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DANSE DES FANTOCHES : DE LA CONSCIENCE À LA CULTURE


Content :

Danse des fantoches : De la conscience à la culture
Ordre et classe
Hier
Les sociétés pré-bourgeoises
Aristocratie ouvrière
Néo-économisme
Démocratie à usage interne
Madame la Conscience
Idéologie des révolutions
Aujourd’hui
Mademoiselle la Culture
Qui a du fer a de la science !
Notes
Source


Sur le fil du temps

Danse des fantoches : De la conscience à la culture

Ordre et classe

Les déformations doctrinales du groupe français « Socialisme ou Barbarie » n’ont pas d’autre importance que de fournir l’occasion d’élucider certains points intéressants. Dans ce troisième articles nous montrerons comment la formidable bévue historique qui consiste à voir une nouvelle classe sociale dans la bureaucratie de Russie ou d’ailleurs est liée à une confusion manifeste entre le concept d’ordre et celui de classe.

Le terme de classe est le même dans toutes les langues modernes, qu’elles soient latines, germaniques ou slaves. Il avait été employé avant Marx, qui l’a fait sien. Mais le marxisme est le premier à l’avoir introduit comme entité historico-sociale. Ce terme est d’origine latine, mais il est à noter que pour les romains « classis » signifiait la flotte, l’escadre de guerre : le concept est donc celui d’un ensemble d’unités agissant ensemble, allant dans la même direction et affrontant le même ennemi. L’essence du concept est donc le mouvement, le combat, non la classification (selon une acception toute… bureaucratique) qui a pris par la suite un sens statique. Dans le domaine des sciences naturelles Linné classa les espèces végétales et animales en groupes fixes, alors que Darwin démontra que l’on passe d’une espèce à l’autre par un développement évolutif et que de Vries fournit les preuves du fait qu’à certains moments on avait non pas de lents et insensibles changements, mais des mutations brusques et imprévisibles.

Dans le domaine social, quiconque réduit le marxisme à une analyse qui catalogue la société selon les différents intérêts économiques tout en prétendant le compléter et le moderniser, se couvre de ridicule car il n’en a pas assimilé le premier mot ni l’essentiel.

Pourtant, selon nos social-barbaristes, Marx aurait seulement « commencé » l’analyse de la société moderne et établi simplement les bases d’un programme socialiste. Et ce seraient eux qui auraient assumé « la continuation de cette analyse à l’époque actuelle, avec le matériel infiniment plus riche qu’un siècle de développement historique a accumulé, et qui permet d’avancer beaucoup plus que Marx dans la nouvelle élaboration du programme socialiste »[1].

Pour réduire à néant semblables plaisanteries, inutile de déranger la dialectique : un cageot de tomates suffit. Mais si l’on ne peut prendre de telles choses au sérieux, il est pourtant utile de reconstituer tout le développement des postulats du marxisme, construction a laquelle, des fondations jusqu’au toits rien ne manque, et qui n’a besoin d’aucun nouveau matériau, d’où qu’il vienne.

Le mot classe désigne un mouvement, une lutte, un programme historiques, et non pas une colonne particulière d’un registre de recensement. Parler d’une classe qui aurait encore à trouver son programme est prononcer une phrase vide de sens : c’est le programme qui définit la classe.

Hier

Les sociétés pré-bourgeoises

A l’inverse, l’ordre est une fraction de la société qui voudrait maintenir celle-ci immobile et préservée des révolutions. Les divisions sociales que l’histoire a connues n’ont été susceptibles de donner naissance à une lutte de classes qu’à des degrés très divers; par exemple, les sociétés asiatiques sont longtemps restées obstinément immuables, Marx a expliqué pourquoi : leur mode de production, local et même encore « communiste », n’engendre pas de contraste entre les forces productives et le schéma social. D’où l’immense importance historique du fait que les conflits de classe aient désormais éclaté en Perse, en Inde, en Indochine et en Chine.

A un certain stade les ordres de la société médiévale ne purent résister à la transformation en classes : la navigation le commerce, la manufacture, les inventions mécaniques, réalisèrent le miracle.

Ordre se dit aussi « état » en français. C’est le même terme qui désigne l’État politique central qui, au fond, est à peine esquissé dans le féodalisme primitif et se réduit encore a la suite militaire de l’empereur ou du roi. Quand, en pleine ascension des forces capitalistes de production sous la monarchie absolue, Louis XIV dit : « L’État c’est moi » il s’agit de l’État politique. Les ordres étaient alors au nombre de trois selon l’organisation féodale. Premier ordre, ou premier état : la noblesse, groupe fermé de familles dont les titres se transmettent par héritage. Second ordre, ou deuxième état : le clergé, organisé selon la hiérarchie de l’Église catholique Le troisième ordre, ou Tiers État désigne la bourgeoisie, qui est alors composée de marchands, de financiers et de fonctionnaires. Bien que représentée aux États-généraux, c’est-à-dire à l’assemblée nationale des ordres, corps non législatif et encore moins exécutif que le roi et son gouvernement ne consultaient qu’à peine, la bourgeoisie ne participait pas au pouvoir. Ce que dans la France d’alors on entendait par Parlement était les divers échelons de la magistrature judiciaire qui, toujours au service du roi, jouissait du moins en théorie d’une certaine autonomie que le capitalisme lui a enlevée.

Ce sont là de simples rappels scolaires, mais dans la construction marxiste, ils s’éclairent d’une lumière nouvelle. Lorsque le modeste et peu décoratif Tiers-État devint la puissante classe capitaliste, il s’exclama : Qu’est-ce que le Tiers-État ? Rien. Que veut-il devenir ? Tout.

