BIGC - Bibliothèque Internationale de la Gauche Communiste
[home] [content] [end] [search] [print]


BILAN D’UNE RÉVOLUTION (VI)



Content :

La Russie capitaliste № 2
Notes
Source


Bilan d’une révolution

La Russie capitaliste № 2

Pour dire les choses en peu de mots, nous partirons d’une bonne formulation de la thèse adverse qui est à l’exact opposé de la juste appréciation marxiste du tournant de 1927–30 et de la Russie contemporaine : « La lutte entre la ville et la campagne, le conflit entre les deux révolutions furent le problème majeur de… l’U.R.S.S. et cela pendant près de vingt ans, jusqu’en 1940… Lénine, dans ses dernières années, essaya de trouver à ce conflit une solution pacifique en instaurant la NEP. En 1927–28, la NEP se solda par un échec. Staline, alors, voulut résoudre le conflit par la force… Il consomma ce faisant la rupture entre la révolution socialiste et la révolution bourgeoise, il abattit définitivement cette dernière »[140].

Dans cette thèse, le stalinisme représenterait le courant qui, n’hésitant pas à frapper les koulaks et la petite-bourgeoisie rurale, aurait transformé la révolution socialiste impure de Russie en révolution purement socialiste. Quant à la gauche et la droite, elles n’auraient constitué qu’une seule grande aile droite par rapport au stalinisme, en s’opposant par pacifisme et démocratisme à l’émancipation de la révolution socialiste, des entraves dans lesquelles l’emprisonnaient les rapports de production hérités de la révolution démocratique bourgeoise, c’est-à-dire la prédominance de la petite-agriculture parcellaire improductive. On souffre de voir de pareilles contre-vérités diffusées dans un public sans défense comme quintessence de la pensée marxiste.

Il suffit de comparer la « constitution » de 1918 et celle de 1936 pour constater que le parti qui, détenant le pouvoir, a capitulé devant la révolution démocratique-bourgeoise, n’est pas le parti bolchevique de 1917–29, mais le parti stalinien qui se survit jusque dans le parti gouvernemental de la Russie de 1968 ! La première, à la différence de toutes les constitutions historiques, ne proclame aucun de ces droits personnels (propriété et sécurité) qui caractérisent l’ère bourgeoise, mais que la pratique capitaliste foule sans cesse aux pieds, non plus qu’aucune espèce de « droits personnels » nouveaux. Elle proclame au contraire hautement son but socialiste, incompatible on seulement avec la survivance d’une classe de petits agriculteurs, mais même avec l’existence d’une classe de coopérateurs assurés à vie de la jouissance du sol et livrant leurs produits à la société par l’intermédiaire du marché : la suppression totale de la division de la société en classes. Dans cette « constitution », la nationalisation de la terre assortie d’une transmission de parcelles (sans indemnité aux propriétaires dépossédés) aux travailleurs, n’est pas mensongèrement présentée comme une socialisation de la terre, mais comme une mesure juridique justifiée par le fait que cette socialisation était le but final, un but qui n’est atteint que lorsque aucun obstacle (pas plus la propriété coopérative que la petite-propriété parcellaire ou la propriété capitaliste) n’empêche l’ensemble de la société de disposer sans détours de la production agricole. Avec la constitution de 1936, tout change : la coopérative reçoit la terre en « jouissance perpétuelle et gratuite » et la propriété coopérative est proclamée « la seule correcte en régime socialiste » ! Il n’y est plus d’abolition des classes au mode de production et de vie distincts et contrastants : le complexe constitué par la coopérative et la station de machines et tracteurs appartenant à l’État et « échangeant » ses services contre les denrées agricoles est défini comme un système socialiste achevé. Parallèlement, l’opposition de classe entre le prolétariat et la paysannerie-propriétaire engagée dans une contestation perpétuelle avec l’État au lieu de se dissoudre dans la société est totalement niée : l’égalité des droits politiques et de vote (audacieusement niée dans la déclaration de 1918 qui attribuait 4 voix à l’ouvrier pour une au paysan) est rétablie. Le nouveau régime est officiellement défini comme une démocratie politique, alors que l’ancien se proclamait sans hésitation comme une dictature du prolétariat qui n’avait conclu avec les paysans un pacte de non-violence que pour cette raison évidente que la violence est l’accoucheuse, et non la mère du progrès, qui repose sur l’accroissement des forces productives. Ces nouveautés anti-socialistes seront entièrement confirmées en 1953 lorsque, dans ses Problèmes économiques du socialisme, Staline s’insurgera contre ceux qui voudraient traiter la propriété kolkhosienne, pilier du régime, comme l’avait été la propriété capitaliste en 1917 (et en 1929) et qu’il proclamera contre toute évidence qu’étant une propriété populaire, elle est aussi une propriété socialiste, stupidité qui revient à dire que le pouvoir d’une entreprise (et à la limite de la totalité d’entre elles) de disposer de ses produits équivaut au pouvoir de la société tout entière d’en disposer, à la condition toutefois qu’elle n’emploie pas officiellement de salariés (!). A une « révolution socialiste » ainsi faite, il ne manque, si on examine sereinement les faits, qu’une seule chose pour constituer une capitulation totale devant la « révolution démocratique-bourgeoise » : c’est de renoncer à tempérer l’anarchie productive par le despotisme de l’État. Tout le monde sait qu’elle s’en garda bien, qu’elle porta au contraire la contrainte étatique à de telles hauteurs que la bourgeoisie mondiale envia à Staline son pouvoir, et qu’elle la haussa même au rang d’un facteur de production éternel dans la mesure ou elle présentait comme éternelle la forme sacrée de la propriété kolkhosienne. Cela ne doit pas abuser : ou a-t-on jamais vu les pouvoirs qui se sont érigés sur la base créée par la révolution démocratique-bourgeoise en respecter les espoirs et les naïves illusions ?

L’unique « fondement » de la construction qui présente l’ère stalinienne comme l’ère de la révolution communiste pure (et qui résiste moins encore à l’examen politique qu’à tout autre[141]) est donné par le fait que la guerre civile qui a mis fin à l’ère bolchevique n’a pas été, comme les bolcheviks l’avaient redouté, la guerre de la campagne contre la ville, mais bien celle de la ville contre la campagne. Considérez cela, nous dit la thèse renégate, ajoutez-y le fait que, sous des formes économiques et non plus militaires, cette « guerre » s’est poursuivie jusqu’en 1940 ( ??? la logique voudrait : jusqu’en 1956, c’est-à-dire jusqu’aux réformes khrouchtcheviennes !), n’oubliez surtout pas la propriété étatique des entreprises industrielles et la planification, et vous aurez l’image fidèle d’une révolution purement communiste. Il y avait là de quoi flatter la méfiance et l’hostilité archi-justifiées du prolétariat contre la paysannerie-propriétaire, indubitablement; le malheur, c’est que la lutte de la ville contre la campagne, bien loin de caractériser en propre le communisme, est aussi vieille que la civilisation elle-même ! Elle continue sans doute sous la dictature du prolétariat, dans la phase de transition au socialisme, mais il se trouve que c’est précisément alors et seulement alors qu’elle perd ses caractéristiques millénaires d’oppression économique, morale et intellectuelle de la campagne par la ville, pour se transformer en abolition progressive de la séparation entre la ville et la campagne. Sans doute le prolétariat peut-il et doit-il exercer sa contrainte de classe sur les classes petites propriétaires des campagnes. Sans doute peut-il être amené (comme ce fut le cas pendant la guerre civile en Russie) à leur faire quelque violence. Ce que le prolétariat ne peut ni ne pourra jamais faire, à aucun stade de sa lutte (même pas au niveau très bas ou il était contraint de la conduire en Russie), c’est s’émanciper en opprimant et pressurant d’autres classes, en les rivant à leur misère de classes-propriétaires. La politique léninienne n’a jamais péché ni par « pacifisme », ni par « démocratisme »(!) : elle était seulement conforme à cette essence du socialisme; et le socialisme n’est rien s’il n’est le processus même de l’émancipation prolétarienne, qui, au rebours de l’émancipation bourgeoise, n’est pas l’instauration du règne éternel d’une classe sur les autres, mais leur dissolution à toutes dans l’harmonie d’une société sans classes. Quoique prétendant réaliser le « socialisme dans un seul pays »[142], la politique stalinienne ne mérite donc même plus d’être considérée comme une continuation de la politique de « construction de ses bases matérielles » qui, bien qu’infiniment plus modeste dans ses prétentions, méritait, elle, pleinement la caractéristique de prolétarienne et de communiste. Que l’on considère les rapports qui ont prévalu entre ville et campagne ou la situation du prolétariat dans la société russe, toute son histoire économique après 1929 démontre que la Russie est désormais dominée par une nouvelle accumulation primitive du capital que l’État-propriétaire planifie dans les voies que les exigences de la grandeur impérialiste de l’U.R.S.S. lui imposent; dans cette œuvre, les seuls obstacles qu’il ait à écarter sont les humbles besoins des masses non seulement ouvrières, mais dans une certaine mesure également paysannes, et si le cynisme capitaliste et les traditions séculaires de la duperie et de l’oppression de classe y suffisent, cela ne l’empêche pas de prendre les postures héroïques d’une lutte à mort contre un ennemi puissant et redoutable !

La démonstration commence évidemment par l’examen des résultats économiques de la « collectivisation forcée » réalisée, comme on a vu, avec l’aide de la manœuvre de grande envergure appelée « renforcement de la lutte de classe à la campagne » et « dékoulakisation ». Staline lui-même a évalué à 400 millions de roubles (!) la valeur des biens des koulaks transférés aux kolkhozes et dont une bonne partie fut certainement gaspillée dans la confusion qui suivit : cela prouve l’inanité économique de la mesure[143] aux fins d’une élévation quelconque de la productivité de l’agriculture russe sous-équipée. Par contre, quelques années plus tard, il avouera lui-même la destruction de ressources économiques provoquée par l’opération, comme nous l’avons vu plus haut. Quant à la récolte, alors qu’elle aurait atteint 835 millions de quintaux en 1930, elle tombait à 700 seulement en 1931 (contre 801 en 1913, sous le tsar), plus bas encore en 1932–1933 où sévit dans les campagnes la terrible « faim de Staline » qui fit des millions de morts, comme celle des Indes infiniment plus arriérées et en plus en pleine « révolution » soit-disant « purement communiste » ! Ce beau résultat n’est heureusement pas à porter au passif de la lutte de classe du prolétariat moderne, mais à celui de l’archaïque « lutte de classe au village » tendant à rétablir l’égalité des petits producteurs dans la jouissance de la terre et de ses produits au détriment des intérêts généraux de la société et du développement des forces productives[144]. Staline n’entendait bien entendu pas mettre l’État au service des utopiques aspirations égalitaires des petits paysans; mais s’il s’était tant soit peu préoccupé de le maintenir au service d’exigences socialistes, jamais il n’aurait tenté de ressusciter et d’encourager au village un anticapitalisme d’essence réactionnaire[145] qui non seulement ne devait apporter au prolétariat que souffrances et privations nouvelles par ses effets sur le ravitaillement urbain, mais aussi frayer la voie à un modus vivendi entre ville et campagne constituant une double insulte à la mission émancipatrice du prolétariat : en drainant le maximum de valeurs des campagnes vers les villes par la politique de bas prix agricoles (justement condamnée par Boukharine) d’une part et, d’autre part, en rivant les paysans à la barbarie de la micro-production familiale puisque, dans la nouvelle organisation de l’Agriculture qui, en quatre ans de convulsions inouïes, se dégagea du chaos de 1930, on leur concédait en manière de compensation au pillage étatique la libre propriété de parcelles dont l’importance économique ira croissant. Tel fut le kolkhoze dans lequel, pour toutes les raisons que nous venons de voir, on doit bien reconnaître, avec la brillante gauche marxiste italienne d’où est né le parti communiste international, « la véritable capitulation du glorieux bolchevisme » dans le domaine économico-social.

