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BILAN D’UNE RÉVOLUTION (III)



Content :

La « leçon » trotskiste
Notes
Source


Bilan d’une révolution

La « leçon » trotskiste

Contrairement à tous les courants plus haut étudiés. celui qui porte le nom de « trotskisme » a une origine communiste lointaine dans cette Opposition de gauche qui, à partir de 1923, mena contre l’opportunisme dans le parti bolchevique une lutte inégale terminée par son éviction politique et sa destruction physique dans les années 1927–1938. Aujourd’hui, c’est-à-dire trente ou plutôt quarante ans après cette terrible défaite, cette origine est devenue méconnaissable dans le mouvement qui continue à porter le nom du chef de cette opposition, Léon Trotsky, théoricien de la Révolution permanente, fondateur de l’Armée rouge, combattant vaincu du « redressement » de l’Internationale communiste, du pouvoir soviétique et du parti bolchevique et enfin fondateur abusé de ce qu’il crut la future IVe Internationale. Sans doctrine et sans davantage de liens avec la classe ouvrière, le « trotskisme » d’aujourd’hui se réduit à un amas de petites sectes dont les positions se contredisent en mille points (certaines se préoccupent fort peu de questions théoriques, d’ailleurs), mais qui peu ou prou partagent cette curieuse position, qui compte parmi les plus étranges produits de l’absence de principes et de l’empirisme, selon laquelle l’URSS et son bloc seraient bien des socialismes, mais auraient besoin d’une révolution politique visant à rétablir la démocratie ouvrière.

La « leçon » qui ressortirait de cette plate forme incommode, si du moins le trotskisme se risquait à des généralisations théoriques, pourrait se formuler ainsi : la nationalisation des moyens de production par le Parti du prolétariat porté au pouvoir définit un régime socialiste tant qu’elle reste en vigueur, mais ce socialisme n’est pas complet tant qu’il ne s’accompagne pas de la démocratie politique et de la « participation ouvrière » dans les « choix économiques » du pouvoir. Tout ce qui subsiste du communisme là-dedans, c’est l’idée de la nécessité de la Révolution violente, mais pour le reste c’est un retour aux deux déviations ci-dessus étudiées : le social-démocratisme et le « socialisme d’entreprise ». Quant à cette idée, elle reste si nébuleuse que depuis quarante ans qu’il existe, le « trotskisme » n’a jamais su tracer la moindre ligne de conduite tant soit peu ferme et simplement sensée pour réorganiser les forces révolutionnaires.

Il existe, on ne peut le nier, entre ce monstre doctrinal, cette curiosité de l’histoire dont les futures générations s’étonneront fort si jamais elle parvient à leur connaissance d’une part, et d’autre part les positions successivement prises par Trotski et par l’Opposition un certain lien, constitué par l’attachement des trotskistes d’aujourd’hui non point à son authentique enseignement révolutionnaire, mais à ses erreurs ou a ses positions les plus faibles. Cela signifie que si Trotski n’est pas sans aucune responsabilité dans la formation de la « doctrine » boiteuse qui porte son nom, il fut, en tant que communiste authentique, bien loin et bien au-dessus d’elle.

C’est un fait que, comme cela se faisait encore dans leur génération, Trotski et Lénine ne se sont pas fait faute d’employer le terme ambiguë de « démocratie ouvrière »[81] c’est un fait également que le parti bolchevique a fait un certain usage du mécanisme démocratique formel dans sa vie interne, et les dramatiques séances du Comité central où les grandes décisions de la Révolution (question de l’insurrection, des pourparlers de Brest-Litowsk et de la poursuite ou de l’arrêt de la guerre, de la NEP) furent prises « à la majorité des voix » sont dans la mémoire de tous. En conclure comme le font les trotskistes[82] qu’un Trotski ou un Lénine étaient « démocrates », contrairement à Staline qui ne fut qu’un « tyran », c’est faire un contre-sens grossier sur leur œuvre, et en tous cas témoigner d’un empressement des plus suspects à les laver de l’accusation des pires bourgeois et opportunistes qui prétendent qu’ils ont frayé la voie au stalinisme en usant de la dictature : de véritables communistes dédaignent ces affirmations de l’ennemi de classe, et ils ne s’abaissent certes pas à édulcorer la figure des grands révolutionnaires passés pour la rendre plus sympathique ou plus tolérable au dilettantisme « progressiste ». De même, c’est vraiment passer complètement à côté de l’essentiel, ou pis, le taire par considération opportuniste, que de prétendre caractériser le cruel contraste qui oppose le parti de Lénine et celui de Staline (les deux noms ne sont là que pour désigner deux phases historiques) en disant que le premier fonctionnait « démocratiquement » et pas le second. L’opposition est une opposition de substance, dont le fameux « mode de fonctionnement » qui importe tant aux philistins n’est que l’expression. Or, cette opposition est telle que, s’il y a fonctionnement démocratique au sens propre quelque part, c’est bel et bien dans le parti en voie de dégénérescence stalinienne, et pas du tout dans le parti bolchevique du temps de Lénine. Ce dernier est en effet un parti de classe, un parti révolutionnaire obéissant à un corps de doctrine défini – le marxisme – que son noyau dirigeant a restauré et défendu contre l’opportunisme. Par nature, un tel parti résiste aux fluctuations d’opinion auxquelles les partis démocratiques se font au moins théoriquement un devoir d’obéir; par nature ce qui commande l’action d’un tel parti, c’est son programme et non point « l’opinion » de ses membres; la fonction capitale du noyau dirigeant lui vient de même de l’histoire réelle du parti et des sélections successives qui s’y sont opérées (élimination progressive des chefs impropres à la tâche incombant au parti ou simplement incertains ou au contraire ralliement d’éléments un moment fourvoyés, comme dans l’exemple éclatant de Trotski); elle ne lui est donc pas déléguée par « libre » choix individuel comme le veut la mythologie démocratique, ni par les moyens dont cette dernière use invariablement et qui sont la propagande pour ou contre des individus, allant jusqu’à l’apologie mensongère d’une part et la diffamation de l’autre. Ce qu’un tel parti recherche, c’est une continuité d’action qui ne va pas sans une certaine stabilité de la direction : ce n’est pas du tout la liberté individuelle de ses membres, comme dans ces partis démocratiques à la conduite fluctuante parce qu’elle n’obéit à aucun principe et à la direction changeante, parce que la fonction dirigeante y est soumise à la faveur électorale. Non seulement il ne peut être dit « démocratique », mais toutes ses caractéristiques positives prouvent le mensonge des postulats démocratiques et leur inadéquation à l’accomplissement des tâches révolutionnaires. Dans ces conditions la pratique du vote et du décompte des voix n’est qu’une simple utilisation d’un mécanisme commode, rien de plus. Bien loin d’être une « garantie », le recours à de telles formes ne s’explique que par une relative immaturité, un parti doté du maximum d’expérience historique et parvenu à la cohésion maxima n’étant plus du tout susceptible de présenter même sur des questions pratiques ces violentes oppositions que le parti bolchevique a encore malheureusement connues et qu’il ne pouvait pas ne pas connaître, à cheval comme il l’était sur la dernière révolution démocratique et la première révolution socialiste d’Europe. C’est tellement vrai que jamais une décision importante (la signature de la paix en 1919, par exemple, ou la cessation de la guerre contre la Pologne) n’a en réalité dépendu du décompte placide des opinions des membres du CC : une fois concédé aux exigences d’unité et d’harmonie internes du parti ce qui devait leur être concédé au moyen de ce que Lénine appelait la « légalité de parti », jamais on ne vit aucun chef bolchevique – surtout pas Lénine – renoncer à la lutte la plus énergique contre ses propres camarades quand le sort de la révolution était en jeu. Que cette lutte ait été loyale et ouverte, qu’elle ait visé les positions et solutions proposées, et non pas les personnes, que leur place dans le parti soit restée assurée à tous les militants qui entendaient continuer à militer dans ses rangs même après les crises les plus graves (exemples de Zinoviev et de Kamenev qui avaient rompu la discipline du parti sur la question cruciale de l’insurrection), qu’il n’y ait eu aucune hésitation à accepter dans le parti des révolutionnaires éprouvés comme Trotski et certains de ses camarades quand ils renonçaient à leurs erreurs passées et que, aussi longtemps que la Révolution garda son élan initial, on n’ait jamais songé à utiliser contre les membres du parti la sanction d’État, ou pis, la force policière, c’est vrai, et ce sont autant de traits qui distinguent le parti de Lénine et celui de Staline : y voir une caractéristique démocratique, c’est pourtant se laisser singulièrement abuser par les termes, concéder à la démocratie des vertus qu’elle n’a nullement, faisant preuve d’une bonne dose de stupidité. Toute cette pratique de parti est bien supérieure à la pratique courante des partis électoralistes précisément parce que, pour être ce qu’elle est, elle n’a eu qu’à être communiste, et pas du tout à se conformer au respect de l’individu que le démocratisme bourgeois affiche comme un de ses principes les plus chers et pour lequel les trotskistes vantent le parti bolchevique du temps de Lénine en même temps qu’ils dénoncent le régime de manœuvres, de terreur et de violence du temps de Staline. La pratique bolchevique d’une part et la pratique stalinienne de l’autre prouvent tout le contraire de ce que prétend le trotskisme dégénéré et de ce que le démocratisme vulgaire y voit; la première démontre de façon éclatante que la proclamation de fins collectives et de classe et la négation de principe de l’idéologie bourgeoise de liberté n’entraînent nullement ce fameux « écrasement de l’individu » que les bourgeois ont toujours reproché au marxisme avec leur stupidité habituelle. La raison en est simple : comme tous les rapports qu’on peut être amené a considérer, le rapport entre l’individu et la collectivité dont il fait partie dépend non point des fictions du droit, mais de la nature même de cette collectivité.

En ce qui concerne le parti révolutionnaire, il ne s’oppose ni ne peut s’opposer en tant que tout à chacun de ses membres individuellement considéré : tout au contraire, il n’existe lui-même qu’en tant qu’il existe des militants qui sont parvenus à coordonner leurs efforts avec le maximum d’efficacité pour atteindre leur but commun; inversement, chacun de ces militants n’existe comme tel qu’en tant qu’il est un élément du tout. Bien loin d’opprimer ou pis d’écraser l’individu, le parti n’est finalement que l’utilisation rationnelle d’une série d’efforts individuels qui hors de lui non seulement se perdraient, mais ne seraient pas même nés; si donc on tient (pour répondre aux démocrates et non parce que cela nous importerait à nous) à définir le rapport entre l’individu et la collectivité dans un parti qui nie par principe l’individualisme bourgeois et les garanties démocratiques, il faut dire que c’est précisément en lui et par lui que l’individu se débarrasse de la souveraineté purement fictive à laquelle le condamne le démocratisme pour devenir une force réelle, dans les limites du déterminisme. bien entendu.