Mais puisqu’ avec les capitalistes une nouvelle classe entrait en scène, celle des travailleurs des manufactures (il est bon de dire que les artisans libres ne constituaient pas un ordre; ils étaient organisés en corporations de métiers et seules les professions libérales avaient une place dans le Tiers État), on s’est plu à une époque que l’on peut appeler romantique du mouvement ouvrier, à parler non pas de la nouvelle classe révolutionnaire de la société bourgeoise, mais d’un nouvel ordre, d’un Quart-État.

Aucune constitution historique n’a jamais reconnu un ordre semblable : car si les constitutions féodales refusaient aux paysans-serfs et aux prolétaires le droit de participer aux ordres, les constitutions bourgeoises abolirent bruyamment tous les ordres, pour ne plus connaître que des citoyens aux droits égaux.

De nombreuses déviations bien connues du marxisme et dont nous possédons le rapport détaillé d’autopsie peuvent être réduites à cette confusion entre classe et ordre. Nous avons déjà cité l’exemple de Lassalle transformant l’« Arbeiterklasse » en « Arbeiterstand », en insipide ordre ouvrier, au grand courroux de Marx. Repetita juvant. Quant à nos savants professeurs en « matériaux-d’un-siècle-après-Marx », ils ne se rendent pas compte que leurs « riches » données historiques n’en sont pas encore arrivées à la prise de la Bastille !

Ce n’est pas l’analyse de la misère, mais la misère de l’analyse !

Aristocratie ouvrière

Au début de ce siècle, Georges Sorel, le vivant et brillant fondateur de la doctrine du syndicalisme révolutionnaire, accrédita parmi ses nombreux disciples la formule d’« aristocratie ouvrière ». C’est seulement plus tard, et particulièrement avec les analyses de Lénine basées sur les orientations précises de Marx et Engels (surtout à propos de l’industrie anglaise), que notre école usa de ce terme pour désigner les couches supérieures du prolétariat, c’est-à-dire les travailleurs jouissant des plus hauts salaires, les spécialistes recherchés et courtisés – et les plus cultivés – facilement séduits par les idéologies conformistes et tout à la fois proie et soutien des chefs opportunistes.

Mais chez les syndicalistes soréliens, il ne s’agissait pas d’une partie de la classe ouvrière, jugée supérieure au reste : renversant la primauté et la suprématie de la classe capitaliste dont ils tournaient la démocratie parlementaire et la farce de l’égalité devant l’État en dérision (ce n’est que jusque là qu’ils étaient dans le vrai), c’est toute la classe des ouvriers salariés qu’ils considéraient comme une aristocratie dans l’ensemble de la société.

Le syndicalisme révolutionnaire connut le succès dans la mesure où il s’opposait au réformisme légaliste largement répandu à cette époque pacifique et idyllique, prospère et progressiste du capitalisme. Les syndicalistes révolutionnaires dénoncèrent aussi bien les graves dangers de l’action parlementaire qui substituait l’arbitrage des pouvoirs légaux au heurt des intérêts économiques dans les conflits du travail, que les fonctionnaires syndicaux, qui interdisaient aux travailleurs l’emploi de la violence dans les conflits avec les patrons et désavouaient le recours à la grève générale.

A un certain moment (par exemple en France et en Italie entre 1900 et 1910) tout le problème de l’action prolétarienne parut se réduire à un dialogue entre les réformistes et les syndicalistes à la Sorel. Ce n’est que graduellement que le marxisme radical réagit à la grave déviation de ces derniers.

Sorel niait la fonction du parti politique prolétarien et concevait la révolution comme un heurt direct entre les syndicats rouges et l’État bourgeois. Il ne voyait pas le problème marxiste du pouvoir historique, du centralisme de classe. Pour arriver au renversement du pouvoir bourgeois et à l’expropriation des patrons, les luttes locales de catégories ou d’entreprises lui suffisaient, pourvu qu’elles soient débarrassées du poison de la collaboration de classe. Cette vision illusoire de la grève générale expropriatrice non seulement ignorait les phases nécessaires de la transformation sociale et réduisait la conquête de la société à la conquête de l’usine; mais surtout, elle ne comprenait pas que si la peste de la collaboration entre les classes est toujours réapparue, c’est précisément dans la mesure où les luttes enfermées dans les limites de l’usine, de la région ou de la nation n’ont pu se hisser jusqu’à l’unité générale d’une lutte politique du prolétariat international, dont le seul organe est le parti communiste mondial.

Sorel réduisait le déterminisme dialectique à un volontarisme exaspéré de la classe agissant lieu par lieu, groupe par groupe; il n’admettait pas que, tant chez l’individu en lutte que dans ses organisations, intérêt, conscience et volonté apparaissent à des stades différents. Il suffisait, selon lui, que ce soient de purs prolétaires, des ouvriers salariés qui se groupent pour qu’ils aient du même coup la volonté de combattre et la conscience des buts à atteindre. Comme nous l’avons toujours noté, dans cette conception, l’action est une fin en soi et elle n’a pas besoin d’une direction générale vers son lointain point d’arrivée historique. En cela, Sorel ne faisait que retomber à son tour, dans une philosophie pré-marxiste; comme ses lointains successeurs aujourd’hui, il spéculait sur une phrase de Marx « mieux vaut un peu d’action que beaucoup de programmes », alors que cette phrase dénie aux faiseurs de programmes des conquêtes immédiates et contingentes dans le cadre de l’ordre constitué.

Néo-économisme

L’erreur de Sorel et des siens a été historiquement révélée par l’adhésion à la guerre de 1914, tout comme les révisionnistes de droite, de ces ardents et barricadiers révisionnistes de gauche, avec leurs confédérations ouvrières et de leurs chefs les plus connus : il suffit de citer les exemples d’Hervé et de Corridoni. Or on peut résumer toute cette erreur dans le fait d’avoir considéré le prolétariat révolutionnaire non pas comme une classe au sens de Marx, mais précisément comme un ordre banal.