La portée de cette politique se limite à fournir, peu importe comment, leur pitance à des villes vers lesquelles l’industrialisation accélérée qui en est à ses débuts va drainer une main-d’œuvre croissante : comment y voir la moindre trace de « communisme » puisqu’à tous les stades, même les plus reculés, de la civilisation, les régimes les plus divers ont eu à veiller à l’alimentation des cités ? C’est si peu une œuvre prolétarienne qu’à peu près au moment où se déchaîne la « chasse aux sorcières » de la dékoulakisation, le pouvoir déclenche une offensive parallèle contre les ouvriers. Les faits sont connus[146] : « Au cœur de la bataille contre les droitiers de Moscou, le 19 octobre 1928, le Comité Central a adopté un texte définissant une nouvelle politique industrielle. ‹ Du fait de notre retard technique, il nous est impossible de développer l’industrie à un taux tel que non seulement elle ne reste pas en arrière des pays capitalistes, mais les rejoigne et les dépasse sans la mise en œuvre de tous les moyens et de toutes les forces du pays, sans une grande persévérance et une discipline de fer dans les rangs prolétariens › ». Les hésitations de certaines couches de la classe ouvrière et de certains secteurs du parti sont qualifiées de « fuite devant les difficultés ». Le Conseil de l’économie s’attaque au projet de plan quinquennal pour l’industrie. Le choc est inévitable avec le second bastion des droitiers, les syndicats que préside Tomski. (Tomski, social-démocrate en 1904, puis Bolchevik, forçat politique sous le tsarisme, membre du C.C. à partir de 1919, du B.P. à partir de 1922, président du Conseil central des syndicats de 1917 à 29, a beau avoir été traité de trade-unioniste par Trotski, c’était un vieux militant révolutionnaire, soit dit en passant !) « Tomski est bien décidé à conserver aux syndicats leur fonction générale de défense des intérêts ouvriers…, élément indispensable à ses yeux de l’organisation soviétique. Or, la nouvelle politique réduit le rôle des syndicats à la seule lutte pour l’augmentation des rendements et de la production. Dès juin, le Comité central a critiqué de nombreux ‹ abus bureaucratiques › dans la direction des syndicats et appelé le parti a intervenir dans les syndicats pour les ‹ corriger › par-dessus la tête de Tomski. La ‹ Pravda › reproche (aux droitiers des syndicats) de se refuser à l’autocritique et de ne pas mobiliser les masses pour la construction socialiste. Au Congrès panrusse des syndicats, fin décembre, Tomski admet quelques insuffisances, mais propose de renouveler les efforts pour faire augmenter l’ensemble des salaires ouvriers. Cependant la fraction communiste (N.D.R., c’est-à-dire la fraction stalinienne dans les syndicats) présente une résolution… réclamant une industrialisation accélérée et rejetant le point de vue ‹ purement ouvrier › (N.D.R. : sic !) sur les syndicats dont la tâche est de mobiliser les masses pour surmonter les difficultés de la période de reconstruction. Elle est votée à une écrasante majorité. Ce désaveu de Tomski est suivi de l’élection parmi les nouveaux dirigeants de cinq membres importants de l’appareil du parti. La droite est bien battue ». Il est bien clair que, dans cette phase, les vieilles distinctions entre « droite » et « centre » ont perdu toute signification : il n’y a plus rien à droite du centre (tout à l’opposé de la thèse de Deutscher) et la faible défense du syndicat par Tomski ne doit pas être dédaignée comme une manifestation de « corporatisme ouvrier », mais reconnue pour une résistance (malheureusement dérisoirement faible) à l’écrasement de la classe ouvrière russe par le capitalisme d’État à déguisement « socialiste ».

Une fois démontré qu’en 1927–29, la classe ouvrière russe a subi une défaite non seulement politique, mais économique, et que ce n’est donc pas elle qui a remporté la victoire tant vantée sur la bourgeoisie et la micro-bourgeoisie rurales, il est aisé de comprendre que la politique paysanne du stalinisme n’est finalement qu’une forme exacerbée de l’oppression économique qu’en tous temps et tous lieux le capital a fait plus ou moins peser sur les petits producteurs. Cette exacerbation s’explique sans qu’il soit besoin d’invoquer on ne sait quelle essence particulière du pouvoir stalinien, et encore moins les « idées fausses » de Staline sur le socialisme. Sa source réside dans le fait que le phénomène pourtant classique (du moins dans les pays de peuplement ancien) de déséquilibre entre industrie capitaliste et agriculture petite-bourgeoise avait atteint en Russie un degré probablement jamais observé, et ceci en raison du retard de la révolution bourgeoise d’une part, et d’autre part, de l’expulsion de l’URSS du marché mondial. Si la politique paysanne du stalinisme ne ressemble guère à celle des pouvoirs qui, dans le passé, avaient eux aussi hérités des conditions d’une révolution démocratique, ce n’est pas parce qu’elle obéit à des impératifs de classe non bourgeois, mais parce que la situation à laquelle elle répond est originale, puisqu’elle se résume en somme en un conflit entre le XXe siècle et le « moyen-âge » non pas entre continents éloignés, mais au sein du même pays !

Si le stalinisme a bien entendu spéculé sur le prétendu « radicalisme » de sa politique paysanne, c’est pourtant surtout sur l’existence de la propriété étatique des moyens de production industriels et sur l’existence d’une planification centrale qu’il a fondé sa démagogie socialiste; beaucoup plus libéraux à l’égard des campagnes et beaucoup plus prudents en ce qui concerne l’utilité économique de l’intervention de l’État dans tous les actes de la production et de la circulation, les post-staliniens continuent à défendre le dogme sacré selon lequel propriété étatique des « principaux » moyens de production et socialisme sont une seule et même chose. En dépit du funeste crédit qu’elle a trouvé dans la classe ouvrière, cette thèse est inconsistante. La formule de propriété étatique définit une forme juridique, non un rapport économique de production et elle ne nous apprend surtout absolument rien sur la direction dans laquelle s’effectue le développement. Du fait même qu’ils ne se sont pas fait faute de mettre périodiquement en accusation les cadres des entreprises d’État pour sabotage, concussion ou abus de pouvoir, les staliniens ont eux-mêmes clairement suggéré que le remplacement d’employés salariés de sociétés anonymes par des salariés de l’État n’était pour rien dans les vertus socialistes par eux attribués à la nationalisation, lesquelles devaient au contraire être imputées au contrôle vigilant du parti. La démarche « théorique » du révisionnisme moscoutaire consiste donc à renvoyer en apparence l’objecteur potentiel du domaine incertain et mouvant de la politique aux solides réalités de l’économie (« oui, bien des erreurs ont été commises, mais il reste la propriété d’État indubitablement socialiste »), alors qu’en réalité on le tient toujours enfermé dans un unique et même axiome politique insoutenable : le contrôle du parti est un contrôle prolétarien et socialiste. Les staliniens ont prétendu introduire des rapports entièrement nouveaux entre les hommes dans les cadres d’une économie qui restait fondée sur le salariat et présentait toutes les autres caractéristiques du capitalisme : double aspect de valeur d’usage et de valeur d’échange des produits, c’est-à-dire caractère mercantile de la production – métamorphoses du capital marchandises en capital argent et inversement. Or sur cette base, les seuls rapports possibles étaient non pas la coopération universelle, mais la concurrence générale de tous les intérêts : concurrence entre les entreprises d’État, tenues de réaliser le plan, pour se procurer les matières premières indispensables, mais insuffisantes, ainsi que la main-d’œuvre; concurrence entre l’État et ses co-traitants, qu’ils fussent les kolkhozes paysans ou les « organisations » adjudicataires de mille travaux divers de « construction et de montage »; concurrence entre la ville et la campagne. Sous prétexte que la lutte syndicale (qui est l’expression de la concurrence entre salariés et employeurs) lui était interdite, la classe ouvrière, théoriquement pilier du régime, pouvait-elle rester en dehors de toute cette fermentation bourgeoise qui démentait si officiellement le mythe officiel de la rédemption socialiste des Soviétiques sur la base du salariat et de l’échange ? Évidemment non. Le dur besoin l’y précipitait au contraire avec autant de force que n’importe quelle autre couche sociale, et aucune tradition de classe ne la retenait plus sur cette pente, depuis qu’elle était formée en majeure partie de paysans fraîchement débarqués aux habitudes profondément individualistes[147]. Elle luttait donc, elle aussi, mais de façon souterraine et dans les formes les plus primitives, allant de la complète inertie productive et de la détérioration des instruments de production au vol généralisé des « biens de l’État » tout comme la paysannerie.

Ici, la question de savoir si le parti au pouvoir est révolutionnaire et prolétarien ou non ne se pose pas : ce qu’il faut, c’est nier carrément non pas, bien entendu, toute influence de l’État sur l’économie, mais toute possibilité d’imposer un contrôle social à un mode de production qui ne l’est pas, soit parce que le travail parcellaire et la propriété de groupes sociaux particuliers règnent encore sur un immense secteur économique, soit parce que même là où le travail associé existe – comme dans l’industrie – le caractère antagonique résultant de la persistance du salariat et de l’organisation par entreprises l’emporte de loin sur le caractère social de l’économie comme c’est toujours le cas du capitalisme. Trotski qui avait pourtant bataillé plus que personne en faveur de la « planification » et de l’extension des attributions de son organe, le Gosplan[148] a magnifiquement réfuté cette prétention du parti stalinien de vaincre effectivement l’anarchie mercantile et donc de réaliser un contrôle effectif de l’économie simplement parce qu’il faisait cyniquement abstraction des besoins vitaux des masses dans ses « plans », les subordonnant à l’accroissement quantitatif pour l’accroissement quantitatif : « S’il existait un cerveau universel, décrit par la fantaisie intellectuelle de Laplace, un cerveau enregistrant en même temps tous les processus de la nature et de la société, mesurant la dynamique de leur mouvement, prévoyant les résultats de leur action, un tel cerveau pourrait évidemment construire a priori un plan économique définitif et sans aucune faute, en commençant par calculer les hectares de fourrage et en finissant par les boutons de gilet. En vérité, la bureaucratie se figure souvent que c’est elle principalement qui a un tel cerveau… En réalité, la bureaucratie se trompe foncièrement… Dans ses facultés créatrices[149], elle est contrainte de s’appuyer en réalité sur les proportions (ou plutôt les disproportions) héritées de la Russie capitaliste, présentement sur la structure des nations capitalistes contemporaines, et enfin sur l’expérience des succès et des fautes de l’économie soviétique elle-même. »

« Mais même une juste combinaison de tous ces éléments ne peut permettre que de créer l’armature non terminée du plan[150]…Les processus de la construction économique n’évoluent pas encore pour l’instant dans une société sans classes. Les problèmes de la répartition du revenu national constituent la charnière centrale du plan (NDR. Non bien entendu du plan stalinien, mais de ce que serait un ‹ plan › subordonné aux intérêts immédiats et finaux du prolétariat). Ils s’infiltrent à travers les luttes des classes et des groupes sociaux, y compris les différentes couches du prolétariat lui même. Les problèmes économiques et sociaux les plus importants : la balance de ce que l’industrie reçoit de l’économie agraire et de ce que cette dernière lui donne; le rapport entre l’accumulation et la consommation, entre le fonds du capital de base et le fonds des salaires; la régularisation des différentes catégories du travail (ouvriers qualifiés et non qualifiés, travailleurs occasionnels, spécialistes, bureaucratie dirigeante); enfin la répartition de ce revenu national qui se produit au village entre les différentes couches de la paysannerie – tous ces problèmes, par leur seule existence ne peuvent admettre (de) décisions a priori… ». Pour Trotski, il ne peut être question d’une « mise à l’écart des disproportions en quelques années (cela est de l’utopie), mais (de) leur amoindrissement et par là même (de) la simplification des bases de la dictature du prolétariat[151] jusqu’au moment où les nouvelles victoires de la révolution élargiront l’arène de la planification socialiste et reconstruiront son système (souligné par nous) » (« Problèmes économiques de l’U.R.S.S. », Prinkipo, 1932).

La phraséologie officielle est aux antipodes de ces considérations marxistes : l’article II de la Constitution de 1936 ne craint pas de faire cette affirmation saugrenue, splendide expression du volontarisme stalinien : « La vie économique de l’URSS est déterminée et dirigée par le plan d’État de l’économie nationale ». Il est bien clair qu’en réalité elle est déterminée par le développement des forces productives, les rapports de classe et la situation mondiale; quant au pouvoir de direction du plan, il est évidemment en raison inverse des réactions de défense sociale que la politique économique du pouvoir suscite dans les différentes couches de la population, la réalité se moquant bien des articles de foi constitutionnels. Quant à la planification stalinienne, elle est aux antipodes des préoccupations de classe qui éclatent dans le texte de Trotski; quand les héritiers de Staline viendront « en reconstruire le système » à leur façon à partir de 1956 (en lieu et place, hélas ! des « victoires révolutionnaires » qui tardent toujours), ce ne sera pas du tout parce que la nature économico-sociale de leurs préoccupations aura changé, mais simplement parce que l’URSS sera arrivée à un stade différent du développement de ses forces productives, producteurs y compris.