Dans le parti stalinien, que se passa-t-il par contre ? Le trotskisme dégénéré, à la suite du démocratisme vulgaire, déplore qu’on ait supprimé pour les militants les fameuses « garanties » de l’habéas corpus et qu’au lieu de leur assurer la liberté d’expression, on les ait soumis à une dictature. Il s’agit bien de cela ! Le parti dit « stalinien » est le parti bolchevique à un certain moment de son existence historique qu’on peut caractériser ainsi : il a derrière lui une grande victoire révolutionnaire, mais il a perdu son élite ouvrière dans la guerre civile et il se trouve placé devant des tâches auxquelles non seulement il n’était pas préparé, mais pour lesquelles, à vrai dire, il n’était pas fait, puisqu’il s’agissait de gérer selon de sains principes bourgeois une économie désorganisée par le sabotage et la fuite des bourgeois, puisque aussi bien les principes différents et opposés de la gestion socialiste étaient dans ce cas inapplicables. Dans le cadre de la Russie, ce qui est en jeu, outre la continuité politique révolutionnaire, c’est le relèvement économique ou la mort, la reconstruction ou l’effondrement dans les pires convulsions sociales avec la menace de la pire terreur blanche. De tout cela il résulte un changement complet de la composition du parti en même temps que de sa mentalité, le praticisme immédiatiste tendant fatalement à l’emporter sur le soucis de rigueur théorique et de fidélité aux principes lorsque de pareilles conditions exercent leur pression. Bien entendu, c’est le praticisme immédiatiste qui devait finalement l’emporter puisqu’aucune aide ne vint du dehors (c’est à dire de l’internationale) au parti russe, mais il ne pouvait pas le faire en jetant tout simplement par dessus bord toutes les traditions et les souvenirs du passé; mais comme il en était par nature la négation vivante, il ne lui restait qu’une seule ressource : d’une part afficher une continuité politique et théorique qui n’aurait pas résisté au moindre examen tant soit peu sérieux, si celui-ci avait été possible, et d’autre part se débarrasser de la résistance des révolutionnaires à ce « cours nouveau » en faisant précisément appel à l’opinion, à la conscience, aux sentiments de ce parti dans une certaine mesure nouveau que le parti bolchevique était devenu, bref, en opposant l’autorité souveraine de la majorité démocratique à la seule autorité qu’un Lénine et tant de bolcheviks reconnaissaient naguère : celle des principes communistes, de la doctrine communiste, du programme communiste. Ce qui, dans cette phase, apparaît aux yeux de véritables marxistes comme mille fois plus ignoble que les sanctions (destitution, exclusion, emprisonnement, déportation et plus tard massacre pur et simple), c’est précisément cette exploitation par le stalinisme de la légalité démocratique, de la règle purement formelle, mensongère, mystificatrice de la souveraineté de la majorité, bref de cette odieuse fiction qui, à l’échelle de la société tout entière, sert depuis plus de cent ans à la bourgeoisie non pas à « assurer la liberté de l’individu » comme elle le prétend, mais à écraser le prolétariat et la révolution ! Que l’altération du parti n’ait bien souvent pas suffi à procurer cette majorité à la fraction Staline, qu’elle ait dû au contraire la « cuisiner » par des manipulations, des campagnes, des manœuvres adéquates, cela ne prouve nullement que le parti stalinien n’était pas « vraiment démocratique », mais que l’abandon de la pratique communiste, qui repose tout entière sur l’effort collectif pour conformer l’action collective aux buts révolutionnaires et donc à la doctrine commune, et le passage à la pratique démocratique, qui ne tend plus qu’à obtenir des majorités, entraîne nécessairement le retour de toutes les tares de la vie politique bourgeoise. Démocrate, le parti stalinien le fut réellement, non seulement par son recours à la fiction démocratique dévoilée depuis plus d’un siècle par le marxisme, mais par l’infamie de toute sa vie intérieure.

Lorsqu’en 1923. Trotski écrivit son « Cours nouveau » pour appeler à un assainissement du régime intérieur, il n’ignorait rien de tout cela, et ce qu’il exigeait, comme nous le verrons plus loin, c’était non des « garanties démocratiques », mais le retour à la vie normale d’un parti révolutionnaire. C’est que, quelles qu’aient pu être ses positions à l’époque de son déclin personnel, et quel qu’ait été dès cette époque son langage et celui du parti et même de l’Internationale[83], Trotski était absolument pur d’illusions et de formalisme démocratiques, certainement pas moins pur que Lénine lui-même. On ne peut évidemment pas tout citer, et trois références suffiront ici.

Dans « Les enseignements de la Commune de Paris » il s’attache, dans un parallèle entre la Commune et la Révolution russe, à montrer toute la supériorité de l’organisation de Parti et l’insuffisance du principe électif pour doter le prolétariat d’une direction politique et militaire capable de remporter la victoire. Citons « Le Comité central de la Garde nationale » (qui joua le rôle qu’on sait dans la Commune) « était en fait un conseil des délégués des ouvriers armés et des petits-bourgeois… Un tel conseil, élu immédiatement par les masses révolutionnaires, peut être un brillant appareil d’action. Mais en même temps, il reflète tous les côtés faibles autant que les côtés forts des masses, et qui plus est, il reflète davantage les côtés faibles que les côtés forts ». Après avoir montré « qu’au moment même où sa responsabilité était immense » (le gouvernement avait fui à Versailles), la Garde nationale, démocratiquement constituée, « se déclara déliée de toute responsabilité », et au lieu d’agir révolutionnairement « inventa des élections légales à la Commune », il montre que « cette passivité et ce manque de décision s’appuyèrent en l’occurrence sur le principe sacré de la fédération et de l’autonomie », reflétant bien « le côté incontestablement faible d’une fraction du prolétariat français d’alors, l’attitude d’hostilité à l’égard de l’organisation centrale, héritage de l’idée petite-bourgeoise d’autonomie ». C’est donc en partant des faits qu’il démontre la supériorité d’une organisation « s’appuyant sur un passé historique et prévoyant théoriquement la voie du développement », une organisation qui ne soit pas « un appareil usant de pratiques parlementaires, mais le prolétariat organisé et trempé par l’expérience », bref du parti ouvrier sur toute forme élue d’organisation ouvrière qui, précisément à cause de sa liaison directe avec les masses, ne peut pas ne pas en refléter tous les côtés faibles.

Passant de la question politique à la question militaire, la critique de Trotski à la conception démocratique de la lutte prolétarienne se durcissait encore : pour débarrasser, disait-il, « la Garde nationale du commandement contre-révolutionnaire, l’éligibilité était le meilleur moyen, car la plus grande partie de la Garde nationale se composait d’ouvriers et de petits-bourgeois révolutionnaires ». Mais ajoutait-il, cette « revendication de l’éligibilité ne visait pas à doter l’armée d’un bon commandement, mais (seulement) à se débarrasser de commandants au service de la bourgeoisie », expliquant sur la base de sa propre expérience révolutionnaire de fondateur de l’Armée rouge : « Le commandement élu est la plupart du temps assez faible sur le plan technique. Dès que l’armée s’est débarrassée de l’ancien commandement il faut lui donner un commandement révolutionnaire en mesure de remplir son devoir. Or, cette tâche ne peut être remplie par le simple mécanisme de l’éligibilité. L’éligibilité est un fétiche, ce n’est pas une panacée universelle, une puissante direction de parti est indispensable ». Voilà une leçon de l’expérience révolutionnaire, un principe communiste qui, pour un « trotskiste » d’aujourd’hui est devenu lettre morte.

Dans « Terrorisme et Communisme », nous trouvons de même cette brillante réfutation des critiques que les défenseurs attardés de la « démocratie ouvrière » adressaient déjà à la « dictature du parti bolchevique » : « On nous a accusés plusieurs fois d’avoir substitué à la dictature des Soviets celle du Parti. Et pourtant, on peut affirmer sans risquer de se tromper que la dictature des Soviets n’a été possible que grâce à la dictature du Parti. Grâce à la clarté de ses idées théoriques, grâce à sa forte organisation révolutionnaire, le Parti a assuré aux Soviets la possibilité de se transformer, d’informes parlements ouvriers qu’ils étaient en un appareil de domination des travailleurs. Dans cette substitution du pouvoir du Parti au pouvoir de la classe ouvrière, il n’y a rien de fortuit et même, au fond, il n’y a là aucune substitution. Les communistes expriment les intérêts fondamentaux de la classe ouvrière. Il est tout à fait naturel qu’à une époque qui met ces intérêts à l’ordre du jour dans toute leur étendue, les communistes deviennent les représentants avoués de la classe ouvrière dans sa totalité. Mais qui donc vous garantit, nous demandent quelques malins, que c’est précisément votre Parti qui exprime les exigences du développement historique ? En supprimant ou en rejetant dans l’ombre les autres partis, vous vous êtes débarrassés de leur rivalité politique, source d’émulation et, par là, vous vous êtes privés de la possibilité de vérifier votre ligne de conduite. Cette considération est dictée par une idée purement libérale de la marche de la révolution. A une époque où tous les antagonismes se déclarent ouvertement, où la lutte politique se transforme rapidement en guerre civile, le Parti dirigeant a pour vérifier sa ligne de conduite assez de matériaux en main et de critères, indépendamment du tirage possible des journaux (de ses adversaires). Dans tous les cas, notre tâche consiste non pas à évaluer à toute minute par une statistique l’importance des groupes que représente chaque tendance mais bien à assurer la victoire de… tendance de la dictature prolétarienne et à trouver dans la marche de cette dictature, dans les divers frottements qui s’opposent au bon fonctionnement de son mécanisme intérieur, un critérium suffisant pour vérifier la valeur de nos actes ». Lorsqu’en 1936, dans la « Révolution trahie », Trotski en viendra par malheur à son tour à revendiquer la « démocratie soviétique » contre la « dictature stalinienne », il ne parviendra à justifier son glissement que par une banalité tout à fait indigne de lui et du marxisme : « Tout est relatif en ce monde où il n’y a de permanent que le changement ». Mais de cela, trente ans plus tard, les disciples de son déclin ne se sont pas encore avisés.

Le troisième écrit « La conversion des Soviets en démocratie est-elle vraisemblable ? » (1929) présente cet intérêt d’être postérieur à la défaite de l’Opposition russe. Alors la lutte de Trotski contre le stalinisme était déjà sortie des rails des principes et même de la réalité historique, mais le grand révolutionnaire n’avait encore, comme on verra, rien oublié de la critique marxiste du démocratisme. « Si le pouvoir soviétique lutte avec des difficultés grandissantes, si la crise… de la dictature s’accentue de plus en plus, si le danger bonapartiste n’est pas écarté, ne vaut-il pas mieux se mettre en route vers la démocratie ? Cette question ouverte ou sous-entendue se pose dans une quantité d’articles consacrés aux derniers événements survenus en URSS. Je ne juge pas ici de ce qui est mieux ou non. J'essaie de tirer au clair ce qui découle de la logique objective du développement. Et j’en arrive a cette déduction que rien n’est moins vraisemblable que la conversion des Soviets en démocratie parlementaire, ou plus exactement cette conversion est absolument impossible. » En 1929, Trotski répond à ses adversaires sociaux-démocrates que, quoi qu’on puisse désirer, le retour de l’URSS à la démocratie parlementaire est historiquement exclu. En 1936, il fera de ce retour la revendication politique centrale de l’Opposition pour I'URSS. Notre thèse de Parti est que, ce faisant, il a glissé du terrain du communisme sur celui de la social-démocratie. Il est donc capital de montrer que la juste critique qu’il faisait en 1929 à ses adversaires sociaux-démocrates vaut entièrement contre lui depuis 1936, et contre ses « disciples » de 1968.

Les raisons invoquées par Trotski sont de deux ordres : raisons internationales et générales, raisons spécifiquement russes, naturellement liées entre elles. Voyons d’abord les raisons internationales :

« Pour exprimer plus clairement mon idée je dois en écarter les limites géographiques et il sera suffisant de rappeler certaines tendances du développement politique de l’Europe depuis la guerre qui a été, non pas un épisode, mais le sanglant prologue de la nouvelle époque. Presque tous les dirigeants de la guerre sont encore vivants. Pour la plupart, ils ont dit… que c’était la dernière guerre et qu’après elle, ce serait l’avènement du règne de la démocratie et de la paix… Maintenant, pas un seul d’entre eux ne s’aviserait de prononcer ces paroles. Pourquoi ? Parce que la guerre nous a conduit à une époque de grandes tensions, de grandes luttes, avec la perspective de nouvelles guerres. Sur les rails de la domination universelle, à l’heure actuelle, se précipitent l’un vers l’autre des trains puissants. On ne peut mesurer notre époque à l’aune du XIXe siècle qui fut le siècle de l’extension de la démocratie par excellence (souligné par nous). Le XXe siècle sous de nombreux rapports, se distinguera davantage du XIXe siècle que toute l’histoire moderne ne se distingue du Moyen Âge… Par analogie avec l’électro-technique, la démocratie peut être définie comme un système de commutateurs et d’isolants contre les courants trop forts de la lutte nationale ou sociale. Il n’y a pas dans l’histoire humaine d’époque autant saturée d’antagonismes que la nôtre… Sous une trop haute tension des contradictions de classes et internationales, les commutateurs de la démocratie fondent et volent en éclats. Tels sont les courts-circuits de la dictature. Les interrupteurs les plus faibles se rendent évidemment les premiers. Mais la force des contradictions intérieures et mondiales ne diminue pas, elle augmente. On pourrait difficilement se tranquilliser en constatant que le processus ne s’est emparé que de la périphérie du monde capitaliste. La goutte commence par le petit-doigt de la main ou par le gros orteil; mais une fois en route, elle va jusqu’au cœur ». C’est fort bien vu et dit. Notre thèse de parti est que le mouvement communiste devait tirer toutes les conséquences de cette réalité du XXe siècle : il n’y avait aucun sens à implorer la bourgeoisie de conserver les « commutateurs » de la démocratie depuis toujours installés contre nous, mais devenus inutiles pour elle; il fallait les faire sauter nous-même, avec le courant à haute tension de la Révolution prolétarienne. Le centre moscovite de l’Internationale communiste ne suit pas tirer toutes ces conséquences, Trotski y compris. C’est une des raisons qui ruinèrent cette Internationale. Mais c’est la même erreur, appliquée cette fois à la lutte contre Staline, et non plus contre Mussolini ou Hitler, qui fit de la IVe Internationale de Trotski un organisme mort-né.