La société que leurs descendants d’aujourd’hui appellent post-capitalisme se distinguerait de la mensongère démocratie bourgeoise par le fait qu’à l’aristocratie de bourgeois qui dans ce régime règne sur les ouvriers se substituerait une aristocratie d’ouvriers. Le Quart-État deviendra le premier : voilà tout.

Le marxisme a résolu dés le départ les graves problèmes de la théorie et de l’organisation du mouvement d’une façon magnifiquement achevée : c’est pourquoi, comme Lénine et tous les autres marxistes orthodoxes l’ont cent fois répété, on ne peut rien y toucher sans ruiner l’ensemble. Or dans la position que nous évoquons, tout se ramené a la banalité du concept d’un ordre aristocratique. Le noble de naissance n’a besoin ni d’éducation et de culture, ni d’encadrement et d’organisation. Il porte tout en lui dés la naissance et les premiers vagissements. Il a dans le sang la conscience d’appartenir à l’ordre élu et il ne ressentira jamais qu’éloignement d’hostilité à l’égard des ordres inférieurs et des hommes qui en font partie. Seul ou organisé, ignorant ou savant, il ne considère, en bloc, que sa nature de noble. Il ne fait qu’un avec sa rente – comme le fonctionnaire avec ses revenus.

La bourgeoisie moderne serait-elle aussi un ordre que l’abolition des ordres masquerait et il ne resterait qu’à lui opposer un justicier. De même que le Tiers-État a balayé les ordres, noble et ecclésiastique, le Quart-État devrait éliminer celui des patrons d’entreprise.

Quand on a tout réduit à cette petite recette, il ne reste plus qu’à jeter au panier les pages étincelantes dans lesquelles Marx a décrit dix siècles d’épopée bourgeoise et où la bourgeoisie se révèle comme une classe en abattant finalement non pas certains ordres, mais le système des ordres lui-même. Et l’on n’a plus, également, qu’à déchirer l’œuvre maîtresse dans laquelle il montre que le capital entre en scène comme une force sociale qui, contrairement aux précédentes, n’est plus liée à des groupes de personnes ni à des rapports personnels de dépendance. « Bourgeoisie » ne sonne pas comme « ordre » mais comme « risque ».

Ce que signifie chez Marx et Engels la différence entre la servitude personnelle du travailleur médiéval et celle de la force de travail moderne, ce qu’est la portée de la distinction qu’ils ont établie entre une domination qui s’exerce sur la personne de l’esclave, sur la force de travail du serf ou au contraire sur la marchandise : voilé ce que de toute évidence nos révisionnistes d’aujourd’hui ne sont pas à même de comprendre. Chez eux, en effet, les bouleversements radicaux par lesquels on passe d’une forme de production et de société à une autre se voient réduits aux dimensions d’un simple changement de groupes dirigeants qui n’empêche pas la même réalité banale de l’exploitation de continuer.

Pour voir au centre de toutes choses l’exploitation, il n’y a que des gens condamnés à penser toute leur vie en bourgeois sordides : « dans tous les rapports humains, il n’y a que l’affaire qui compte ». Une affaire qui a mal tourné, voilé à quoi se réduiraient les rapports entre les classes.

Si donc la révolution se ramène à la conquête d’une prééminence d’ordre, à la lutte pour constituer une nouvelle aristocratie, on comprend l’origine de la fameuse découverte des social-barbaristes : à l’ordre des patrons s’est substitué celui des fonctionnaires; aujourd’hui l’aristocratie c’est la bureaucratie; donnez aux prolétaires rang d’aristocraties et la révolution sera redressée ! Il suffira de consulter leur conscience spontanée pour que tout soit sauvé !

De même, que l’homme né dans une noble demeure savait d’emblée tout du comportement social qu’il devait tenir, celui qui vit entre les murs d’une usine, reçoit hebdomadairement son enveloppe de paye et il a la sensation physique de l’exploitation connaîtrait tout de la révolution !

Dans ces conditions il ne sert à rien de posséder le programme de la société sans classes, sans classe dominante et à plus forte raison sans aristocratie, et l’on comprend que, comme le voulait déjà Sorel, le parti soit inutile !

Mais alors l’histoire ne sert à rien elle non plus car dans les années ardentes qui suivirent la prise de la Bastille combien a-t-on vu d’aristocrates raffinés oublier la voix du sang, tandis que les bourgeois français, les capitalistes du monde secouaient leur lâcheté de spéculateurs privés pour réaliser une œuvre de classe grandiose !

Démocratie à usage interne

La « démocratie prolétarienne » est une vieille histoire des trotskystes résistant à l’étouffement stalinien.

Pour tous ces petits groupes toute la critique de la démocratie bourgeoise se réduirait à condamner sa prétention de se placer au-dessus des deux (ou plus) classes opposées et le mensonge selon lequel les ouvriers étant plus nombreux que les bourgeois, le mécanisme électoral jouerait en leur faveur.

En vérité, même cette critique partielle serait insoutenable s’il ne fallait pas exclure que le prolétariat puisse atteindre à une « complète conscience de classe » en régime capitaliste. En tous cas après avoir critiqué la démocratie bourgeoise et la démocratie en général, ces petits groupes invoquent non seulement la tolérance, mais la « démocratie interne de la classe ». Selon eux, toute la dégénérescence stalinienne dépendrait de l’absence d’un système de délégations électorales et de représentation du type parlementaire au sein de la classe ouvrière et du fait que l’orientation politique de l’État s’est déterminée en dehors de toute consultation, de tout contrôle et de toutes décisions majoritaires du prolétariat.