Parmi tous les chiffres économiques qu’on pourrait citer, il n’en est pas qui traduisent de façon plus frappante le triomphe absolu des impératifs capitalistes sur les exigences ne disons pas socialistes, mais simplement prolétariennes, que le tableau de l’évolution comparée de la production industrielle dans le secteur A (biens de production) et le secteur B (biens de consommation)[152], les chiffres de chacune des colonnes établissant le rapport de la production d’ensemble de l’industrie, de celle du secteur A et de celle du secteur B de diverses années avec ce qu’elles étaient dans la Russie capitaliste en 1913; cette valeur est conventionnellement égalée à 100 dans les trois cas, non (bien entendu !) parce que les valeurs absolues étaient les mêmes pour les trois rubrique, mais parce que ce ne sont pas les valeurs absolues qui importent, mais seulement les accroissements :

  Dont
Années Ensemble de la production industrielle Secteur A
(biens de production)
Secteur B
(biens de consommation)
1913 100 100 100
1917 71 81 67
1921 31 29 33
1940 852 1554 497
1945 782 1744 295
1958 3662 8332 1379
1964 6182 14 207 2023

Même le lecteur le plus malhabile à la lecture des indices peut constater une chose bien simple : quand les faux « socialistes » de Russie invitent les foules à admirer leurs « réalisations grandioses », le fait que leur production industrielle a augmenté 62 fois entre 1943 et 1964, ils suggèrent bien entendu que l’amélioration du sort des masses prolétariennes et paysannes a été énorme, sans rapport avec ce qu’on a pu constater en Occident. En réalité, la production de biens consommables d’origine industrielle ne s’est accru que de façon infiniment plus modeste : de 20 fois globalement et, compte tenu du fait que la population russe est passée de 159 millions à 208 millions entre 1913 et 1958, de 12 fois seulement par tête d’habitant. Pour une population dont le niveau de vie était incomparablement plus bas qu’en Europe en 1913, c’est un résultat des plus, modestes. Que constate-t-on par contre en ce qui concerne les moyens de production et les armements du secteur A, impropres par définition à la consommation au sens habituel du terme ? Leur production s’est accrue de 141 fois globalement, de 113 fois seulement par tête, ce qui reste un chiffre considérable. Qu’est-ce que cela signifie ? Que sous Staline, la puissance nationale de la Russie s’est spectaculairement accrue, sans que le sort de sa population (principalement de son prolétariat, bien entendu[153] se soit notablement amélioré. C’est là une éclatante confirmation de la thèse marxiste selon laquelle grandeur nationale et intérêts prolétariens sont non pas conciliables, mais antagoniques, si bien que le socialisme dans un seul pays est une utopie réactionnaire. Pour échapper à ces conclusions, l’hypocrisie pro-moscoutaire argue généralement que le socialisme ne se réduit pas, tant s’en faut, à l’augmentation de la consommation individuelle et il insinue même que c’est plutôt le capitalisme qui gonfle artificiellement la consommation des masses en leur créant, par tous les moyens dont il dispose, des besoins souvent absurdes ou même malsains dans le seul but d’ouvrir au capital de nouveaux champs d’accumulation ! C’est vrai, dans une certaine mesure[154], mais cela vient comme un cheveu sur la soupe quand il s’agit de rendre compte non tant de l’évolution de la consommation en elle-même, mais du contraste frappant qui l’oppose au mouvement de la production du capital matériel.

C’est là un contraste typiquement capitaliste qui révèle que dans ce mode de production, à l’inverse de ce qui s’est toujours vérifié dans les modes antérieurs, et de ce qui se vérifiera à nouveau dans le socialisme, la production des biens consommables n’est pas le but, mais une simple condition de l’activité économique. La masse des produits du secteur B constitue bien pour les entreprises de ce secteur un capital-marchandises dont la vente permet de réaliser tout comme un autre un profit. Pour l’ensemble de la société capitaliste il en va tout autrement : les biens d’usage qui sortent du circuit économique au moment précis où ils sont consommés n’apparaissent pas comme du capital, mais comme du revenu, puisqu’ils s’échangent soit contre des salaires, soit contre la fraction de la plus-value que la classe dominante consacre a sa consommation personnelle. Pour l’État bourgeois, le véritable capital, à l’échelle du pays tout entier, est constitué par les biens de production, c’est-à-dire l’ensemble des installations industrielles, de leurs machines et des matières premières qu’on y « consomme productivement » comme ils disent. C’est l’accroissement de ce capital matériel (qui est non seulement la source apparente de tout le profit que l’économie nationale produit en un an, mais la base de sa puissance économique et militaire dans le monde) qui intéresse par excellence le capitalisme. La consommation au sens propre est jugée « improductive »; elle n’est considérée que comme un moyen qui en vaut un autre pour faire des affaires et réaliser du profit d’une part, et d’autre part comme une condition sans laquelle les ouvriers ne pourraient plus travailler (le tableau ci-dessus ne comprend que les biens de consommation d’origine industrielle, mais il est clair que la majeure partie de la production agricole rentre dans le secteur B) et où, totalement désabusés de l’existence, les capitalistes eux-mêmes ne seraient plus poussés à investir. Il est bien clair que ce n’est pas dans le but charitable de fournir les ouvriers et les autres travailleurs en biens de toutes sortes que d’année en année le capital croit et s’accumule, comme suffisent à le prouver les lamentations provoquées par une grève générale pour l’augmentation des salaires échangeables contre des biens consommables, ou même par le dangereux « échauffement » ou « emballement » provoqué par une demande trop forte : mais ce n’est pas davantage (quoiqu’en disent des opportunistes imbéciles) dans le but plus plausible, mais par trop étriqué, de permettre à une poignée de grands bourgeois de mener une vie de nababs ! Bref, il appartenait au capitalisme de renverser sur la tête la subordination de la production aux exigences de la vie des hommes, aussi vieille que la civilisation elle-même, et de créer une civilisation nouvelle dans laquelle la vie des hommes est jusque dans ses moindres détails subordonnée aux exigences de la production.

Si ce contraste se présente dans l’économie russe probablement avec plus de netteté encore que dans tout autre, ce n’est pas seulement parce qu’étant partie d’un niveau très bas, il lui fallait bien se doter d’un capital de base, chose que jamais les marxistes n’ont niée, comme on a vu : c’est parce que le parti au pouvoir a eu le « courage » de pratiquer une politique capitaliste sans concession aucune aux « vaines illusions » des masses naïves s’imaginant que la production est faite pour l’homme et non l’homme pour la production et à plus forte raison aux objections « sentimentales et social-démocrates » des révolutionnaires qui soutenaient que telle était également la conviction qui distingue le socialisme prolétarien; mais si jusqu’au lendemain de la seconde guerre mondiale du moins, il a pu faire montre d’une pareille intransigeance, c’est uniquement qu’un rapport exceptionnel des forces de classes, se neutralisant l’une l’autre, le lui a permis, ainsi que son isolement mondial, et non par une vertu propre aux institutions soviétiques ! « Le problème du choix économique en URSS », avoue le spécialiste de l’économie soviétique Bettelheim qui voit en elle un socialisme, « n’est nullement résolu par le seul maniement des instruments de la planification » : en d’autres termes, le choix économique relève d’une politique que les « instruments de la planification » permettent d’appliquer, mais qui est déterminée par des considérations de classe et non par le fait de la nationalisation, comme le prétendent les imbéciles. C’est bien ce que nous disons. C’est la suggestion capitaliste de la grandeur nationale qui, même en l’absence d’une classe capitaliste repérable, s’est imposée au pouvoir stalinien et post-stalinien et l’a poussé à opter pour la prédominance absolue de l’industrie lourde, credo auquel les « libéralisateurs » d’aujourd’hui ne sont pas près de renoncer, quelles que soient les petites réformes qu’ils introduisent dans la gestion administrative de l’économie. L’« instrument de planification » qui lui permet par excellence de faire prévaloir effectivement ce choix, c’est l’impôt sur le chiffre d’affaires des entreprises d’État et coopératives que les économistes soviétiques appellent « une des méthodes les plus importantes de répartition de l’accumulation socialiste (sic) et d’action financière sur l’économie socialiste ». Cet impôt dont le taux varie selon les branches d’activité[155] et la situation des établissements est une des principales sources avec l’impôt sur les bénéfices (qui varie, lui, de 10 à 80 % des bénéfices considérés) du financement budgétaire des entreprises, lequel se combine avec l’auto-financement de celles-ci dans des proportions variables pour assurer les investissements de capitaux nécessaires. Peut-être peut-on admettre que sans l’élimination des groupes plus ou moins autonomes et rivaux qui constituaient la classe capitaliste urbaine renversée en Octobre, jamais l’État n’aurait été en mesure d’assurer un drainage aussi systématique et rigoureux des ressources de l’industrie de consommation vers l’industrie du secteur A en les taxant très lourdement sans qu’elles puissent pour autant cesser leurs activités socialement indispensables, mais politiquement secondaires aux yeux du pouvoir néo-capitaliste. Mais si la dépersonnalisation a réellement constitué un « avantage », celui-ci a joué uniquement en faveur de l’accumulation capitaliste la plus virulente et non pas en faveur du prolétariat, pour ne rien dire du socialisme qui, comme nous l’avons amplement démontré, n’avait jamais été au programme immédiat des bolcheviks et qui commence précisément quand cessent les questions de financement et de subventions, de transferts de valeur et de politique économique, qui appartiennent soit à une phase très inférieure dans la transition vers la société nouvelle, soit comme dans le cas de la Russie d’après 1929 à la transition vers l’impérialisme moderne[156].

En ce qui concerne l’évolution de la production agricole qui constitue la partie essentielle du secteur B (biens de consommation) puisque c’est d’elle que dépend l’alimentation, nous ne pouvons présenter un tableau comparable au précédent, mais nous disposons par contre d’un graphique établi selon des données de source soviétique[157] qui est suffisamment éloquent : tandis que la courbe de la production industrielle marque à partir de 1921 une ascension continue, avec seulement un palier et une chute, entre 1940 et 1945, la courbe de la production agricole a une allure presque horizontale avec des oscillations au-dessus de l’indice 100, mais nettement au-dessous de l’indice 200, jusqu’en 1953–54, et une chute correspondante à celle de l’industrie, mais au-dessous de l’indice 100, pendant les années de guerre, pour des raisons évidentes. Nous disposons par contre d’un tableau des rendements moyens à l’hectare de diverses cultures qui fait apparaître le bilan agricole de la Russie capitaliste numéro 2 comme plus lamentable encore que celui de son industrie de biens de consommation.

Rendements moyens en quintaux à l’hectare
  1903–1913 1938–1940 1949–1953 1954–1958
Céréales 6,9 7,7 7,7 9,2
Betteraves à sucre 150 135 150 174
Pommes de terre 78 71 89 90
Coton brut 13 12,1 15,4

Pour apprécier correctement ces résultats en ce qui concerne les céréales, il faut les comparer avec ceux d’autres pays à agriculture extensive et au climat continental : aux U.S.A., les rendements qui étaient de 9,9 quintaux à l’hectare en 1909–13 sont passés à 13 quintaux en 1954–56 : au Canada, de 11,2 quintaux à 13,7 quintaux : l’augmentation russe est à peu près dans les même proportions, mais plus faible; pour les betteraves sucrières et les pommes de terre, les rendements sont encore plus nettement inférieurs à ceux des pays dont le milieu naturel présente des analogies. L’écart grandit encore si l’on considère le rendement des animaux, et en particulier des vaches laitières. Quant à l’évolution du cheptel par tête d’habitant, elle marque une nette aggravation de la situation alimentaire du pays, sauf en ce qui concerne… la viande de porc :

Indice du cheptel par tête d’habitants[158]
  1916 1960 Variations en %
Bovins 100 82 - 18 %
Vaches 100 77 - 23 %
Moutons et chèvres 100 98 - 2 %
Porcs 100 163 + 63 %

Une autre considération capitale pour achever le tableau de l’agriculture de la Russie capitaliste N° 2 est celle de l’évolution qualitative des cultures qui nous est donnée par le tableau suivant, toujours de source russe :

Structure de la surface ensemencée de 1913 à 1959
Année Surface totale Céréales Cultures industrielles Légumes et pommes de terre Cultures fourragères
1913 100 % 89,9 % 4,3 % 3,6 % 2 %
1940 100 % 73,5 % 7,8 % 6,7 % 12 %
1953 100 % 67,9 % 7,3 % 6,6 % 18,2 %
1956 100 % 66 % 6,7 % 6,1 % 21,2 %
1959 100 % 61 % 6,3 % 5,9 % 26,8 %
  (en pourcentages de la surface totale)

Ce tableau montre que la Russie n’est toujours pas sortie de la « phase céréalière » de l’agriculture qui caractérise les sociétés pré-capitalistes et les premiers stades du capitalisme. En introduisant, dans la seconde moitié du XXe siècle, les cultures fourragères, la Russie contemporaine amorce avec cent cinquante ans de retard la révolution agricole commencée vers la fin du XVIIIe siècle en Europe[159].

