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SOUS-SOL ET MONOPOLE


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Sous-sol et monopole
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Sous-sol et monopole

Hier

Le rapport entre agriculture et capitalisme présente une analogie avec le rapport entre exploitation minière et capitalisme, et il fait partie des grandes questions historiques sur la richesse économique : celle-ci provient- elle de la nature ou de l’art, de la mère terre ou du travail de l’homme ?

La rente du sous-sol est une rente foncière. Quelles en sont les limites et la mesure, et où commencent le revenu du travail humain et le moderne profit du capital, quelles classes en jouissent et quels pouvoirs la réglementent : seul le marxisme a eu, entre autres une vue claire sur ce passage social de l’histoire économique. A la suite de ses découvertes, la Science, la science de classe, a beaucoup étudié et travaillé, dans le but de brouiller et de mentir.

Nous n’inventons pas l’application du terme foncier aux ressources extractives.

« Si l’on soustrait la somme totale des divers travaux utiles que les marchandises recèlent, il reste toujours un résidu matériel, un quelque chose fourni par la nature et qui ne doit rien à l’homme. – L’homme ne peut point procéder autrement que la nature elle-même, c.-à-d. il ne fait que changer la forme des matières ». Ceci se trouve dans le premier chapitre du Capital. « Le travail n’est donc pas l’unique source des valeurs d’usage qu’il produit, de la richesse matérielle ». Mais Marx ne prétend pas être l’auteur de cette découverte puisqu’il se réfère à un des fondateurs de l’économie classique bourgeoise, Petty « le travail en est le père, et la terre, la mère ». Et il cite encore Pietro Verri qui écrit en 1773 d’une manière évocatrice « c’est aussi bien une reproduction de valeur et de richesse, que la terre, l’air et l’eau se transforment en grain, ou que la main de l’homme convertisse la glutine d’un insecte en soies ou lorsque des pièces de métal s’organisent par un arrangement de leurs atomes ».

On peut lire en plusieurs endroits chez Marx que l’économie doit traiter de la même manière l’apport végétal et l’apport minéral de la terre, le rendement du sol et du sous-sol. Au chapitre V du Capital, par exemple : « Toutes les choses que le travail ne fait que détacher de leur connexion immédiate avec la terre sont des objets de travail de par la grâce de la nature; il en est ainsi du poisson que la poche arrache à son élément de vie, l’eau; du bois abattu dans la forêt primitive; du minerai extrait de sa veine ». Encore un peu plus loin, et c’est à noter, il assimile l’objet tiré de « l’industrie extractive » à celui de l’agriculture « qui se limite à défricher des terrains encore vierges ». Dans le chapitre XIII, on trouve une remarque intéressante : « l’industrie minière se distingue des autres industries par le fait exceptionnel que dans celle-ci les intérêts du propriétaire foncier et de l’entrepreneur capitaliste se donnent la main ». Et quand il traite de la transformation de la plus-value en capital, Marx dit : « Dans l’industrie extractive, celle des mines, par exemple, les matières premières n’entrent pas comme élément des avances en capital, puisque là l’objet du travail est non le fruit d’un travail antérieur, mais bien le don gratuit de la nature, tel que le métal, le minéral, le charbon, la pierre, etc. ».

Dans l’agriculture, de nouvelles avances relativement légères en semailles, en engrais et autres, ont pour effet des accumulations ultérieures supérieures aux interventions de capital additionnel; et c’est là que se présente le passage central, que nous avons cité à plusieurs reprises, mais qui ne sera jamais assez répété : « Nous arrivons donc à ce résultat général qu’en incorporant la force ouvrière et la terre, ces deux sources primitives de la richesse, le capital acquiert une puissance d’expansion qui lui permet d’augmenter ses éléments d’accumulation au-delà des limites apparemment fixées par sa propre grandeur, c.-à-d. par la valeur et la masse des moyens de production déjà produits dans lesquels il existe (ad litteram : limites apparentes, placées par la valeur et par la masse des moyens de production déjà produits, dans lesquels il (le capital) a sa propre existence (Dasein)) ».