Tout ceci n’est que pur radotage. La forme historique de la démocratie correspond à la politique de la classe capitaliste dans la phase où elle sort des entrailles du monde féodal; elle consiste en corps représentatifs de tous les citoyens sur lesquels, à en croire l’idéologie dominante, le pouvoir matériel de l’État serait fondé. En tant que la production capitaliste est un stade nécessaire du développement économique, le développement complet de ces formes démocratiques est lui aussi une phase historique nécessaire, du moins dans certaines aires géographiques et à certaines époques. C’est ce que Marx, Engels, Lénine et Trotski ont affirmé respectivement pour l’Europe de 1848–1871 et pourra Russie de 1902–1917 et ce que l’on pourrait également affirmer aujourd’hui encore pour l’Asie. Mais ils ne parlaient pas de la démocratie en général, et encore moins de la démocratie prolétarienne (produit théorique hybride) mais bel et bien de la démocratie bourgeoise c’est-à-dire d’un mouvement et d’une forme politique qui, en tant qu’elle était ou est encore nécessaire, correspond à un développement des formes révolutionnaires bourgeoises que le prolétariat soutient, parce qu’elles sont la condition préjudicielle du développement ultérieur.

La forme politique de la révolution spécifiquement, prolétarienne est au contraire la dictature. Non pas une dictature personnelle, s’entend, mais une dictature de classe. Cette dernière constitue des organes originaux qui lui sont propres, organes de gestion du pouvoir d’état dans la phase de lutte intense.

La dictature d’un ordre pourrait bien s’identifier avec démocratie interne de l’ordre : la dictature d’une classe révolutionnaire, par contre, est quelque chose de beaucoup moins banal et formel; elle ne peut être soumise aux oscillations résultant d’une stupide comptabilité de votes. Elle est définie par la force et la direction de cette force : on ne doit pas dire qu’elle construit le socialisme à condition d’être la juste dictature, mais qu’elle est la vraie dictature prolétarienne quand elle marche vers le communisme.

L’histoire est pleine d’ordres « à démocratie interne ». C’étaient des formes pré-capitalistes, puisque la bourgeoisie a été la première à théoriser et réaliser constitutionnellement la démocratie « pour tous ». La Grèce et Rome ont connu des démocraties internes d’ordre puisqu’elles reconnaissaient l’égalité de tous les citoyens libres en même temps qu’elles excluaient de toute souveraineté la masse des esclaves et des ilotes. Dans la société féodale germanique, lorsque les nobles ou les princes d’un certain rang élisaient le roi, il s’agissait aussi d’une démocratie à l’usage interne de l’ordre, de même que dans les cas où les barons élisaient le prince. On peut en dire autant des républiques oligarchiques d’Italie ou des Flandres; et même de l’ordre ecclésiastique où le pape (et jadis les évêques) est élu démocratiquement en son sein.

C’est vouloir ressusciter une caricature de ces innombrables systèmes archaïques que de proposer un parlementarisme ouvrier qui devrait contrôler « libéralement » l’appareil de la dictature dans l’État constitué après la révolution ouvrière. Naturellement, on n’y reconnaît pas de droits politiques aux propriétaires privés et aux patrons d’entreprise : seulement on oublie que ces droits ne se réduisent pas à pouvoir déposer un vulgaire bulletin de vote dans l’urne, mais comportent celui d’avoir des partis, des organisations, des locaux, des journaux, des tribunes, et de s’ingérer dans l’école, l’art, le théâtre, etc…

Là, nos barbaristes se trouvent dans le plus grand embarras ainsi que la plupart de ceux qui ont analysé le mystère russe. Des propriétaires et des entrepreneurs, il n’y en a plus là bas ! Il n’y aurait donc qu’à mettre la dictature au rancart et à rétablir la libre élection à toutes les charges. Mais de peur de se retrouver parmi les purs sociaux-démocrates, ou de devoir avouer qu’ils ne sont rien d’autre, nos gens soutiennent que la dictature consiste à ne pas laisser voter… les fonctionnaires. Alors, seuls les non fonctionnaires éliront les fonctionnaires pour ensuite tout remettre entre leurs mains ? Cette fiction vide de sens n’est manifestement pas le produit d’une doctrine nouvelle : elle ne fait que résulter de la substitution d’un concept d’aristocratie prolétarienne au sens sorélien à celui de classe révolutionnaire. Au lieu d’être l’aristocratie des faux-cols ce sera celle des mains calleuses, avec un mécanisme parlementaire interne pour élire on ne sait plus trop qui à on ne sait plus trop quoi.

Quels sont les forces productives et les rapports de production en jeu; de quelle nature est le passage d’un type de production à un autre qui est en train de s’effectuer; comment il détermine le heurt des différentes classes; quelle forces par conséquent, soutient l’État actuel : autant de questions que les social-barbaristes ne songent même pas à se poser.

Madame la Conscience

De toutes façons ce mécanisme hypothétique et irréel de contrôle et de choix suppose une chose : que tous les individus composant la classe sur laquelle on l’appuie soient conscients et en outre que la conscience de l’un vaille celle de l’autre. Sans celé on ne s’expliquerait pas cette réédition du frauduleux système d’élections bourgeois; car c’est seulement à partir de ces présuppositions que l’on peut affirmer que la direction historique juste sera en toutes circonstances celle qui résultera de la majorité des suffrages ouvriers.