Quelle est la signification de toutes ces données qui sont bien connues et que la pensée bourgeoise la plus triviale inscrit bien entendu au passif du communisme ? En ce qui concerne le contraste entre les deux courbes, industrielle et agricole, (et quand nous disons industrielle, c’est vrai même pour l’industrie des biens de consommation dont les résultats sont pourtant tout autres que brillants), elle est précisément caractéristique de la phase historique du capitalisme ne serait-ce que pour une raison évidente : le nombre de rotations possibles du capital en une année est très supérieur dans l’industrie à ce qu’il est dans l’agriculture qui obéit au rythme naturel des saisons; or l’accélération des rotations du capital est précisément un moyen de combattre la chute du taux de profit qui accompagne le progrès technique; sauf dans les pays peuplés par immigration, comme les USA ou l’Australie, où les besoins en produits agricoles ont augmenté à un rythme accéléré et où la petite propriété paysanne ne faisait pas obstacle au développement d’une grande agriculture capitaliste, le capital a par conséquent toujours préféré se placer dans l’industrie plutôt que dans l’agriculture; les besoins alimentaires étant par ailleurs beaucoup moins « élastiques » que les besoins en produits industriels divers, l’agriculture est restée, en dépit de la concentration des terres et de la mécanisation progressive, un secteur de production petit-bourgeois, la tendance la plus récente allant vers la disparition des salariés agricoles et l’exploitation familiale de superficies de plus en plus grandes à l’aide de machines, alors que de toute évidence le nombre absolu des salariés croit dans l’industrie. Le retard de l’agriculture sur l’industrie russe ne présente donc aucun mystère : il est parfaitement conforme aux lois du mode capitaliste de production; aussi bien est-ce plutôt à propos de son retard par rapport à l’agriculture des pays avancés que le « communisme » est mis en accusation. C’est un fait que l’agriculture russe a connu une certaine concentration, qu’elle ne ressemble donc plus à la misérable agriculture parcellaire de 1927–28 dont le poids écrasant sur la ville a provoqué la défaite du parti prolétarien et l’offensive grand-capitaliste de l’ère stalinienne : à quoi donc imputer pareille stagnation ? Les adversaires du communisme accusent bien entendu le « collectivisme ». L’explication ne vaut rien : s’il y a « collectivisme » en URSS, il existe aussi bien dans l’industrie que dans l’agriculture : comment expliquerait-il alors le retard spécifique de celle-ci ? Le fond réactionnaire de cette thèse vulgaire, mais répandue, apparaît alors clairement : ce qu’on veut insinuer, c’est que c’est folie de vouloir organiser le travail agricole selon des principes valables seulement dans l’industrie (travail associé et division des tâches, à ne pas confondre avec la division sociale du travail). Si cela était vrai, on devrait faire son deuil de tous espoirs communistes, étant donné que, dans la suppression de l’actuel antagonisme entre ville et campagne, travail agricole et travail industriel, jamais on n’arrivera à une société travaillant selon un plan commun et où toute différence de classe aura disparu, or, cela n’est pas vrai, car si l’on compare les kolkhozes (unités mixtes, à secteur coopératif et privés) et les sovkhoses (entreprises agricoles à salariat et organisation de type industriel), on note que ce sont les seconds qui ont le meilleur rendement. Du rapport de Khrouchtchev au CC du parti gouvernemental du 5 décembre 1958, il ressort que les dépenses de travail dans les kolkhozes, par unité de production, étaient supérieures à celles des sovkhoses des valeurs suivantes :

Régions Grain Lait
Zone des terres noires 2,4 1,3
Région de la Volga 2,6 1,4
Caucase du Nord 3 1,4
Sibérie Occidentale 2,2 1,2
Kazakhie 2,2 1,1

Ce qui est en cause, c’est donc le kolkhoze, forme dominante aujourd’hui de l’agriculture soviétique et les rapports que l’État industrialiste entretient avec lui.

La comparaison entre investissements industriels et investissements agricoles et l’étude de l’évolution du pourcentage de l’investissement de l’État dans l’agriculture sont particulièrement suggestives. En empruntant à Bettelheim deux séries de chiffres comparables, puisqu’elles sont de la même source, on trouve les pourcentages suivants qui sont certainement trop forts, d’autres sources donnant des chiffres bien plus élevés pour les investissements dans l’industrie, sans malheureusement rien dire sur ceux qui ont été effectués dans l’agriculture; nous indiquons à droite les pourcentages qu’on obtient en utilisant d’une part la série de Bettelheim pour l’agriculture et, d’autre part, l’autre série pour les investissements industriels : la vérité doit se situer entre les deux[160] mais il est à noter que la courbe est la même.

Investissements en millions de roubles au prix de l’année courante
Années Industrie Agriculture % de l’investissement agricole
dans l’investissement total
1928 1 880 379 16,7 % -
1929 2615 840 24,9 % 9,9 %
1930 4115 2590 38,3 % 12,1 %
1931 7407 3645 32,9 % 16,5 %
1932 10 431 3820 26,8 % 15 %
1933 8864 3900 30,6 % 17,8 %
1934 10 624 4661 30,4 % 16,4 %
1935 11 880 4983 29,5 % 15,1 %
1936 13 956 2633 15,8 % 7,2 %
1937 13 928 2614 15,8 % 6,4 %
1938 - 1600 - 3,7 %
1940 - 1300 - 2,9 %

De ce tableau (qui fait pourtant la part belle aux staliniens dont il souligne de façon certainement exagérée l’effort pour équiper une agriculture d’un niveau misérable) il résulte néanmoins de façon claire que l’agriculture est restée la parente pauvre, même pendant les années de crise aiguë 1930–35 où la fourniture de machines et d’engrais aux kolkhozes en voie de constitution[161] était une nécessité vitale pour la survie du régime; il apparaît tout aussi nettement qu’à peine le danger écarté, l’État s’est empressé de reporter une fraction plus grande de ses ressources sur l’industrie, l’industrie lourde en particulier, comme nous l’avons vu : on voit alors, à partir de 1936, le pourcentage des investissement agricole tomber au niveau bien médiocre de 15,8 %, moins encore en 1939 et 1940 pour lesquelles la série des chiffres de la première colonne s’interrompt, mais que nous avons en accroissement. Pour l’après-guerre, on en est réduit aux conjectures : après les énormes destructions du conflit, le IVe Plan prévoyait un investissement de 19,9 milliards seulement pour les années 1945–1950, soit 3,3 milliards par an. Si l’on considère que, de source soviétique, les investissements du IVe Plan ont été ceux que nous indiquons ci-dessous, le pourcentage de l’investissement agricole serait tombé à 7,7 % en 1945 et même à 3,6 % en 1950 !

Investissements du IVe Plan
Anneés Industrie Agriculture % de l’investissement agricole
1945 39,2 3,3 7,7
1946 46,8 3,3 6,8
1947 50,8 3,3 6,4
1948 62,1 3,3 5,3
1949 76 3,3 4,3
1950 90,8 3,3 3,6
  (milliards de roubles)

En 1960, dans ses « Paysans soviétiques », Chombart de Lauwe affirme : « l’ensemble des investissements réalisés dans l’agriculture au cours des cinq premiers plans quinquennaux et même jusqu’en 1956, a été de 13 à 15 pour cent des investissements totaux dans l’économie nationale »[162]. Si grand était le souci que l’État soi-disant « ouvrier » eut de l’alimentation des travailleurs urbains…

Non seulement une telle politique d’investissement est de caractère strictement capitaliste, puisqu’elle exalte la production industrielle au détriment de la production agricole, mais elle constitue la racine économique de la préférence accordée par le régime stalinien à la forme mixte, coopérative privée du kolkhoze, sur la forme plus évoluée de la ferme d’État ou sovkhose. Il est bien clair, en effet, que pour pouvoir généraliser la forme sovkhosienne dans les années qui précédèrent la guerre (ou dans la période de reconstruction des années 1945–50), l’État aurait dû continuer à augmenter ses investissements directs dans l’agriculture au lieu de les laisser tomber aux pourcentages insignifiants que nous leur voyons de 1936 à 1940 et de 1945 à 1950 et qui ne s’amélioreront pas, tout au contraire, à l’ère khrouchtchevienne, comme nous le verrons plus loin. Il aurait eu à affronter en outre un ennemi autrement imposant que le petit prolétariat industriel des villes en la personne de l’énorme prolétariat rural en lequel se seraient transformés les petits producteurs qui déjà en tant que petits-bourgeois individualistes qu’ils restaient dans les kolkhozes ne laissèrent pas d’effrayer le pouvoir à partir du moment où, par suite de la « collectivisation » forcée, ils se retrouvèrent moins dispersés qu’auparavant[163]. Enfin, la généralisation du sovkhose n’aurait pas été compatible avec le maintien de la surpopulation agricole relative qui se vérifie dans le kolkhoze, grâce précisément à la tolérance envers la petite exploitation parcellaire qu’il abrite; elle aurait « libéré » plus de main-d’œuvre que ne pouvait en absorber immédiatement l’industrie, même en plein essor, et créé du même coup le risque de graves mouvements sociaux alors que le système kolkhosien permettait de maintenir, dans l’agriculture, une quantité de main-d’œuvre certainement supérieure aux besoins normaux de grandes exploitations motorisées; mais, pour le pouvoir, il était avantageux de pouvoir prélever sur cette population excédentaire les suppléments de main-d’œuvre industrielle au fur et à mesure des besoins. En Russie comme ailleurs, ce sont donc les exigences du développement capitaliste qui, sous une forme il est vrai originale, ont empêché la liquidation de l’archaïsme de la petite production dans les campagnes. Or, sa persistance plus ou moins camouflée, tout en n’étant elle-même qu’une conséquence, a joué son rôle propre dans la faiblesse de l’augmentation des rendements agricoles russes. Aux investissements parcimonieux s’ajoute en effet une utilisation déplorable du capital disponible qui correspond à l’indifférence du petit-bourgeois kolkhosien à l’égard des intérêts généraux de la société et surtout à son incapacité technique de producteur parcellaire dont la « révolution culturelle » (alphabétisation, envois de spécialistes de toute sorte dans les kolkhozes) n’est probablement pas encore venue à bout aujourd’hui.

La concentration des terres réalisée dans la Russie capitaliste № 2 ne fait que mieux ressortir l’incroyable vitalité du secteur parcellaire de l’agriculture kolkhosienne que l’opportunisme stalinien des années 1934–35 protégea comme un simple « auxiliaire » du kolkhoze (qu’il fallait bien tolérer en compensation des exigences draconiennes qu’il se préparait à présenter à la paysannerie comme au prolétariat), sans prévoir qu’il allait devenir un parasite insatiable qui sucerait sans relâche la main-d’œuvre dont, même mécanisée, la ferme collective avait besoin. Entre 1928 (date de la création de la première station de machines et tracteurs) et 1959, la dimension moyenne des kolkhozes est passée de 33 hectares et de 13 feux à 5800 hectares (dont 2400 ha ensemencées) et 300 feux[164]; dans le kolkhoze de 13 feux, les parcelles individuelles autorisées allant de 0,25 à 0,70 ha en principe, mais atteignant 3 à 6 ha avec les terres fourragères, la surface totale exploitée en privé par les familles paysannes membres du kolkhoze pouvait atteindre de 39 à 78 ha contre les 33 ha moyens de la ferme collective, c’est-à-dire de 54 à 70 % de la surface totale appartenant aux kolkhozes. Avec la même tolérance, la terre exploitée en privé passe à des surfaces comprises entre 900 et 1800 ha dans le kolkhoze de 300 feux de 1958, ce qui, face aux 3200 ha moyens de la ferme collective ne représente plus que les 21 à 36 % du total. Pour une agriculture soi-disant « collectivisées », c’est encore beaucoup !

Beaucoup trop, si l’on songe au « gaspillage barbare » de travail – et en particulier de travail féminin – qu’un pareil mode de production implique, et qui est en contradiction cruelle avec les buts d’émancipation de toute la masse travailleuse sous la direction du prolétariat que le bolchevisme n’avait cessé de viser. Beaucoup trop également, quand on sait que, bien loin de jouer un faible rôle dans l’économie agricole de la Russie, les exploitations familiales des kolkhosiens détenaient 54 % des surfaces consacrées à la culture de la pomme de terre et des légumes en 1957 et qu’elles possédaient en 1959, 41 % des bovins, 57 % des vaches, 36 % des porcs, 26 % des ovins, fournissant en 1958 la moitié de la production de viande et de lait de l’URSS[165].