Voyons maintenant les raisons plus spécifiquement russes pour lesquelles Trotski juge impossible en 1929 le rétablissement d’une démocratie parlementaire en Russie : « Quand on oppose la démocratie parlementaire aux Soviets, on a en vue un système parlementaire particulier, et l’on oublie un autre côté – du reste essentiel – de la question, à savoir que la révolution d’Octobre 1917 s’est révélée comme la plus grande révolution démocratique de l’histoire humaine. La confiscation de la propriété foncière, l’entière liquidation des distinctions et privilèges de classe, la destruction de l’appareil bureaucratique et militaire tsariste, l’introduction d’un égalitarisme national et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, voilà un travail essentiellement démocratique auquel la révolution de Février a à peine touché, le laissant dans sa presque totalité à la révolution d’Octobre. Seule l’inconsistance de la coalition libérale-socialiste a rendu possible la dictature soviétique, basée sur l’union des ouvriers, des paysans et des nationalités opprimées. Les raisons qui ont empêché notre démocratie faible et arriérée d’accomplir sa tâche historique ne lui permettront pas, même dans l’avenir, de se placer à la tête du pays, car en ces derniers temps, les problèmes et les difficultés sont devenus plus grands et la démocratie plus petite… Le système soviétique n’est pas une simple forme de gouvernement qu’on pourrait comparer abstraitement avec la démocratie parlementaire : il y est essentiellement question de la propriété de la terre, des banques, des mines, des usines et des chemins de fer. Il ne faut pas oublier ces ‹ broutilles › en s’enivrant de lieux communs sur la démocratie. Contre le retour du propriétaire foncier, le paysan, aujourd’hui comme il y a dix ans, luttera jusqu’à sa dernière goutte de sang… A vrai dire le paysan tolérerait plus facilement le retour du capitaliste, car l’industrie d’État ne fournit jusqu’à présent aux paysans des produits manufacturés qu’à des conditions moins avantageuses que celles du marchand d’autrefois… Mais le paysan se rappelle que le propriétaire et le capitaliste étaient les deux frères siamois de l’ancien régime… : le paysan comprend que le capitaliste ne reviendrait pas seul, mais en compagnie du propriétaire. C’est pourquoi il ne veut ni de l’un ni de l’autre; c’est la raison puissante, quoique négative, de la force du régime soviétique. Il faut appeler les choses par leur nom. Il n’est point question de l’introduction d’une démocratie incorporelle, mais du retour de la Russie dans la voie du capitalisme. Mais que serait la seconde édition du capitalisme russe ? Pendant ces quinze dernières années, l’image du monde s’est profondément transformée. Les forts sont devenus infiniment plus forts, les faibles sont devenus incomparablement plus faibles. La lutte pour la suprématie mondiale a pris des proportions gigantesques. Les étapes de cette lutte se sont déroulées sur les os des nations faibles et arriérées. La Russie capitaliste ne pourrait à l’heure actuelle occuper dans le système mondial même la situation de troisième plan à laquelle la Russie tsariste avait été prédestinée par la marche de la dernière guerre. Le capitalisme russe serait maintenant un capitalisme asservi, un capitalisme à demi colonisé, sans avenir. La Russie numéro deux occuperait aujourd’hui une place quelque part entre la Russie numéro un et l’Inde. Le système soviétique de l’industrie nationalisée et du monopole du commerce extérieur, malgré toutes ses contradictions et ses difficultés, est un système de protection pour l’indépendance de la culture et de l’économie du pays. Cela a été compris par les nombreux démocrates eux-mêmes qui ont été attirés du côté du gouvernement soviétique non par le socialisme, mais par un patriotisme qui s’était assimilé les leçons élémentaires de l’histoire… » « Une poignée de doctrinaires impuissants aurait désiré une démocratie sans capitalisme. Mais les forces sociales sérieuses, ennemies du régime soviétique, veulent un capitalisme sans démocratie. »

Le raisonnement marxiste de Trotski est à cent coudées au-dessus des raisonnements formels et abstraits de ses adversaires sociaux-démocrates de 1929, mais aussi (conclusion qui nous importe davantage ici) de ses « disciples » de 1968 qui n’ont jamais fait que pousser jusqu’à l’absurde son propre raisonnement abstrait et formel de 1936.

La lutte, dit-il très justement, est une lutte sociale et c’est de l’issue de cette lutte sociale que dépend la forme politique destinée à triompher. La démocratie parlementaire a succombé sous les coups de la Révolution démocratique. Ses partisans – ceux qui raisonnent en termes politiques et non pas sociaux – ne comprennent pas que souhaiter son rétablissement revient à souhaiter la liquidation des conquêtes de cette révolution démocratique. « Les forces sociales sérieuses » (c’est-à-dire les classes dépossédées par la Révolution d’Octobre) souhaiteraient, elles, sans nul doute, liquider ces conquêtes pour revenir à l’ordre ancien, mais il est historiquement exclu qu’elles le puissent par des moyens démocratiques. Même en 1929, la paysannerie russe ne se laisserait pas déposséder de la terre sans une seconde guerre civile : où les classes dépossédées trouveraient-elles la force nécessaire pour combattre la presque totalité de la population russe ? Trotski ne le dit pas ici, mais il le sait et c’est évident : dans les armées des puissances impérialistes intervenant une nouvelle fois contre la Russie et la battant (tout comme la coalition européenne intervint contre la France napoléonienne où les Bourbons n’auraient jamais pu être rétablis sans sa victoire sur tout le peuple français). Mais alors, la forme politique destinée à triompher ne serait nullement le Parlement national rêvé par les « doctrinaires impuissants », mais, dirons-nous aujourd’hui, une république fantoche du genre de celles que les U.S.A. soutiennent dans les régions d’Asie qu’ils contrôlent.

Les mêmes raisons qui opposent Trotski aux sociaux-démocrates l’empêchent encore, en 1929, de mettre sa lutte contre Staline sous le drapeau de la démocratie soviétique : Trotski sait fort bien que sur le terrain soviétique se placent aussi bien des partisans du socialisme comme lui que des forces qui, sans être le moins du monde socialistes, ne veulent tout simplement pas d’un retour de la Russie dans un État de dépendance semi-coloniale à l’égard du capitalisme occidental et donc pas non plus d’une restauration. Ces forces, ce sont toutes les couches non prolétariennes et ennemies de l’internationalisme révolutionnaire, qui hors du Parti ou dans le parti, approuvent l’orientation stalinienne par « patriotisme démocratique qui s’est assimilé les leçons élémentaires de l’histoire ». C’est cet « oustrialovisme »[84] que Lénine fut le premier à dénoncer et qui, né dans les milieux les plus avisés de l’émigration, s’est infiltré dans le Parti au pouvoir – Trotski ne cesse de dénoncer le fait – sous la bannière du « socialisme dans un seul pays » : quant à la démocratie soviétique, ce « commutateur », cet « isolant » prévu par les bolcheviks pour empêcher la révolution de s’effondrer dans une lutte stérile entre le prolétariat socialiste et la paysannerie sous-bourgeoise, Trotski sait bien que c’est le courant à haute tension de la guerre civile qui l’a fait voler en éclats, imposant la pure dictature prolétarienne du communisme de guerre, avec ses réquisitions forcées et son encadrement « autoritaire » des paysans révolutionnaires dans l’Armée rouge. Au défenseur de la dictature bolchevique du prolétariat, à l’auteur du passage ci-dessus cité de Terrorisme et communisme, il faudra encore de longues années avant qu’il songe à l’invoquer contre le parti stalinien !

En fait, il y a trois phases dans la longue lutte de Trotski comme chef de l’Opposition. Dans la première – bien illustrée par l’écrit de 1923 « Cours nouveau » – il dénonce énergiquement les anomalies du régime intérieur du Parti et la politique du Comité central, tente d’alerter le Parti sur le danger de dégénérescence que la politique (internationale aussi bien qu’intérieure) fait courir à la dictature prolétarienne dont il est l’unique garant, mais bien loin de se poser en candidat à la direction du Parti, il se tient quelque peu à l’écart, se contentant de réfuter les inventions de la campagne que dès 1921 le Comité central orchestre contre lui, si bien à l’écart que lorsqu’il écrit « Cours nouveau », il ignore encore la situation réelle, qui ne lui sera révélée qu’en 1923, lorsque Kamenev et Zinoviev rompront avec Staline[85].

En d’autres termes, dans la première phase, il répond en militant à la campagne parlementaire lancée contre lui et qui visait au même but que toutes les campagnes de ce genre : lui couper le chemin du pouvoir. A ce propos, il importe de noter que là où l’imbécillité bourgeoise a vu la preuve des méfaits du « totalitarisme communiste », notre courant, lui, a reconnu les méfaits du principe électif et de la démocratie appliquée à l’organe du parti. Le fait que la campagne ait éclaté dans le parti qui s’intitulait « communiste » s’explique aisément du fait qu’en URSS il n’y avait pas de Parlement, mais qu’est-ce qu’une lutte pour le pouvoir fondée sur la concurrence des individus et le mépris de tous les principes, si ce n’est une lutte de type parlementaire ?

Dans la seconde phase, Trotski ne se contente plus de défendre les positions marxistes contre le révisionnisme au pouvoir. Il entre dans la « voie de la réforme du régime soviétique » comme il le dira lui-même dans la « Révolution trahie » pour caractériser la phase antérieure à 1936. Du fait de l’absence de Parlement, cette lutte réformiste ne peut prendre la forme d’une lutte pour le remplacement légal d’un gouvernement jugé incapable de maintenir l’URSS dans la voie du socialisme par le gouvernement meilleur de l’Opposition. En substance, c’est pourtant ce qu’elle est. Pour le socialiste réformiste, l’« obstacle » à la transformation socialiste, ce sont les majorités parlementaires soutenant des gouvernements bourgeois. A l’Opposition trotskiste d’alors, cet « obstacle » semble être la majorité soutenant le comité central stalinien, ou plutôt le régime intérieur du parti supposé empêcher l’Opposition d’arracher sa majorité au stalinisme. En réalité, dans le premier cas, l’obstacle est non pas tel ou tel gouvernement, mais l’existence de l’État bourgeois qui doit être détruit et non pas « réformé », dans le second cas, l’obstacle était de même dans l’État, dans le pouvoir d’un parti dont la dégénérescence était irréversible et qui bien loin de résulter du régime intérieur, était elle-même la cause de ce régime. Ce qui empêche le socialiste vulgaire de repérer le véritable obstacle, c’est qu’il n’est pas révolutionnaire; ce qui poussa le révolutionnaire Trotski à tomber dans une erreur réformiste à l’égard de l’État soviétique, c’est son impuissance à se délimiter de façon complète du Parti du « socialisme dans un seul pays ». Dans cette phase toutefois, ses positions gardent un ultime lien avec la tradition marxiste : c’est du parti et du parti seul que dépend le sort de la dictature du prolétariat. Dans la troisième phase, cet ultime lien sera rompu. Du parlementarisme révolutionnaire dans le parti caractérisant la phase précédente, Trotski passera au parlementarisme pur dans la société, c’est à dire à la revendication du rétablissement de la liberté électorale en URSS.