Dans ces conditions, il suffirait que l’on perde en route un paquet de ces bouts de papier pour que le chemin de la révolution soit modifié de 180 degrés ! Mais il y a plus grave encore : c’est lorsque l’on prétend appliquer cette recette en plein capitalisme -pour retrouver le chemin perdu du socialisme et de la révolution en tâtant « statistiquement » le pouls de tous les prolétaires. Comme il est facile de retourner le sens des textes marxistes même en cette matière ! On le verra en notant que lisant Trotski – par exemple – à l’envers, les social-barbaristes approuvent chez lui justement ce qui constitue un étrillage en règle de leur stupide travail de jugement et de critique; et quand, en d’autres occasions, ils le condamnent, ce n’est pas moins contre sens.

Ainsi ces compilateurs de « documents » malencontreux qui, au nom de la liberté de critique, passent tout au crible de leur petite tête mesquine (on n’a pas dépassé Luther, le tout premier Tartuffe) daignent approuver Trotski lorsqu’il dit « A l’opposé du capitalisme le socialisme s’édifie consciemment »[2]. Mais nous verrons comment peu après ils stigmatisent à fond d’autres thèses du même auteur. Ils ne voient pas, ces pauvres gens, que pour arriver à la hauteur d’un Trotski qui, lui, s’est toujours bien gardé d’énoncer des thèses isolées, sans unité et sans orientation organique, ce n’est pas un « grain de sel » qui leur manque, mais une bonne tonne !

Et comment paraphrasent-ils l’énoncé de Trotski ? Autant l’expression de celui-ci était rigoureuse et exacte, autant celle de ses juges (cléments pour une fois) est incorrecte dans chacun de ses termes et platement bourgeoise leur arrière-pensée :
« donc l’activité consciente des masses est la condition essentielle du développement socialiste ».
Cette thèse insensée à laquelle non seulement tout socialisme d’extrême droite, mais n’importe quel bourgeois pourrait souscrire n’est pas digne de Trotski, mais plutôt de ce Bertoldo qui, ayant obtenu la grâce d’être pendu à l’arbre qu’il préférerait, choisit… le fraisier : tout capitaliste acceptera le plein socialisme, si la condition essentielle (!) de sa réalisation est l’activité consciente des masses !

Toute cette palidonie aurait pour but de corriger Marx lui-même. Celui-ci est en effet accusé de rien moins que d’avoir pratiqué l’« empirisme » à propos du programme socialiste en soutenant qu’il suffit de détruire la classe et l’État capitalistes pour donner libre cours à la construction du socialisme. Marx aurait eu une idée ambiguë des caractères programmatiques de la société socialiste et il se serait tiré d’affaire avec une vague étatisation et planification de la production. Et voilà nos auteurs de documents qui lui administrent leur propre idée « non ambiguë » du socialisme, qui se résume à cette idiotie : éliminer l’exploitation ! Ou l’inégalité !

Le sieur Dühring a été taxé de « folie des grandeurs » pour bien moins que ça !

Nous nous contenterons de renvoyer le lecteur à tous les passages que nous avons étudiés de façon exhaustive où Marx décrit la société socialiste. Mais Marx a anéanti l’Utopisme, objectera-t-on ! Et comment ! L’utopisme décrit la société future comme il propose et veut qu’elle soit, Marx la décrit comme elle sera. Cela n’empêche qu’il en donne des schémas si saisissants et si nets dans tous les domaines que l’égalitarisme et le justicialisme creux et attardés de ses « radoubeurs », non ambigus mais décidément anti-révolutionnaires, apparaissent à côté comme une simple refricassée des séculaires doléances.

Revenons à la formule de Trotski. Le capitalisme n’a pas été précédé d’une conscience de ses caractères; le socialisme, si. Cette conception n’a rien de commun avec la notion purement idéaliste d’« activité consciente des masses » qui ne saurait se résoudre que dans l’activité consciente des individus élevée au rang de condition, donc de cause motrice, des événements historiques.

Idéologie des révolutions

On ne peut juger des époques de subversion sociale sur la conscience qu’elles ont d’elles-mêmes, dit un passage classique que nous avons cité en son temps.

C’est ainsi que les chefs et les promoteurs de la révolution anti-esclavagiste ont déguisé leur lutte contre le mode esclavagiste de production-en une lutte pour libérer l’esprit de la chair et mériter le salut dans l’au-delà, selon une doctrine complète et achevée qui présentait ces buts comme les moteurs de toute l’action, alors que son contenu historique réel était la destruction de ce mode. L’activité des masses n’était pas consciente : pas plus qu’elles ne luttaient pour le Paradis, elles ne savaient qu’une nouvelle forme de servitude succéderait à l’esclavage. Ni les masses, ni aucune école, aucune doctrine, aucun groupe n’ont été conscients du passage d’une société à une autre. C’est seulement après que la conscience du fait est apparue clairement.

La même chose advint pour la révolution capitaliste contre le féodalisme. Il s’agissait en réalité d’un passage au mode de production fondé sur le salariat, mais l’école Philosophique et politique qui a exprimé cette révolution et qui n’était pas moins puissante que la précédente avait de bien autres postulats : liberté de l’homme ou du citoyen… triomphe de la raison.

Dans ces moments de bouleversement social et dans bien d’autres c’est une classe nouvelle qui établissait sa domination après la chute de l’ancienne. La révolution socialiste, elle, abolira les classes et a elle à l’avance une connaissance assez définie et assez claire de ses objectifs. Où cette connaissance existe-t-elle et qui donc la possède ? Tout le problème est là ! C’est une chose insensée que d’attribuer à Trotski l’idée que quiconque lutte pour la révolution, c’est-à-dire contre les obstacles qui peuvent la perdre, doit posséder cette connaissance anticipée du processus.