Il est inutile de souligner l’impudence du pouvoir soviétique qui, après avoir abusivement assimilé socialisme et économie étatique (choses tout à fait incompatibles, comme nous l’avons déjà vu, l’économie n’ayant de caractère étatique que dans la phase de transition au socialisme caractérisée par la dictature du prolétariat), osa soutenir que l’économie d’après 1920–30 était pleinement socialiste, alors qu’elle abritait comme un cancer un secteur privé aussi considérable dans l’agriculture, pour ne rien dire de la situation réelle de l’industrie, que nous examinerons plus utilement quand nous en viendrons aux réformes khrouchtchevienne et post- khrouchtcheviennes. La seule question qui se pose est de savoir pour quelles raisons l’archaïque production familiale a manifesté en URSS une telle vitalité. A elle seule, la tolérance gouvernementale n’explique pas grand chose, pas plus d’ailleurs que « l’instinct de propriété » de la petite-paysannerie : en France, où le gouvernement n’a aucune prétention socialiste et où la « tolérance » à l’égard des petits-paysans va de soi, il est probable que leur économie a reculé dans des proportions bien plus grandes qu’en Russie au cours des dernières 15 ou 20 années; quant à « l’instinct de propriété », il n’a rien d’inhérent à la « nature humaine » (même paysanne) contrairement à ce qu’affirment les serviteurs de la bourgeoisie, mais il est une simple réaction de défense des individus (évidemment attachés au premier chef à leur propre conservation physique) dans toutes les sociétés qui vouent à l’esclavage, à la déchéance, voire à la mort ceux qui ne possèdent pas de capital ou simplement de réserves : la dictature du prolétariat viendra à bout d’un tel « instinct » sinon aisément, du moins à coup sûr en substituant à la misérable et illusoire « garantie » de la propriété individuelle une garantie sociale et collective autrement plus haute et efficace ! Le secret de la fossilisation du pseudo-socialisme russe dans des formes privées bien inférieures encore à celles que l’on observe dans les pays les plus avancés d’Occident est donc ailleurs et il réside, comme on s’en doute, dans les rapports économiques existant entre État industrialiste et paysannerie kolkhosienne, question qui n’est pas épuisée par l’étude de sa politique d’investissement.

Déjà en 1928, Trotski notait que les comptes entre État soviétique et paysannerie russe étaient si embrouillés que bien malin aurait été celui qui aurait pu établir si oui ou non l’État était le propriétaire effectif de la rente foncière qui lui revenait de droit (c’est-à-dire du point de vue purement juridique) en tant que propriétaire théorique du sol : jusqu’à la semi-capitulation khrouchtchevienne, on peut dire que les rapports entre l’État stalinien et la paysannerie sont restés ceux d’une lutte acharnée, qui se déroula derrière le paravent protecteur de la « démocratie ouvrière et paysanne » tout comme celle des classes bourgeoises contre le prolétariat se déroule derrière la façade beaucoup plus vermoulue de la démocratie parlementaire dans les pays occidentaux; et l’enjeu de cette lutte fut précisément la rente, c’est-à-dire le produit agricole excédant la consommation directe des paysans, par nature incontrôlable.

Dans l’agriculture, la soi-disant planification dont les admirateurs du « socialisme russe » ont toujours la bouche si pleine ne concerne pas la production elle-même, ou plutôt ne la concerne que de façon très indirecte : ses limites sont celles des investissements de capitaux de l’État dans l’agriculture dont nous avons vu combien elles sont étroites; à cela, il convient d’ajouter l’intervention répétée du pouvoir pour empêcher que les kolkhozes ne répartissent tout le produit en argent résultant de la vente à bas prix de leurs produits entre leurs membres, au lieu de conserver et d’accroître le « fonds indivisible » prescrit par la loi et qui devait constituer le capital d’exercice de la coopérative. On voit donc qu’en matière de production, toute la « planification » se réduit finalement à encourager une accumulation privée de capital par les coopératives kolkhosiennes qui déchargera l’État de la douloureuse obligation de détourner une partie de ses ressources de l’industrie lourde vers l’agriculture : c’est donc tout le contraire d’une planification socialiste visant au contraire à réduire le secteur des initiatives privées, et du même coup le contraire d’une planification tout court puisque, par définition, les initiatives privées sont incontrôlables et imprévisibles.

Si « planification » il y a, elle n’intervient qu’au stade de la collecte des produits qu’elle organise sur la base d’un système compliqué de livraisons obligatoires à l’État : on ne trouve pas là l’élément de prévision sans lequel il n’est pas possible de parler de plan, mais seulement une contrainte qui ne s’exerce nullement en faveur du prolétariat urbain, mais en faveur de l’industrialisme capitaliste d’État, et encore selon les données empiriques d’une « longue pratique » : les quantités exigibles de chaque république, région ou district sont fixées par des « normes » répondant à la localisation existante des productions et à leur rendement traditionnel en fonction du climat et des capacités locales de production; il n’est pas question d’intervenir directement sur ces éléments : on en tient compte, un point c’est tout, quitte à modifier la répartition des contingents de livraisons entre les régions ou les exploitations quand cette modification se produit d’elle-même et devient évidente : belle « planification » !

Il n’existe pas moins de cinq circuits commerciaux distincts des produits agricoles, du moins jusqu’à la réforme de 1958. Ils sont les suivants[166] :
« Circuit en nature № 1 : Les kolkhozes livrent une partie de leur production en nature aux Stations de machines et tracteurs (entreprises industrielles étatiques desservant plusieurs kolkhozes) qui la remettent à l’État. En contrepartie, l’État fait fonctionner la SMT qui travaille pour le kolkhoze. Théoriquement la livraison de produits par le kolkhoze équivaut aux services rendus par la SMT ». En réalité qu’en est-il ? Il en va de cet « échange » prétendument « socialiste » comme de tout échange : c’est à qui roulera le partenaire; tout est question de rapport de force; l’État « planificateur » prétend bien entendu remporter à tout coup, chose peu vraisemblable; mais le kolkhoze jaloux de son autonomie, tout en se plaignant amèrement de la tyrannie de l’État, le prétend tout autant : ô harmonies « socialistes » !

« Circuit № 2 : le kolkhoze doit s’acquitter de ses livraisons obligatoires à l’État; les produits sont payés au kolkhoze à un prix très faible et revendus à un prix beaucoup plus élevé au consommateur; l’État fait donc un bénéfice important ». On se souvient à ce sujet de ce que disait Lénine : en Russie avant la révolution le commerce capitaliste n’assurait la liaison entre ville et campagne qu’en grugeant et en volant, mais enfin il rassurait; nous, communistes, nous ne pouvons malheureusement pas assurer cette liaison autrement que par le commerce à l’état actuel des choses, mais nous devons l’assurer par un commerce à l’européenne, un commerce moderne et non pas le commerce primitif, usuraire des anciens spéculateurs. Qu’a fait l’État stalinien ? il n’a pas détruit ce vieux commerce qui dépouillait les producteurs du plus clair de leur produit : il l’a pris en main, il l’a lui-même pratiqué. Il est devenu l’usurier et le spéculateur en chef, et la seule chose qui dissimule cette réalité à tous les gogos qui croient au « socialisme dans un seul pays », c’est que ce fut au service de l’industrialisation accélérée de la Russie : belle « dictature du prolétariat » !

« Circuit № 3 : Le kolkhoze souscrit, notamment pour les cultures industrielles, des contrats avec l’État; l’État paie la somme convenue et livre au kolkhoze les moyens de production (engrais ou semences) précisés dans le contrat. Le prix de vente du produit agricole au public étant supérieur au prix d’achat au kolkhoze, l’État réalise également un bénéfice sur cette opération ». Notons que le « contrat », comme l’échange, est aux antipodes du socialisme, puisqu’il suppose l’existence d’unités économiques indépendantes et rivales.

« Circuit № 4 : L’état peut acheter une partie de la production du kolkhoze à des prix fixés, mais beaucoup plus élevés que ceux des livraisons obligatoires. Le kolkhoze n’étant pas obligé de livrer, les prix se rapprochent de ceux du marché kolkhosien. »

« Circuit № 5 : Lorsque le kolkhoze a satisfait à ses obligations à l’égard de la SMT et de l’État, il peut directement vendre au public sur le marché kolkhosien le reste de sa production. Les prix sont (ici) le résultat de la confrontation entre l’offre et la demande; ils sont très avantageux pour le kolkhoze, mais les transactions ne portent que sur de petites quantités. »

Tout le secret de la survivance de l’économie parcellaire est là. En théorie, le membre du kolkhoze est un « coopérateur » qui, en plus du salaire calculé sur les « journées-travail » qu’il a fournies, touche sa quote part du bénéfice du kolkhoze; mais en pratique, les prélèvements de l’État sont tellement importants en volume et les prix qu’il paye sont si bas (inférieurs aux prix de marché, et même, pour les livraisons obligatoires, aux prix de revient) qu’une fois déduit le « fonds indivisible » (c’est-à-dire la part du revenu en argent destiné à la capitalisation, à laquelle l’État veille jalousement, pour les raisons que nous avons vues), il ne reste plus rien à partager entre les membres du kolkhoze[167], dont le caractère est plus patronal que coopératif finalement; le kolkhosien ne touche qu’un maigre salaire, un salaire qui dans les kolkhozes retardataires ou des régions pauvres est probablement encore inférieur à celui des ouvriers urbains, tous les observateurs notant une infériorité marquée du niveau de vie à la campagne par rapport à celui de la ville. « En vendant au marché kolkhosien quelques tonnes de légumes en provenance de l’exploitation auxiliaire, le paysan obtient, avec un petit nombre d’heures de travail, un revenu plus élevé que celui versé par le kolkhoze pour toute l’année »[168]. En 1958, le revenu que son micro-commerce lui procure s’élève encore en moyenne à 50 % de son revenu total. Il ne faut donc pas s’étonner si pendant longtemps le commerce kolkhosien est alimenté en majeure partie par les kolkhosiens et non par les kolkhozes[169] : le travail que le paysan soviétique effectue sur sa parcelle a la même source que le « travail noir » de l’ouvrier mal payé, et tant que les conditions qui l’ont engendré subsistent, il est aussi indéracinable que lui. Même si, par absurde, l’État avait voulu l’interdire (mais il n’a eu garde de le faire, pas plus que le petit patron mauvais payeur n’interdira jamais à son ouvrier des travaux supplémentaires plus ou moins illicites qui l’aident à supporter son sort), cela serait resté sans effet : on ne supprime pas la petite production par décret constitutionnel; elle ne disparaît que quand elle est devenue économiquement absurde, ce qui se produit déjà dans les capitalismes plus évolués que celui de la Russie, qui de ce fait se trouvent économiquement et socialement plus avancés qu’elle sur la voie allant vers le socialisme, même si politiquement, ils sont tout aussi réactionnaires. Démentant cruellement les mensonges officiels sur le socialisme russe, la petite économie auxiliaire du kolkhoze n’a cessé de peser sur son économie « coopérative » dans la mesure où les heures de travail qui lui étaient consacrées étaient (et ne pouvaient être) que volées à cette dernière[170]. Le pouvoir soviétique s’est toujours complètement moqué du socialisme : mais il ne pouvait à la longue se moquer du bilan désastreux de son agriculture. Il ne faut donc pas s’étonner si la question agraire est à la racine de l’ultime mutation que la Russie ait subie avec les réformes dites « khrouchtcheviennes », comme elle fut à la racine d’autres tournants effectués dans des conditions toutes différentes : la NEP, la libéralisation de 1925 de la politique agraire, puis le tournant de 1929–30. Il est néanmoins juste de noter que, dans le cadre de la Russie capitaliste numéro 2, cette ultime mutation a affecté bien d’autres choses encore que la politique agricole du gouvernement.

