Wilson sont les antipodes apocalyptiques de notre temps »,
    affirmait Trotski en 1917. De façon analogue l’organe de la Gauche « Il Soviet » écrivait le 1er janvier 1919 :
    « Nous, socialistes, ne devons pas applaudir Wilson, mais le combattre ouvertement […] Filippo Turati découvre le dilemme : Wilson ou Lénine. C’est le dilemme que nous voyons nous aussi : capitalisme ou socialisme ! » [⤒]

  19. Voir l’article de Trotski : « Jean Longuet : déchéance du parlementarisme » (1919), reproduit dans notre brochure « La question parlementaire dans l’Internationale Communiste ». [⤒]

  20. « Il Grido del Popolo », 2 mars 1918. [⤒]

  21. « Il Grido del Popolo », 31 août 1918. [⤒]

  22. Cf. en particulier, de Pannekoek : « Der neue Blanquismus » dans « Der Kommunist » de Brême, № 27, 1920; de Lukács : « Opportunismus und Putschismus » dans « Kommunismus », Vienne, 1/32, 1920. [⤒]

  23. « Le prolétariat russe est pauvre en histoire et en traditions. Ce fait a sans aucun doute facilité sa préparation révolutionnaire pour la révolution d’Octobre. Mais il a rendu en même temps plus difficile sa tâche constructive après Octobre. A part leur couche supérieure, nos ouvriers sont dépourvus des connaissances et acquis culturels les plus élémentaires (propreté, maîtrise de la lecture et de l’écriture, ponctualité, etc.). L’ouvrier européen a lentement acquis ces habitudes au cours d’une longue période de domination bourgeoise; c’est d’ailleurs pourquoi il est si étroitement lié – par sa couche supérieure – à l’ordre bourgeois, avec sa démocratie, sa presse capitaliste libre, et autres bienfaits. Notre ordre bourgeois très tardif n’a pu offrir au prolétariat de Russie presque aucun de ces bienfaits : c’est pourquoi le prolétariat de Russie a pu rompre plus facilement avec le système social bourgeois, et le renverser. Mais pour la même raison la grande majorité de notre prolétariat est obligée de recueillir et de s’approprier aujourd’hui seulement, c’est-à-dire déjà sur la base de l’État ouvier socialiste, les acquis culturels rudimentaires. L’histoire ne donne rien gratis : lorsqu’elle consent un rabais dans le domaine politique, elle majore le prix dans le domaine culturel ». (Trotski, « Problèmes de la vie quotidienne », 1924, chapitre « On ne vit pas seulement de politique »; traduit d’après le texte allemand.) [⤒]

  24. A propos de la légende qui présente Lénine comme un « grand opportuniste », voir le discours commémoratif de A. Bordiga, « Lénine sur le chemin de la révolution » (Rome, 1924) publié dans le № 12 de cette revue, et notre brochure sur la « maladie infantile » (« La ‹ maladie infantile ›, condamnation des futurs renégats »). Citons aussi ce passage de Trotski (dans sa « Critique des thèses fondamentales du projet de programme de l’I.C. », de juin 1928), passage qui est cependant loin d’encadrer de façon complète le problème des rapports entre stratégie et tactique :
    « Ce n’est pas la souplesse qui fut la caractéristique fondamentale du bolchévisme (pas plus qu’elle ne doit l’être à présent), mais sa fermeté d’airain. C’est précisément cette qualité – dont il fut légitimement fier – que ses ennemis et adversaires lui reprochaient. Non pas « optimisme » béat, mais intransigeance, vigilance, défiance révolutionnaire, lutte pour chaque pouce de son indépendance : voilà les traits essentiels du bolchévisme. C’est par là que doivent commencer les partis communistes d’Occident et d’Orient ».
    Inutile de dire que, en Orient comme en Occident, les partis communistes auraient dû se placer sur cette voie – celle du 1903 bolchévik – bien avant 1928. Mais seule tenta de le faire la direction « de gauche » du P.C. d’Italie, mise en place « trop tard » et éliminée « trop tôt ». C’est pourquoi son éviction a entraîné l’étouffement de la seule étincelle de bolchévisme authentique, d’un communisme européen qui ne soit pas une farce. [⤒]



Source : « Programme communiste » № 71, Septembre 1976.

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