Pour nous marxistes, la connaissance doit bien exister avant le processus, mais il n’est pas nécessaire que ce soit chez tous, dans la masse, ni même dans une majorité (terme privé de sens pour le déterminisme) de la classe. Il suffit qu’elle existe dans sa minorité même faible, dans un groupe qui, à un moment donné peut être restreint, et même (ô activistes, voilà de quoi vous scandaliser) dans un texte momentanément oublié. C’est que ces groupes, écoles, mouvements, ces textes et ces thèses forment au cours de longues décades une continuité qui n’est autre chose que le parti, impersonnel, organique, unique détenteur de cette connaissance anticipée du développement révolutionnaire. Le capitalisme n’a pas présenté de phénomène semblable voilà ce que dit Trotski, et rien d’autre.

Trotski n’était pas un de ces imbéciles qui pondent des « documents nouveaux »; les thèses qu’il énonçait appartiennent au patrimoine du parti par delà les limites des peuples et des générations. Pour le prouver, nous avons rappelé une nouvelle fois la thèse centrale de Marx : les révolutions sociales dérivent de contrastes existant dans les rapports matériels et elles ont en général une conscience déformée d’elles-mêmes. La conscience juste n’apparaît qu’après l’éclatement du conflit, la lutte et la victoire.

Nous allons maintenant recourir à un passage décisif d’Engels. Laissez de côté vos pissades sur l’étatisation et la planification d’une économie mercantile, salariale et monétaire.

Ne rédigez pas de documents; n’usez pas de la suprême faculté de la liberté de critique. Faites une chose à la portée de tout le monde : ouvrez les oreilles.
« Avec la prise de possession des moyens de production par la société, la production marchande est éliminée et par suite la domination du produit sur le producteur. L’anarchie à l’intérieur de la production est remplacée par l’organisation planifiée consciente. La lutte pour l’existence individuelle cesse. Par là, pour la première fois, l’homme se sépare définitivement, dans un certain sens, du règne animal et passe de conditions animales d’existence à des conditions réellement humaines. Le cercle des conditions de vie qui entourent l’homme et qui, jusque là, le dominaient passe maintenant sous sa domination et son contrôle. Pour la première fois les hommes deviennent des maîtres réels et conscients de la nature, parce qu’ils sont – et en tant qu’ils sont – maîtres de leur propre socialisation. Les lois de leur propre pratique sociale qui, jusqu’ici, se dressaient devant eux comme des lois naturelles, étrangères et dominatrices sont dés lors appliquées par les hommes en pleine connaissance de cause et par là même dominées.
La socialisation des hommes eux-mêmes qui jusque là s’opposait à eux comme un don de la nature et de l’histoire est désormais un libre acte de leur part. Les forces étrangères, objectives qui jusque là dominaient l’histoire, passent sous le contrôle des hommes eux-mêmes. Pour la première fois, et seulement à partir de ce moment, les hommes feront eux-mêmes leur histoire en pleine conscience; pour la première fois, les causes sociales mises par eux en mouvement auront désormais les effets recherchés par eux de façon prévalente et continue. C’est le bond de l’humanité du règne de la nécessité dans le règne de la liberté.
Accomplir cet acte de rédemption, voilà la mission historique du prolétariat moderne. En expliquer les conditions sociales et par conséquent la nature; donner aux classes aujourd’hui opprimées et appelées à agir la connaissance des conditions et des buts de sa propre action, voilà la tâche du socialisme scientifique, expression théorique du mouvement prolétarien. »

Mais de quels autres « documents » avez-vous donc besoin ? Cessez donc, avec des matériaux « tellement plus riches » de faire des constructions aussi misérables !

Le moment qu’Engels dépeint dans ce vigoureux passage viendra après la prise de possession sociale des moyens de production et la fin de la concurrence économique et du mercantilisme. C’est dire qu’elle viendra bien après la prise du pouvoir politique. Alors, pour la première fois, on aura une activité consciente des hommes, de la collectivité humaine. Alors seulement, parce qu’il n’y aura plus de classes.

Pour les marxistes, donc, non seulement la conscience n’est pas une condition (et encore moins une condition « essentielle ») de toute activité de classe, mais elle en est absente puisqu’elle apparaîtra pour la première fois non pas comme conscience d’une classe, mais comme conscience de la société humaine arrivée finalement au contrôle de son propre processus de développement, qui, tant qu’existaient des classes opprimées avait été déterminé de l’extérieur.

La révolution est la tâche historique de la classe prolétarienne appelée à l’action par des forces dont elle n’a tout d’abord pas conscience. Ce ne sont pas les masses, mais seulement l’organisme qui est le détenteur spécifique de la doctrine de classe, c’est-à-dire le parti, qui possède la connaissance des buts. Révolution, dictature, parti sont des processus inséparables; quiconque cherche sa voie en les opposant l’un à l’autre n’est qu’un défaitiste.

Aujourd’hui

Mademoiselle la Culture

Après avoir donné raison à contre-sens à Trotski dans la question de la conscience, les social-barbaristes déversent sur lui un flot de reproches à propos de la culture de « classe ». De quelle sorte de « classisme » il s’agit là, nous le verrons bientôt.

Pourtant, dans les passages cités sur cette seconde question Trotski ne disait pas autre chose que ce que les social-barbaristes avaient triomphalement accueilli pour lancer « l’activité consciente ». Ce n’est pas lui qui se livre à des élucubrations ni qui prend des brevets personnels : ses thèses sont celles de Marx, d’Engels, de Lénine – que disons-nous là ? De centaines et de milliers de propagandistes de l’école marxiste ou, comme disaient ces bons camarades grecs, de tous les « archeiomarxistes » des marxistes de vieille souche. Bien autre chose que des « modernisateurs » !

Il ne suffisait pas aux social-barbaristes de jeter dans les jambes de la révolution la poutre de l’insaisissable « conscience ». En voilà une seconde :
« la construction du communisme présuppose l’appropriation de la culture par le prolétariat. Cette appropriation signifie non seulement l’assimilation de la culture bourgeoise mais surtout la création des premiers éléments de la culture communiste »[3] Magnifique !