Avec son prolétariat paysan que le pouvoir stalinien n’hésita pas à soumettre à une législation du travail qui n’avait rien à envier à la cruelle législation en vigueur à l’aube du capitalisme dans la patrie de ce mode de production, l’Angleterre; avec ses immenses masses kolkhosiennes que ce même pouvoir flattait, mais maintenait dans la même misère et en outre dans l’abrutissement de la petite-production, la Russie capitaliste № 2 a traversé victorieusement l’épreuve de la seconde guerre impérialiste, démenti sanglant à la doctrine insensée de l’émancipation du prolétariat et des travailleurs dans le cadre national puisqu’elle coûta 23 millions d’hommes (« le capital le plus précieux » de Staline) à la population russe; mais le pays qui sort de la reconstruction de 1947–55 (IVe et Ve plans quinquennaux) n’est plus à coup sûr celui de l’époque de l’industrialisation. Les éléments de comparaison manquent avec les années 1929–30, c’est-à-dire avec le début de l’offensive de la révolution capitaliste, mais la progression de la population urbaine de 56 millions en 1938 à 61 en 1940, 87 en 1956 et 99,3 en 1958 est déjà passablement éloquente. Du fait que le taux d’accroissement démographique est plus fort à la campagne qu’à la ville, la régression de la population rurale est plus lente que l’accroissement urbain : de 115 millions en 1938, celle-ci passe à 113 millions en 1956 et 109 millions en 1958. Plus intéressante, la composition de la population active, qui révèle une division sociale du travail suffisant à elle seule à ruiner la thèse de l’existence du « socialisme » en Russie[171], permet de caractériser avec précision le stade atteint par le capitalisme russe :

Population active : 90 000 000 (45,4 % de la population totale)
Agriculture 42 % (38 millions de personnes)[172]
Industrie 31 % (28 millions de personnes)[173]
Services 23 %
Commerce 5 %

Il s’agit d’un capitalisme adulte puisqu’il a franchi le cap des 50 % de population active occupée dans l’agriculture; mais il s’agit d’un capitalisme encore jeune, le pourcentage des paysans étant encore très élevé (il est de 12 % aux USA et de 28 % en France à la même date) et la part des services beaucoup plus faible (27 % contre 51 % aux États-Unis et 35 % en France); quant aux 5 % du commerce (contre 16,5 % aux USA et 13,4 % en France), ils sont à mettre en rapport avec la faible circulation de biens de consommation et non avec un hypothétique socialisme; s’ils correspondent à des « mœurs spartiates », comme le dit un commentateur bourgeois, ce ne sont pas celles d’un régime prolétarien qui dédaignerait à coup sûr le consommationisme effréné et imbécile de la société occidentale, mais celles que l’industrialisme capitaliste stalinien a imposées sans grande peine à une population aux besoins réduits, car elle était peu « civilisée » au moment de la révolution, et au reste protégée contre les convoitises dangereuses par le fameux « rideau de fer » arrêtant non seulement le flux des marchandises étrangères, mais aussi toute information sur le monde extérieur au « paradis socialiste ». Tout pauvre qu’il reste, ce pays a une dotation de capacités productives très supérieures à celles de 1928–29 : il s’agit non seulement de la mécanisation intense qu’on lit aisément dans les chiffres d’accroissement de la production de l’industrie lourde, non seulement de l’accroissement du nombre d’ouvriers (11 590 000 en 1928,; ils doivent être 23–24 millions en 1958 si on tient pour exact le chiffre de 4 à 5 millions de « cadres » et « techniciens » divers de l’industrie), mais aussi des transformations qualitatives qui s’observent toujours à la deuxième génération dans une population urbaine d’origine rurale récente et qui, dans le cas de la Russie, ont été en tout cas suffisantes pour permettre l’abrogation du code du travail féroce en vigueur sous Staline, dû à la nécessité de plier à la discipline industrielle des millions de paysans habitués aux rythmes lents des travaux agricoles traditionnels, « villageois déracinés, citadins récalcitrants, désespérés, anarchiques et impuissants… transportant dans les usines leur individualisme farouche de moujiks » dont le stalinisme sut d’ailleurs parfaitement jouer avec son « vaste système de compétition individuelle, avec bonifications, sursalaires, primes de rendement » ou « émulation stakhanoviste »[174]. Par « transformations qualitatives » il faut entendre l’ensemble des conditions qui, de l’alphabétisation à la majeure discipline engendrée par la vie industrielle et urbaine, concourent au moins autant que l’emploi de la machine à l’augmentation de la productivité du travail; elles rentrent dans ces « conditions matérielles du socialisme » que les bolcheviks avaient espéré pouvoir développer en attendant la révolution mondiale sans retomber dans les hontes et les horreurs du capitalisme, mais bien loin de constituer des « conquêtes socialistes » elles n’excèdent pas le cadre de ce progrès bourgeois qui, dans tous les pays, a accompagné le développement industriel, mais qui, à aucune autre époque, ne s’était attiré ce respect servile qu’on voit les pseudo-marxistes d’aujourd’hui lui manifester, à la remorque des Soviétiques.

La première conséquence capitale de ce progrès bourgeois, allié aux conséquences complexes de la guerre, fut qu’il rendit impossible le maintien de ce rideau de fer à l’abri duquel Staline s’imaginait pouvoir résister au mercantilisme capitaliste : plus une économie nationale est développée et plus, du même coup, les besoins de la population y sont grands, plus elle a besoin de l’économie mondiale et moins l’autarcie économique y est tolérable[175].

Cette conséquence qui, en politique, se traduisit par la « doctrine » de la « coexistence pacifique » (depuis longtemps pratiquée sur le plan de classe sinon sur le plan national), se manifesta économiquement par un spectaculaire renversement de l’évolution du commerce mondial de la Russie. Or, quoique les valeurs absolues de ce commerce fussent restées des plus modestes, ce renversement traduisait un courant souterrain qui ne devait plus laisser grand-chose debout du laborieux édifice de mensonges qui constituait le « socialisme » stalinien. En prix évalua en millions de roubles de 1961, tel est le tableau du commerce soviétique : de 1932 à 1945, une chute spectaculaire, avec une décroissance annuelle moyenne de 7 % (le chiffre des importations de 2514, relevé en 1945, correspond aux livraisons de guerre du prêt et bail); de 1946 à 1961 (nous n’avons pas de chiffres plus récents comparables), une remontée tout aussi spectaculaire, avec une augmentation annuelle moyenne de 15 % :

Volume du commerce extérieur de l’U.R.S.S.
Année Exportations Importations Total
1913 1192 1078 2270
1932 451 273 662
1933 389 273 662
1934 328 182 510
1935 288 189 477
1936 244 242 486
1937 295 129 524
1938 230 245 475
1939 104 167 271
1940 240 245 485
1945 243 2514 2757
Ici, la vapeur est renversée :
1946 588 692 1280
1947 694 672 1364
1948 1177 1102 2279
1949 1303 1340 2643
1950 1615 2310 2925
1951 2061 1792 3853
1952 2511 2255 4766
1953 2653 2492 5145
1954 2900 2864 5764
1955 3084 2754 5838
1956 3254 3251 6505
1957 3943 3544 7487
1958 3868 3915 7783
1959 4897 4566 8463
1960 5006 5066 10 072
1961 5399 5249 10 648
(en roubles 1961)

En liaison avec ce rétablissement des relations commerciales avec l’extérieur, c’est-à-dire avec le marché capitaliste mondial, un curieux changement se produit en Russie à partir de 1956 : après un quart de siècle de « socialisme dans un seul pays », on réclame de toutes parts un… « retour à la NEP » ! Ce qu’il faut entendre par là est bien clair : il ne s’agit pas du tout d’adoucir la pression que les exigences de l’accumulation du capital exercent sur le prolétariat de Russie (ni même sur sa petite paysannerie) dans une préoccupation de classe; ce temps révolu ne reviendra plus jamais. Il s’agit de rationaliser au sens capitaliste ce processus d’accumulation. Le mot d’ordre : priorité à l’industrie lourde subsiste dans toute sa rigueur, étant donné que l’obligation de « rattraper et dépasser » le pays capitaliste le plus développé (les USA) si on ne veut pas être écrasé économiquement, puis militairement, subsiste aussi. Que ce soit une course perdue d’avance[176] n’est pas du tout un fait suffisant pour inciter la Russie à y renoncer; par contre, sa position d’infériorité, qu’elle sent mortelle, lui dicte son nouveau mot d’ordre : « abaissons les coûts de production ! », obsession qui lui dicte toutes les mesures qu’elle prend depuis tantôt dix ans et que l’imbécillité bourgeoise présente comme un « rétablissement du capitalisme » comme si, sous Staline, quoi que ce soit d’autre avait régné que le Capital impersonnel de l’État !

Le fond des critiques de plus en plus amères contre la « vieille planification » et des réformes effectuées tient en peu de mots : tant qu’il s’agissait de doter la Russie d’un appareil de production qui lui manquait totalement, les méthodes centralisatrices, autoritaires et administratives étaient fort bonnes; maintenant, elles sont devenues un obstacle au développement économique. La réforme industrielle de 1957 commence donc par substituer une direction régionale horizontale à la direction nationale verticale : c’est la liquidation de 23 ministères industriels centraux sur 33 et le rattachement des entreprises à des autorités locales : les sovnarkhoses, au nombre de 104 sur tout le territoire. La mesure est parfaitement justifiée du point de vue capitaliste : comment la prétention de l’État Central de contrôler dans le détail l’activité de plus de 200 000 entreprises industrielles et de plus de 100 000 chantiers de construction ne conduirait-elle pas à l’anarchie administrative ? Quel est son intérêt économique ? Il ne s’agit pas, comme dans le socialisme, d’établir des bilans de ressources et de besoins afin de répartir les tâches sociales en fonction des possibilités et de l’utilité, d’égaliser progressivement les conditions locales, de réduire les déséquilibres. Il s’agit seulement de ne pas freiner la production. Le contrôle central, indispensable dans le socialisme, devient bien une entrave de ce point de vue dès que le nombre des unités de production atteint un certain nombre. Le système des sbyts ces organes administratifs par l’intermédiaire desquels passent obligatoirement toutes les entreprises quand elles veulent entrer en relation entre elles, est ressenti comme particulièrement odieux. Quand le volume de ces relations était encore réduit, que les produits acheminés d’une entreprise à une autre étaient qualitativement peu différenciés, c’était un bon moyen de répartir au mieux les moyens de production existants. Mais, avec l’accroissement du volume des échanges, et surtout la différenciation des besoins des entreprises en ce qui concerne les moyens de production (différenciation ignorée des bureaucrates qui ne savent rien de la technologie sans pour autant tout savoir de l’économie), les sbyts sont le meilleur moyen d’empêcher telle entreprise de se procurer au plus vite telle machine perfectionnée ou rare dont elle a besoin auprès de telle autre qui la produit : les sbyts iront donc rejoindre les ministères centraux au musée du « socialisme dans un seul pays ».

Ce n’est pas tout. Ce qu’on reproche aux méthodes autoritaires, c’est leur caractère purement administratif et anti-économique : elles faisaient trop appel à l’obéissance aux chefs hiérarchiques, pas assez à la recherche d’une rationalité économique comprise au sens capitaliste de la rentabilité, non de l’ensemble de l’économie nationale, mais de chaque unité prise séparément. Le système de va et vient des plans du centre planificateur aux entreprises et des entreprises au centre planificateur s’est d’abord résolu en un duel entre ces dernières et la direction centrale, les unes cherchant à obtenir le plan le plus facile à exécuter, et l’autre à imposer des objectifs élevés. Non seulement le compromis final n’a rien de « scientifique », mais ce sont les entreprises fonctionnant le mieux qui se sont trouvées pénalisées; ce système a en outre incité les entreprises non pas à employer à fond leurs capacités productives, mais à « stocker » au contraire une partie de celles-ci pour faire face à une éventuelle augmentation des exigences de l’État en cours de réalisation. Soucieuse d’appliquer le plan, voire de le dépasser, les entreprises ne se sont pas préoccupées d’utiliser au mieux les équipements. Que leur gestion ait été bonne ou mauvaise de ce point de vue, cela n’influençait pas l’attribution par l’État des fonds nécessaires à l’élargissement de la production; par ailleurs, les équipements étant financés sur dotation budgétaire sans participation financière directe, tant soit peu importante, des établissements, ceux-ci n’étaient responsables ni de leur accroissement, ni de leur modernisation. Dans ces conditions, même si le principe de la rentabilité des différentes unités économiques n’a cessé d’être réaffirmé, l’unique guide de leur activité réelle, c’est l’obtention des objectifs les plus faciles à atteindre où dont l’exécution et le dépassement assureront le plus d’avantages matériels à la direction. voire au personnel de l’entreprise. En vue d’atteindre cette « rationalité économique » au sens le plus bourgeois du terme, on oblige les kolkhozes à racheter le parc de machines de l’État qui deviendra ainsi un capital coopératif dont ils seront les seuls responsables; on espère ainsi leur inculquer la « saine » habitude de calculer leurs « coûts » et de réaliser des économies par une réduction du gaspillage scandaleux qu’ils faisaient des moyens de production lorsque ceux-ci appartenaient à l’État et que leur préoccupation principale était de produire les quantités de denrées à livrer obligatoirement.

On espère la même chose d’un accroissement de la responsabilité des directeurs des entreprises industrielles. Le couronnement de tout le nouvel édifice réside dans une politique d’« honnêteté des prix », partant de ce principe archi-banal : si les prix fixés par l’État, en particulier pour les produits agricoles, sont systématiquement au-dessous du prix de revient, l’unité productrice n’est pas intéressée a produire à moins de frais, puisqu’elle ne retire aucun profit de ses efforts. Dans le cas du kolkhoze, cette absence d’intéressement favorise la petite entreprise auxiliaire aux dépens de l’entreprise collective et entretient notre crise alimentaire, indigne d’un pays civilisé. Bref, de tous côtés, ce ne sont, depuis plus de dix ans, qu’hommages rendus à la « grande œuvre de Staline », en même temps que soupirs de lamentation sur l’archaïsme de ses méthodes et revendication de principes économiques plus « sains » qui se trouvent être les principes du capitalisme le plus classique.