Pour illustrer la première phase, nous nous référerons au texte de 1923 ci-dessus cité, « Cours nouveau ». Si la terminologie présente déjà l’ambiguïté ci-dessus dénoncée[86] comme d’ailleurs toute celle dont usa le parti bolchevique, même à sa bonne époque, la méthode, elle, n’a rien de formel, puisque Trotski y étudie le déterminisme qui, dans les conditions du pouvoir, risque de faire perdre au parti sa nature de fraction la plus révolutionnaire du prolétariat et par conséquent sa fonction de parti de classe « question des générations dans le Parti, composition sociale », et surtout tâches étatiques et administratives. L’alerte lancée ne concerne pas l’absence de liberté des membres du parti, comme dans la critique social-démocrate vulgaire, mais l’altération des rapports organiques entre centre et périphérie, sommet et base à l’intérieur du parti, l’altération des rapports entre Parti et État, et, pour couronner le tout, l’altération de la tradition réelle du parti en même temps que son invocation purement formelle. Qu’on en juge :

« Il est une chose dont il faut bien se rendre compte : l’essence des dissentiments et des difficultés actuels ne réside pas dans le fait que les ‹ secrétaires › ont sur certains points forcé la note et qu’il faut les rappeler à l’ordre, mais dans le fait que l’ensemble du parti se dispose à passer à un stade historique plus élevé… Il ne s’agit pas de briser les principes d’organisation du bolchevisme comme d’aucuns tentent de le faire croire, mais de les appliquer aux conditions de la nouvelle étape du parti[87]. Il s’agit avant tout d’instaurer des rapports plus sains entre les anciens cadres et la majorité des membres qui sont venus au parti après Octobre ». « La préparation théorique, la trempe révolutionnaire, l’expérience politique représentent notre capital fondamental dont les principaux détenteurs sont les anciens cadres du parti. D’autre part, le parti est essentiellement une collectivité dont l’orientation dépend de la pensée et de la volonté de tous. Il est clair que dans la période, que dans la situation compliquée immédiatement consécutive à Octobre, le parti se frayait sa voie d’autant mieux qu’il utilisait plus complètement l’expérience accumulée par l’ancienne génération aux représentants de laquelle il confiait les postes les plus importants dans l’organisation. Le résultat a été que, jouant le rôle de directeur du parti, et absorbée par les questions d’administration, l’ancienne génération… instaure de préférence pour la masse communiste des méthodes purement scolaires de participation à la vie politique : cours d’instruction politique élémentaire, vérification des connaissances, écoles du parti… De là le bureaucratisme de l’appareil, son isolement par rapport à la masse, son existence à part… Le fait que le parti vit à deux étages distincts comporte de nombreux dangers… Le danger capital de l’‹ ancien cours ›, résultat de causes historiques générales ainsi que de nos fautes particulières, est que l’appareil manifeste une tendance progressive à opposer quelques milliers de camarades formant les cadres dirigeants au reste de la masse qui n’est pour eux qu’un moyen d’action. Si ce régime persistait, il risquerait de provoquer à la longue une dégénérescence du parti à ses deux pôles, c’est à dire parmi les jeunes et parmi les cadres… Dans son développement graduel, le bureaucratisme menace de détacher les dirigeants de la masse, de les amener à concentrer uniquement leur attention sur les questions d’administration, de nominations, menace aussi de rétrécir leur horizon, d’affaiblir leur sens révolutionnaire, c’est à dire de provoquer une dégénérescence plus ou moins opportuniste de la vieille garde ou du moins d’une partie considérable de celle-ci ! »

Considérant ensuite la composition sociale du parti, Trotski notait :
« Le prolétariat réalise sa dictature par l’État soviétique. Le Parti communiste est le parti dirigeant du prolétariat et, par conséquent, de son État. Toute la question est de réaliser ce pouvoir dans l’action sans le fondre dans l’appareil bureaucratique de l’État… Les communistes se trouvent groupés d’une manière différente suivant qu’ils sont dans le parti ou dans l’appareil de l’État. Dans ce dernier, ils sont disposés hiérarchiquement les uns par rapport aux autres et aux sans-parti. Dans le parti, ils sont tous égaux en ce qui concerne la détermination des tâches et des méthodes de travail fondamentales. Dans la direction qu’il exerce sur l’économie, le parti doit tenir compte de l’expérience, des observations, de l’opinion de tous ses membres installés aux différents degrés de l’administration économique. L’avantage essentiel, incomparable de notre parti consiste en ce qu’il peut, à chaque instant, regarder l’industrie avec les yeux du tourneur communiste, du spécialiste communiste, du directeur communiste, du commerçant communiste, réunir l’expérience de ces travailleurs qui se complètent les uns les autres, en dégager les résultats et déterminer ainsi sa ligne de direction de l’économie en général et de chaque entreprise en particulier. Il est clair que cette direction n’est réalisable que sur la base de la démocratie vivante et active à l’intérieur du parti[88]. Quand, au contraire, les méthodes de l’appareil prévalent, la direction par le parti fait place à l’administration par les organes exécutifs (comité, bureau, secrétaire, etc…). Dans une telle conception de la direction, la principale supériorité du parti, son expérience collective multiple passe à l’arrière-plan. La direction prend un caractère d’organisation pure et dégénère fréquemment en commandement et en tâtillonnage. L’appareil du parti entre de plus en plus dans les détails des tâches de l’appareil soviétique, vit de ses soucis journaliers, se laisse de plus en plus influencer par lui et, devant les détails, perd de vue les grandes lignes. Toute la pratique bureaucratique journalière de l’État soviétique s’infiltre ainsi dans l’appareil du parti et y introduit le bureaucratisme. Le parti, en tant que collectivité, ne sent pas son pouvoir, car il ne le réalise pas… Il en résulte du mécontentement et de l’incompréhension, même dans les cas où, justement, ce pouvoir s’exerce. Mais ce pouvoir ne peut se maintenir dans la ligne droite que s’il ne s’émiette pas dans les détails mesquins et revêt un caractère systématique, rationnel et collectif. Ainsi donc, le bureaucratisme non seulement détruit la cohésion intérieure du parti, mais affaiblit l’action nécessaire de ce dernier sur l’appareil étatique. C’est ce que ne remarquent pas la plupart du temps ceux qui sont les plus ardents à réclamer pour le parti le rôle de dirigeant dans l’État soviétique. »

En ce qui concerne les groupes et formations fractionnels, Trotski ne revendiquait nullement le ridicule « droit démocratique » d’en former. Mais les considérant en marxiste comme des « anomalies menaçantes », il niait qu’il fut possible d’en prévenir la naissance ou d’en favoriser la résorption « par des procédés de pure forme », constatait que le régime bureaucratique du parti était au contraire une des principales sources de fractionnisme, accusait à juste raison les défenseurs de l’unité purement formelle du parti d’en constituer eux-même la pire fraction, « la fraction bureaucratique conservatrice » et concluait de façon parfaitement correcte que la seule façon de prévenir les fractions était « une politique juste adaptée à la situation réelle »[89].

Dans tout cela aucune illusion démocratique. Les anomalies de la vie du parti (y compris, dans le dernier chapitre, les continuelles références à Lénine et au léninisme, jalonnant les pires manifestations d’opportunisme) y sont justement caractérisées, ainsi que leurs causes historiques : non pas l’« exercice du pouvoir » en général comme les anarchistes le prétendaient, mais l’exercice du pouvoir dans une société profondément hétérogène puisqu’entre le prolétariat (d’ailleurs trop faible et encore affaibli par la guerre civile) et l’énorme paysannerie n’existait nullement cette identité d’intérêts quotidiens et fondamentaux à laquelle semblait croire la direction du parti[90]; dans une société affligée en outre d’un niveau culturel très bas et isolée du reste du monde par la conjuration capitaliste. Jamais Trotski n’atteindra plus, malheureusement, à cette hauteur critique. Mais jusqu’au fatal glissement de 1936, malgré tous ses errements, il restera fidèle à la magnifique conclusion du chapitre IV de « Cours nouveau » :
« L’instrument historique le plus important pour l’accomplissement de nos tâches est le parti. Évidemment le Parti ne peut s’arracher aux conditions sociales et culturelles du pays. Mais, organisation volontaire de l’avant garde, des éléments les meilleurs, les plus actifs, les plus conscients de la classe ouvrière, il peut beaucoup plus que l’appareil d’État se préserver des dangers du bureaucratisme. Pour cela, il doit voir clairement le danger et le combattre sans relâche. »

Lorsque dans la seconde phase Trotski passa à la lutte pour la « démocratisation du parti », la social-démocratie y vit, non sans quelque raison, un pas de son grand adversaire dans sa direction. Indigné, Trotski réplique à ces allégations :

« C’est un grand malentendu qu’il n’est pas difficile de mettre à nu. La social-démocratie est pour la restauration du capitalisme en Russie. Mais on ne peut s’aiguiller dans cette voie qu’en repoussant à l’arrière plan l’avant-garde prolétarienne. Pour autant que la social-démocratie approuve la politique économique de Staline, elle devra aussi se réconcilier avec ses méthodes politiques. Un véritable passage au capitalisme ne pourrait être assuré que par un pouvoir dictatorial. Il est ridicule d’exiger la restauration du capitalisme en Russie et de soupirer en même temps après la démocratie ». Le coup était bien mérité, mais du fait qu’il est ridicule de soupirer après la démocratie quand on souhaite la restauration du capitalisme, il ne résultait nullement qu’à condition de lutter pour le socialisme, cela cessait de l’être ! Si un marxiste du calibre de Trotski ne s’est pas avisé de cette objection, c’est qu’il lui semblait bien évident que le cours vers le capitalisme passant par l’écrasement de l’avant-garde prolétarienne au sein du parti lui-même, la résistance (au sein du parti également) de cette avant-garde à l’écrasement était l’unique expression politique possible de la résistance à ce cours. Raisonnement auquel il ne manquait qu’une « petite » condition pour être juste : que le cours vers le capitalisme restât une simple menace plus ou moins lointaine, et que l’adversaire affronté au sein du parti ne fût pas précisément l’incarnation politique de l’ennemi de classe, puisqu’en aucun cas on ne peut battre l’ennemi de classe de façon pacifique, en l’implorant de respecter la « légalité », quelle qu’elle soit[91]. A la différence des benêts qui se prétendent ses disciples, Trotski sentait si bien cela que dans sa « Défense de l’URSS » (1929), il écrivait en toutes lettres : « Ce serait du don quichottisme – pour ne pas dire de l’idiotie – que de lutter pour la démocratie dans un parti qui réalise le pouvoir de l’ennemi… Pour l’Opposition, la lutte engagée pour la démocratie dans le parti n’a de sens que sur la base d’une reconnaissance de la dictature du prolétariat »[92].

Le refus passionné de reconnaître que le prolétariat est battu, que jamais plus le parti ne redeviendra révolutionnaire, voilà ce qui caractérise en effet le trotskisme de la deuxième phase. Les citations ci-dessous montreront avec quel visage dangereusement séduisant (qu’il ne gardera pas et ne retrouvera jamais plus), l’opportunisme trotskiste est venu a la lumière du jour. Voici par exemple un extrait du discours de Trotski devant la Commission centrale de Contrôle devant laquelle il comparut en juin 1927 sous l’accusation d’avoir enfreint la discipline du Parti en « prononçant des discours fractionnistes » à la récente session du Comité exécutif de l’Internationale et d’avoir pris part aux manifestations en faveur de Smilga. oppositionnel exilé en Sibérie :

« Qu’avez-vous fait du bolchevisme ? De son autorité, de l’expérience de la théorie de Marx et de Lénine ? Qu’avez-vous fait de tout cela en quelques années ?… Dans les réunions, notamment dans les cellules ouvrières et paysannes, on raconte le diable sait quoi sur l’Opposition, on demande avec quelles ‹ ressources › l’opposition fait sa ‹ besogne › : des ouvriers, peut-être ignorants, peut-être inconscients, peut-être aussi envoyés par vous[93], posent ces questions ultra-réactionnaires. Et il se trouve des orateurs assez lâches pour répondre à ces questions d’une manière évasive. Cette campagne immonde, misérable, écœurante, stalinienne pour tout dire, vous auriez le devoir d’y mettre un terme – si vous étiez vraiment une Commission centrale de Contrôle ! ».

Au stalinien Soltz qui, lui reprochant la déclaration oppositionnelle des 83, lui avait dit : « Où mène-t-elle donc ? Vous connaissez l’histoire de la Révolution française, et à quoi cela a abouti ? Aux arrestations et à la guillotine », Trotski répond dans ce discours : « Il faut rafraîchir à tout prix nos connaissances sur la Révolution française. Pendant la révolution française, on a guillotiné bien des gens. Nous aussi nous en avons fusillé beaucoup. Mais la révolution française comprit deux grands chapitres, dont l’un se déroula ainsi (courbe ascendante) et l’autre ainsi (courbe descendante)… Lorsque le chapitre s’insérait dans la courbe montante, les jacobins français, les bolcheviks d’alors, guillotinaient les royalistes et les girondins. Nous avons connu ce chapitre lorsque nous, oppositionnels, nous avons fusillé avec vous les garde-blancs et les girondins. Puis un nouveau chapitre s’ouvrit en France quand… les thermidoriens et les bonapartistes, les jacobins de droite se mirent à bannir et a fusiller les jacobins de gauche, les bolcheviks d’alors… Il n’en est pas un seul parmi nous auquel les fusillades fassent peur. Nous sommes tous de vieux révolutionnaires. Mais il faut savoir qui fusiller et dans quel chapitre. Lorsque nous avons fusillé, nous savions pertinemment dans quel chapitre nous étions. Mais aujourd’hui, comprenez-vous clairement à l’intérieur de quel chapitre vous vous disposez à nous fusiller ? Je crains que vous ne vous disposiez à nous fusiller… dans le chapitre de Thermidor… Il est certes nécessaire de s’instruire des enseignements de la révolution Française. Mais est-il donc nécessaire de la répéter ? »

Ce qui se reflète, clair comme le jour, dans ces passages, c’est la contre-révolution « oustrialoviste » en cours, mais à ses agents staliniens, Trotski continue, en dépit de la violence de sa lutte, à parler le langage d’un camarade de parti. La violence ne doit donc pas dissimuler que la revendication de « démocratisation du parti » n’est qu’une application particulière de la tactique dite du front unique chère aux bolcheviks (Trotski y compris); sans front unique politique avec les oustrialoviens du Parti, la rupture organisationnelle aurait été inévitable; mais, dès lors que Trotski se refusait à cette rupture, précisément parce qu’il jugeait le front unique non seulement possible, mais nécessaire[94], ce front politique se traduisait fatalement en termes d’organisation, les deux courants appartenant formellement au même parti.