Tout cela n’a qu’une seule signification croire que pour avoir le bien-être il faut avoir le pouvoir; que pour le pouvoir, il faut avoir la volonté de lutter; que pour cette volonté il faut la conscience; et enfin que pour la conscience, il faut la culture. La culture n’est pas considérée comme une manifestations de classe, mais comme une « valeur absolue de la pensée » éternelle. Ce ne sont donc pas les faits matériels qui déterminent l’action et se reflètent dans les idéologies, mais au contraire les processus spirituels qui conditionnent la lutte historique. Il n’y a que des gens qui ont des idées de ce genre en tête et le dissimulent ou même ne s’en aperçoivent même pas pour écrire des choses pareilles.

C’est pourquoi Trotski qui posait au contraire la question de façon correcte est pris à parti de belle manière par nos radoubeurs. Il s’était permis de dire que « le prolétariat peut tout au plus assimiler la culture bourgeoise » et que Il tant que le prolétariat restera prolétariat, il ne pourra s’assimiler une autre culture que celle de la bourgeoisie; quand une autre culture pourra être créée, ce ne sera pas une culture prolétarienne, puisque le prolétariat aura cessé d’exister en tant que classe.

Ces positions de Trotski soulèvent l’indignation de ses critiques mais il ne vaut pas la peine de rapporter ici la série d’âneries qu’ils leur opposent. Elles constituent en effet le noyau même du déterminisme marxiste. Tant que la classe ouvrière restera exploitée, la diffusion de l’idéologie bourgeoise par l’école la presse, la propagande et l’église l’emportera toujours de beaucoup sur la diffusion du socialisme scientifique. Sur ce terrain, la partie est perdue pour la révolution tant qu’elle ne peut pas compter sur la lutte des grandes masses. Mais ces masses n’entreront pas en lutte parce qu’elles auraient échappé à l’influence culturelle et économique de la bourgeoisie : c’est là une chose dont on ne peut même pas rêver. Elles lutteront parce qu’elles y auront été inéluctablement poussées par le contraste des forces productives matérielles avant même que celui-ci soit devenu pour les combattants un objet de conscience, et à plus forte raison de culture scientifique !

Par contre, le fond purement idéaliste de la position rien moins que neuve du groupe anti-barbare se révèle bien dans la perspective qu’il établit d’une lutte entre les deux cultures. Très rapidement celle-ci se réduit à la lutte pour une seule culture, pour la culture en général.

Avant de s’arracher à l’exploitation exécrée, avant d’avoir le droit de s’insurger, le prolétariat devrait avoir construit les bases d’une nouvelle culture grâce à l’assimilation des cultures existantes. Cela signifie-t-il que la classe doit développer sa propre idéologie pour pouvoir combattre ? Non, cela signifie quelque chose de pire encore ! :
« Une culture n’est jamais une idéologie ou une orientation mais un ensemble organique (?), une constellation d’idéologies et de courants (ensemble organique donc, ou bas éclectisme ?) ».
Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Ce sont les conclusions que les auteurs en tirent qui l’expliquent :
« La pluralité des tendances qui constituent une culture implique que la liberté d’expression est une condition essentielle de l’appropriation créatrice de la culture par le prolétariat ».
Nous y voilà : qu’est donc cette « liberté d’expression » ? Voici la réponse en clair :
« Les courants idéologiques réactionnaires qui ne manqueront pas de se manifester dans la société de transition devront être combattus dans la mesure où ils ne s’expriment que sur le terrain idéologique (?!) par des armes idéologiques et non pas par des moyens mécaniques limitant la liberté d’expression »[4].

Voilé donc à quoi sert la culture de classe, la culture communiste à laquelle on veut obliger le prolétariat avant qu’il ne prenne le pouvoir ! Quand il l’aura conquis il devra respecter toutes les cultures possibles et exercer la dictature de telle façon qu’un bourgeois ne puisse pas, certes, mettre des bombes dans les machines, mais bien prêcher par contre une idéologie et une philosophie « réactionnaires ». Le prolétariat se fera alors un devoir de le combattre avec des moyens purement idéologiques et non pas, horreur !, mécaniques. Le moyen mécanique consisterait évidemment à lui flanquer un coup de bâton derrière les oreilles ou à le priver de la machine typographique. Au lieu de cela, on le priera d’écrire dans les journaux et de parler dans les assemblées communistes quitte à lui opposer une « réfutation » philosophique déférente, et uniquement avec des armes idéologiques

Qui a du fer a de la science !

Telle est la conclusion ultime d’une prétendue étude sur le « programme socialiste », ce nouveau programme qui devrait selon les social-barbaristes remplacer celui de Karl Marx, « ambigu » et « empirique ». Il ne nous en faut pas plus pour établir que nous avons à faire à un véritable idéalisme et à un démocratisme bourgeois puant d’une pourriture tri-séculaire au moins ! Liberté d’expression ! Qu’y a-t-il dans cette nouvelle ajoute à Marx qui n’ait déjà été dit par les illuministes et les protestants dont les doctrines ont été étrillées par le marxisme sans revanche possible ?

Ici, il ne s’agit pas seulement de faire reculer Marx et Lénine, mais encore de noyer la généreuse ardeur du premier communiste descendu dans l’arène politique, de Babeuf qui voulait mener la lutte contre la force des idées avec la force physique.

Même le vieux Blanqui avait dit : « qui a du fer a du pain ! », en comprenant qu’à certains moment de l’histoire la violence brutale décide du sort de la revendication économique. Doit-on pour cela discuter la culture de l’adversaire ? Et lui concéder la liberté d’expression pour qu’il regagne la cause perdue, le fer à la main ? Avec « un matériel tellement pauvre » (celui de leur époque) Babeuf et Blanqui avaient bien découvert que qui a du fer a de la science.