A cette occasion, on voit se reproduire la vieille discussion parfaitement oiseuse sur les « nécessités historiques ». De vieux staliniens s’inclinent devant celles-ci la mort dans l’âme, tout en jurant que le socialisme russe reste le socialisme russe. En réalité, du point de vue des nécessités historiques du capitalisme, il ne fait pas de doute que les « principes » qu’ils jettent ainsi par-dessus bord sont réellement périmés. Mais, pour des marxistes et des révolutionnaires, le problème réel qui se pose n’a strictement rien à voir avec la question de savoir si ce sont les staliniens ou leurs critiques qui ont raison, s’il vaut mieux la centralisation ou la décentralisation, l’autorité ou le libéralisme, l’intéressement matériel ou la contrainte. Pour des marxistes et des révolutionnaires, ces débats sont parfaitement insipides parce que la conception authentiquement communiste de la rationalité économique diffère précisément de la rationalité telle que les Soviétiques la conçoivent, exactement comme le socialisme diffère du capitalisme. En d’autres termes, c’est la « nécessité historique » qu’ils incarnent eux-mêmes qui diffère de celle à laquelle obéit le pouvoir soviétique. Au point de vue de cette rationalité, de cette nécessité historique, les critiques post-staliniens du stalinisme font aussi piètre figure que les staliniens eux-mêmes, et peut-être une figure pire encore. Pour dire les choses en peu de mots, la « rationalité » de ces néo-socialistes-dans-un-seul-pays se borne à économiser le capital constant pour retarder et freiner la chute du taux de profit et affronter avantageusement la « compétition pacifique » avec des pays capitalistes plus développés sur le marché mondial. La seule « rationalité » que nous, communistes prolétariens, reconnaissions comme telle, c’est l’abolition du gigantesque gaspillage de travail vivant que pratique tout capitalisme. A la première, il faut le respect de la loi de la valeur, la liberté économique, la concurrence, bref l’anarchie mercantile et le sordide intéressement bourgeois.

A la seconde, il faut la liquidation de cette liberté, de cette concurrence et donc de cette anarchie, la substitution de la loi de l’utilité sociale à la loi de la valeur, de la solidarité à l’« intéressement ». C’est la première qui a suscité la monstrueuse doctrine khrouchtchevienne du socialisme mercantile après la non moins monstrueuse doctrine stalinienne du socialisme national. La seconde inspire au petit parti international d’aujourd’hui la défense inconditionnelle des principes internationalistes et anti-mercantilistes que les bolcheviks ne renièrent jamais. La première conduit à une troisième guerre impérialiste. La seconde imposera à la classe ouvrière mondiale la voie de la Révolution et de la Dictature prolétarienne. Quand l’heure en aura à nouveau sonné ce ne sera pas seulement celle de la revanche du glorieux octobre bolchevique, lentement étouffé dans le cadre suffocant des formes capitalistes ressuscitées derrière le paravent du « socialisme national ». Ce sera le début d’une émancipation totale, non seulement du prolétariat, mais de toute l’espèce humaine, la fin de la préhistoire barbare à laquelle jamais le Progrès capitaliste et bourgeois ne pourra mettre fin.

Notes :
[prev.] [content] [end]

  1. Des milliers de lecteurs auront vu trouver cette définition dans la Révolution inachevée du « marxiste » Isaac Deutscher auquel il faut reconnaître le mérite de formuler dans toute leur pureté les thèses les plus insoutenables de l’opportunisme, en dédaignant tous les secours de démagogie dont elles s’entourent généralement.[⤒]

  2. La thèse ci-dessus citée pour les besoins de l’exposé implique que la destruction du parti bolchevique (que seuls les staliniens recuits osent nier) n’a pas signifié une destruction du parti de classe du prolétariat et la perte du pouvoir par cette classe, mais seulement l’élimination du courant jusqu’alors prédominant qui constituait un mélange de communisme et de démocratisme révolutionnaire bourgeois. Ne frémissons pas, et voyons ce que cela entraîne : si cela était vrai, la contre-révolution politique de 1927–29 n’aurait pas, sur le plan du socialisme, une portée plus grande que, sur le plan du capitalisme, n’en eut la substitution de l’Empire bourgeois de Napoléon à la république jacobine (forme politique de la révolution démocratique), après une série de transitions que nous négligerons. Dans les deux cas, tout loisir est laissé à celui qui médite sur l’histoire de trouver ce changement politique « regrettable » mais dans aucun des deux cas, il n’empêche la révolution économico-sociale (la socialiste dans le cas de la Russie stalinienne, la capitaliste dans la France de Napoléon) de se déployer victorieusement; ce qui est vrai de leurs régimes le reste de tous ceux qui leur succèdent, y compris le régime post-stalinien d’aujourd’hui. Mais alors, l’internationalisme révolutionnaire à l’échelle mondiale du parti bolchevique cesse de pouvoir être considéré comme une caractéristique sans laquelle il n’y a plus de parti de classe, c’est-à-dire un principe intangible du programme communiste. Il devient une sorte d’ornement qui parait la république léninienne comme la vertu jacobine parait celle de Robespierre, mais qui était finalement aussi superfétatoire qu’elle ! L’effondrement de l’internationale communiste, le discrédit mondial qui s’est abattu sur le communisme, la seconde guerre impérialiste et l’impuissance de la classe ouvrière à y mettre fin, la désorganisation politique qui subsiste un quart de siècle après et qui fait les beaux jours du capitalisme contemporain, tout cela est donc compté pour rien, ou jugé secondaire. On se demande quelle doctrine, aussi conservatrice et traditionaliste qu’on voudra, pourrait bien être plus odieuse que cet affadissement mondain du marxisme révolutionnaire.[⤒]

  3. Deutscher confie à ses malheureux lecteurs (qu’aucune tradition de parti et aucune doctrine de classe ne protègent contre ses sophismes puisque le parti de classe est réduit à une quasi-impuissance et que sa propagande ne touche qu’un nombre infime de prolétaires) que l’économiste officiel du régime, Eugène Varga en personne, avouait volontiers en privé, dans les années 30, que la doctrine du « socialisme dans un seul pays » n’était qu’une « doctrine de consolation ». C’est évidemment une incitation à conclure que peu importe finalement l’idéalisation, si l’œuvre accomplie a été prolétarienne. C’est compter pour rien le rôle du parti, qui doit éduquer et émanciper, non seulement la classe ouvrière, mais tendanciellement tous les membres de la société, et non pas leurrer et tromper comme l’ont fait tous les autres régimes de classe. C’est compter pour rien l’importance capitale de cette fatale doctrine du socialisme dans un seul pays dans le démantèlement du mouvement international du prolétariat auquel elle a servi à faire accepter les pires tournants politiques. Cette question avait été déjà nettement posée dès 1925 au XIVe Congrès. Boukharine (qui ne fut pourtant jamais un national-communiste) objectait à la gauche de façon opportuniste : « Si l’on veut déclarer aux nouvelles couches de la classe ouvrière que nous édifions le capitalisme d’État au lieu du socialisme, que nous n’arriverons pas à surmonter les difficultés résultant de notre technique défectueuse, et du retard de la révolution mondiale, nous, nous devons répudier et combattre cet état d’esprit ». Zinoviev fit cette fière réponse, beaucoup plus nette que bien des pages du grand Trotski lui-même, mais qui n’est malheureusement pas passée à la postérité : « Les ouvriers n’ont pas besoin d’être bernés par de belles phrases. Ils connaissent parfaitement les côtés forts et les côté faibles de notre économie, principalement de l’industrie d’État. Ils savent parfaitement que nous avons conquis ces entreprises et en avons chassé les exploiteurs… mais ils savent également que leurs fabriques sont liées au marché. Ils voient parfaitement toutes les ombres au tableau et il est inutile de leur dorer la pilule… Il est clair qu’il y a chez nous un capitalisme, et un capitalisme d’État. Il faut dire cela ouvertement aux ouvriers : si nous ne le faisons pas, ils sentiront en nous la fausseté et ils auront raison. C’est une question politique sérieuse sur laquelle on ne peut passer et personne ne réussira de sitôt à réviser le léninisme sur ce terrain ». (« La Russie vers le socialisme », Librairie de l’« Humanité », 1926, reprint Feltrinelli, p. 136–139).[⤒]

  4. L’investissement de l’année 1929 dans l’industrie, pourtant justement lamentablement bas, atteignait 7,6 milliards ! Nous ignorons quelle fraction il en aurait fallu pour procurer à l’agriculture les 250 000 tracteurs jugés alors nécessaires, mais les 400 millions de roubles des biens koulaks sont certainement un chiffre dérisoire à côté de celui-là.[⤒]

  5. De ce « communisme grossier » et partageux, Marx dit que son essence est l’envie, qui est l’envers et non la négation de la propriété bourgeoise.[⤒]

  6. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer les cris hystériques en faveur de « l’extermination » des koulaks (qui, jetés aux bagnes, traqués partout et empêchés de se livrer à aucune espèce d’activité économique, même comme ouvriers, se firent parfois bandits, au témoignage de Trotski) et les lucides plaidoyers de Lénine en 1921–22 en faveur de la cession à bail d’entreprises russes aux capitalistes étrangers qui éventuellement accepteraient d’y placer leurs capitaux, ses sarcasmes contre les fanfarons qui se vantent de « construire le communisme de leurs mains ». L’anticapitalisme de Lénine est au-dessus de tout soupçon : seulement c’est un anticapitalisme prolétarien et moderne non une idéologie socialiste-révolutionnaire.[⤒]

  7. Les citations sont empruntées au Parti bolchevique de P. Broué.[⤒]

  8. Après 1929, on a affaire à une nouvelle classe ouvrière qui n’a plus rien de commun avec le prolétariat d’octobre, « la merveille de l’histoire » comme le qualifia justement Preobrajenski dans un moment de lyrisme. On ne comprend rien au formidable recul politique et social effectué depuis les années de la guerre civile si on n’a pas ce phénomène de mutation gigantesque bien présent à l’esprit.[⤒]

  9. Il est important de noter que Lénine, qui reprochera précisément à Trotski dans son fameux « Testament » « sa conception trop administrative des choses », résista assez longtemps aux instances de Trotski pour une extension des pouvoirs du Gosplan. C’est Trotski lui-même qui, dans sa critique de la planification stalinienne, met en évidence quelles avaient bien pu être les raisons de Lénine : aucune autorité administrative ne peut transcender les conditions économiques réelles et le contrôle socialiste de l’économie sociale ne peut se réaliser par la seule vertu de la volonté. Il est clair non seulement que Boukharine était plus prés de Lénine et du marxisme lorsqu’il combattait les « planificateurs » que Trotski lui-même, mais que face aux folies du premier plan quinquennal stalinien, la critique de Trotski reprend la substance de l’argumentation boukharinienne. En fait, comme nous l’avons noté à propos de la polémique de 1932, jamais Trotski n’attribua à la planification d’État les vertus magiques que lui prêta le stalinisme, et sa lutte ne sortit jamais des bornes du déterminisme marxiste. La critique ci-dessus citée n’a donc pas la signification d’un « tournant » réel.[⤒]

  10. L’ironie vise évidemment le volontarisme stalinien qui prétend réaliser par la seule vertu de l’autorité étatique ce contrôle de la société sur sa propre production, qui n’est pas intrinsèquement impossible, contrairement à ce que suggèrent les réformateurs post-staliniens d’aujourd’hui, mais qui suppose la généralisation du travail associé et la cessation de la lutte de tous contre tous sous l’empire du besoin.[⤒]

  11. Il est donc clair que Trotski ne prétend pas que s’il était encore au pouvoir, le bolchevisme réaliserait, lui, le contrôle social de l’économie mercantile. Sa critique dénonce seulement l’illusion que le stalinisme veut créer.[⤒]

  12. On sait qu’en 1932, date de l’écrit cité, Trotski ne reconnaît pas qu’elle a été renversée, ce qui n’enlève rien à la valeur d’une critique visant les vantardises du « socialisme dans un seul pays ».[⤒]

  13. La production alimentaire fait partie du secteur B. Nous la traitons à part parce qu’elle ne pose pas seulement toutes les questions soulevées par la tableau ci-contre, mais aussi celle de la réaction des kolkhosiens à l’oppression économique du grand capital industriel d’État.[⤒]

  14. Fait étrange pour des gens censés avoir « écrasé la révolution démocratique bourgeoise » et développé une révolution « purement communiste », selon l’…audacieuse construction de Deutscher, les Soviétiques ne cachent nullement que la révolution d’Octobre a finalement davantage « profité » matériellement aux paysans dont le niveau de vie se serait accru de 11 % qu’à la classe ouvrière qui doit se contenter de 7 % seulement.[⤒]