C’est là le pouvoir « magique » du Capital, lequel n’est que le pouvoir du travail social, et qu’il faut arracher au capitalisme, non pour en dissiper la magie, mais pour qu’elle serve à l’homme, à sa joie et à son repos.

Un peu plus loin encore, Marx reprend dans les rapports anglais officiels l’explication selon laquelle les mineurs sont logés de façon bestiale. Ce qui présidait à la construction de ces baraques fétides, c’est « l’aversion des capitalistes pour toute dépense d’argent comptant qui n’est pas de rigueur ». Nous avons ici les deux figures : le concessionnaire de la mine (l’entrepreneur capitaliste) et le propriétaire foncier. Le premier s’excuse d’avoir à dire que si le second devait lui concéder, non seulement le peu d’espace utile pour forer la surface et accéder aux viscères de la terre, mais aussi celui qui serait nécessaire pour bâtir un village ouvrier, il exigerait des redevances trop onéreuses. Nous savons, nous savons que, par la grâce du ministre démissionnaire Bevan, les mineurs ont aujourd’hui en Angleterre des cottages élégants avec tout le confort moderne; et nous savions déjà, pour éviter que tout cela ne nous ensorcèle, par la correspondance entre Marx et Engels, comment on procède « pour conduire les choses de façon à avoir, aux côtés de la bourgeoisie, une aristocratie bourgeoise et un prolétariat lui aussi bourgeois ». Mais à l’heure actuelle, il s’agit des mines de Perse et non de celles d’Angleterre, et nous attendrons « le temps plus ou moins long nécessaire pour libérer les ouvriers anglais de leur corruption bourgeoise ».

Pour la compréhension du sujet, il est donc licite de traiter de la question des mines à l’aide de la doctrine de la rente foncière. Nous pouvons la chercher dans les pages de l’Antiproudhon de 1847, dans celles de l’Anti-Dühring de 1878, et dans le troisième volume du Capital. En tant que répétiteurs de petit gabarit, nous nous servirons de la transcription de Lénine.

« En raison du caractère limité de la superficie de la terre, terre qui dans les pays capitalistes est entièrement aux mains de propriétaires particuliers, le prix de production des produits agricoles est déterminé par les coûts de production non pas sur un terrain moyen, mais sur le terrain le plus mauvais; non pas dans les conditions moyennes mais dans les conditions les plus mauvaises de transport sur les marchés. La différence entre ce prix et le coût de production des terrains les meilleurs ou dans les conditions les meilleures (coût qui est donc plus faible : la traduction que nous utilisons dit de façon erronée : prix de production sur les terrains les meilleurs) constitue la rente différentielle. Marx mît en lumière l’erreur que commettait Ricardo en faisant découler la rente différentielle de la transformation de bons terrains en mauvais terrains et démontra quelle erreur profonde constitue la ‹ loi de la fertilité décroissante de la terre › qui tendait à faire supporter à la nature les défauts, l’étroitesse et les contradictions du capitalisme ».

Lénine explique que la propriété privée de la terre crée le monopole qui empêche le nivellement des prix au minimum correspondant au coût de production; c’est cette marge qui constitue pour le propriétaire la rente absolue. Cette dernière a toujours gêné non seulement les théoriciens de l’économie capitaliste, mais aussi le régime capitaliste. « La rente différentielle ne peut pas être supprimée dans le régime capitaliste; la rente absolue, en revanche, peut être supprimée, par exemple, avec la nationalisation de la terre, avec le passage de la propriété de la terre à l’État. Ce passage de la terre à l’État signifierait la ruine du monopole des propriétaires privés, une liberté de concurrence plus conséquente et plus grande pour l’agriculture. Voilà pourquoi, observe Marx, les bourgeois radicaux ont, plus d’une fois dans l’histoire, soutenu cette revendication progressiste de la nationalisation de la terre, qui effraye cependant la majeure partie de la bourgeoisie parce qu’elle « touche » de trop près un autre monopole particulièrement important et sensible, le monopole des moyens de production en général ».

A de nombreuses reprises, sur la base des textes classiques, il a été démontré que la société actuelle est fondée sur deux monopoles, appartenant à deux classes : propriétaires fonciers et capitalistes, et sur la « troisième » classe des travailleurs, victime de ces deux monopoles.