Si le lecteur a besoin de se convaincre de la réalité de ce frontisme (d’ailleurs accompagné d’un fatal aveuglement de Trotski sur la frontière de classe qui séparait dès 1927 son courant de celui du national-communisme), il lui suffira de lire ce passage du même discours de juin 1927 ci-dessus cité qui, à quarante ans de distance, ne peut que provoquer colère et désespoir chez le révolutionnaire marxiste, tandis que, dans son inconscience infinie, le trotskisme contemporain admire béatement :

« Si nous vivions dans les conditions d’avant la guerre impérialiste, d’avant la révolution, dans les conditions d’une accumulation relativement lente des antagonismes, je crois que la scission serait infiniment plus probable que le maintien de l’unité. Mais aujourd’hui la situation est différente. Nos divergences de vues se sont singulièrement aggravées, les antagonismes ont énormément grandi… Mais en même temps, nous avons, premièrement, une immense puissance révolutionnaire concentrée dans le parti, une immense richesse d’expérience concentrée dans les travaux de Lénine, dans le programme et les traditions du parti. Nous avons gaspillé une bonne partie de ce capital…, mais il nous reste encore beaucoup d’or pur. Deuxièmement, la période actuelle est une période historique de tournants brusques, d’événements gigantesques, de leçons colossales par lesquelles il est nécessaire et possible de s’instruire. Des événements grandioses se sont produits qui permettent de vérifier les deux lignes politiques qui s’affrontent. Le parti peut faciliter ou gêner la connaissance de ces leçons et leur assimilation. Vous la gênez. » (NDR : c’est nous qui soulignons ce tragique euphémisme par lequel Trotski prétend définir l’œuvre de liquidation du parti de classe que le national-communisme est en train d’accomplir !) « Mais nous, nous luttons et nous lutterons pour la ligue politique de la révolution d’Octobre. Nous sommes si profondément convaincus de la justesse de notre ligne que nous ne doutons pas qu’elle finisse par s’implanter dans la conscience de la majorité prolétarienne de notre parti. Quel est donc, dans ces conditions, le devoir de la commission centrale de contrôle ? Je pense que ce devoir devrait consister à créer dans cette période de tournants brusques un régime plus souple et plus sain dans le parti afin de permettre aux événements gigantesques de vérifier sans secousses les lignes politiques qui s’affrontent. Il faut donner au parti la possibilité de se livrer à une auto-critique… en s’appuyant sur les grands événements. Si l’on s’y décide, je réponds qu’avant un an ou deux, le cours du parti aura été redressé. Il ne faut pas aller vite, il ne faut pas prendre de décisions qu’il serait ensuite difficile de réparer. Prenez garde de ne pas être obligés de dire ‹ Nous nous sommes séparés de ceux que nous aurions dû garder et nous avons gardé ceux dont nous aurions dû nous séparer › ».

Cette étrange conclusion a du moins le mérite de nous livrer le secret du frontisme politique de Trotski : face à la menace de restauration du régime antérieur à la révolution de 1917, historiquement réalisable (nous l’avons vu plus haut) par les voies de l’intervention impérialiste étrangère, menace qui hante aussi bien les nationaux-communistes que les internationalistes prolétariens et les hantera tous jusqu’au bout[95], les « oustrialovistes » du Parti (en d’autres termes le national-communisme stalinien) ne peuvent, croit-il, pas plus se passer des internationalistes prolétariens que ceux-ci ne peuvent se passer des « oustrialovistes » ! Telle est la folle illusion qui se trouve à la base de la politique de « démocratisation du parti ». On voit qu’ici le frontisme est aussi une forme de cette union sacrée que dans de tout autres conditions Trotski aurait combattue avec toute la fougue révolutionnaire dont il était capable et dans laquelle seul le lien organique qui l’attachait à la révolution non seulement socialiste, mais démocratique d’Octobre pouvait le faire retomber ! L’union sacrée sous la menace vraie ou supposée de la contre-révolution démocratique-bourgeoise, quelle autre explication aux efforts désespérés de Trotski, dont le passage suivant témoigne avec éloquence, pour maintenir dans le cadre de la légalité démocratique du même parti, la réplique nécessaire à la guerre que la fraction « oustrialoviste » a déchaînée contre le courant prolétarien ?

« Le régime du Parti découle de toute la politique de la direction. Derrière les extrémistes de l’Appareil se tient la bourgeoisie intérieure renaissante. Derrière elle se tient la bourgeoisie mondiale. Toutes ces forces pèsent sur l’avant-garde prolétarienne et l’empêchent de lever la tête, d’ouvrir la bouche. Plus la politique du comité central s’écarte de la ligne de classe, plus elle est obligée d’imposer d’en haut cette politique à l’avant-garde prolétarienne par des mesures de coercition. C’est là qu’est l’origine du régime révoltant qui règne dans le parti… Le but immédiat de Staline : scinder le parti, scinder l’opposition, habituer le parti aux méthodes d’anéantissement physique, constituer des équipes de siffleurs fascistes, d’hommes travaillant à coups de poing, à coups de livres, à coups de pierre, mettre les gens sous les verrous, voilà sur quoi le cours stalinien s’est momentanément arrêté avant d’aller plus loin. Le stalinisme trouve son expression effrénée en se laissant aller à de véritables actes de voyous. Or nous le répétons, ces méthodes fascistes ne sont que l’accomplissement aveugle, inconscient d’un ordre social émanant des autres classes (que le prolétariat). Le but : amputer l’opposition du parti et l’anéantir physiquement. Déjà des voix se font entendre : ‹ Nous en exclurons un millier, nous en fusillerons une centaine et tout deviendra calme dans le parti ›. Ainsi parlent de malheureux aveugles, apeurés et déchaînés en même temps. C’est la voix de Thermidor ». Et voici l’autre volet du diptyque : « La violence se brisera contre une ligne politique juste qui a, pour la servir, le courage révolutionnaire des cadres de l’opposition. Staline ne créera pas deux partis. Nous disons ouvertement au parti : la dictature du prolétariat est en danger. Et nous croyons fermement que le parti – son noyau prolétarien entendra, comprendra, rectifiera. Le parti est déjà profondément remué. Demain il sera bouleversé jusque dans son tréfonds… Nous tenons la manette du bolchevisme. Vous ne nous en arracherez pas. Nous la ferons marcher. Vous ne nous amputerez pas du parti, vous ne nous couperez pas de la classe ouvrière. Nous connaissons les répressions, nous sommes habitués aux coups. Nous ne livrerons pas la révolution d’Octobre à la politique de Staline dont l’essence peut s’exprimer en quelques mots : bâillonnement du noyau prolétarien, fraternisation avec les conciliateurs de tous les pays, capitulation devant la bourgeoisie mondiale… L’opposition est invincible. Excluez-nous aujourd’hui du Comité central, comme vous en avez arrêté tant d’autres : notre plate-forme se fraiera sa voie… Les poursuites, les exclusions, les arrestations feront de notre plate-forme le document le plus populaire, le plus près du cœur, le plus cher du mouvement ouvrier international. Excluez-nous, vous n’arrêterez pas les victoires de l’opposition : elles seront les victoires de l’unité révolutionnaire de notre parti et de l’internationale communiste ».

On pourrait remplir des pages de citations prouvant que, jusqu’en 1936, Trotski ne croit pas à la contre-révolution advenue. Septembre 1929 : « Considérer le parti communiste (de l’URSS), non pas son appareil de fonctionnaires, mais son noyau prolétarien et les masses qui le suivent comme une organisation finie, morte, enterrée, c’est tomber dans le sectarisme » (« La Défense de l’URSS »). Février 1930 : « Je considère qu’il n’y a aucune possibilité de prévoir les ressources intérieures de la Révolution d’Octobre et qu’il n’y a aucune raison de tirer la conclusion qu’elles sont épuisées et qu’il ne faut pas empêcher Staline de faire ce qu’il fait. Personne ne nous a désignés comme les inspecteurs du développement historique. Nous sommes les représentants d’une tendance particulière du bolchevisme, et nous le défendons à tous les tournants et dans toutes les conditions » (« Les bolcheviks-léninistes en URSS »). Octobre 1932 : exilé à Prinkipo, Trotski conclut ainsi sa critique du second plan quinquennal : « Aborder l’économie est l’affaire d’un politique. L’arme de la politique est le parti. La tâche de toutes les tâches : régénérer le parti et à la suite du parti, les Soviets et les syndicats. La réparation capitale de toutes les organisations soviétiques est la plus importante et la plus pressante des tâches de l’année 1933 ».

A la lutte de l’Opposition pour la démocratisation et le redressement du Parti, Staline et ses acolytes avaient répondu dès 1926[96] : « Ces cadres, vous ne les récuserez que par la guerre civile ! ». Les gouvernements démocratiques, eux, renvoient plus hypocritement aux élections et c’est le Parti prolétarien qui avertit la classe ouvrière que sans guerre civile, il ne se débarrassera jamais de la domination politique et de l’administration bourgeoises. C’est faute, non, bien entendu, d’avoir déclenché la guerre civile contre l’État stalinien, mais d’avoir donné le même avertissement au prolétariat russe et mondial; faute d’avoir renoncé à la réforme démocratique du parti et de l’État au moment même où l’ennemi lui déclarait sa propre guerre, que l’Opposition trotskiste a perdu toute chance historique de contribuer à la reconstitution à longue échéance historique du mouvement communiste mondial dispersé et battu. Ceci dit, il faut une totale cécité pour ne pas voir que ce n’était pas encore là le passage avec armes et bagages dans le camp de la « démocratie en général ». Seule l’imbécillité trotskiste contemporaine peut nier que 1936 fut, en même temps que l’aboutissement logique d’une série d’erreurs, un reniement de Trotski par lui-même : telle est la dialectique fatale de l’opportunisme.

1936 ouvre en effet la troisième phase du trotskisme, dont les positions désastreuses sont formulées dans « Révolution trahie ». Cette fois, Trotski s’incline enfin devant l’évidence historique : « Le vieux Parti bolchevique est mort. Aucune force ne le ressuscitera. Une nouvelle révolution est inéluctable… Il ne s’agit donc plus de la menace d’un second parti, comme il y a douze ou treize ans, mais de la nécessité de ce parti, seule force capable de continuer la révolution d’Octobre ». Attention, la précision est capitale : le programme « révolutionnaire » que nous allons lire n’est pas (ni n’a jamais été dans l’esprit de Trotski) le programme international de la Révolution socialiste, une sorte de correction imposée par les « leçons de l’histoire » au programme immuable de cette Révolution : cela, seule l’étourderie de « disciples » qui ont lu Trotski exactement comme les staliniens lisaient… Lénine, a pu se l’imaginer; c’est simplement le programme d’une révolution encore hypothétique qui viendrait providentiellement renouer le fil rompu par le stalinisme avec la révolution à la fois démocratique et socialiste d’Octobre, corriger l’écart entre les espoirs de 1917 et la réalité historique de 1936, bref venger les révolutionnaires en abolissant d’un trait un présent odieux pour les ramener au radieux point de départ. Qu’une révolution ainsi conçue n’ait été qu’un rêve enfiévré, l’Histoire l’a suffisamment prouvé puisqu’elle n’a pas eu lieu et que si son programme a été réalisé dans une certaine mesure, ce n’est pas du tout par une révolution, mais par une réforme; pas du tout par un Parti révolutionnaire mais par des forces politiques que Trotski aurait haïes s’il avait pu les voir à l’œuvre autant qu’il haïssait les social-démocrates de son temps, à savoir les héritiers « déstalinisateurs » de Staline. Ce qui nous intéresse ici ce n’est pourtant pas l’irréalisme de la prévision c’est la rupture avec les principes antérieurs.