Aujourd’hui au contraire, on veut enseigner à la dictature la plus lâche des auto-limitations. Cette prétention stérilisante montre l’abîme qui sépare le marxisme de tous ces petits groupes qui s’en vont en pèlerinage chez Sa Sainteté extra-historique ! Liberté d’expression pour expier le déshonneur apporté par la révolution même stalinienne.

Il n’ y a que des fauteurs de l’« activité consciente » pour soutenir cette balourdise : liberté d’action, non ! Liberté d’expression, oui !

En effet, il ne s’agit pas seulement de réprimer les tentatives de sabotage et les conspirations dirigées contre le pouvoir prolétarien mais de défendre, justement, la rigoureuse unité de doctrine du courant communistes qui exclut tous les autres.

C’est surtout pour cela que, malgré les formes de la dictature étatique capitaliste en vigueur en Russie, nous revendiquons la fonction du parti comme agent de la dictature. Parce qu’il ne s’agit pas seulement de réprimer.

Il serait vain de rogner ses griffes à la bourgeoisie et à plus forte raison au monstre tentaculaire et impersonnel du capital pour ensuite en respecter l’apologie verbale. Un vague ordre ouvriériste pourrait bien aller jusqu’à ce suicide, non la révolution prolétarienne qui vaincra au moment et dans la mesure où le parti empêchera les idéologies et les cultures traditionnelles propres aux classes vaincues de s’exprimer librement en mettant le bâillon à leurs représentants.

Les recherches ultra-modernes de nos barbaristes sur la dictature du prolétariat et le programme socialiste ne font donc que vider l’une et l’autre de tout sens pour retourner à une hypocrite joute d’idées qui ne diffère en rien de celle qu’exaltent les pires propagandes de la bourgeoisie occidentale.

La boucle se referme comme il fallait s’y attendre : tout d’abord, on revendique une liberté et une démocratie « interne à la classe »; mais cela ne sert qu’a retomber en plein dans l’unique liberté, l’unique démocratie possibles avant une complète transformation communiste de la société, c’est à dire dans la démocratie et la liberté bourgeoises. Toutes deux coïncident d’ailleurs avec la dictature de la bourgeoisie qui, tandis qu’elle laisse piailler les brailleurs inoffensifs, enlève, in primis et ante omnia, justement la liberté d’expression à l’organisation révolutionnaire.

Nous vivons une époque défavorable à la classe prolétarienne, à la révolution et au parti révolutionnaire. Mais quand l’heure viendra, ces trois choses inséparables resurgiront ensemble. Pour le moment, la tâche urgente est de mettre fin même au sein du petit mouvement que nous formons à toute velléité et à toute nostalgie de cette dissolvante liberté d’être bête.[5]

Notes :
[prev.] [content] [end]

  1. cf « Socialisme ou Barbarie » № 10, p. 2. [⤒]

  2. cf « Socialisme ou Barbarie » № 10, p. 2. [⤒]

  3. cf « Socialisme ou Barbarie » № 10, p. 2. [⤒]

  4. cf « Socialisme ou Barbarie » № 10, p. 9. [⤒]

  5. L’introduction du « Programme Communiste », no. 96, pour ce texte :
    « Nous publions ici le troisième des ‹ Fils du temps › consacrés à la critique des positions du groupe ‹ Socialisme ou Barbarie ›, parus sur les № 10, 11 et 12 de 1953 de ‹ Il Programma Comunista ›. ‹ S.o.B. ›, scission ‹ de gauche › du trotskysme, donnait un exemple particulièrement frappant des ‹ modernisateurs ›, ‹ enrichisseurs › ou ‹ dépasseurs › (Bordiga emploie le terme de ‹ radoubeurs › pour utiliser l’image des réparateurs de vieux navires sur le point de couler) du marxisme, jugé trop incomplet ou trop déficient pour expliquer la contre-révolution et les événements de Russie. La critique de ces modernisateurs montre de manière irréfutable qu’ils retombent toujours en fait dans des vieilles conceptions bourgeoises, déjà connues et combattues par le marxisme dès l’origine. La trajectoire ultérieure de ‹ SoB › donnera la preuve de la justesse de notre analyse puisque ce courant finira par rejeter ouvertement le marxisme et la lutte des classes (les dissidents qui refusèrent cette logique évolution ultime finirent dans le spontanéisme soixante-huitard).
    La critique de ‹ SoB › était sans doute nécessaire parce qu’en France un certain nombre de militants avaient rejoint ce groupe ou avaient été ébranlés par ses arguments; mais au delà cette critique s’inscrivait dans tout le travail de notre parti pour restaurer et défendre, à contre-courant, le marxisme orthodoxe, invariant, contre l’immense vague révisionniste suscitée par la contre-révolution qui subjuguait même ceux qui entendaient s’opposer à elle; autrement dit, qu’elle s’inscrivait dans le travail de défense acharnée des seuls fondements possibles de la reconstitution du parti de classe, du futur organe dirigeant de la révolution prolétarienne internationale. Les obstacles à ce travail n’ont pas changé, plus d’un demi-siècle après et c’est précisément la raison pour laquelle ces textes sont toujours actuels; alors que le groupe pris pour cible de la critique est aujourd’hui oublié, il a de nombreux héritiers qui entendent trouver la voie révolutionnaire dans l’‹ enrichissement › du marxisme, dans la diffusion de la ‹ culture ›, dans l’éveil de la ‹ conscience › des prolétaires, toutes conceptions bourgeoises »
    . [⤒]


Source : « Programme Communiste » no. 96, octobre 1998

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