Comme Engels l’explique et le ré explique, dans la production agraire, la rente foncière va à la classe des propriétaires; le profit d’entreprise va à la classe des capitalistes qui apportent machines, semis, engrais et fonds de roulement; le salaire va à la classe des travailleurs qui fournit son travail. Le gain du fermier n’est pas une rente, et encore moins la récompense d’un travail, mais le profit du capital. Et le partage, rappelé ici aussi par Lénine, de la plus-value extorquée au salarié, entre rente, profits et autres bénéfices de couches passives, est très connu.

Ricardo polémiquait contre les physiocrates et dépréciait l’apport de la nature afin d’exalter celui de l’industrie; le physiocrate Quesnay, dans son célèbre Tableau économique, tentative brillante de présenter toute la circulation économique dans une société insuffisamment capitaliste, daignait tout juste considérer la classe industrielle, qui réunissait les entrepreneurs et les ouvriers, comme stérile; en effet, ceux-ci ne faisaient que transformer des objets donnés, en consommant pour leur subsistance toute la valeur qu’ils ajoutaient aux matières reçues. La seule classe productive était la classe agricole, celle des paysans et des fermiers qui cultivaient la terre; la classe des seigneurs terriens, des gens de cour et des bureaucrates d’État, mais aussi des militaires et des prêtres, qui se limitaient à consommer la rente produite par la terre sans rien restituer, était la classe passive.

Quesnay comprit donc l’avantage procuré par le monopole de la terre, mais il ne comprit pas l’avantage énorme du monopole du capital investi. Courtisans, fonctionnaires, militaires et prêtres lui répondaient que la défense de la possession de la terre dans des limites données, condition de toute production agraire, méritait bien la rémunération du mécanisme qui lui était consacré dans des formes et des modes variés.

Ricardo nie que la nation puisse vivre du seul produit naturel de la terre, qui tend plutôt à décroître, et attribue au travail organisé le mérite d’assurer de nouvelles sources de richesse.

Marx accepte la doctrine suivant laquelle le travail est source de valeur, mais il montre que le salaire ne compense que partiellement cette « vertu », et qu’on a érigé un nouveau monopole et une nouvelle exploitation sur l’apologie du travail et de la technique évoluée : ceux de la classe des entrepreneurs et des bourgeois.

Rente foncière et profit d’entreprise vivent tous deux dans le « cadre » de la société moderne; les deux trouvent leur origine dans l’exploitation de la classe qui travaille. Une classe est active, deux sont passives, et c’est l’alliance de ces dernières qui dirige la société.

L’exploitation de la classe des entrepreneurs est de loin la plus virulente; c’est à elle que le prolétariat salarié doit arracher le pouvoir et la direction de l’économie. Car elle demeurerait typiquement capitaliste si la classe des propriétaires fonciers était éliminée. De toutes façons, les bourgeois ne l’élimineraient qu’en payant le prix du sol et de tout autre immeuble avec de la monnaie circulante, susceptible de s’investir comme capital industriel et prélevé sur la plus-value, et plus particulièrement sur la part de celle-ci qui afflue, dans tout pays moderne, vers le trésor de l’État.

La forme moderne consiste à transférer la propriété immobilière privée à l’État, ce dernier ayant la charge de donner en concession aux entrepreneurs les sols, les sous-soIs ou les bâtiments. La forme de la fragmentation en petits usufruits a été critiquée à maintes reprises comme inférieure et réactionnaire Lénine, dans son texte de propagande déjà mentionné sur « Karl Marx », cite à ce sujet des passages décisifs qui montrent qu’il ne reste finalement au petit cultivateur propriétaire dans la plupart des cas qu’une marge inférieure au salaire, qui, pour le même effort et temps de travail, revient à l’ouvrier agricole sans terre, un pur prolétaire.