Le programme de la révolution « anti-bureaucratique » dit ceci :

« Le rétablissement du droit de critique et d’une liberté électorale véritable sont les conditions nécessaires au développement du pays. Le rétablissement de la liberté des partis soviétiques, à commencer par le parti bolchevique, et la renaissance des syndicats y sont impliqués. La démocratie entraînera, dans l’économie, la révision radicale des plans dans l’intérêt des travailleurs. La libre discussion des questions économiques diminuera les frais généraux imposés par les erreurs et les zigzags de la bureaucratie. Les entreprises somptuaires… pour l’épate feront place à des habitations ouvrières. Les normes bourgeoises de répartition seront d’abord ramenées aux proportions que commande la stricte nécessité, pour reculer, au fur et à mesure de l’accroissement de la richesse, devant l’égalité socialiste. Les grades seront immédiatement abolis, les décorations remisées aux accessoires. La jeunesse pourra respirer librement, critiquer, se tromper et mûrir. La science et l’art secoueront leurs chaînes. La politique étrangère renouera avec la tradition de l’internationalisme révolutionnaire ». De deux choses l’une : ou bien le communisme n’est rien d’autre que la négation de toute possibilité d’abolir non seulement les classes, mais jusqu’aux moindres tares de la civilisation bourgeoise par les moyens de la démocratie politique, et alors un pareil programme jette le communisme par-dessus bord pour se jeter à corps perdu dans le social-démocratisme, ou bien ce programme n’est pas social-démocrate et alors il faudra qu’on nous explique ce qu’est le communisme !

A ce dilemme, la « diplomatie théorique » du trotskisme dégénéré a trouvé une issue qui ressemble fort à ces remèdes dont on dit qu’ils sont pires que le mal. C’est ainsi qu’Isaac Deutscher (trotskiste polonais devenu expert des questions de l’Est auprès de la bourgeoisie anglo-saxonne éclairée) écrit dans sa « Révolution inachevée » : « Dans une société post-capitaliste (comme celle de l’URSS. NDR) la liberté d’expression et d’association doit remplir une fonction radicalement différente de celle qu’elle a en régime capitaliste ». Pourquoi cela ? Parce que, tenez-vous bien, « dans une société post-capitaliste, il n’existe pas de mécanismes économiques qui puissent maintenir les masses dans l’asservissement. Seule la force politique peut y parvenir ». On n’évite pas le social-démocratisme, mais on tombe en plus dans l’idiotie anarchiste incapable de concevoir qu’il n’y a jamais eu nulle part dans l’histoire de « force politique », c’est-à-dire de coercition organisée qui ne soit née de l’existence de « mécanismes économiques d’asservissement » quelconques au sein de la société ! Pauvre Trotski, grand marxiste infortuné, tes disciples ne se sont même pas avisés du fait que tu avais passé le plus clair de ta vie d’oppositionnel à décrire les « mécanismes économiques d’asservissement » à l’œuvre dans la société russe d’après Octobre !

Dans sa terrible perplexité face à la société et l’économie russes, dans son souci expressément formulé d’« écarter les catégories sociales achevées comme capitalisme (y compris capitalisme d’État) et socialisme » (« Révolution trahie »), Trotski n’aurait pas renié le terme de « post-capitalisme » : deux générations de « militants » qui, en matière de foi révolutionnaire et même de marxisme, n’étaient que des pygmées auprès de lui, se sont suffisamment gaussés de ses « contradictions logiques » pour qu’on le sache. Mais la question n’est pas là. Il faut laisser à l’opportuniste (avec le « droit de critique ») la lâcheté qui consiste à rejeter sur les défaillances, même réelles, des « chefs » la responsabilité de sa propre absence de principe. Supposons, pour la clarté de la démonstration, que Trotski ait poussé la « défaillance » jusqu’à dire : l’U.R.S.S. est socialiste à 50 %, mais bourgeoise et même sous-bourgeoise à 50 % aussi. La question soulevée par la justification imbécile que Deutscher (pris comme simple échantillon du trotskisme contemporain) donne de la réintroduction du démocratisme dans le communisme resterait exactement la même : cette « révolution » démocratique rêvée par Trotski visait-elle donc la « moitié socialiste » ou au contraire la « moitié capitaliste » de la société d’après Octobre ? Cette question peut paraître bizarre, mais il se trouve que dès 1929, Trotski en personne y a répondu dans une polémique avec un certain camarade Uhrbahns qui voulait, dès cette époque, ramener la Russie dans la voie du socialisme… par une lutte démocratique contre Staline : « La liberté de coalition signifie la ‹ liberté › (nous savons laquelle !) de mener la lutte de classe dans une société où l’économie est fondée sur l’anarchie capitaliste, tandis que la politique est logée dans les cadres de ce qu’on appelle la démocratie. Or le socialisme n’est pas concevable… sans une systématisation de tous les rapports sociaux… (Le rôle des syndicats n’y a donc) rien de commun avec celui des syndicats dans les États bourgeois, où la liberté de coalition n’est pas seulement un reflet, mais un élément actif de l’anarchie capitaliste… Or Urbahns lance le mot d’ordre de liberté de coalition précisément dans le sens général du mot démocratie… C’est absolument juste[97] à une petite condition : que l’on reconnaisse que Thermidor s’est accompli[98]. Mais, dans ce cas, Urbahns ne va pas assez loin. Mettre en avant la liberté de coalition comme une revendication isolée, c’est la caricature d’une politique. La liberté de coalition est inconcevable sans toutes les autres ‹ libertés ›. Mais ces libertés sont inconcevables en dehors d’un régime de démocratie, c’est-à-dire en dehors du capitalisme. Il faut apprendre à joindre les bouts » (« La Défense de l’U.R.S.S. ».).

Passage capital. Dans la question qui nous occupe, « joindre les bouts » c’est comprendre que le programme de révolution néo-libérale conçu par le communiste Trotski pour l’U.R.S.S. de 1936 n’a rien à voir avec ce qu’il a pu dire ou même penser de l’existence d’un post-capitalisme en Russie, mais est au contraire parfaitement cohérent avec sa négation obstinée du socialisme russe, s’il ne l’est nullement avec sa propre caractérisation du XXe siècle et avec la critique marxiste de la démocratie politique. L’affirmation scandalisera aussi bien les « disciples » que nombre d’adversaires, en particulier ceux qui n’ont su réagir à la déviation néo-social-démocrate de Trotski que par une déviation néo-anarcho-syndicaliste. Ces malheureux croient en effet dur comme fer, les uns et les autres, à la réalité de la « société nouvelle » caractérisée par la domination de classe de la bureaucratie, cette fameuse bureaucratie à la fois prolétarienne, dans la mesure où elle défendait la propriété d’État, et bourgeoise dans la mesure où elle opprimait le prolétariat et risquait de conduire le pays à la défaite dans la guerre impérialiste, et donc à la restauration du régime de la Constituante bourgeoise avec toutes les menaces de retour à l’ancien régime que cela comportait. Et leur malheur consiste à ne s’être jamais aperçus que cette « bureaucratie » n’a jamais été qu’une mauvaise tentative de personnification sociale du rôle historique du stalinisme, en d’autres termes que la tentative insensée de faire sortir les contradictions que le stalinisme présentait aux yeux de tous de la matrice d’un seul groupe social[99], alors que de toute évidence, tout le complexe des conditions nationales et internationales d’où il était sorti n’était pas de trop pour l’expliquer. S’ils s’étaient aperçus de cela au lieu de prendre les perplexités de Trotski pour le mystère objectif d’une société nouvelle, ils auraient aussi compris que le « post-capitalisme », en tant que pseudo-dualité du rôle de la bureaucratie à l’égard du socialisme n’a jamais été que la justification idéologique du front unique politique (aussi particulier qu’on voudra) dans lequel Trotski a tenté contre vents et marées de maintenir ce qui restait du parti de classe en Russie rivé au parti « oustrialoviste ». Il faut « apprendre à joindre les bouts » et aussi à distinguer la cause de l’effet ! Si on se demande en effet pourquoi ce front unique, le « post-capitalisme » ne nous fournira pas la moindre réponse ! Le « post-capitalisme » n’existe, pour Trotski, que dans la mesure où subsiste pour la société russe une possibilité historique d’aller vers le socialisme, possibilité définie, à l’intérieur, par l’absence de restauration du régime de la Constituante avec tout ce qu’il aurait impliqué pour les conquêtes de la Révolution démocratique effectuée en Octobre, et, à l’extérieur, par la révolution prolétarienne. Le « post-capitalisme » n’est pas un degré quelconque de « socialisme », mais simplement une sorte de no man’s land dans lequel les tendances vers le socialisme continuent leur lutte contre les tendances vers le capitalisme incarnées par le stalinisme. Pour faire un front unique, il faut évidemment être deux. Mais le fait d’être deux n’explique en rien le front unique lui-même ! Haïssable en tant que fossoyeur de la tradition prolétarienne et marxiste du bolchevisme, en tant que point d’appui de toutes les déviations opportunistes de l’internationale, en tant que force de frappe contre tous ses courants prolétariens, le stalinisme, ignoble déviation nationaliste du point de vue du prolétariat, n’est jamais, du point de vue de la Révolution démocratique de Russie, qu’une variante de l’oustrialovisme, c’est-à-dire d’un courant qui ne remet plus en cause les conquêtes de cette révolution, qui renonce à la restauration du régime de la Constituante, et donc, du même coup, empêche la Russie de revenir à sa position antérieure de capitalisme « asservi, semi-colonial, sans avenir », bref remplit la « mission historique progressive » qui consiste à développer les forces productives, à liquider les rapports pré-bourgeois dans lesquels la Russie serait restée figée sans la Révolution d’Octobre. Les considérations de classe au sens large – c’est-à-dire au sens des intérêts du mouvement communiste international – poussent Trotski à combattre violemment le stalinisme en tant qu’opportunisme politique; les considérations de classe au sens étroit – c’est-à-dire au sens des intérêts immédiats des ouvriers russes soumis, de la part de ce « corps d’aiguillonneurs » qui constituent le nouvel État, à la plus terrible pression que classe ouvrière ait jamais subie – le poussent de même à combattre tout aussi violemment le stalinisme en tant que « socialisme dans un seul pays », c’est-à-dire camouflage idéologique d’une authentique oppression sociale. Mais ni au sens large, ni même au sens étroit, aucune considération de classe ne convaincra Trotski – du moins jusqu’en 1936 – de rompre radicalement avec le stalinisme en tant qu’oustrialovisme russe, c’est-à-dire en tant qu’agent historique d’une authentique révolution économique et sociale que ses scrupules socialistes pouvaient souhaiter contrôler et discipliner, mais non pas empêcher, puisqu’elle créait évidemment ces fameuses « bases matérielles » sans lesquelles le socialisme est inconcevable. Telle fut l’erreur fatale, la reconnaissance du rôle progressif du capitalisme par le marxisme s’étant partout et toujours accompagnée non seulement d’une totale intransigeance du parti de classe sur ses propres postulats sociaux, mais du maximum d’indépendance politique à l’égard du parti adverse, quand du moins le parti de classe n’était pas gangrené par l’opportunisme. Or il est clans la nature même d’une erreur politique de principe de ne pouvoir trouver de fondement théorique sûr. L’erreur politique de principe est au contraire condamnée aux justifications boiteuses de l’idéologie, et le diable sait si celles que Trotski donna de la sienne le furent. Mais pour le voir, il fallait être au moins aussi marxiste que lui; il fallait comprendre que le socialisme n’est pas possible sans développement antérieur de ses bases matérielles, ce que les disciples de Trotski retombés dans le socialisme d’entreprise, et réduisant donc tout au remplacement de la gestion patronale par la gestion ouvrière, se sont montrés incapables de saisir, s’ils ont par contre eu le mérite de refuser de le suivre sur le terrain de la démocratie politique; mais il fallait aussi comprendre ce que Trotski a toujours justement affirmé, à savoir que la démocratie est inconcevable en dehors du capitalisme, (ce qui n’entraîne nullement la conséquence que le capitalisme ne puisse se concevoir sans démocratie) ! Incapables d’accéder à cette vérité marxiste élémentaire, les « disciples » n’ont pas vu que même si Trotski n’avait jamais écrit une seule ligne pour démontrer l’inexistence du moindre socialisme en Russie, son programme de révolution néo-libérale de 1936 aurait constitué à lui seul une démonstration implicite de cette inexistence.