  15. Le socialisme est autant une rationalisation qu’une augmentation de la consommation et il est surtout une harmonisation de la vie sociale par suite de la disparition des classes aux intérêts divergents; dans sa phase ultime et parasitaire, le capitalisme augmente sans doute la consommation des masses par périodes, mais ces périodes contrastent avec d’autres où, par suite de guerre ou de crise, la consommation elle-même tombe bien bas; il ne faut par ailleurs pas oublier que le capitalisme augmente les besoins plus que la consommation réelle, et que si, dans une certaine mesure, il corrompt les masses ouvrières, les besoins et la consommation de celles-ci se distinguent toujours bien nettement à une même époque des besoins et de la consommation de la haute-bourgeoisie et même des classes moyennes, dans lesquelles le gaspillage sans vergogne est directement lié aux soucis de prestige social. Si on les considère avec les yeux du début du siècle, les besoins actuels des masses ouvrières et leur consommation elle même peuvent bien sembler « bourgeois », mais il n’y a pas grand sens à agir ainsi. Ce qui compte, c’est que leur progrès bourgeois exaspère au lieu d’atténuer l’antagonisme économique, si bien que les ouvriers actuels ne sont pas la copie des bourgeois d’il y a cinquante ans, mais les opprimés et les exploités d’aujourd’hui, avec ou sans voitures, frigidaires et autres bagatelles de cette espèce. Tout autre raisonnement est déjà suspect, mais que dire de l’assimilation canaille entre mécanisation accélérée (qui n’est qu’un aspect du développement des forces productives qui, aux yeux du marxisme, résident essentiellement dans les capacités productives des hommes, que le capitalisme maintient à un bas niveau, par l’abrutissement et la mutilation due à la spécialisation) et socialisme d’une part, et accroissement de la consommation et… capitalisme de l’autre ![⤒]

  16. De 33 à 88 % sur la production d’huiles végétales, graisses alimentaires et viande; de 100 % pour le tabac et l’eau-de-vie, ce qui choque moins.[⤒]

  17. Celui du tsar, avec sa dépendance semi-coloniale à l’égard des pays de l’Entente et l’archaïsme extraordinaire de son armée, n’était pas moderne du tout ![⤒]

  18. Publiées par J. Chombart de Lauwe dans son ouvrage bien documenté « Les paysans soviétiques » (1961). C’est à lui que nous empruntons les données numériques concernant le rendement à l’hectare et l’évolution qualitative des cultures.[⤒]

  19. Pour 1965, les résultats sont les suivants : bovins : indice 110 (+ 10 %) vaches : 95 (- 5 %) porcs : 180 (+ 80 %) ovins : 103 (+ 3 %)[⤒]

  20. Nous négligerons ici l’argument extra-économique et extra-historique selon lequel cette révolution qui a introduit, puis généralisé, l’alimentation carnée à côté des traditionnelles céréales a été désastreuse pour la santé de l’espèce, doctrine d’une variété du « socialisme bourgeois », tournée en dérision par Marx et Engels, le « végétarisme ».[⤒]

  21. L’autre série donne pour les investissements industriels : 1929 : 7,6 milliards (au lieu de 2,615 dans le tableau ci-dessus); 1930 : 18,7; 1931 : 18,4; 1932 : 21,6; 1933 : 18; 1934 : 23,7; 1935 : 27,8; 1936 : 33,8; 1937 : 38,1 milliards (au lieu de 13,928); 1939 : 40,8 milliards; 1940 : 43,2 milliards. Elle est de source soviétique comme la première, et nous ne savons pas les raisons de ces énormes différences. Bettelheim qui tire ses chiffres d’un ouvrage de 1936, SSSR Strana sotsializma indique lui-même pour l’année 1931 un pourcentage de 25 %, de 20 % pour 1932 et de 18 % pour 1935 qui sont nettement plus faibles que ceux que l’on peut calculer sur ceux-ci; il semble que la différence vienne du fait qu’il rapporte les chiffres d’investissement agricole non pas à ceux de l’investissement dans l’industrie, mais aussi à l’investissement dans l’économie en général tenant compte des transports et du commerce.[⤒]

  22. La progression des Kolkhoses apparaît dans la série suivante de source soviétique qui donne le pourcentage de terres cultivées par eux : 1929 : 3,9 % (avant l’offensive de l’automne, bien entendu); 1930 : 52,7 %; 1932 : 61,5 %; 1937 : 93 %.[⤒]

  23. Ici Chombart de Lauwe se réfère à un « document non publié » qu’il a probablement obtenu d’un membre des instituts scientifiques qu’il a fréquentés, mais que le parti pseudo-communiste n’a évidemment pas intérêt à diffuser puisqu’il éclaire une des raisons de sa banqueroute agraire. Le naïf spécialiste français, qui prend le stalinisme pour un communisme, ne s’en est d’ailleurs pas rendu compte, puisqu’il juge (dans l’optique officielle du régime) que « si l’on adopte l’optique de la politique agricole de l’URSS basée sur la marche au communisme » la priorité absolue accordée à l’industrie lourde « n’est pas choquante » !!! Encore un qui ne comprend pas que « la marche au communisme », c’est le processus d’émancipation du prolétariat qui ne se réduit bien entendu pas à la bonne alimentation, mais qui la suppose – surtout après cinquante ans de régime soi-disant communiste ![⤒]

  24. Dans son Staline, I. Deutscher note qu’en janvier 1934, alors que le plus fort de la crise de la « dékoulakisation » et de la famine était passé, Staline assura à une session plénière du Comité central que le danger étant écarté, il n’était plus nécessaire de pousser l’industrialisation au même rythme accéléré que pendant le premier quinquennat. Il ajoute : « Quelques jours plus tard, on le trouvait à nouveau sur l’estrade, décrivant les dangers qui menaçaient à la campagne. Il étonna le parti en disant que les fermes collectives pouvaient devenir plus dangereuse encore pour le régime que les exploitations agricoles privées » (souligné par nous). « Autrefois les paysans étaient disséminés et lents à réagir. Depuis la collectivisation, ils étaient organisés en corps compacts qui pouvaient soutenir les Soviets, mais aussi se tourner contre eux avec plus d’efficacité que ne le pouvaient les cultivateurs indépendants. Pour que le parti puisse les surveiller étroitement, on établit des sections politiques rurales. » On mesure ici toute la différence de fonction du parti par rapport à l’époque bolchevique : alors, quand on déplorait la faible implantation politique du parti communiste de Russie dans les campagnes, c’est parce qu’elle traduisait la faiblesse de l’influence prolétarienne et communiste; en 1934, il ne s’agit plus que d’assurer la police de l’État dans les campagnes ![⤒]

  25. Chiffres fournis par Chombart de Lauwe dans ses Paysans soviétiques. Cet auteur a le mérite d’insister sur le fait que cela ne signifie pas du tout la liquidation de l’économie kolkhosienne individuelle dont le pouvoir soviétique n’aime par contre guère reconnaître le poids désastreux sur l’économie agraire générale, pour la raison bien évidente que le fait entre en contradiction criante avec la doctrine du Statut des kolkhozes de 1935 et de la Constitution de 1936 selon laquelle « la voie kolkhosienne au socialisme ( ! sic !) est la seule voie juste ». Selon ces deux monuments d’infamie opportuniste, en prenant « l’engagement de consolider leur kolkhoze, de travailler honnêtement, de partager leurs revenus selon leur travail, de veiller sur la propriété collective, de conserver avec soin les biens kolkhosiens, de soigner correctement les chevaux, d’accomplir les tâches fixées par l’État des ouvriers et des paysans », les paysans étaient censés donner à leur kolkhoze « un caractère vraiment bolchevique » en même temps qu’assurer leur propre « aisance ». Mais l’« aisance » tardant à venir, les paysans ne firent rien de tout cela, qui n’aurait d’ailleurs rien eu à voir avec le « bolchevisme ». [⤒]

  26. Données tirées de « Recueil statistique de l’économie nationale de l’URSS » de 1957 et de l’Étude sur la situation économique de l’Europe en 1958 des Nations-Unies, de 1959, citées par Chombart de Lauwe dans l’ouvrage plusieurs fois mentionné ci-dessus. [⤒]

  27. Cette claire description est tirée des Paysans soviétiques de Chombart de Lauwe ainsi que les détails ci-dessous. [⤒]

  28. Excellente démonstration par les faits de la critique à laquelle Marx soumit l’utopie de l’émancipation des travailleurs par la substitution de la coopérative à l’entreprise patronale.[⤒]

  29. Chombart de Lauwe, « Paysans soviétiques ».[⤒]

  30. Pour 1938, Bettelheim donne les chiffres suivants : part des kolkhosiens individuels dans le commerce kolkhosien : 73 %; part des kolkhozes : 3/5 des 25 % restants, les ultimes 2/5 revenant aux derniers des Mohicans de la ferme individuelle. [⤒]

  31. Le précieux observateur qu’est Chombart de Lauwe écrit à ce sujet : « Un agriculteur du Bassin parisien serait fort embarrassé si on lui disait qu’il dispose de vingt ouvriers pour cultiver ses 200 hectares, mais qu’il n’est pas possible de savoir si chaque ouvrier lui donnera 1500 ou 3000 heures de travail. Eh bien, le président du kolkhoze se trouve dans une situation analogue parce que le kolkhosien partage son temps entre son exploitation individuelle et le kolkhoze… L’absentéisme des travailleurs est une maladie grave du kolkhoze, » et il cite un exemple emprunté à la littérature économique soviétique : « Dans la deuxième brigade de culture d’un kolkhoze de la région de Kalouga, il y a 63 hommes aptes au travail. Une grande partie, en 1955, n’a pas pris part à la production collective. En janvier, 26 personnes n’ont pas travaillé, 31 en février, 32 en mars, 29 en avril, 19 en mai, 22 en juin, 15 en juillet, 11 en août, 23 en septembre, 20 en octobre, 27 en novembre et 25 en décembre. Or le kolkhoze pouvait assurer du travail à tous les kolkhosiens. Il pourrait, avec la quantité de terres qu’il possède, accroître plusieurs fois son bétail, donner plus de travail dans l’exploitation collective aux kolkhosiens et accroître toute la production » Pourquoi cette hémorragie de main-d’œuvre ? « Parce que si les prix du marché kolkhosien sont élevés, le paysan travaille d’abord pour lui et ensuite pour le kolkhoze ». « Aberrant kolkhoze », en effet; mais prétention plus aberrante encore de Staline de « liquider le marché » par voie administrative et d’assurer un développement plus rapide de la société russe en forçant les prélèvements de travail et do produits (dont nul pouvoir n’aurait pu se passer) sur la population pour l’industrialisation. [⤒]

  32. Surtout d’un socialisme de 28 ans, comme ce serait le cas si l’on voulait admettre la thèse de la révolution communiste pure de 1929–30 ! [⤒]

  33. Nous avons trouvé chez Deutscher et chez Chombart de Lauwe le chiffre surprenant de 17–18 millions de travailleurs kolkhosiens. Cela est probablement dû au fait que seuls sont comptés les chefs de famille. [⤒]

  34. Il est impossible de distinguer le nombre de véritables ouvriers dans ce chiffre global. [⤒]

  35. Deutscher : « La Révolution inachevée » (1967).[⤒]

  36. C’est pour cette raison que, toutes autres considérations mises à part, l’opposition de droite comme de gauche faisait remarquer aux staliniens que s’enorgueillir du « splendide isolement » économique de la Russie revenait à s’enorgueillir de son arriération. [⤒]

  37. Ce point a été abondamment développé dans toutes nos études de parti sur la Russie et nous ne nous y arrêterons pas une nouvelle fois. Qu’il suffise au lecteur novice de savoir une chose : pendant que la Russie capitaliste № 2 court à perdre haleine derrière le concurrent américain, celui-ci n’attend pas placidement d’être rejoint : il court à la vitesse que lui permettent sa puissance et son âge, bénéficiant d’une avance considérable. Or, si la Russie a longtemps bénéficié des taux d’accroissements annuels considérables des capitalismes les plus jeunes, elle subit la loi de décroissance des accroissements annuels qui est le reflet de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit et qui se vérifie pour tous les pays capitalistes. En termes familiers, en vieillissant, le concurrent parti le dernier se met à courir de moins en moins vite, si bien que sa chance de rattraper son rival va diminuant, même si la vitesse propre de ce dernier diminue aussi. Cette loi de décroissance est bien illustrée par les données numériques suivantes :
    Période pré-quinquennale (1922–28) : 23 % d’augmentation annuelle moyenne
    Ie plan quinquennal (1929–32) : 19,2 % d’augmentation annuelle moyenne
    IIe plan quinquennal (1933–37) : 17,1 % d’augmentation annuelle moyenne
    IIIe plan quinquennal (1938–40) : 13,2 % d’augmentation annuelle moyenne
    Période de guerre (1941–46) : 4,3 % de baisse annuelle moyenne
    4 ans sur le IVe plan (1947–51) : 22,6 % d’augmentation annuelle moyenne
    Ve plan quinquennal (1951–55) : 13,1 % d’augmentation annuelle moyenne
    VIe plan quinquennal (1956–58) : 10,3 % d’augmentation annuelle moyenne
    Plan septennal (1959–65) : 9,1 % d’augmentation annuelle moyenne
    [⤒]


Source : « Programme Communiste », numéro 40–41–42, octobre 1967-juin 1968

[top] [home] [mail] [search]