Nous nous écartons un peu du sujet afin de reproduire un passage véritablement significatif. Marx l’écrit en 1867, Lénine le cite en 1913, et nous, nous disons, en les copiant, qu’en 1951, des deux côtés du rideau de fer, c’est de l’or en barres. « La petite propriété terrienne exclut de par sa nature le développement des forces productives sociales du travail… Si la coopération, c.-à-d. l’association de petits paysans, exerce une fonction progressive bourgeoise de premier ordre, elle ne supprime pas cette tendance (à la dispersion des moyens de production et des producteurs), elle ne fait que l’atténuer; on ne doit pas non plus oublier que ces associations donnent beaucoup aux paysans aisés et très peu ou quasiment rien aux masses de paysans pauvres, et que, par la suite, ces mêmes associations développent l’exploitation du travail salarié ».

« Un énorme gaspillage d’énergie humaine, une aggravation progressive des conditions de la production et le renchérissement des moyens de production sont des lois inévitables de la petite propriété ».

La grande politique stalinienne résout chaque jour des grandes questions de la vie politique, mais elle est à l’évidence dans l’incapacité de savoir où elle a sa tête et où elle a sa queue. Qu’elle soit progressive, c’est certain, mais vers laquelle de ces extrémités progresse-t-elle ?

Aujourd’hui

Ces notions de base sur le rapport entre terre et industrie, nous allons les appliquer au cas de la Perse et à l’apologie stupide de la gestion « nationale » des puits de pétrole qu’on prétend vouloir substituer à celle de l’entreprise capitaliste de l’« Anglo-Iranian ».

Le principe de domanialité du sous-sol a été, par exemple, introduit en Italie par la loi fasciste de 1928. On fit remarquer que depuis 1860, on avait bien eu 22 projets de loi, destinés à unifier la législation pré-bourgeoise, qui ont avorté. Dans certains États, c’était le principe régalien, à savoir que les mines étaient propriété du Prince, qui était en vigueur; dans d’autres, c’était le principe industriel, lequel les attribuait au chercheur et à l’entrepreneur le plus diligent; dans d’autres encore, c’était le principe foncier qui les attribuait au propriétaire de la surface, et qui est conforme au pur droit romain, selon lequel celui qui détient le sol peut s’élever jusqu’au ciel et creuser jusqu’en enfer.

L’État donne donc les gisements en concession au chercheur ou à un gérant bien équipé; il ne revient au propriétaire du sol que l’indemnité d’expropriation relative à la superficie nécessaire aux bâtiments et aux installations qui servent aux accrochages de mine.

Celui qui a découvert un gisement ou l’exploitant de la mine qui obtient la concession fait naturellement à ses frais les travaux non seulement de recherche mais d’ouverture des puits et galeries, et il construit toutes les installations nécessaires au-dessus de la terre et sous la terre, telles que tours, élévateurs, machines, adductions d’eau et d’énergie électrique, conduites en tout genre pour l’aération, qui extraient les liquides nocifs ou utiles, les gaz, etc., etc. Tandis que le gisement est considéré comme domanial, ces installations sont régies dans la loi italienne par les normes applicables aux biens immobiliers, c.-à-d. qu’ils peuvent être propriété privée, bien qu’ils soient des « ressorts » inséparables de l’exploitation minière.

La nationalisation de l’« industrie » minière est clairement un pas en avant par rapport à la simple domanialité du sous-sol ou du gisement minier. Avec la nationalisation, l’industriel perd également la propriété privée des puits, des tours et des machines. Mais évidemment, en régime capitaliste, alors que l’État expropriateur n’a donné aucune indemnité au propriétaire immobilier de la surface du sol pour le charbon, le fer ou le pétrole qui lui sont prélevés « de dessous », on donnera en revanche une indemnité à la compagnie privée qui a construit les tours, les conduites, les outillages et ainsi de suite, à partir du jour où l’État en prend possession.