En réalité, JAMAIS TROTSKI N’A CRU AU SOCIALISME RUSSE, jamais même il n’a confondu LES CARACTÉRISTIQUES DU SOCIALISME ET CELLES DU CAPITALISME, contrairement à ses disciples dégénérés qui ne nous parlent de socialisme démocratique que dans la mesure ou ils croient à un socialisme mercantile, et qui croient au socialisme mercantile parce qu’une fois de plus, ils n’ont rien compris à la polémique de Trotski contre le stalinisme. Lorsqu’à l’époque des deux premiers plans quinquennaux il ridiculisait la prétention de ce dernier de « jeter la NEP par-dessus bord », c’est-à-dire d’abolir les rapports de marché par la seule vertu de la volonté administrative, autrement dit de juguler l’anarchie bourgeoise par la seule vertu de l’autorité politique, Trotski visait l’utopie volontariste du socialisme dans un seul pays, et il ne faisait que défendre fidèlement la politique de capitalisme contrôlé que Lénine avait a juste raison considérée comme la seule possible en attendant la révolution mondiale. Mais toujours aussi informés et surtout pénétrants, ses benêts de disciples se sont dit qu’il défendait « la véritable politique économique du socialisme » contre la « fausse politique » de Staline et en ont conclu – exactement comme les staliniens de l’époque suivante – que le socialisme ne va ni sans marché ni sans salariat ![100]. Laissant de côté cette ennuyeuse cascade de bévues, il faut laisser à Trotski lui-même le soin de démontrer ce que nous affirmons :

« La propriété étatisée des moyens de production domine presqu’exclusivement dans l’industrie. Dans l’agriculture, elle n’est représentée que par les sovkhoses qui n’embrassent pas plus de 10 % des surfaces ensemencées. Dans les kolkhozes, la propriété coopérative… se combine en proportions variées avec celles de l’État et de l’individu. Le sol, juridiquement à l’État mais donné ‹ en jouissance perpétuelle › aux kolkhozes diffère peu de la propriété coopérative… La nouvelle constitution.., dit ‹ la propriété de l’État, en d’autres termes celle du peuple tout entier ›. Sophisme fondamental de la doctrine officielle. Il est incontestable que les marxistes – à commencer par Marx lui-même – ont employé en ce qui concerne l’État ouvrier les termes de ‹ propriété étatique ›, ‹ nationale › ou ‹ socialiste ›. A une grande échelle historique, cette façon de parler ne présentait pas de grands inconvénients. Mais elle devient la source de fautes grossières et de duperies dès qu’il s’agit des premières étapes non encore assurées de l’évolution de la société nouvelle, isolée et en retard au point de vue économique sur les pays capitalistes. La propriété privée, pour devenir sociale, doit passer par l’étatisation, de même que la chenille, pour devenir papillon, doit passer par la chrysalide. Mais la chrysalide n’est pas le papillon. Des myriades de chrysalides périssent avant de devenir papillon. La propriété de l’État ne devient celle du ‹ peuple entier › que dans la mesure où disparaissent les privilèges et distinctions sociales et où, par conséquent, l’État perd sa raison d’être. Autrement dit, la propriété de l’État devient socialiste au fur et à mesure qu’elle cesse d’être propriété d’État. Mais au contraire, plus l’État soviétique s’élève au-dessus du peuple, plus durement il s’oppose comme le gardien de la propriété au peuple qui la dilapide, et plus clairement il témoigne contre le caractère socialiste de la propriété étatique »… « L’énorme supériorité des formes étatiques et collectives de l’économie, si importante qu’elle soit pour l’avenir, n’écarte pas un autre problème non moins sérieux : celui de la puissance des tendances bourgeoises au sein même du ‹ secteur socialiste ›, non seulement dans l’agriculture, mais encore dans l’industrie. Le dynamisme de l’essor économique comporte donc un certain réveil des appétits petits-bourgeois, non seulement parmi les paysans et les intellectuels, mais aussi parmi les ouvriers privilégiés[101]. La simple opposition des cultivateurs individuels aux kolkhozes et des artisans à l’industrie étatisée ne donne pas la moindre idée de la puissance explosive de ces appétits qui pénètrent toute l’économie du pays et s’expriment, pour parler sommairement, dans la tendance de tous et de chacun à donner le moins possible à la société et à en tirer le plus possible… Tandis que l’État lutte sans cesse contre l’action moléculaire des forces centrifuges, les milieux dirigeants eux-mêmes forment le lieu principal de l’accumulation privée licite et illicite. Masquées par les nouvelles normes juridiques, les tendances petites-bourgeoises ne se laissent pas facilement saisir par la statistique. Mais la bureaucratie ‹ socialiste ›, cette monstrueuse excroissance sociale toujours grandissante… témoigne de leur nette prédominance dans la vie économique ». « L’ouvrier n’est pas dans notre pays un esclave salarié, un vendeur de force de travail-marchandise. C’est un libre travailleur affirme la Pravda. Inadmissible fanfaronnade. Le passage des usines à l’État n’a changé que la situation juridique de l’ouvrier; en fait, il vit dans le besoin tout en travaillant un certain nombre d’heures pour un salaire donné. Les espérances que l’ouvrier fondait auparavant sur le parti et les syndicats, il les a reportées depuis la révolution sur l’État qu’il a créé. Mais le travail utile de cet État s’est trouvé limité par l’insuffisance de la technique et de la culture. Tout un corps d’aiguillonneurs s’est formé… Travaillant aux pièces, vivant dans une gêne profonde, privé de la liberté de se déplacer, subissant à l’usine même un terrible régime policier, l’ouvrier pourrait difficilement se sentir un travailleur libre. Le fonctionnaire est pour lui un chef, l’État un maître… »

« La lutte pour l’augmentation du rendement du travail, jointe au souci de la défense nationale, constitue le contenu essentiel de l’activité du gouvernement soviétique. Aux diverses étapes, cette lutte a revêtu diverses formes… : brigades de choc pendant le premier plan quinquennal et au début du second…, tentatives pour établir une sorte de travail aux pièces (qui se heurtèrent à une monnaie fantôme et à la diversité des prix), système de répartition étatique substituant à la souple différenciation des rémunérations des « primes » signifiant en réalité l’arbitraire bureaucratique… Seule la suppression des cartes de ravitaillement, le début de la stabilisation du rouble et de l’unification des prix permirent (le retour au) travail aux pièces ou à la tâche. Le secret de… ce système de surexploitation, les administrateurs soviétiques ne l’ont pas inventé : Marx le considérait comme correspondant le mieux au mode capitaliste de production. »

Le retour au travail aux pièces succédant à la réhabilitation du rouble a représenté, dit Trotski, non pas une renonciation à un socialisme qui était purement imaginaire, mais « l’abandon de grossières illusions ». « La formule du salaire est simplement mieux adaptée aux ressources du pays : ‹ jamais le droit ne peut s’élever au-dessus du régime économique › (citation de Marx). »

« Mais les milieux dirigeants de l’URSS ne peuvent se passer de camouflage social. (Pour eux), le rouble devient le seul et le véritable moyen de réaliser le principe socialiste ( !) de la rémunération du travail. Si tout était royal dans les vieilles monarchies, jusqu’aux vespasiennes, il n’en faut pas conclure que tout devient socialiste par la force des choses dans l’État ouvrier !… Le rouble est le seul et véritable moyen d’appliquer le principe capitaliste (souligné par Trotski) de la rémunération du travail… Quand le rythme du travail est déterminé par la chasse au rouble, les gens ne travaillent pas selon leurs capacités[102], c’est-à-dire selon l’état de leurs muscles et de leurs nerfs, ils se font violence. Cette méthode ne peut être justifiée à la rigueur qu’en invoquant la dure nécessité : en faire le ‹ principe fondamental du socialisme ›, c’est fouler aux pieds les idéaux d’une culture nouvelle et plus haute, afin de les enfoncer dans la boue coutumière du capitalisme… La phase inférieure du communisme exige sans doute le maintien d’un contrôle rigoureux des mesures du travail et de la consommation, mais elle suppose en tout cas des formules plus humaines de contrôle que celles qu’inventa le génie exploiteur du Capital… la propriété étatique des moyens de production ne transforme pas le fumier en or et n’entoure pas d’une auréole de sainteté le sweating system, le système de la sueur…
La contrainte étatique et la contrainte monétaire appartiennent à l’héritage de la société divisée en classes…Dans la société communiste, l’État et l’argent auront disparu. Leur dépérissement progressif doit donc commencer en régime socialiste. On ne pourra parler de victoire réelle du socialisme qu’à partir du moment historique ou l’État ne sera plus un État qu’à demi et où l’argent commencera à perdre de sa puissance magique. Cela signifiera que le socialisme, se libérant des fétiches capitalistes, commence à établir des relations plus limpides, plus libres et plus dignes entre les hommes… La nationalisation des moyens de production et du crédit, la mainmise des coopératives et de l’État sur le commerce intérieur, le monopole du commerce extérieur, la collectivisation de l’agriculture, la législation sur l’héritage supposent d’étroites limites à l’accumulation personnelle de l’argent et gênent la transformation de l’argent en capital privé (usuraire, commercial et industriel). Cette fonction de l’argent n’est pourtant pas liquidée…, mais seulement transférée à l’État commerçant, banquier et industriel universel… Le rôle de l’argent dans l’économie soviétique, loin d’être fini, doit encore se développer à fond… »

Seule la réalité capitaliste ci-dessus décrite a pu conduire Trotski à la conviction qu’une nouvelle révolution était nécessaire; seule cette réalité capitaliste a pu lui suggérer cette suggestive analogie : « L’histoire a connu, outre les révolutions sociales qui ont substitué le régime bourgeois à la féodalité, des révolutions politiques qui, sans toucher aux fondements économiques de la société, renversaient les vieilles formations dirigeantes (1830 et 1848 en France, février 1917 en Russie). La subversion de la caste bonapartiste[103] aura naturellement de profondes conséquences sociales; mais elle se maintiendra dans les cadres d’une transformation politique ».

Qu’on admette comme le trotskyme dégénéré d’aujourd’hui que cette révolution politique intervient sur la base du socialisme, ou pour s’exprimer en termes moins statiques à un moment donné de la transformation socialiste de la société, l’incohérence devient patente, et les questions se posent en foule : la dictature du prolétariat n’est donc pas nécessaire a la transformation socialiste ? La transformation socialiste peut donc se poursuivre alors que le pouvoir est déjà tombé des mains du prolétariat, qui doit alors le reprendre révolutionnairement, mais n’a plus qu’à continuer dans la même voie sur le plan économico-social ? Qu’on admette la base capitaliste, et tout devient clair, sinon exact : le prolétariat a perdu le pouvoir; donc la transformation capitaliste de la Russie petite-bourgeoise ne s’inscrit plus dans une marche au socialisme, mais dans une phase de réaction mondiale; pour rouvrir le chemin vers le socialisme, le prolétariat doit reconquérir le pouvoir; mais s’il y parvient, il ne peut pas, dans le cadre national, moins de vingt ans après Octobre, passer à la phase du socialisme inférieur; il ne peut toujours pas abolir le marché, le salariat, les rapports bourgeois de production; il ne peut que gravir quelques échelons supplémentaires dans la succession des modes historiques de production : la révolution est politique, non sociale. L’énorme incohérence est d’imaginer que, tout comme en 1917, le prolétariat pourrait être porté (ou mieux rétabli) au pouvoir par une révolution populaire : l’alliance originale du prolétariat socialiste et de la paysannerie démocratique avait en 1917 sa raison d’être : la nécessité de la révolution démocratique, c’est-à-dire la liquidation de la grande propriété foncière. En 1936, cette révolution n’est plus à faire : elle est achevée; même en cas de restauration, il est douteux que le régime de la Constituante puisse faire beaucoup plus pour l’abolition des résultats sociaux de la révolution démocratique que ne le firent les Bourbons de retour en France après la chute de l’Empire. Dans ces conditions nouvelles, l’alliance du prolétariat avec toutes les classes populaires ne peut plus avoir son sens révolutionnaire de 1917 : même conçue dans le cadre d’un mouvement insurrectionnel, elle ne peut avoir qu’un sens démocratique et social-démocrate vulgaire; l’union de tout le peuple pour la liberté, ignoble enseigne de l’antifascisme, qui n’a jamais réussi de révolution, même « purement politique ». Ainsi, inspirée par une nostalgie d’Octobre, par une généreuse indignation contre l’oppression sociale qui va grandissant dans le cadre du « socialisme dans un seul pays », la position de Trotski en 1936 n’en est pas moins la liquidation de son marxisme et de ses principes communistes[104].

Il est certain que les « contradictions logiques » du chef de l’Opposition ont grandement contribué à empêcher ses disciples de déchiffrer le sens du tournant de 1936. Mais armé de sa doctrine et de sa méthode critique, le Parti de classe, lui, se passe de la cohérence des individus; attaché à des principes qui sont des conquêtes de l’expérience vivante, de la lutte du prolétariat, il ne risque pas, comme l’opportunisme, de confondre les défaillances humainement inévitables des révolutionnaires vaincus avec les « leçons de l’histoire » !