Dans le cas de la Perse, de quoi était jusqu’à présent propriétaire la compagnie qui exploitait les mines ? Elle avait apporté son argent, et lorsque l’argent se transforme en capital, cela se produit « selon les lois de la production marchande et selon le droit de propriété qui en résulte ». Et le premier résultat est le suivant (Marx, chap. XXII) le produit appartient au capitaliste et non au producteur. Les deux autres points importants sont par suite 2. La valeur du produit contient une plus-value qui, tirée du travail de l’ouvrier, devient propriété du capitaliste. 3. L’ouvrier reçoit sous forme de salaire ce qui suffit à reproduire sa force de travail. Si ces trois points sont cruciaux, les problèmes concernant la propriété, le droit sur les installations, les machines et le sol (ou le sous-sol) ne le sont pas. Marx rappelle un certain nombre de fois que même dans l’Angleterre de son époque, l’entrepreneur, le propriétaire de l’usine et le propriétaire du sol sur lequel elle est établie, sont souvent des personnes juridiquement et physiquement distinctes.

Que voulait et que tenait à avoir l’Anglo-Iranian ? C’est simple, le pétrole. Le pétrole transformé en marchandise, c.-à-d. découvert, extrait, embarqué et échangeable contre de la monnaie sur tous les marchés du monde.

Tant qu’il était un minéral pur, le pétrole pouvait donc en théorie être un bien assujetti au droit de propriété du dieu Orzmud, du Prophète, du Shah, de l’État de Téhéran, ou d’un hobereau local. Il n’avait jamais été la propriété d’un artisan, ou d’un fellah, parce qu’ils ne pourraient en extraire plus d’un verre à la fois.

L’actif de l’entreprise pétrolière britannique était donc le produit de la vente du naphte brut ou raffiné. Au passif, il y avait, tout d’abord, certaines redevances payées à l’État persan; nous ne sommes pas suffisamment informés sur les détails pour savoir s’ils en payaient aussi à des sultanats ou à des chefs de tribus périphériques. Ensuite, toutes les dépenses : coût et maintenance d’installations techniques compliquées – salaires des travailleurs locaux – salaires et appointements de spécialistes européens – frais de transport sur les flottes spéciales – frais des installations de transformation et de raffinage – taxes, frais généraux divers, et ainsi de suite.

La redevance payée au centre étatique persan était déjà très élevée en pratique, c’était la principale recette de son budget, grâce à laquelle toute une bureaucratie centrale, qui probablement n’y comprenait rien au pétrole, était entretenue dans la capitale, dans le quartier riche, et qui en profitait à la barbe des multitudes de va-nu-pieds qui constituent la majorité de la population. Mais les gains de la compagnie étaient encore plus astronomiques, et les Persans ont su que les seuls impôts qu’elle payait sur ses profits à l’État … de Londres, constituaient un chiffre supérieur à la redevance payée à Téhéran.

C’est alors que le gouvernement persan a pensé, non pas à demander une simple augmentation de la redevance, mais à s’approprier lui-même la gestion et le profit de l’industrie extractive.

Considérons donc la querelle portant sur le partage entre les adversaires de ce gros morceau; et les « droits » de chacun. Nous n’avons pas l’intention d’étudier l’aspect juridique complexe de cette question mais d’examiner les contrôles matériels effectifs des parties en lutte sur les facteurs du travail. Juridiquement, c’est une affaire difficile : selon les Anglais, le droit international est violé; selon les Persans, le gouvernement anglais n’est pas partie en cause : tout État peut exproprier une entreprise se trouvant sur son territoire sur la base de sa législation intérieure; gouvernement travailliste, auriez-vous renoncé à nationaliser l’une de vos mines, si un Persan en avait possédé toutes les actions ? En pratique, la compagnie dit : le pétrole se trouve dans votre sous-sol, eh bien, vous l’avez. Vous voulez prendre possession des tours, des machines, des oléoducs, en nous interdisant par la force policière de tout démonter pour l’emporter, et en nous versant une indemnité en dédommagement; eh bien, même cela n’est pas facile à empêcher, à moins que la flotte anglaise ne place votre côte sous le tir de ses canons; casus belli, peut-être mondial. Vous avez la main d’œuvre non ou peu qualifiée, soit. Mais si nous emportons nos techniciens, nos ingénieurs, nos administrateurs, et tout le mécanisme de relation avec les consommateurs et les clients dans le monde entier, et si en plus nous emportons les bateaux nous appartenant, comment faites-vous pour extraire le pétrole ?

Avant de rompre et de tenter de trouver ailleurs des techniciens, des commerciaux et des armateurs, mettons américains ou russes, le gouvernement persan propose un accord à la Compagnie Anglo-Iranienne : vous avez besoin, non pas de la propriété, mais de la concession des puits pétroliers et de toutes les autres installations. Vous continuerez à vous en servir avec votre personnel et votre organisation technique et commerciale. Mais plutôt qu’une simple redevance fixe équivalant à la possibilité d’extraire du pétrole, établissons un contrat de participation aux bénéfices : à nous les trois-quarts, à vous un quart. S’il est vrai qu’on ne peut extraire le pétrole sans vos installations, il n’en est pas moins vrai que celles-ci sans pétrole n’ont que la valeur de leur poids en fer, en bois et autre. Comment peut-on évaluer le rapport entre les deux capitaux ? Difficile problème.

Les autorités persanes considèrent que la loi est exécutoire et ont donc demandé la remise de toutes les installations; on dit maintenant qu’elles exigent le versement des trois-quarts des « recettes »; mais il s’agit évidemment d’un quart des bénéfices. Du fait de la quantité énorme de marchandises, d’argent et de crédit, sur les places du monde une gestion de ce type, nous ne pensons pas qu’il soit très facile de déterminer aussi bien les recettes que la marge de profit nette.

On verra bien à Abadan. De toutes façons, il s’agit du problème habituel : partage entre classes dominantes d’un profit produit en même temps par les diverses sources de la richesse : mère nature qui a accumulé du pétrole dans le sous-sol; mineurs qui l’extraient; progrès technique productif qui a rendu possible et profitable cette opération difficile.

Nous pouvons appeler ce à quoi prétend l’État de Téhéran, une « rente foncière absolue ». Il prétend en plus peut-être à une « rente différentielle » s’il s’avère que le pétrole persan s’extrait plus facilement que (par exemple) le pétrole arabe, et s’il se vend sur les marchés aux mêmes conditions. Si donc il exproprie la compagnie et lui paye la valeur-capital des installations fixes, il prétendra certainement en compensation à une redevance correspondant à la location de cet outillage et qui, dans certains cas, représente également une rente et non un profit, si nous considérons les installations fixes au sol. En plus de toute cette rente, il reste, disent les Persans, un profit ultérieur d’entreprise qui vous récompense, vous compagnie, pour l’avance du fonds de roulement, pour votre organisation et votre clientèle mondiale.

Que ce partage dans un rapport de trois-quarts pour la rente et d’un quart pour le profit, ou dans un autre rapport, se produise; que ce rapport soit pour le moins faussé par la compagnie capitaliste, qui gèrerait et administrerait tout, sous des contrôles douteux et vénaux; eh bien, le socialisme n’a rien à voir dans tout cela. Rien ne changera dans les conditions du mineur persan et l’État n’en pèsera pas moins sur le petit paysan et le pasteur d’Iran. Mais le contraire reste possible, surtout si l’industrie disputée connaît la désorganisation et la crise. La phase de la domanialisation du sol, du sous-sol, et même de ce qui se trouve sur le sol, pourra être une phase de capitalisme avancé qui accélère « la roue de l’histoire ». La « rente absolue » terrienne qui aurait été incorporée de force, par exemple, par le puissant capitalisme industriel d’Angleterre, viendrait intensifier la concentration des forces productives, dont devra s’emparer la révolution prolétarienne – qui est tout autre chose qu’un ministère de S. M. britannique.

Ce que nous avons en Perse n’est qu’une sotte parodie. Il n’y a pas de tissu industriel, il n’y a pas de classe bourgeoise indigène autonome qui puisse entraîner les masses – toujours dans son intérêt matériel – par une flambée nationale qui imite celles qu’a connues l’Europe un siècle auparavant, et qui aplanisse le chemin pour un prolétariat moderne.

Les manifestations persanes sont une tromperie grossière. On n’invoque la patrie persane que pour favoriser le succès d’une bande locale d’ex-bureaucrates affairistes qui veulent mettre une grosse croquette dans leur assiette et qui, pour atteindre ce but, ne se préoccupent nullement du fait que non seulement les conditions générales de bien-être, mais aussi le processus de développement du pays, doive régresser et s’inverser.