Notes :
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  1. Ce n’est vas ici le lieu d’examiner les raisons historiques de ce fait. Contentons-nous de rappeler que les marxistes de la gauche italienne, d’une génération plus jeunes que les bolcheviks et les spartakistes, ont mis en garde l’Internationale communiste contre cette terminologie équivoque, en particulier dans un article classique de leur revue « Rassegna comunista » (février 1922) : « L’emploi de certains termes dans l’exposition des principes du communisme engendre bien souvent des équivoques à cause des sens différents qu’on peut leur donner. Tel est le cas des mots Démocratie et Démocratique. Dans ses affirmations de principe, le Communisme marxiste se présente comme une critique et une négation de la démocratie. Pourtant, les communistes défendent souvent le caractère démocratique des organisations prolétariennes et l’application de la démocratie en leur sein. Il n’y a là évidemment aucune contradiction : on ne peut rien objecter au dilemme démocratie bourgeoise ou démocratie prolétarienne en tant qu’équivalent de démocratie bourgeoise ou dictature du prolétariat…(mais) on pourrait souhaiter qu’un terme différent soit employé, afin d’éviter les équivoques et de ne pas revaloriser le concept de démocratie. Même si l’on y renonce, il sera utile d’approfondir le contenu même du principe démocratique, non seulement dans son acception générale, mais dans son application particulière à des organisations homogènes du point de vue de classe. Cela nous évitera d’ériger la démocratie ouvrière en principe absolu de vérité et de justice, et donc de retomber dans un apriorisme étranger à toute notre doctrine au moment même où nous nous efforçons par notre critique de débarrasser le terrain du mensonge et de l’arbitraire des théories libérales ». Telle était l’introduction de cet article, véritablement prophétique si l’on songe à ce que le « trotskisme » précisément a fait des enseignements de Trotski. La conclusion ne l’était d’ailleurs pas moins, puisqu’elle disait « Les communistes n’ont pas de constitutions codifiées à proposer. Ils ont un monde de mensonges et de constitutions cristallisées dans le droit et dans la force de la classe dominante à abattre. Ils savent que seul un appareil révolutionnaire et totalitaire de force et de pouvoir, sans exclusion d’aucun moyen, pourra empêcher que les infâmes résidus d’une époque de barbarie ressurgissent et qu’affamé de vengeance et de servitude, le monstre du privilège social, relève la tète, lançant pour la millième fois le cri menteur de Liberté ! ».[⤒]

  2. C’est le cas de Pierre Broué, auteur d’une histoire du Parti bolchevique [« Le parti bolchevique : Histoire du P.C. de l'U.R.S.S. »] qui semble n’avoir été écrite que dans ce but. [⤒]

  3. Nous avons vu plus haut que notre courant tenta d’épurer ce langage de ses termes équivoques. [⤒]

  4. Du nom de l’émigré Oustrialov qui le premier prédit la conversion de l’État soviétique en un État bourgeois ordinaire qu’il faudrait appuyer. [⤒]

  5. A la faveur de la maladie de Lénine un « Bureau politique secret » avait été créé dont faisaient partie tous les membres du Bureau politique officiel sauf Trotski, le but de ce complot étant d’empêcher que celui-ci dirige le Parti. « Toutes les questions étaient au préalable tranchées dans ce Bureau politique clandestin dont les membres était liés par une responsabilité collective. Ils prenaient l’engagement de ne pas mener de polémique les uns contre les autres et en même temps de chercher tous les prétextes d’intervenir » contre Trotski. « Il existait dans les organisations locales des centres secrets analogues reliés au « septumvirat » de Moscou et observant une discipline sévère. La correspondance se faisait par un langage chiffré spécial. Les fonctionnaires responsables du Parti et de l’État étaient systématiquement sélectionnés avec ce seul critère : contre Trotski… Les membres du Parti qui faisaient entendre leur protestation contre cette politique tombaient victimes d’attaques perfides déclenchées pour des motifs n’ayant rien à voir avec cela et souvent inventés. Au contraire, des éléments.., qui, au cours du premier lustre du pouvoir des Soviets, auraient été impitoyablement éliminés du Parti assuraient leur situation par une simple intervention hostile contre Trotski. Dès la fin de 1923, la même besogne fut effectuée dans tous les partis de l’IC… On sélectionna artificiellement non pas les meilleurs, mais ceux qui s’adaptaient le plus aisément. Les dirigeants devinrent redevables de leur situation uniquement à l’Appareil. Vers la fin de 1923, l’Appareil était déjà aux trois-quarts choisi : il était possible de transporter la lutte dans la masse. En automne 1923 et en automne 1924, la campagne contre Trotski commença : ses anciennes divergences avec Lénine datant non seulement d’avant la Révolution, mais aussi d’avant la guerre… furent brusquement sorties au grand jour, défigurées, exagérées et présentées à la masse non avertie comme une question d’actualité brûlante. La masse fut étourdie, déroutée, intimidée. Entre temps le procédé de sélection descendit à un degré plus bas encore. Il ne fut plus possible d’exercer la fonction de directeur d’usine, de secrétaire de cellule d’atelier, de président de Comité exécutif de canton, de comptable, de dactylographe sans présenter comme référence son anti-trotskisme ». (Toutes ces prévisions se trouvent dans l’article de L. Trotsky : « Comment cela a-t-il pu arriver » ? Constantinople, février 1929). [⤒]

  6. Voir ce qui a été dit p. 80 de la critique de la Gauche italienne sur l’emploi des termes de « démocratie » et « centralisme démocratique ». [⤒]

  7. Il s’agit de l’« étape » définie par l’évanouissement des espoirs placés dans la révolution allemande en octobre 1923, donc par la prolongation prévisible de l’isolement de l’URSS dans le monde, d’une part, et par la crise économique intérieure persistante en dépit de la détente apportée par la NEP, d’autre part. [⤒]

  8. Le terme sert ici à désigner des rapports opposés de ceux qui, dans la société, dérivent de la division sociale du travail et de l’antagonisme de classe : contrainte bureaucratique d’une part, passivité ou sourde résistance de l’autre; commandement et obéissance; « science administrative » et ignorance, etc…, toutes choses qui, dans le parti de classe, tendent à disparaître dans la mesure où, s’il ne peut complètement s’abstraire des conditions bourgeoises ambiantes, il est néanmoins une association volontaire d’individus tendant à un but commun et où ce but est précisément la société sans classes, sans division sociale du travail et donc sans contrainte politique ou même administrative. [⤒]

  9. De même la Gauche italienne avait opposé au « terrorisme idéologique » du stalinisme non pas les « droits démocratiques » des membres du parti, mais la fidélité du centre au patrimoine commun des principes qui, lorsqu’elle est réalisée, permet de diriger le parti avec le minimum d’a-coups. [⤒]

  10. La déviation authentiquement démocratique que Trotski combat alors en marxiste est de « sous-estimer » le contraste de classe existant entre prolétariat et paysannerie et de le noter dans l’apologie de la « nouvelle démocratie », la démocratie soviétique. [⤒]

  11. Telles sont les raisons évidentes pour lesquelles notre courant a toujours repoussé la tactique anti-fasciste. Bien qu’accessibles à l’intelligence la plus moyenne, elles n’ont pas été comprises par l’Internationale qui a persévéré dans cette voie absurde. En tant que « tactique » la lutte pour la « démocratisation du parti de l’URSS » relève exactement de la même critique que le prétendu « anti-fascisme prolétarien » pratiqué par l’internationale, comme nous l’avons déjà vu plus haut. [⤒]

  12. Formulation ambiguë peut-être due à une mauvaise traduction, mais le sens résulte sans équivoque possible du contexte : que si l’on reconnaît que la dictature du prolétariat existe toujours en U.R.S.S. chose que Trotski affirmait précisément avec obstination, contre toute évidence. [⤒]

  13. Procédé authentiquement démocratique puisqu’il spécule sur l’inconscience du prolétaire du rang. [⤒]

  14. Pourquoi, c’est une autre question que nous verrons plus loin. La question n’est plus seulement tactique comme dans le front unique avec la social-démocratie dont tous les communistes reconnaissaient la fonction contre-révolutionnaire; pour le stalinisme, sa fonction contre-révolutionnaire est tout aussi évidente, si on pose la question en termes de lutte internationale de classe. Mais dans le cadre national russe (dont aucun révolutionnaire russe ne pouvait s’abstraire puisque c’est dans ce cadre que le prolétariat russe avait pris le pouvoir et devait momentanément le disputer à l’ennemi) elle n’était plus si facile à déchiffrer, puisque le régime stalinien était indubitablement l’héritier de la révolution démocratique contenue dans la révolution double de 1917 et, du même coup, un rempart contre l’éventuelle restauration du régime de la Constituante, c’est-à-dire de la Russie d’avant la révolution démocratique. Mais cela ne change strictement rien au fait qu’en tant que tactique, le front unique politique avec l’oustrialovisme stalinien impliqué dans la lutte pour la « démocratisation du parti » était tout aussi opportuniste qu’à l’échelle internationale le front unique politique avec la social-démocratie et devait conduire aux mêmes effets fatals. [⤒]

  15. Il n’y a aucune autre explication à cette autre forme de « frontisme » que sont les tragiques aveux de tous les membres de la vieille garde aux fameux procès de Moscou ! Quel autre lien aurait vu river si étroitement les persécutés aux persécuteurs, les bolcheviks aux « oustrialovistes » si violemment opposés sur le terrain de classe, si ce n’est leur même alignement objectif contre la restauration ? La seule différence est qu’aux procès de Moscou, c’est Staline qui implicitement conduit le « chantage à la restauration » tandis que dans le discours ici cité, c’est Trotski !!! [⤒]

  16. Trotski le rappelle lui-même dans « Révolution trahie »[⤒]

  17. Peu importe ici notre désaccord avec la « tactique » des mots d’ordre démocratiques ici prônée pour les pays capitalistes : ce qui nous importe est de montrer que la démocratie n’a de sens qu’en capitalisme. [⤒]

  18. C’est-à-dire que la révolution d’Octobre est battue, qu’on est dans un capitalisme pur, quoique peu évolué. [⤒]

  19. Application simpliste du déterminisme marxiste : quelle est la classe représentée ? Ce n’est pas la bourgeoisie nationale qui a été chassée en octobre; ce n’est pas le prolétariat économiquement opprimé et politiquement dépossédé; ce n’est même pas la paysannerie, puisque le stalinisme a joué les petits-paysans contre les koulaks d’abord et ensuite a fait payer à ces petits-paysans, autoritairement regroupés en kolkhozes, une large part de l’industrialisation capitaliste du pays. Tout ce qui reste, c’est la « bureaucratie »… Mais Trotski était si bien conscient de la faiblesse d’une pareille solution qu’il a en même temps énergiquement nié que la bureaucratie fût une classe ! A notre humble avis, il fut beaucoup mieux inspiré en parlant de pouvoir bonapartiste. [⤒]

  20. Ceci s’applique aussi bien aux « disciples » néo-sociaux-démocrates de Trotski qu’à ses « disciples » néo-anarcho-syndicalistes comme feu le groupe Socialisme ou Barbarie. [⤒]

  21. Si cela était vrai en 1936, à plus forte raison trente ans plus tard ! c’est au déchaînement de ces « appétits petits-bourgeois » jusque dans le « secteur socialiste » (c’est-à-dire non kolkhosien) que correspond la « libéralisation politique » commencée sous Khrouchtchev avec son accompagnement obligé de glorification du capitalisme en matière économique. C’est le produit certain du dynamisme de l’essor économique d’après la seconde guerre mondiale, mais en aucune façon le « retour à Lénine » que les trotskistes se sont imaginé ! Mais ces trotskistes-là ont lu leur Trotski à peu près comme les staliniens avaient « lu » Lénine ! [⤒]

  22. Allusion à la formule communiste : « De chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins », revue et corrigée par les staliniens en « de chacun selon ses capacités, a chacun selon son travail » qui, dans sa première partie, est un mensonge en société mercantile et, dans sa seconde, purement bourgeoise. [⤒]

  23. Il s’agit du parti stalinien et de l’appareil d’État. [⤒]

  24. Le passage de la politique de « front unique » avec le stalinisme à la politique de révolution anti-bureaucratique n’empêcha pas Trotski de rester fidèle à la politique de défense nationale de l’U.R.S.S. en cas de guerre, politique qu’il prétendait imposer non seulement aux Soviétiques, mais au prolétariat international ! En l’occurrence, c’était le reniement du principe des principes : l’internationalisme révolutionnaire du prolétariat ! [⤒]


Source : « Programme Communiste », numéro 40–41–42, 1976

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