C’est vraiment formidable qu’on prétende que les travailleurs avancés et les partisans du marxisme révolutionnaire doivent, dans le monde entier, se réjouir de tels mouvements et prendre cette xénophobie flasque et artificielle pour la formation d’un autre compartiment étanche de socialisme en construction !

Ces staliniens, d’une part, se réservent le droit de courir à l’aide du progrès capitaliste et bourgeois contre les menaces de réversions féodales, et se consacrent, grâce à cet argument, à refaire en Europe des renaissances nationales, des guerres de libération et des blocs de lutte anti-despotique – d’autre part, ils repoussent toutes les cinq minutes la lutte pour le pouvoir prolétarien, afin de sauver les conquêtes bourgeoises, et ils nous enseignent le marxisme en nous jetant à la figure que, si le capitalisme ne se perfectionne pas et ne se diffuse pas contre les tentatives de la « réaction », le socialisme n’arrivera jamais.

Quand ensuite ça les arrange, ils oublient que le capitalisme trouve son point de départ dans le commerce et dans les conquêtes d’outre-mer, dans la circumnavigation du monde, dans les établissements côtiers chez les peuples de couleur, et que, sans les compagnies même corsaires, nous en serions encore à l’Europe médiévale et féodale.

Ils oublient les paroles d’Engels quand, pour démontrer que le socialisme est possible, il rappelle que : « l’industrie capitaliste s’est rendue relativement (1878 !) indépendante des barrières locales des centres de production de la matière première. L’industrie textile travaille une matière première en grande partie importée. Le fer espagnol est travaillé en Angleterre et en Allemagne, le cuivre espagnol et sud-américain en Angleterre, et sur toutes les côtes européennes, les machines des paquebots sont alimentées en charbon anglais… La société libérée des barrières de la production capitaliste peut aller encore plus avant ! ».

Le capitalisme est déjà allé plus avant, mais aujourd’hui ces Cagliostro qui tiennent des écoles de marxisme trouvent qu’il vaut mieux aller en arrière, et se réjouissent si l’on refuse aux Anglais le pétrole persan.

Devons-nous ingurgiter aussi un compartiment étanche de socialisme en Perse ? Devons-nous ravaler jusqu’à l’internationalisme, qui pourtant n’a pas fait peur aux grandes bourgeoisies ?

Nous avons dû avaler un socialisme limité par des barrières, avec Moscou pour capitale; mais là au moins, ne s’agitait pas un mollusque, comme celui du ministre Mossadegh, enfermé dans la salle « sourde et grise » d’un parlement d’opérette. Là au moins, il y avait 150 millions d’hommes, de la terre, de l’industrie, des mines, des projets techniques et industriels colossaux, des plans économiques de longue haleine. Là au moins, il y avait la tradition d’une très grande révolution et d’un parti glorieux, même si on l’a exploitée sans droit. Là au moins, il y avait un chef de gouvernement qui autrefois lisait Marx, Engels et Lénine, et omettait de se laver les pieds avant d’ouvrir le Coran.

Ce dernier petit modèle parodique et charlatanesque de « socialisme dans une seule nation » était celui qu’il fallait, pour celui qui n’a pas encore compris que le grand modèle n’est aussi qu’un navet.[1]

Notes :
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  1. Notes des traducteurs  :
    Les citations de Verri et de Petty se trouvent dans le Livre 1 du Capital, tome 1, p. 58 (Editions Sociales) dans la traduction de J. Roy et p. 49 dans celle faite sur la 4ème édition allemande sous la responsabilité de J. P. Lefebvre (Editions Sociales également).
    Le chapitre 5 dont parle Bordiga est celui de l’édition italienne, il correspond au chapitre 7 dans la version de Roy et au chapitre 5 de celle de Lefebvre (respectivement page 181, tome 1 et page 201).
    La citation du chap. XIII de ce filo se trouve respectivement à la page 44, tome 3 et à la page 676 des 2 traductions citées. [⤒]


Source : « Battaglia Comunista » Nr. 13, 1951. Traduit dans Invariance, septembre 1994. Traduction non vérifiée, se repporter au texte original.

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